L’Histoire de Merlin l’enchanteur/54

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Librairie Plon (1p. 184-186).


LIV


Rêvant ainsi, il était entré dans la forêt de Brocéliande. Tout à coup il s’entendit appeler par une voix lointaine et il aperçut devant lui une sorte de vapeur qui, pour aérienne et translucide qu’elle fût, empêchait son cheval de passer.

— Comment ! disait-elle, ne me reconnaissez vous plus ? Bien vrai est le proverbe du sage : qui laisse la cour, la cour l’oublie !

— Ha, Merlin, est-ce vous ? s’écria messire Gauvain. Je vous supplie de m’apparaître, et que je vous puisse voir.

— Las ! Gauvain, reprit la voix, vous ne me verrez plus jamais ; et après vous je ne parlerai plus qu’à ma mie. Le monde n’a pas de tour si forte que la prison d’air où elle m’a enserré.

— Quoi ! beau doux ami, êtes-vous si bien retenu que vous ne puissiez vous montrer à moi ? Vous, le plus sage des hommes !

— Non pas, mais le plus fol, repartit Merlin, car je savais bien ce qui n’adviendrait. Un jour que j’errais avec ma mie par la forêt, je m’endormis au pied d’un buisson d’épines, la tête dans son giron ; lors elle se leva bellement et fit un cercle de son voile autour du buisson ; et quand je m’éveillai, je me trouvai sur un lit magnifique, dans la plus belle et la plus close chambre qui ait jamais été. « Ha, dame, lui dis-je, vous m’avez trompé ! Maintenant que deviendrai-je si vous ne restez céans avec moi ? — Beau doux ami, j’y serai souvent et vous me tiendrez dans vos bras, car vous m’aurez désormais prête à votre plaisir. » Et il n’est guère de jour ni de nuit que je n’aie sa compagnie, en effet. Et je suis plus fol que jamais, car je l’aime plus que ma liberté.

— Beau sire, j’en ai grand chagrin, et le roi mon oncle, qu’en pensera-t-il quand il le saura, lui qui vous fait chercher par toutes terres et pays ?

— Il le lui faudra souffrir, car il ne me verra jamais plus, ni moi lui, et nul après vous ne me parlera. Or retournez-vous-en. Saluez pour moi le roi et madame la reine et tous les barons, et contez-leur mon aventure. Vous les trouverez à Carduel en Galles. Et ne vous désespérez pas de ce qui vous est advenu. Vous retrouverez la demoiselle qui vous a enchanté ; cette fois n’oubliez pas de la saluer, car ce serait folie. Allez à Dieu, et que Notre Sire garde le roi Artus et le royaume de Logres, et vous, et tous les barons, comme la meilleure gent qui oncques fut !

Telles furent les dernières paroles de l’enchanteur. Et le nain Gauvain se remit en route vers Carduel, heureux ensemble et dolent, heureux de ce que Merlin lui prédisait la fin de son aventure, dolent de ce que son ami fût ainsi perdu à toujours.