L’Histoire du Jansénisme

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L’Histoire du Jansénisme
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 707-721).

DE


L'HISTOIRE DU JANSENISME.




LA VERITE SUR LES ARNAULD, complétée à l’aide de leur correspondance inédite, par M. Pierre Varin[1].




En 1638, un théologien, dont la vie entière s’était absorbée dans la méditation des mystères de la foi, mourut en Hollande en léguant à ses héritiers un volumineux manuscrit qu’il avait, à différentes reprises, refait, corrigé, recopié de sa main. Le théologien recommandait à ses exécuteurs testamentaires de soumettre son œuvre à l’examen du saint-siége, et de la faire disparaître, si la sagesse des prélats romains y trouvait quelques doctrines contraires aux enseignemens de l’église. Malgré cette volonté suprême, qui témoignait d’un respect profond pour la tradition catholique, le livre fut donné au public tel qu’il avait été écrit. Le théologien, c’était Corneille Janssen ou Jansenius, évêque d’Ypres. Le livre, c’était l’Augustinus, commentaire obscur et diffus des opinions de saint Augustin sur la grace, ouvrage aride et d’autant plus inextricable que saint Augustin n’avait point, toujours été d’accord avec lui- même. Peu de gens devaient lire l’énorme in-folio de Jansenius ; personne n’en avait saisi dès l’abord le véritable sens, personne n’avait pénétré avec assurance au fond des subtilités qu’y avait entassées l’auteur, et, cependant, ce volume allait occasionner en France une agitation qui devait se prolonger pendant tout un siècle. Il allait tout à la fois diviser le clergé, provoquer d’odieuses persécutions, ébranler la royauté, soulever contre elle des haines violentes, révéler de nobles caractères et donner le triste spectacle d’un grand peuple tombé au niveau des ergoteurs de Sorbonne.

Que renfermait donc l’Augustinus pour produire cet ébranlement Quel principe nouveau, quelle révélation inattendue apportait-il à la société ? Tout se bornait à un problème théologique ; mais ce problème, qui touchait au plus profond mystère de la destinée humaine, avait déjà plusieurs fois troublé la chrétienté, au Ve siècle par l’hérésie de Pélage, dans le siècle même qui venait de finir par l’hérésie de Calvin. L’évêque d’Ypres, comme Calvin, agrandissait pour ainsi dire le domaine de notre néant en développant dans l’Augustinus cette opinion : « que, depuis la chute d’Adam, l’homme a perdu son libre arbitre ; que les bonnes œuvres sont un don purement gratuit de Dieu, et que la prédestination des élus est un effet, non de la prescience qu’il a des œuvres, mais de sa pure volonté. » Par cette doctrine, le dogme de la liberté était anéanti ; l’homme n’avait plus qu’à vivre, en laissant à la fatalité providentielle le soin de le diriger à son gré, en marchant avec docilité vers l’abîme, s’il plaisait à Dieu de l’y pousser. Tout en cherchant à faire prévaloir dans la tradition dogmatique cette croyance décourageante, Jansenius voulait introduire dans la pratique de la vie une austérité tellement inflexible, qu’on pouvait craindre qu’il ne plaçât le bien au-dessus de la portée de l’homme et ne fermât le paradis aux ames défaillantes.

Les théories de l’évêque d’Ypres, importées en France par Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, n’éveillèrent d’abord que faiblement l’attention publique. Urbain VIII les condamna une première fois en 1642, et l’on peut croire que cette condamnation même, comme il arrive toujours en pareille matière, contribua puissamment à les propager. Bientôt elles furent adoptées par ces hommes savans et pieux, ecclésiastiques ou laïques, qui, sous le nom de solitaires, s’étaient retirés au monastère de Port-Royal, pour s’y livrer, loin du monde, à l’étude, à la prière, au travail des mains et à l’éducation des enfans. Le jansénisme se trouva de la sorte placé sous le patronage des Arnauld, des Nicole, des Lancelot, des Pascal, et dès ce moment il fit ombrage, comme toutes les opinions nouvelles auxquelles. se rallient de grands talens. Il eut à lutter tout à la fois contre les jésuites et contre le pouvoir, contre les jésuites, parce qu’après avoir obstinément combattu dans le siècle précédent les doctrines calvinistes, ces religieux retrouvaient dans les doctrines nouvelles un vieil ennemi, une sorte de calvinisme mitigé. Jansenius, d’ailleurs, avait encouru la haine de la compagnie, en faisant révoquer l’autorisation, que lui avait accordée la cour d’Espagne, d’enseigner les humanités et la philosophie à l’université de Louvain ; de plus, on n’avait point oublié le plaidoyer victorieux du père des Arnauld dans l’affaire de l’université de Paris contre l’institut de Loyola. Persécuter Port-Royal, c’était donc se venger de Jansenius sur ses disciples, et d’Antoine Arnauld sur ses enfans. Il y avait d’ailleurs la question des écoles, du monopole de l’instruction ; et, après avoir accusé les jansénistes d’entretenir des relations avec Genève, on les accusa, près de l’Académie, de vouloir corrompre la langue française et la langue latine. Port-Royal eut à lutter aussi contre le pouvoir temporel, parce que Richelieu, comme les jésuites, nourrissait de vieilles rancunes contre Jansenius, qui, dans un livre intitulé Mars Gallicus, avait, en 1636, fort vivement censuré l’alliance, conclue avec les puissances protestantes ; en voyant la secte nouvelle recruter quelques-uns de ses ennemis politiques, le cardinal la persécuta comme un parti qu’il fallait étouffer. Rome elle-même, à part la question d’orthodoxie, s’inquiéta et prit ombrage, car, tout en cherchant à resserrer les liens de la discipline et de la hiérarchie, les jansénistes défendaient les vieilles maximes de l’église gallicane, et protestaient contre les usurpations du saint-siège sur les droits des rois de France.

Tel est le point de départ, telles sont les origines de cette querelle qui constitue, avec la déclaration de 1682 et la révocation de l’édit de Nantes, l’un des trois grands faits théologiques du XVIIe siècle : querelle singulière où personne ne fut vaincu, où chacun fut dupé par des subtilités, où ceux mêmes sur qui l’église lançait l’anathème restaient obstinément dans son sein ; querelle ardente de monitoires et de pamphlets dans laquelle il se dépensa autant de dialectique, de finsse, d’activité que dans les luttes politiques les plus sérieuses ; querelle d’autant plus bizarre, en un mot, que les jésuites, ces prétoriens du saint-siège, en s’alliant d’une part à l’absolutisme ultramontain, de l’autre à l’absolutisme de Louis XIV, se déclaraient dans l’ordre théologique les défenseurs du dogme de la liberté, tandis que les jansénistes, qui, dans l’ordre politique, représentaient le parti de la liberté, proclamaient en matière de foi la tyrannie d’une sorte d’absolutisme providentiel.

Port-Royal, on le sait, fut le perpétuel foyer, et, qu’on nous pardonne ce mot tout profane, le véritable quartier-général du jansénisme ; aussi les écrivains qui nous ont transmis l’histoire de la secte se sont-ils bornés généralement à l’histoire même de l’abbaye. A partir de Racine jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, les annalistes de cette abbaye fameuse sont fort nombreux, et, sans parler des mémoires ou des histoires de Fontaine, de Dufossé, de Lancelot, de Besoigne, de Clément, de Guilbert, il est peu d’écrivains, même parmi les plus mondains, qui n’aient dit quelques mots des jansénistes, qui ne les aient loués ou critiqués. Mme de Montpensier en parle avec respect, Mme de Sevigné avec une affection vive ; Bossuet et Fénelon, aux prises sur la question du quiétisme, se rencontrent, pour les condamner, sur un terrain neutre, et Voltaire, tout en rendant justice au talent, au caractère de quelques-uns d’entre eux, se montre pour la secte en général plein d’amertume et de raillerie. Dans les jugemens les plus contradictoires, dans le blâme comme dans l’éloge, la passion éclate avec une violence qui ne sait jamais se contenir. Quand les jésuites parlent d’un livre janséniste, ils ajoutent que l’enfer a frémi de voir ce livre paraître. Voltaire dit à ce propos qu’il est fort difficile de savoir l’opinion de l’enfer sur un volume publié à Paris, et, pour mettre les deux partis d’accord, il émet le vœu peu philosophique qu’on envoie chaque jésuite au fond de la mer avec un janséniste au cou, sans se douter que lui-même, si ce vœu était rempli, courrait grand risque d’être noyé, attendu que dans la Bibliothèque janséniste on prouve, aussi clairement que les choses peuvent se prouver en pareille matière, que l’auteur de la Henriade est, dans ce poème, infecté des hérésies de Port-Royal, témoin ces vers du premier chant :

Hélas ! ce Dieu si bon, qui de l’homme est le maître,
En eût été servi, s’il avait voulu l’ètre…


N’est-ce pas là la réprobation positive telle que la comprend Calvin ? n’est-ce pas là le dieu-tyran de Jansenius ? Témoin encore ces vers où le poète rejette sur le souverain auteur des choses la cause de l’endurcissement de Duplessis-Mornay :

Mornay parut surpris et ne fut point touché.
Dieu, maître de ses dons, à lui s’était caché.


« Dieu ne se cache à personne, » disaient les jésuites, car on lit dans saint Jean : Illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum.

Ce fut sur des subtilités de ce genre que roula en grande partie la querelle, et, si de pareilles questions ont à bon droit perdu le privilège de nous émouvoir, l’histoire du jansénisme n’en a pas moins gardé sous plus d’un rapport un intérêt véritable et même une certaine actualité. Le faubourg Saint-Antoine et la paroisse Saint-Séverin comptent encore près de trois cents familles jansénistes qui ne le cèdent en rien, pour l’austérité, l’obstination et l’indépendance, à leurs aînées des deux derniers siècles. La maison du diacre Pâris reçoit aujourd’hui plus d’une visite, comme la boite à Perrette[2] reçoit aussi plus d’une offrande ; l’ombre de l’évêque d’Ypres se dresse encore toute menaçante devant les professeurs de théologie de certains séminaires, et l’Université, héritière constitutionnelle de l’antipathie des jésuites contre Port-Royal, est toujours en querelle avec leur compagnie pour la question des écoles. Sous le rapport des simples souvenirs, Port-Royal méritait aussi l’attention d’une époque érudite et inquisitive comme celle où nous vivons, car cette abbaye célèbre ne se présente pas seulement avec des problèmes théologiques, mais avec des chefs-d’œuvre littéraires. La langue, on peut le dire, s’est formée à l’ombre de ses cloîtres ; ses pieux habitans, après la grande affaire du salut, n’avaient point de plus grande affaire que celle du beau style, et n’étaient pas moins intraitables sur la grammaire que sur la grace efficace. Il y a de plus la liberté de conscience, le droit de penser et de prier, aux prises avec l’autorité de Louis XIV, et la politique, comme la littérature, comme la philosophie, a attaché au nom de Port-Royal des souvenirs importans, mais confus, qu’il est tout à la fois aride et attrayant d’évoquer.

M. Sainte-Beuve a le premier fouillé ces ruines, et, en touchant avec un respect mêlé d’attendrissement et de pitié les morts ensevelis sous leurs décombres, il a replacé sous nos yeux, comme sur une scène animée et vivante, les solitaires qui peuplaient, il y a cent cinquante ans, le vallon silencieux qu’avait occupé, dans le moyen-âge, l’ermitage de saint Thibault. Questions religieuses, politiques, littéraires, philosophiques, M. Sainte-Beuve a tout approfondi, et en combinant, avec une sagacité qui est pour lui un secret tout personnel, l’érudition, la critique et la psychologie, il a fait un de ces livres d’une originalité saisissante, où chaque page est une révélation, et qui font comprendre et juger comme une affaire contemporaine des faits qui, pendant de longues années, étaient restés en quelque sorte à l’état d’énigme. Le beau travail de M. Sainte-Beuve entraîna M. Cousin vers les mêmes études. L’un avait fait défiler devant nous toute l’armée janséniste, l’autre évoqua dans cette armée le souvenir de quelques soldats d’élite. Par M. Sainte-Beuve nous avons connu toute la secte, par M. Cousin nous avons connu la famille Pascal. Aujourd’hui M. Varin nous apporte de nouveaux documens sur un autre groupe janséniste, sur le groupe des Arnauld, famille étonnante, ainsi que l’a dit avec raison M. Villemain, par la variété des talens et l’uniforme élévation des caractères, véritable tribu antique dont tous les membres, comme les Appius de Rome, étaient également ardens, habiles, opiniâtres. Hommes ou femmes, les Arnauld sont tout à la fois les apôtres, les martyrs, les grands tacticiens du jansénisme. Compléter, élucider l’histoire de cette famille, c’est compléter l’histoire de la secte elle-même. Tel est le but que s’est proposé M. Varin.

Parmi les riches collections de documens réunis dans le XVIIIe siècle par le marquis de Paulmy, collections acquises plus tard par le comte d’Artois, et conservées aujourd’hui à la bibliothèque de l’Arsenal, il en est une qui se compose des papiers de la famille Arnauld, et qui était restée jusqu’à ce jour à peu près inconnue du public. A côté d’un grand nombre de pièces relatives à l’histoire générale du royaume, on y trouve en plus grand nombre encore des lettres, des mémoires, en un mot des papiers intimes de la famille Arnauld. Attiré par l’attrait des découvertes, l’encre pâlie et ce parfum de poussière qui enivre les vrais érudits, M. Varin mit en ordre, en les analysant, ces reliques jansénistes. Vérification faite, il se trouva que la collection formée Robert Arnauld d’Andilly, conseiller d’état, puis solitaire à Port-Royal, et son fils, Simon Arnauld de Pomponne, ambassadeur et secrétaire d’état des affaires étrangères, embrassait, par les souvenirs de ceux qui l’avaient créée, le XVIIe siècle tout entier, car Arnauld d’Andilly, né en 1587, était mort en 1674, tandis que son fils, né en 1618, avait vécu jusqu’en 1699. M. Varin a eu la patience de confronter avec les pièces inédites qu’il avait découvertes tous les livres où il est question des personnages qui font le sujet de sa publication, de contrôler les affirmations officielles par les indiscrétions intimes, de rectifier l’histoire générale par les biographiés particulières, enfin de rechercher la vérité sur les individus comme sur la secte, et l’influence des doctrines religieuses sur la vie publique et privée de deux qui avaient embrassé ces doctrines.

Robert Arnauld d’Andilly, ses deux frères, dont l’un est le docteur Antoine, surnommé le grand Arnauld, ses quatre fils, ses deux petits fils la mère Angélique, la mère Agnès, Angélique de Saint-Jean et Charlotte de Pomponne, tels sont les personnages qui passent sous nos yeux dans cette correspondance inédite. Nous ne suivrons point M. Varin dans les détails multiples et parfois surabondans de son livre, attendu qu’il faudrait en quelque sorte refaire une histoire du jansénisme pour encadrer et lier entre eux les mille faits qui se trouvent dispersés soit dans les documens, soit dans le commentaire explicatif qui les accompagne. Nous nous arrêterons seulement à quelques épisodes, en commençant par celui qui se rattache aux relations d’Arnauld d’Andilly et du maréchal de Fabert. Il est curieux de voir ainsi en présence un soldat et un théologien, c’est-à-dire un homme d’action et un rêveur ; aucun autre fragment du livre de M. Varin ne montre plus clairement la supériorité du simple bon sens sur cette indiscrète vanité qui affirme sans comprendre, qui prouve sans jamais démontrer, vanité qui semble l’essence de l’esprit théologique, et trop souvent aussi de la philosophie, laquelle eut le tort grave de remplacer quelquefois l’amour de la sagesse par l’amour du syllogisme.

Après avoir étudié Arnauld d’Andilly dans sa vie mondaine et sa vie de courtisan, M. Varin l’étudie dans sa vie de solitaire et nous le montre à Port-Royal continuant jusque dans ses dernières années, avec une ardeur toute juvénile, cette propagande janséniste qu’il avait faite avec tant d’habileté à la cour de la reine-mère, lorsqu’il sollicitait l’honneur d’élever Louis XIV. Pour d’Andilly, avoir la grace efficace, c’était partager les doctrines de Port-Royal, c’était se retirer au désert. Aussi presse-t-il le maréchal, par des lettres nombreuses, des envois de livres, des allusions détournées, d’accomplir ce pieux dessein ; mais Fabert, qui était alors gouverneur de la principauté de Sedan, paraît peu disposé à quitter la vie militaire pour la vie méditative. Il veut suivre jusqu’au bout, sans s’effrayer de ce qui l’attend au-delà du terme, cette voie périlleuse des combats dans laquelle il a marché avec gloire, et il avoue franchement, et même en ayant l’air de s’en féliciter, sa profonde ignorance en matière de théologie. « Dieu, dit-il à d’Andilly qui le presse et le fatigue, sans doute, Dieu n’a pas mis en moy les graces qu’il a versées si abondamment en vous… Ma vie a estez tempestueuze et agitée par les choses du monde ausquelles j’ay de jeunesse estez abandonnez. L’armée, où j’ay passé mon aage jusques à mon exil en ce lieu, n’en est pas un à former un homme au devoir d’un chrestien… Le monde néanmoins n’est pas se qui m’empesche ; je le cognois à fond, et en ay un extrême mespris. Mais la vie dans laquelle j’ay estez engagé de jeunesse m’emporte à la mort, sans que mon esprit puisse en changer le chemin. »

D’Andilly ne se décourage point : il tient fort exactement le maréchal au courant de nouvelles du parti janséniste ; il lui envoie tout ce qui paraît contre les jésuites, y compris les Provinciales. Fabert se maintient toujours dans un équilibre parfait, et, tout en déclarant qu’il ne comprend rien aux affaires religieuses, il émet sur ces affaires de fort sages avis. « C’est, monsieur, dit-il à d’Andilly, une chose si ordinaire en France, qu’on néglige celles du devoir de sa profession pour discourir et se mesler mal à propos du faict d’autruy, que vous ne devez pas vous estonner que je me sois laissez aller à vous tesmoigner quelque desplaisir du peu de soing que je veois aux prélatz de faire ce qu’ils doivent. Je n’ai par respect pour vous ozé passer jusques à leur chef (Alexandre VII), qui nous avoit d’abord promis des choses que j’avois peine à me promettre d’une ame que je voyois sy fort esmeüe de son eslévation Je suis mary extrêmement de ne m’être pas trompé, et de veoir l’églize pour long-temps sans les remèdes dont elle auroit besoing. » La corruption des uns, l’indifférence des autres, l’égoïsme du plus grand nombre, le besoin de disputer sur des subtilités lorsqu’il faudrait agir, telle est, suivant Fabert, la véritable cause des maux de la chrétienté. « Chascun, dit-il, cherche à profiter des biens dont regorge l’églize, et, en imitant Rome, l’on veut eslever ses nepveux. Dieu lui-mesme le souffre, ce qui est plus estrange, et qui souvent me mest dans un estonnement duquel j’ay peine à revenir. » L’indigne exploitations des fonctions publiques dans l’unique pensée de satisfaire des ambitions et des intérêts privés préoccupe vivement le maréchal ; il en parle a diverses reprises, et à ce propos il laisse tomber ces belles paroles : « Quant à ce qui est des charges et dignités, je les crois establies pour servir le publicque, et que ceux qui les ont doivent se considérer comme valetz de ceux qu’ils croyent devoir leur obéir en tout. Cette pensée est toujours dedans ma teste, et je ne puis comprendre pourquoi elle n’est pas toujours aussy dans celle des autres. Sy Dieu ly avoit mises, les nepveux des papes y perdroyent, mais tout le monde s’en trouveroyt bien mieux. » D’Andilly ne voit pas de si haut. Il en revient sans cesse au Formulaire, aux intrigues des jésuites, aux affaires de Port-Royal et, selon toute apparence, il avait fini par ennuyer Fabert, car celui-ci lui écrivit un beau jour : « Je sçay bien que de tous les hommes les théologiens sont les plus violens dans leurs passions, soit qu’ils croyent que, prétextant leurs emportements d’un saint zèlle, ils puissent en tirer autant d’honneur que les autres craignent de honte ne se modérant pas ; ou que des gens qui penssent continuellement et travaillent à prescher pour persuader ce qu’ils se sont persuadez, ne soyent pas capables de suporter qu’ils ne soyent pas suivis avec aplaudissement ; ou soit qu’avec la science, l’orgueil se glise dans l’esprit de beaucoup de gens ; tant y a que j’ay remarqué aux gens d’église savans et aux ministres parmi les huguenotz beaucoup plus de penchant au sang et à la cruauté que parmy les gens de guerre qui sont nourris dans le carnage, et dans l’opinion que non-seulement ils sont obligés par debvoir à tuer, qu’il y a de l’honneur pour eux à le faire, et souvent nécessité pour conserver leur vie. Je vous advoue que concidérant cella j’ai estez estonné… Mais il y a encore tant d’autres choses à s’estonner dans la religion, qu’à mon advis il faut plustost admirer que Dieu les soufre que d’en parler. Lorsque la charité qui en est bannie y sera revenue, tout ira bien ; car avec elle reviendra l’humilité qui en a estez chassée par ceux qui devoyent l’y retenir. Un soldat a tord de parler de cette sorte ; mais la profession des hommes ne leur oste pas les sentimens que la nature leur donne pour la gloire de Dieu. »

Les passages du genre de ceux que nous venons de citer sont nombreux dans les lettres de Fabert recueillies par M. Varin. C’est partout le même bon sens, le même calme, la même sérénité de jugement ; de tous les personnages que l’auteur met en scène, le maréchal, qui ne se piquait point cependant d’être savant, est, sans aucun doute, celui qui montre le plus de cœur et de raison, celui qui voit le mieux les choses, qui entend le plus sagement les vrais intérêts de la religion. Nous citerons encore, à l’appui de l’opinion que nous venons d’émettre, le fragment suivant relatif à un projet de guerre contre les Turcs, projet auquel Fabert s’attachait avec une sorte d’enthousiasme : « Il faut laisser, dit-il, toutes ces querelles qui ne font que mettre la foi en péril, et si l’on est en ardeur de combattre, au moins faut-il combattre les vrais ennemis, et ces vrais ennemis, ce sont les Turcs. Ils nous ont ostez tout l’Orient et le Mydy. Ils nous viennent chercher dans l’Occident. Leur laisser faire progrez en Dalmatie est les appeler dans l’Italie par l’estat de Venize. Ils sont forts. Le hazard leur peut donner pour chef un homme de vertu, qui, tournant ses armes contre nous, ne trouvera de résistance aucune sy nous sommes en guerre comme nous estions l’année passée. Ceux qui sont esloignez d’eux ne font aucun effort pour soutenir ceux qui leur sont voysins. Ils sont venus de loing. Ils nous ont ostez tous les saints lieux, la coste d’Afrique, la Grèce et la Hongrie, qui sont à présent leurs limites contre nous. S’ils les passent, jugez où ils seront, et ce qui restera de chrétiens pour leur faire barrière. » C’était là parler en chrétien et en profond politique, car c’était prévoir cette insolente invasion des Turcs, dont le flot devait se briser, au pied du Saint-Gothard, devant le courage de ces gentilshommes français, que le prince Eugène, comme le maréchal de Fabert, avait convoqués à la croisade.

D’Andilly, toujours malheureux dans sa propagande janséniste, devait voir, après mille efforts, le valeureux soldat résister obstinément à la grace, comme il avait vu à une autre époque le célèbre réformateur de la Trappe, l’abbé de Rancé, lui glisser entre les mains. Fort heureusement le janséniste avait pour panser ses blessures théologiques deux baumes tout-puissans : l’amitié de Mme de Sablé et l’amour du jardinage. Dévote au déclin de la vie, sans doute parce qu’elle avait été galante au début ; la marquise de Sablé, qui se délectait aux intrigues, comme dit Tallemant des Réaux, était janséniste ardente, et plus friande encore que janséniste, le diable s’étant chez elle retranché dans la cuisine. Quand les affaires du parti périclitaient, d’Andilly allait porter à son amie quelqu’une de ces trois cents variétés de poires qui faisaient l’orgueil de ses jardins. On oubliait alors le Formulaire pour les beaux fruits auxquels les jésuites eux-mêmes rendaient justice, et, grace à ces plaisirs innocens, d’Andilly, en rentrant dans la vie simple et commune, retrouvait çà et là ce calme et cette tranquillité qu’il avait si imprudemment immolés aux cinq propositions.

La seconde figure qui s’offre à nous dans la famille des Arnauld est cet ardent polémiste qui excita et dirigea pendant cinquante ans la guerre du jansénisme, avec des qualités qui lui ont mérité de la part du grand siècle le surnom de grand, et aussi avec plus d’un défaut que fait oublier ce glorieux surnom. Le fait principal que met en lumière le livre de M. Varin, relativement au grand Arnauld, est l’acquisition de Nordstrand, île située près du Holstein, sur les côtes de la Baltique, et dans laquelle Port-Royal eut un instant le projet d’émigrer tout entier. Cette île, qui, dans le XIIIe siècle, comptait trente-trois paroisses, avait été une première fois envahie par les flots en l’an 1300 ; elle avait depuis subi de fréquentes inondations ; les habitans avaient fini par l’abandonner entièrement, et, pour la repeupler, le duc Frédéric octroya, le 18 juillet 1652, une charte remplie de privilèges à quiconque, en s’emparant des terres de Nordstrand, voudrait les garantir, par des endiguemens, des invasions de la mer. L’une des clauses de cette charte assurait aux catholiques une entière liberté de conscience. Cette clause tenta les jansénistes et les engagea, pour l’acquisition de l’île, dans une suite de spéculations où ils eurent tour à tour pour associés ou pour concurrens des banqueroutiers belges, des jésuites renégats, tels que Labadie, et la célèbre illuminée Antoinette Bourignon. Toute cette affaire, ténébreusement conduite embrouillée d’intrigues et compliquée de questions d’argent, n’a rien d’honorable pour ceux qui s’y trouvent mêlés, et l’on y voit, en 1684, les jansénistes entrer en pourparlers avec les ennemis de la France. Pendant long-temps Port-Royal était parvenu à soustraire ou à dissimuler ses vues, mais les confidentiels papiers d’Arnauld les révélèrent plus tard dans tout leur jour. « Ce double projet d’un établissement territorial et politique avait fait, dit M. Varin, sinon la terreur, du moins l’indignation des dix dernières années de Louis XIV, et durant ces dix années Mme de Maintenon, c’est elle-même qui l’atteste, prolongea les soirées solitaires et moroses du monarque, alors au déclin de sa fortune, par la lecture des papiers saisis chez Quesnel Ainsi, après les humiliations de chaque jour, le grand roi se retrouvait chaque soir en face de ces deux humiliations sans égales : la veuve Scarrdn devnue reine, le jansénisme devenu potentat ! »

Quant aux fils et aux deux petits-fils d’Arnauld d’Andilly, leur histoire prouve trop clairement que le zèle théologique et les vertus des sectaires ne s’accordent pas toujours avec les vertus de la famille, et que rien n’est plus dur que cet égoïsme extra-terrestre qui, sous le nom de mysticisme, flétrit toutes les affections humaines et nous fait anticiper sur la mort pour oublier le monde et les vivans. Le beau rôle, dans la descendance de d’Andilly, n’appartient ni aux théologiens ni aux courtisans mais aux soldats, qui gardent mieux que les autres le sentiment de l’honneur. Les théologiens sont, pour la plupart, en querelle avec leurs proches, soit pour une phrase de Jansenius mal comprise et mal commentée, soit pour une dette de quelques écus. Les courtisans, à leur tour, tels que le second marquis de Pomponne, renient, pour plaire au maître, toutes les traditions de leur famille et même les plus simples prescriptions du devoir. En effet, lorsqu’après avoir une première fois, en 1709 dispersé les habitans et confisqué les biens de Port-Royal, Louis XIV conçut la pensée impie d’exiler les morts qui reposaient dans le cimetière de l’abbaye, le marquis de Pomponne présenta au cardinal de Noailles un placet dans lequel il demandait au roi « de transporter, soit à Saint-Méry de Paris, où était la sépulture de ses ancêtres, soit à Pomponne, les corps de ses parens qui avaient été ensevelis à Port-Royal, afin que sa postérité perdit la mémoire qu’ils avaient été enterrés dans un lieu qui avait eu le malheur de déplaire à sa majesté. » Louis XIV autorisa I’inhumation, mais, comme il n’y avait point de caveau pour recevoir les cadavres, on les déposa provisoirement sur des tréteaux au fond des cryptes de Palaiseau. Ces cadavres y restèrent dix ans, et pour qu’on les rendît à la ferre, il fallut qu’un visiteur étranger, Leblanc, secrétaire d’état et ministre de la guerre sous Louis XV, fît observer au marquis de Pomponne que les restes de ses ancêtres couraient risque d’être de nouveau dispersés, si l’église de Palaiseau avait, plus tard, pour curé quelque partisan du molinisme. Le marquis alors les fit inhumer, et on écrivit au bas de l’épitaphe, scellée sur la tombe, ces mots pleins d’amertume ; Tandem requiescant ! qu’ils reposent enfin. En voyant plus tard les cendres du grand roi arrachées, par un peuple en délire, aux caveaux de Saint-Denis, les modernes jansénistes ont pu se demander si ce n’était pas Dieu lui-même qui avait appliqué au cadavre royal la peine du talion.

En parlant des Arnauld, comment oublier les femmes de cette famille ? Attachées obstinément à Jansenius sans trop savoir pourquoi, ces nobles pénitentes ne s’interrompent dans la prière que pour pratiquer les devoirs de la plus tendre charité et pour soutenir autour d’elles le courage de ceux dont elles partagent les doctrines et les persécutions. Nous admirons sincèrement ces grandes et austères vertus dont elles donnèrent tant de preuves, mais nous avouons pour notre part, en ce qui touche leur intervention dans les querelles dogmatiques, que cette intervention nous paraît une véritable anomalie. Elles ont été, il est vrai, entraînées sur ce terrain par l’amour même qu’elles portaient à leur famille, comme Héloïse avait été entraînée par Abailard vers la scholastique ; mais la femme théologienne, comme la femme philosophe, nous semble violemment arrachée à sa vocation véritable, et, quand on assiste à distance aux luttes et, pour ainsi dire, aux crises nerveuses des saintes femmes de Port-Royal, on s’afflige de voir que la raison n’est pas là. Deux pages de Mme de Sévigné, parlant de sa fille, nous paraissent infiniment supérieures à toute la correspondance de la mère Angélique. La femme janséniste touche parfois de trop près à la femme savante, pour que les tirades de Molière ne reviennent point l’esprit.

Jugé dans ses détails et au point de vue de l’érudition, le livre de M. Varin sur les Arnauld est une œuvre recommandable. Dans ce temps où l’improvisation a envahi les études historiques elles-mêmes, on y trouve deux qualités qui deviennent de plus en plus rares, cette patience pour les recherches, cette attention pour l’exactitude des faits, qui donnent seules aux travaux d’érudition une valeur réelle. Tous les documens recueillis par M. Varin sont habilement mis en œuvre, le plan est régulier, la forme sévère et châtiée ; mais, en ce qui touche la conclusion générale et ce qu’on pourrait appeler la partie dogmatique du livre nous nous séparons, en bien des points, des opinions de l’auteur, en leur rendant cette justice, qu’elles sont aussi modérées que sincères, et que, par la manière même dont elles sont présentées, elle restent toujours sur ce terrain de la discussion scientifique, où l’on aime à trouver des amis pour adversaires.

Bien qu’il soit fort difficile de savoir précisément quelle est la véritable doctrine de saint Augustin et même la véritable doctrine de l’église sur la grace, bien que les cinq prépositions ressemblent plutôt à une énigme qu’à une définition, nous admettons volontiers que le jansénisme est hérétique, et, sur ce point, nous ne discutons pas ; car, lorsqu’il s’agit de certaines nuances dans les opinions religieuses, on cherche en vain à savoir au juste où commencent et où finissent les mystiques domaines de l’orthodoxie, et ce n’est pas à nous qu’il appartient de poser les bornes qui séparent le royaume des élus du royaume des réprouvés. Toutefois on peut être hérétique et très vertueux ; on peut scandaliser le curé de sa paroisse par des opinions hasardées et édifier ses voisins par sa chante et sa moralité, enfin, comme il n’y a, selon nous, entre l’Évangile et la théologie aucune espèce de rapport, on peut être à la foi un homme évangélique et un fort mauvais théologien C’est là, nous le croyons, l’histoire des jansénistes, et il nous semble que, pour les juger, M. Varin s’est placé trop exclusivement au point de vue catholique, au point de vue de l’orthodoxie. Sans doute il rend justice au caractère, au courage politique du grand Arnauld, à la charité, à l’énergie des femmes de cette famille, mais il se montre sévère à l’excès en ce qui touche leur participation aux affaires de leur secte et leurs efforts bien légitimes pour s’assurer quelques appuis au milieu des adversaires implacables dont ils étaient entourés. Il les voit, ce nous semble, beaucoup trop habiles et ne rend pas non plus suffisante justice au zèle qu’ils ont toujours déployé pour la réforme des mœurs, zèle qui, sans aucun doute, a contribué à les mettre en état d’hostilité avec la cour égoïste et licencieuse de Louis XIV avec la politique toute mondaine de la cour de Rome, des prélats et des dignitaires de l’église. Nous ajouterons, pour notre part, qu’il faut aussi savoir quelque gré aux jansénistes d’avoir été franchement gallicans bien avant la déclaration de 1682 : on nous répondra peut-être que le gallicanisme n’est encore qu’une hérésie mitigée, ce qu’on appelle aujourd’hui, dans certains séminaires, un schisme constitutionnel ; mais, à ce compte, comment trouver un juste dans Israël ? comment trouver dans le siècle de Louis XIV un seul docteur éminent sur lequel n’ait point soufflé l’esprit de révolte ? Et, si nous damnons les Arnauld parce qu’ils ont refusé de signer le Formulaire, nous damnerons Fénelon parce qu’il a défendu l’oraison de quiétude, et Bossuet parce qu’il a rédigé et signé les quatre articles. N’est-ce pas vraiment en semblable matière que le doute et l’indulgence sont le commencement de la sagesse ?

M. Varin, en montrant les Arnauld dans l’intimité de leurs relations, en découvrant certaines intrigues, certaines pratiques égoïstes ou ambitieuses du jansénisme, s’attache à prouver que les solitaires de Port-Royal n’étaient point à l’abri des reproches qu’eux-mêmes adressaient à leurs adversaires les jésuites. « On a dit tant de mal des jésuites, écrit-il dans son introduction et le roman en a tant inventé, que sur leur compte il ne doit plus guère rester d’inconnu que du bien ; » et, quelques lignes plus loin, il ajoute : « La cause principale du discrédit des jésuites, le fait est notoire, c’est la persévérance qu’a mise le jansénisme à leur attribuer en masse les opinions et les actes de quelques-uns d’entre eux, acte et opinions la plupart du temps condamnables, mais condamnés avant tout par la société dont faisaient partie leurs auteurs. » Que les Arnauld et leurs frères en Jansenius n’aient point toujours pratiqué comme ils l’auraient dû la charité, l’humilité chrétiennes ; qu’ils aient souvent apporté dans la discussion la haine et la mauvaise foi ; qu’ils aient calomnié leurs adversaires, qui, du reste, ne restaient point en arrière avec eux, c’est ce qu’on ne peut contester. Ils étaient hommes, et de plus hommes de lettres et théologiens. Que la compagnie de Jésus, à son tour, ne soit point responsable des opinions de quelques-uns de ses membres, c’est aussi l’avis d’un homme dont le témoignage en cette matière ne sera point suspect ; c’est l’avis de Voltaire, qui s’exprime ainsi à ce sujet dans le Siècle de Louis XIV : « On attribuait adroitement à la société les opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands ; on les aurait déterrées aussi bien dans les casuistes dominicains ou franciscains, mais c’était aux seuls jésuites qu’on en voulait. On tâchait de prouver qu’ils avaient un dessein formé de corrompre les mœurs des hommes, dessein qu’aucune secte, aucune société n’a jamais eu et ne peut avoir. » Rien n’est plus juste ; mais il ne s’ensuit pas que, dans l’affaire du jansénisme, le beau rôle appartienne aux jésuites, et il nous semble que, lorsqu’on veut les défendre, ce n’est ni dans la France du XVIIe siècle ni dans celle du XVIIIe qu’il faut chercher des élémens pour leur justification. Les jésuites mit été grands lorsqu’au milieu des agitations du XVIe siècle, ils disputaient à Luther et à Calvin l’Europe catholique, rangés comme des soldats autour de l’un des plus héroïques aventuriers de la foi. Disons plus encore, ils ont rendu à la France un service signalé en contribuant à la sauver de l’hérésie, dont le triomphe eût détruit cette œuvre de notre imité nationale, si péniblement élaborée dans le cours du moyen-âge, unité que le calvinisme eût inévitablement anéantie pour y substituer une organisation princière semblable à celle de l’Allemagne. Ils ont été grands lorsqu’ils ont porté aux limites du monde les lumière de l’Évangile et de la civilisation ; mais, à côté des martyrs, il y eut bientôt les intrigans : l’ambition du pouvoir et de la richesse remplaça l’ardeur du prosélytisme, et c’est moins pour avoir prêché une morale relâchée que pour s’être faits les auxiliaires du pouvoir absolu, que les jésuites ont soulevé contre eux tant de haines. En s’alliant avec la politique, ils ont donné prise à toutes les récriminations des partis, et c’est comme corps politique et non pas comme ordre religieux qu’ils ont encouru l’animadversion des peuples. A la cour de Louis XIV, le rôle de ceux qui ont approché le monarque a été véritablement indigne ; ils ont avili, égaré la vieillesse du grand roi, et l’histoire n’a que trop bien confirmé ce jugement sévère, mais juste, porté par la duchesse d’Orléans, princesse palatine et mère du régent, sur les confesseurs jésuites du monarque : « Avant que la vieille, dit la duchesse en parlant de Mme de Maintenon, eût de la puissance, l’église de France était très raisonnable. C’est elle qui a tout gâté en favorisant les sottises et les superstitions, telles que le rosaire et autres choses. Quand il se présentait des hommes raisonnables, la vieille et le confesseur les faisaient emprisonner ou exiler Ces deux personnages sont la cause de toutes les persécutions qu’on a fait subir en France aux réformés et aux luthériens. Le père La Chaise aux longues oreilles a commencé cette belle œuvre, et le père Letellier l’a achevée. C’est ce qui a ruiné la France de toutes manières. »

Cette dernière remarque est rigoureusement vraie Les jésuites n’ont pris aucune part au bien qui s’est fait dans l’ordre religieux pendant le règne de Louis XIV. Ils n’ont fait que réveiller l’esprit de persécution pour aboutir à la révocation de l’édit de Nantes, comme les jansénistes réveillaient l’esprit de controverse pour aboutir au diacre Pâris et aux folies du cimetière Saint-Médard ; mais fort heureusement chez nous le sentiment religieux, comme la pensée philosophique, va droit aux applications, et le mouvement imprimé par saint François de Sales et saint Vincent de Paul se continua au milieu des disputes et des persécutions. Il y a, de ce côté, à partir de la fin du XVIe siècle, comme une sorte de renaissance de la charité, renaissance qui se manifeste surtout par l’établissement de nouveaux ordres, basés presque tous sur le travail, l’instruction des enfans, le soin des pauvres et des malades. Enfin, c’est d’une part dans les rangs inférieurs du clergé séculier, de l’autre dans les ordres charitables, tels que les carmélites de sainte Thérèse et les sœurs de saint Vincent de Paul, qu’il faut chercher, au XVIIe siècle, la véritable tradition chrétienne.

Il est encore un point sur lequel nous ne partageons pas l’opinion de l’auteur de la Vérité sur les Arnauld. Selon M. Varin, les esprits amis du progrès intellectuel, tel qu’il s’accomplit aujourd’hui, peuvent réclamer la part du jansénisme dans la révolution de 1789. « Le jansénisme, dit-il, partisan du libre examen au XVIIe siècle comme la réforme l’avait été au XVIe, comme la philosophie le fut au XVIIIe, est l’une des trois grandes phases de l’émancipation intellectuelle durant les trois derniers siècles, et l’acheminement transitoire d’une négation restreinte à une négation absolue de l’autorité dans les temps modernes. » Cette manière de voir, qui est en général celle de l’école historique contemporaine, nous parait, en ce qui touche le jansénisme et la réforme, très contestable. De quelle autorité veut-on parler d’abord ? Est-ce de l’autorité divine, de l’autorité des papes, de celle de l’église ou de celle des rois ? Il faut commencer par faire nettement la distinction comme le moyen-âge lui-même l’avait faite. Or, s’il s’agit de l’autorité des papes, il faut remonter beaucoup plus haut que Luther et Calvin ; il en est de même de l’autorité temporelle de l’église ; enfin, s’il s’agit de l’autorité politique, de l’ordre social renversé par la révolution de 89, je cherche en vain comment Luther, Calvin et le jansénisme peuvent avoir quelque chose à réclamer dans la déclaration des droits de l’homme. Etrangers, quoi qu’on en ait dit, a toute idée d’émancipation politique, les réformateurs auraient eu grand’ peine à faire sortir d’une négation théologique la notion d’un droit. Cette autorité souveraine, cette infaillibilité dont ils dépouillaient Rome, ils la réclamaient impérieusement pour eux-mêmes. Cette raison, dont ils proclamaient l’indépendance vis-à-vis du pape, ils la plaçaient sous la tyrannie de la Bible, et certes, ce n’est point dans la Bible qu’ils auraient trouvé la liberté politique. Ne faisons donc point aux théologiens des derniers siècles, qui ne sont après tout que les rhéteurs du christianisme et qui n’ont fait le plus souvent qu’altérer le sublime esprit de l’Évangile, plus d’honneur qu’ils n’en méritent. Si nous voulons trouver les véritables précurseurs de la liberté moderne, remontons aux premiers âges de l’église ; cherchons-les parmi ces évêques des Gaules qui déclaraient que les hommes ne sont serfs que de Dieu, et qui affranchissaient leurs esclaves en les bénissant ; cherchons-les dans les actes de ce concile de Paris qui, déjà en 89, posait les limites de l’autorité de l’église et de l’autorité des rois ; cherchons-les dans ces bourgeois du XIIe siècle qui faisaient de leur ville et de leur banlieue une sorte de champ d’asile inviolable ; dans les parlemens, toujours prompts à défendre l’ordre contre toutes les violences, celles des rois, de l’église ou du peuple ; dans les états-généraux, qui parlèrent souvent au XVe siècle comme on parlait en 89 ; cherchons-les surtout dans ces sentimens inépuisables de la justice et du droit qui éclatent à toutes les époques de notre histoire, sentimens qui se manifestaient dans la nation comme une révélation instinctive de la dignité humaine, et qui furent compris et respectés par les rois comme la meilleure garantie de leur sécurité et de leur puissance.


CH. LOUANDRE.

  1. 2 Volumes in-8o, chez Poussielgue-Rusand.
  2. On sait que ce mot désigne les ronds secrets du jansénisme, dont le budget annuel s’élève, dit-on, encore aujourd’hui à Paris à 96,000 francs