L’Histoire monumentale de Rome et la première renaissance/01

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L’Histoire monumentale de Rome et la première renaissance
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 76-104).
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L’HISTOIRE MONUMENTALE
DE ROME
ET LA PREMIÈRE RENAISSANCE

I.
LES RUINES DE ROME PENDANT LE MOYEN AGE.

I. J.-B. de Rossi, Piante iconografiche e prospettiche di Roma... (Plans figurés de la ville de Rome, antérieurs au XVIe siècle), Rome, Spithöin-4° vol. de texte et un atlas in-folio. — II. Eug. Müntz, Les Arts à la cour des papes pendant le XVe et le XVIe siècle, première et deuxième parties, fascicules 4e et 9e de la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1879.

Je réunis ici avec plaisir et à dessein, en profitant de l’occasion que m’offrent deux publications toutes récentes, un maître et un disciple. Le maître est M. de Rossi, le célèbre archéologue romain; le disciple est un des membres de l’École française de Rome, M. Eugène Müntz, aujourd’hui bibliothécaire de notre École nationale des Beaux-Arts.

M. de Rossi distribue plus que jamais autour de lui tout un vivant enseignement. Il ne faut pas voir en lui uniquement le fondateur de l’archéologie chrétienne. Ce peut être son principal titre : par sa critique ingénieuse et sévère, il a indiqué ses vraies voies à cette science, qui trouve dans Rome de si abondantes ressources et de si précieux monumens; les trois volumes in-folio de sa Roma sotterranea, son Bulletin périodique, son recueil d’Inscriptions chrétiennes, son grand ouvrage en cours de publication sur les Mosaïques chrétiennes des églises de Rome avant le XVe siècle[1], forment une encyclopédie qui semble dépasser les forces d’un seul homme ; mais on ne doit pas oublier ses autres travaux. Le même savant a fait sur l’archéologie classique un grand nombre d’excellens mémoires ; il connaît presque familièrement les manuscrits concernant le moyen âge romain que possède la bibliothèque Vaticane ; il est collaborateur actif de la grande publication française des œuvres de Borghesi et du Corpus de Berlin ; l’épigraphie et la topographie romaines comptent peu de maîtres aussi expérimentés. Son ample et riche talent est dans tout son essor ; il pourra grandir par l’accumulation croissante des informations, mais il ne saurait gagner en critique sûre et précise. Ce n’est pas seulement par ses écrits que M. de Rossi professe, c’est aussi par la parole, soit qu’il multiplie pour un auditoire sans cesse renouvelé, et aussi pour des élèves assidus, ses visites dans les catacombes, dans les galeries du Vatican et du Lateran[2], où ses démonstrations empruntent aux réalités présentes un si persuasif accent, — soit qu’à l’Académie naissante d’archéologie chrétienne groupée autour du respecté père Bruzza, il disserte sur les divers sujets mis à l’improviste en discussion, — soit enfin que, dans l’une des chaires libres instituées depuis un an par Léon XIII au palais Spada, il fasse devant un nombreux public de très attachantes leçons. En toutes ces occasions, il est le même : singulièrement riche de souvenirs et se donnant sans réserve, habile à discuter et à démontrer, précis et net, d’une critique puissante et droite, aussi remarquable professeur qu’écrivain. — M. de Rossi vient de donner un nouveau témoignage de la variété de ses connaissances. À l’occasion de la cinquantaine de l’Institut allemand de correspondance archéologique, dont il est membre depuis longtemps, il a publié en avril dernier un recueil de plans de Rome antérieurs au XVIe siècle ; il y a joint un volume in-quarto de texte interprétant ces plans figurés : autant d’élémens inappréciables pour qui veut étudier l’histoire monumentale de Rome.

Sur ce terrain difficile et attrayant, il s’est rencontré avec M. Müntz, qui recueillait au sujet des antiques monumens de Rome, du moins pour ce qui concerne le XVe siècle, de précieuses informations nouvelles, dont M. de Rossi déclare avoir plus d’une fois tiré profit. Sous ce titre : Histoire des arts à la cour des papes pendant le XVe et le XVIe siècle, M. Müntz a entrepris une enquête érudite avec le secours des archives romaines. Son livre, dont nous n’avons encore que deux parties, rappelle ces deux ouvrages de M. le comte de Laborde qui ont rendu, par les documens publiés et par la méthode, un si grand service à la science historique : les Ducs de Bourgogne et Athènes aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. On se rappelle qu’un ingénieux emploi des pièces comptables et des registres de dépenses y devenait la source de renseignemens nombreux et authentiques, de nature à faire pénétrer l’historien dans la vie réelle du passé. M. Müntz a pensé de même, avec raison, qu’en vue d’une recherche sur les destinées des monumens, sur les travaux publics et les arts dans Rome, les dossiers manuscrits des archives romaines, si riches et si peu connues parce qu’elles sont difficiles à explorer, contiendraient d’admirables ressources. L’administration de la curie pontificale tenait ses registres de comptes avec une ponctuelle exactitude ; il est clair que de tels registres, notant un à un, avec détail, les paiemens acquittés à chaque ouvrier, à chaque artiste, deviendraient pour qui saurait les comprendre un vivant tableau de la réalité. M. Müntz a entrepris de réunir, de comparer, de commenter ces innombrables renseignemens. Pendant plusieurs années, avec une patience ardente et un dévoûment extrême, il a mis à contribution les divers dépôts de Rome, mais aussi de Florence, de Naples, de Paris. Le fruit de ce travail considérable est un livre composé à peu près uniquement d’informations inédites, auquel devront recourir désormais tous ceux qui voudront s’occuper de la renaissance. En tête de chaque pontificat, une notice préliminaire résume les résultats particuliers obtenus par l’auteur ; puis une série de paragraphes étudie tour à tour chacun des grands travaux accomplis dans Rome, murs et fortifications, portes de la ville, ponts du Tibre, rues et places, monumens antiques, églises et basiliques; le développement particulier de chacun des arts annexes à l’architecture suit parallèlement. Sous chacune de ces rubriques, les témoignages que recelaient tant d’archives viennent se ranger, et, chemin faisant, des discussions partielles ou de simples comparaisons de textes, mises spécialement en relief, rectifient des erreurs trop longtemps admises, éclaircissent de nombreux doutes, ajoutent à ce qu’on savait déjà des traits importans ou d’utiles détails.

L’un et l’autre ouvrage apportent donc de nouvelles et intéressantes lumières à ce qu’on peut appeler l’histoire monumentale de Rome. Ils ont vraiment une histoire aussi bien que le grand peuple qui les a construits, ces édifices témoins de si nombreuses vicissitudes. Ils ont attesté la force des antiques générations, ils ont abrité la faiblesse d’une Rome abâtardie, ils ont lutté contre la temps et contre les barbares, contre les guerres civiles et contre l’oubli; ceux d’entre eux qui ont pu résister à tant de causes de désastre ont enfin, dans les temps meilleurs, rencontré le respect. Les deux publications de M. de Rossi et de M. Müntz racontent, chacune pour une partie et à sa manière, cette histoire dont nous voudrions signaler les principaux traits. Nul ne marche impunément sous les palmiers, dit le proverbe oriental, et nul ne saurait non plus être spectateur indifférent des grandes ruines de Rome. Quand et comment se sont-elles accomplies? quel âge a été à ce sujet principalement coupable? quels pontifes ont essayé d’y porter remède? quelles restaurations ou quelles constructions nouvelles, quel développement nouveau des arts auxiliaires ont changé une fois encore la physionomie de la ville éternelle, avant que la renaissance du XVIe siècle vînt transformer entièrement l’aspect de Rome par des destructions sacrilèges que n’ont pas fait oublier plusieurs triomphantes substitutions?


I.

Les grands monumens de l’ancienne Rome qui ont subsisté pendant le moyen âge dataient presque tous de l’empire, ayant été élevés ou complètement réparés alors. Il en est peu qu’il ait conservés à peu près intacts après les avoir hérités de la république, comme le Panthéon; il en est peu qu’il n’ait agrandis ou restitués plutôt que de les détruire, car les institutions romaines les protégeaient. Chez un peuple au génie à la fois religieux et pratique, qui savait donner au principe de la propriété des racines si profondes, les édifices même d’un caractère purement civil suivant nous avaient quelque chose de sacré, et une surveillance attentive devait prévenir des désordres qui auraient en même temps causé un dommage matériel et constitué une sorte d’injure à la religion. L’édile républicain en avait la charge, la procuration et une série de textes législatifs pendant toute la période de l’empire montrerait quelles précautions étaient prises pour que l’aspect de Rome ne fût pas déformé par des ruines, ne urbs ruinis deformetur. On connaît le sénatus-consulte hosidien, renouvelé depuis Claude par Vespasien et Alexandre Sévère. Libanius cite un inspecteur des bronzes publics, et la Notitia dignitatum connaît un gardien des objets de prix, custos nitentium rerum. Cependant le grand nombre des dispositions législatives que nous a laissées à ce sujet la période impériale ferait soupçonner qu’il y avait sujet de craindre pour ces monumens, qu’il y fallait une tutelle et une sauvegarde. Et en effet Rome a subi de cruels momens de désordre et d’anarchie dès les premiers temps de l’empire; vers la fin, elle commençait d’être singulièrement abandonnée. Même quand elle était florissante, des bandes noires se livraient à de singulières spéculations, achetant les riches demeures pour les démolir, et vendant en détail les matériaux, les sculptures, les peintures et les marbres. Bientôt le luxe de Rome, devenu excessif, préparait le désastre et la ruine. Les jardins de Salluste couvraient une partie du Quirinal ; Mécène convertissait en une villa somptueuse presque tout l’Esquilin; on multipliait et on étendait après eux ces grandes propriétés, brillantes et improductives, qui chassèrent la population, et commencèrent de créer le désert.

Si le séjour des empereurs devint, par l’extension du luxe, funeste à Rome, on peut penser que leur abandon de l’ancienne capitale, par des raisons contraires, ne le fut pas moins. C’était bien une rivale que Constantin prétendait opposer. Il appela en Orient tout ce qui restait à Rome d’artistes ou d’ouvriers habiles. Il voulut que sa nouvelle ville possédât jusqu’aux objets sacrés, gages mystiques de grandeur, que les dieux avaient jadis accordés à la cité de Romulus. On croyait encore au VIe siècle qu’il avait enlevé le précieux Palladium romain, pour le cacher sous la colonne de porphyre que surmontait sa propre image dans son nouveau forum. Constantinople eut son Capitole, son milliaire doré, sa Fortune urbaine, ses jeux du cirque, avec des fêtes solennelles pour célébrer l’anniversaire de sa fondation, sa grande curie, ses thermes, ses basiliques, ses quatorze régions. Il y fallut l’incomparable parure des œuvres de l’art grec, qu’on enleva pour elle soit de Rome, soit des provinces orientales. Beaucoup de statues ornaient déjà l’ancienne Byzance, puisque Septime Sévère y avait institué tout un musée que le feu détruisit en 532 ; mais Constantin en voulut bien davantage. Dans son seul hippodrome il en érigea soixante. Il pilla le hiéron des Muses à l’Hélicon. Après lui, Théodose Ier fit apporter le Jupiter Olympien de Phidias; — une tradition fort peu authentique voudrait qu’on pût le retrouver aujourd’hui sous le sol de Constantinople; mais un incendie de l’année 475 paraît l’avoir détruit, avec bien d’autres chefs-d’œuvre, tels que la Vénus de Cnide de Praxitèle, la Junon de Samos attribuée à Bupalos, et l’Occasion de Lysippe. Rome avait dû contribuer pour une grande part à ces embellissemens : elle rendit en cette occasion une partie des objets qu’elle avait jadis ravis à la Grèce. Encore au XIIIe siècle on voyait à Constantinople l’Hercule colossal en airain de Lysippe, enlevé par Fabius Maximus en 209 aux Tarentins, et que Strabon admirait au Capitole. Les quatre célèbres chevaux de bronze doré conservés à Venise depuis la quatrième croisade, et qui datent peut-être du temps de Néron, ou bien qu’Auguste enleva d’Alexandrie après sa victoire sur Marc-Antoine, décoraient l’hippodrome dès le IVe siècle, ainsi qu’une statue de la Fortune enlevée au Palatin.

Ainsi la fondation de Constantinople, en contribuant à dépouiller les édifices romains des chefs-d’œuvre qui faisaient leur majesté et leur méritaient le respect, avait été pour eux comme un présage de ruine. Il semblait qu’elle leur eût annoncé la longue période d’abandon et de mépris qui les attendait.

La décadence inaugurée de la sorte se continua par les invasions. Tandis que la capitale orientale échappait aux dangers, par sa situation, par quelque adresse et quelque fermeté politique, par une moindre renommée, les chefs barbares au contraire entendaient des voix qui les poussaient contre Rome; leurs armées en réclamaient le pillage : c’était là l’antique ennemie, déjà presque abattue, la vraie proie qui promettait un inépuisable butin. — Nous savons qu’il faut se garder d’admettre à ce sujet certaines exagérations des historiens ultérieurs ou des pères de l’église, qui ont fait loi pendant longtemps et donné naissance à des terreurs légendaires. Il est facile par exemple de juger, d’après le curieux journal de fouilles que nous a laissé Flaminio Vacca, en quelle superstitieuse horreur le XVIe siècle tenait à Rome le seul nom des Goths. Il n’était pas de crime dont on ne chargeât leur mémoire ; eux seuls avaient commis tous les ravages à la suite desquels les antiques monumens semblaient devoir périr. C’étaient les traces de leurs lances qu’on voyait encore aux thermes de Caracalla, où l’on remarque en effet que les revêtemens de marbre ont été enlevés, — par d’autres moins pressés et en d’autres temps, — à coups de marteaux pointus et acérés : ces farouches cavaliers avaient voulu, disait-on, après avoir massacré les Romains, détruire leurs orgueilleux édifices. Flaminio Vacca raconte qu’il a vu trouver en terre des haches formant marteau d’un côté et glaive de l’autre : c’étaient, à n’en pas douter, les armes dont se servaient ces Goths, pour démolir après avoir tué. Les Goths n’avaient pas seulement une première fois pillé Rome, ils avaient en outre caché en divers endroits de la ville de riches trésors que leurs descendans reviendraient chercher, et notre chroniqueur raconte mainte histoire de perquisitions nocturnes, dans des lieux déserts, qu’on expliquait de la sorte. — Il est évident qu’au XVIe siècle le nom des Goths était, pour les Romains, synonyme de brigands et de pillards. Quelque chose de cette tradition se retrouve certainement dans l’inintelligente appellation par laquelle on désigna en Italie ou même en France l’art prétendu gothique. Ce sont là des excès; on ne doit pas oublier qu’il y eut des différences entre ces barbares, et nous savons par les lettres de Cassiodore que Théodoric, roi des Goths, se fit le protecteur des monumens romains. Ce dernier souvenir ne saurait toutefois effacer celui des désastres que les incursions des peuples germaniques ont causés en Italie. C’est une sorte de mode aujourd’hui de les dire inoffensives; mais la réalité historique proteste. Le pillage des troupes d’Alaric en 410 n’a duré que trois jours, il est vrai, et le chef visigoth, nous dit-on, avait recommandé à ses hommes de respecter les trésors de saint Pierre et de saint Paul. Ses soldats n’en ont pas moins mis le feu aux jardins de Salluste et saccagé la ville. Alaric lui-même emporta, — Procope les a vus dans son camp devant Carcassonne, — les vases sacrés de Salomon avec toute une partie des dépouilles romaines de Jérusalem. Les Vandales de Genseric, quarante-cinq ans plus tard, furent incontestablement beaucoup plus redoutables. Leur chef leur avait accordé un séjour dans Rome de quatorze jours; le pillage se fit méthodiquement, quartier par quartier; ils dépouillèrent d’abord le palais des Césars, sur le Palatin; puis le temple de Jupiter, sur le Capitole; ils en emportèrent les statues, que Genseric destinait à son palais d’Afrique; ils en ruinèrent la toiture pour en ravir les lames de plomb doré. — Le sac de Rome par Ricimer en 472, et un nouveau siège par les Goths de Vitigès, ne furent pas moins désastreux. Vitigès, en coupant les quatorze aqueducs, œuvre magnifique de l’antiquité, ne privait pas seulement Rome de ces eaux salutaires qu’elle recevait depuis des siècles; il la menaçait encore de la famine, car les moulins à blé étaient situés sur la pente du Janicule, en face du ponte Sisto actuel, là où cette même eau de Trajan, qui se précipite encore avec force en traversant la fontaine Pauline, continue de mettre en mouvement les roues de plusieurs industries. Bélisaire obvia au danger en faisant construire sur le fleuve, aux endroits les plus resserrés, ces moulins flottans que le courant seul fait tourner[3]; ils se multiplièrent à partir de cette époque jusqu’à notre temps, qui les a proscrits avec raison comme un obstacle contribuant au terrible danger des inondations. Le pire résultat de la mesure prise par les Goths de Vitigès fut que les conduits, interrompus et désormais mal réparés, laissèrent échapper leurs eaux dans la campagne romaine, y précipitèrent les ruines, et y formèrent ces marécages qui, négligés pendant des siècles, enfantèrent la corruption, le mauvais air, la solitude et la mort. Un curieux épisode, emprunté à une autre région de l’Italie, à la maremme toscane, aidera peut-être à comprendre par analogie ce qui s’est ainsi passé dans la campagne romaine. Au milieu de l’antique plaine de Vulci, que le torrent de la Fiora divise en deux parts, — l’ancienne ville étrusque sur la rive droite, et sa nécropole sur la gauche, — s’élève, seule construction debout dans ce vaste désert, un château-fort délabré et inhabité, servant de tête de pont au débris d’un ancien aqueduc, unique et étroit passage par-dessus le lit profond de la Fiora. L’eau qui coulait par ces conduits était chargée de calcaire. Peu à peu, l’aqueduc étant négligé, des fissures se sont produites, l’eau s’est échappée en laissant après elle des concrétions toujours plus considérables, qui ont déplacé les pierres, fait tomber le ciment, continué leur marche, atteint et déformé les berges. Ce ne sont plus seulement des stalactites pittoresques découpant sur le ciel par-dessous la grande arche leurs pointes inégales ; c’est, vers la rive droite, toute une voûte comme de glace qui, pendant des siècles, a conduit vers le sol, lentement et goutte à goutte, des eaux que les ruines ensevelies ont empêchées de s’absorber dans les terres. N’a-t-on pas ici l’image visible, l’action prise sur le fait du genre de désastre que la campagne romaine a subi du fait des aqueducs négligés et ne fonctionnant plus ? Tout le monde sait que les eaux stagnantes dans le sous-sol, soit à cause des nombreuses constructions qu’il recouvre, soit par suite de certaines formations volcaniques, sont le principal fléau des régions malsaines en Italie. Les anciens ne l’ignoraient pas, et l’on retrouve autour de Rome de vastes souterrains qu’ils destinaient uniquement au drainage : les travaux récens de M. de Tucci et de M. le professeur Tommasi-Crudeli l’ont amplement démontré[4].

Les attaques de Vitigès contribuèrent d’une autre manière encore à dépouiller Rome. Menacés par les assiégeans barbares dans le tombeau d’Adrien, devenu depuis longtemps une forteresse, les soldats de Bélisaire, suivant le récit de Procope, brisèrent en morceaux, pour les précipiter sur l’ennemi, les nombreuses statues qui ornaient l’antique mausolée. Dans ses fossés se retrouvèrent en effet, aux temps d’Alexandre VI et d’Urbain VIII, le buste colossal d’Adrien et l’admirable Faune dormant à la glyptothèque de Munich. — Rome était bien dépouillée déjà quand elle fut de nouveau prise et saccagée par le Goth Totila, en 545. Les Lombards, avec Astolf, continuèrent pendant le VIIIe siècle à désoler ses environs. Les basiliques chrétiennes, construites sur les catacombes, avaient jusque-là retenu dans la campagne quelque population, tout au moins de pieux visiteurs; mais les dévastations des Lombards achevèrent de déterminer les papes à reporter en ville les corps des martyrs. Une inscription de l’église de Sainte-Praxède, à Rome, témoigne que Léon III, en 817, transféra ainsi vingt-trois mille corps; les catacombes commencèrent d’être abandonnées, puis oubliées, jusqu’au temps de Bosio, jusqu’au père Marchi et à M. de Rossi; la nuit se fit toujours plus épaisse sur la campagne romaine, privant Rome elle-même toujours davantage d’approvisionnemens, de sécurité, de communications.

La création d’une autre capitale en Orient avait été, au point de vue de l’histoire monumentale de Rome, une première et sensible atteinte; les invasions barbares avaient entraîné des dévastations cruelles et de longs désordres; quelle influence le triomphe du christianisme et l’établissement de la papauté devaient-ils exercer dans Rome à cet égard?

Il ne se pouvait pas que le christianisme ne regardât tout d’abord avec quelque défiance les monumens de Rome païenne. Ces temples et ces statues représentaient pour lui un culte devenu bientôt hostile. Ces cirques et ces amphithéâtres, il les avait arrosés de son sang lors des persécutions; ces théâtres et ces jeux, il les maudissait comme immoraux et impies ; ces riches tombeaux, soumis à des rites qui n’étaient pas les siens, il s’en détournait pour se réfugier dans ses catacombes. On doit remarquer toutefois que, dans l’histoire des mutuels rapports entre les deux sociétés païenne et chrétienne, avant et après la paix de l’église, les rigueurs se produisirent en général par accès exceptionnels et peu durables. De même que, pendant très longtemps, l’indépendance civile des chrétiens, invoquant le droit commun, a été respectée, de même les empereurs, après avoir abjuré le paganisme, se sont abstenus, surtout dans Rome, de mesures violentes contre les monumens et les statues de l’antiquité. M. de Rossi a démontré cette thèse abondamment ; il a fait voir que ceux des historiens modernes qui se sont crus autorisés à soutenir avec insistance, avec excès, la thèse contraire, ont été abusés en particulier par les fausses inscriptions ligoriennes.

Les principaux sanctuaires furent fermés, il est vrai, à partir des fils de Constantin et de Théodose; les sacrifices furent abolis; les terres qui appartenaient aux prêtres païens furent confisquées avec leurs revenus ; mais les statues des divinités ou des héros, distribuées par les préfets de la ville dans les lieux publics, continuèrent, après avoir perdu le sens religieux que les anciennes croyances leur attribuaient, à servir d’admirable parure à cette Rome qui ne reniait pas son passé. C’est ce que démontrent aux Ve et VIe siècles de nombreuses inscriptions : tel préfet a érigé dans le forum cette statue qu’il a tirée d’un temple « afin qu’elle servît d’ornement à la ville. » Tel édifice ayant été consacré au nouveau culte, « la lumière du salut a brillé là où régnaient les ténèbres, » ou bien : « À l’assemblée des démons a succédé la maison de Dieu. » Il y eut sans doute des violences exercées contre les monumens de l’ancien culte au nom du christianisme ; mais ce fut en général hors de l’Italie, en Afrique, en Égypte, en Orient, ou bien dans la campagne, où la présence du sanctuaire ou de l’idole pouvait perpétuer la superstition. On vit, il est vrai, des momens de réaction, pendant lesquels les empereurs chrétiens prirent des mesures sévères, fermant la grotte de Mithra, au pied du Capitole, ou faisant brûler les livres sibyllins ; mais le christianisme comprit très vite que les monumens de Rome païenne faisaient partie d’une gloire qu’il ne lui convenait pas de renier, puisqu’elle avait servi, selon les secrets desseins de la Providence, à grouper les nations et à les préparer pour recevoir l’Évangile. C’eût été d’ailleurs une longue et pénible tâche, et bien vaine, que d’essayer d’anéantir tant d’énormes édifices ; ne valait-il pas mieux les conserver en les appliquant au vrai culte ? N’était-ce pas le moyen de triompher d’autant plus sûrement et de séduire les âmes ? Le clergé se montrait habile dans les campagnes à substituer aux génies des arbres et des fontaines le culte des saints, dont les poétiques légendes effaçaient les traditions antiques ; il fallait ainsi, dans Rome, arborer les symboles chrétiens sur les anciens monumens et, sans interrompre les courans établis, transformer les sanctuaires pour transformer les cœurs. On vit de la sorte commencer une métamorphose bizarre dans laquelle le moyen âge chrétien faillit, il est vrai, étouffer quelques-uns des souvenirs persistans de l’antiquité païenne ; tout compte fait, il en conserva, il en sauva beaucoup.

Un des plus singuliers exemples de cet accord subsistant à travers les siècles se voit à la cathédrale de Syracuse. Là s’élevait jadis un beau temple de Minerve, du haut duquel le bouclier resplendissant de la déesse servait de dernier phare aux navires s’éloignant du port. Dès que ce signe avait disparu de l’horizon, le pilote jetait à la mer la coupe de terre empruntée à l’autel de Héra, et les dieux devaient, pour ces rites accomplis, une navigation prospère. L’église chrétienne a succédé, construite sur les bases et dans l’enceinte même du temple. L’archaïsme dorique se reconnaît sur ces magnifiques colonnes au lourd chapiteau, aux cannelures profondes, au diamètre énorme, s’élargissant à la base. C’est pitié de les voir aujourd’hui couvertes de l’inconvenant badigeon, et encastrées dans la maçonnerie moderne ; quelques-unes sont penchées, comme si elles allaient tomber, et l’on comprend vite qu’elles eussent été depuis longtemps à terre sans le ferme appui de la construction ultérieure, qu’elles ont rencontré. Le christianisme, comme fait le lierre dans les ruines, a soutenu au milieu même de leur chute ces vingt-deux grosses colonnes, et il les a conservées, ainsi que l’architrave et la frise antiques.

Rome est la scène la plus intéressante où l’on puisse suivre le mélange bizarre des deux civilisations et des deux génies. Là surtout le christianisme a préservé beaucoup de monumens et d’objets d’art que lui avait légués le paganisme, mais il les a marqués de son sceau. Ainsi seulement fut sauvée la célèbre statue équestre de Marc-Aurèle. Rien n’autorise à croire qu’elle ait été primitivement placée autre part qu’en face de la basilique de Saint-Jean de Lateran. Peut-être ornait-elle la riche demeure de la gens Annia, où Marc-Aurèle naquit et fut élevé. Une seule chose est certaine, c’est que Paul III la fit transporter de ce lieu au Capitole, le 23 mars 1538. Elle passait aux yeux du moyen âge pour représenter le grand empereur Constantin, un chrétien : cette erreur la fit respecter. — C’est probablement l’église des saints Cosme et Damien, située près du forum, qui a conservé ce temple de la Ville où se tenait autrefois l’archive préfectorale, et où était exposé l’original authentique du célèbre plan Capitolin. Le Panthéon, qui faisait partie primitivement des thermes d’Agrippa, fut donné par l’empereur Héraclius au pape et consacré à la Vierge en 608; les principales basiliques, les temples les plus célèbres de l’antiquité, furent transformés en églises, aux traditions complexes et souvent inintelligibles. Celles que les Mirabilia ont enregistrées ne reposent souvent que sur le fondement unique de la corruption des mots.

Outre la fondation de Constantinople, outre les invasions des barbares et le triomphe du christianisme, une quatrième cause d’entière transformation de l’aspect monumental de Rome, et incontestablement la plus énergique, la plus dissolvante, la plus irrémédiable de toutes, a été la longue durée de l’anarchie féodale et des guerres civiles du moyen âge, pendant lesquelles Rome, souvent abandonnée par ses propres pontifes, réfugiés à Ravenne, exilés à Avignon, est devenue comme un champ clos où les partisans des papes et ceux des antipapes, les Guelfes et les Gibelins, se sont livré de perpétuels combats, qui ont interrompu toutes les traditions et multiplié les ruines. Les derniers grands travaux de l’empire avaient été, au IVe siècle, le cirque de Maxence, la basilique et l’arc de triomphe de Constantin. Encore ce dernier monument est-il composé de pierres sculptées ou taillées primitivement pour d’autres édifices; la célèbre inscription qu’il supporte, Instinctu divinitatis, etc., est gravée sur des fragmens de chapiteaux venus d’ailleurs; les bas-reliefs en sont empruntés à un arc de Trajan, qui était au forum. Constance II, par un effort remarquable à cette date, fait venir d’Egypte l’obélisque qui décore aujourd’hui la place de Saint-Jean-de-Lateran. Honorius répare les murs d’Aurélien... Ce sont là les dernières preuves d’énergie que les Romains de l’empire savent donner. Au milieu du VIIe siècle, l’empereur grec Constant II voit encore les chevaux dorés de l’arc de triomphe qui ornait le grand cirque, ainsi que les tuiles dorées du Panthéon. Léon IV construit contre les Sarrasins les vastes murs de la cité léonine vers l’année 848; mais la décadence monumentale de Rome n’en est pas moins irrévocablement engagée. Non-seulement on ne sait plus édifier, mais on ne sait plus relever ce qui s’est abattu ou ce qui penche vers la ruine. Une sorte de renaissance qui s’est montrée pendant la période carlovingienne n’a pas duré. Les industries ou les arts annexes à l’architecture se perdent et les traditions antiques s’oublient : il n’y a plus de traces de mosaïques exécutées dans Rome entre le IXe siècle et le commencement du XIIe jusqu’à celles de Sainte-Françoise-Romaine et de Sainte-Marie-du-Trastévère (1130). On ne fabrique plus les grands ouvrages de bronze, et ce bel art, qui avait produit des merveilles dans l’antiquité la plus reculée, exilé à Constantinople, n’en reviendra aussi qu’aux premières années du XIIe siècle. Pour deux cents-ans au moins, nous sommes dans la triste Rome des Mirabilia.

Ce petit livre, guide populaire des pèlerins, et qui a été si répandu pendant quatre cents ans, offre la parfaite image de la confusion et de l’abaissement général. Les légendes chrétiennes y enveloppent tellement les réminiscences classiques, et sont elles-mêmes ensuite si entièrement défigurées par l’ignorance commune qu’on en est réduit, toute notion précise s’étant évanouie, à se diriger d’après les apparences extérieures et sur de simples consonnances n’offrant aucun sens déterminé. Le tombeau de Cecilia Metella prend le nom de Capo di Bove à cause des bucrânes sculptés à sa frise; les thermes de Caracalla, Terme Antoniniane, deviennent le monument d’Antignano"; le cirque d’Alexandre Sévère, appelé, comme tous les cirques au moyen âge agôn ou in agone, c’est-à-dire lieu de combat, reçoit de là son nom actuel bien connu de place Navone. La tour qui servait, au bord du Tibre, un peu en amont du château Saint-Ange, aux paiemens de l’annone, devient Torre nona, bien qu’il paraisse impossible de lui trouver dans quelque série que ce soit une neuvième place, — ou bien Tor di Nona, dénomination corrompue qui n’offre plus aucun sens. La roche Tarpéienne continue pendant un long temps à être le lieu des supplices : c’est là que le bourreau tranche les têtes; on y arrive par les scale della gran giustizia; mais le souvenir d’un nom jadis si célèbre s’est effacé, et ce n’est plus pour le moyen âge que la montagne aux chèvres, monte caprino, de même que l’ancien forum n’est plus que la place aux bœufs, campo vaccino. L’arc de Titus est devenu, à cause de ses bas-reliefs mutilés qui n’ont pas cessé d’arrêter les regards, l’arco delle sette lucerne, l’arc aux sept lampes. Si le nom du palais de l’antique famille des Laterani, converti en basilique, s’est perpétué, on l’interprète d’une manière qui convient à l’abandon de ce lieu, voisin de la campagne romaine : latere et rana ! L’Arcus Nervae est devenu l’Arca di Noë. — On connaît de reste les aberrations devenues populaires sur le Capitole et ses statues sonnantes, sur le cavalier rustique, sauveur de Rome assiégée, etc.

L’aurore d’une renaissance se montre en quelques intéressantes œuvres romaines du XIIIe siècle; mais le séjour des papes à Avignon, de 1309 à 1377, vient raviver l’anarchie. Les souvenirs de l’ancienne grandeur sont à peine restés dans les esprits. Dante lui-même n’aperçoit les monumens antiques qu’à travers les nuages des Mirabilia. Ce n’est pas Pétrarque, c’est le pauvre tribun Rienzi qui fait, un des premiers, quelque sérieuse attention au langage des inscriptions lapidaires. Il voudrait ranimer l’ancienne république romaine; mais la multitude qui l’écoute ne sait plus, ni lui-même, ce que c’est que le pomœrium urbis; il traduit comme s’il y avait pomarium, et il revendique l’Italie parce qu’elle est, dit-il, le jardin ou le verger de la ville éternelle. La solitude s’étend comme une lèpre, le forum et le Palatin ne sont bientôt plus que des pâturages. L’inertie devient telle que, sur les toits des maisons, de misérables planchettes de bois, scandulœ, dont Rome s’était contentée pendant les cinq premiers siècles, remplacent de nouveau les tuiles : cette simple fabrication, si extraordinairement abondante pendant la grande époque classique, est devenue trop difficile pour les Romains dégénérés. Les maisons elles-mêmes sont construites avec de si mauvais matériaux qu’il faut se les représenter de terre plutôt que de brique.

Les monumens de l’antiquité sont exposés alors à un triple péril. Ils deviennent des forteresses, au risque de disparaître sous les aménagemens les plus bizarres ou de s’effondrer sous les coups des assaillans. Pendant les longs débats entre le sacerdoce et l’empire, entre les Guelfes et les Gibelins, la famille des Frangipani occupe l’arc de Constantin, celui de Titus, le Septizonium construit par Septime Sévère sur la pente méridionale du Palatin, et le Colisée; les Caëtani, cette puissante famille qui a donné quatre papes, dont Boniface VIII, et qui a encore ses illustres représentans à Rome, s’emparent du tombeau de Cecilia Metella sur la voie Appienne, et de l’île Tibérine ainsi que la Torre della Milizia en ville; les Orsini détiennent le tombeau d’Adrien, le théâtre de Pompée, le mont Giordano et le campo del Fiore; les Colonna ont le mausolée d’Auguste et les thermes de Constantin au Quirinal ; les Savelli prennent le théâtre de Marcellus et l’Aventin. Rome se hérisse de tours édifiées sur les monumens antiques. Encore au XVIIIe siècle on chercherait en vain sur l’intéressante gravure de Vasi, de 1765, l’arc de Titus : il a disparu, sauf une partie de la façade inférieure, sous la maçonnerie dont on l’a revêtu pour le réunir en une seule fortification avec Sainte-Françoise romaine. Dans ces vastes monumens qu’elles se sont appropriés, les familles et leurs nombreux cliens s’établissent, se fortifient, et n’ont pas de peine à se défendre ; mais les attaques sont vigoureuses et fréquentes, et les assaillans, s’ils n’atteignent pas leur ennemi, se vengent sur l’édifice. Quand Robert Guiscard prend et saccage la ville, en 1084, c’est le signal de la ruine pour le Septizonium, que plus tard Sixte-Quint, par une autre sorte de profanation, achèvera de faire disparaître. Au même temps le Cælius et l’Aventin, pris d’assaut, deviennent les tristes solitudes qu’on voit aujourd’hui; la population des collines, pourchassée, achève de se grouper dans l’ancien Champ de Mars, où se formera de la sorte la Rome moderne. Lorsqu’en 1253 le sénateur Brancaleone détruira jusqu’à cent quarante des tours féodales, on pense bien qu’avec elles disparaîtront en mainte occasion tout au moins les parties supérieures des édifices qui leur servaient de base.

Le second danger auquel sont exposés les monumens romains pendant le moyen âge est d’être mutilés pour servir à de mauvaises constructions ou à des réparations impuissantes. On ne sait plus bâtir qu’en se servant de débris ou de morceaux antiques. C’est ce qui fait que presque tout vieux mur, dans la Rome actuelle, recèle des fragmens sculptés. On pourrait en citer de très nombreux exemples. — L’année dernière, en démolissant un des bastions dont la Porta del popolo était flanquée, on a rencontré les restes d’un beau monument funéraire qui avait longtemps orné cette partie de la voie Flaminienne. Un de ces débris nous a fait connaître la curieuse inscription d’une jeune fille qui a été, dit son père, païenne entre les païens, mais entre les chrétiens chrétienne. — Dans le courant de 1871, M. L’architecte Vespignani, en abattant les deux tours de l’ancienne porte Salaria, mit à découvert l’intéressant tombeau de Quintus Sulpicius Maximus, ce jeune improvisateur grec dont Rome, au temps de Domitien, fut charmée. — On avait ainsi retrouvé en 1838, encastré dans une tour attenante à l’ancienne porte Labicane, tout près de la porte Majeure actuelle, le tombeau bien connu de Marcus Vergilius Eurysacès, ce qu’on appelle vulgairement le Tombeau du boulanger. — Il y a quelques mois, un vieux mur qu’on détruisait sur l’Esquilin s’est trouvé contenir en nombreux fragmens jusqu’à sept statues, que sans nul doute on recomposera. — De trop bonne heure aussi et pendant trop longtemps, le Colisée et le forum sont devenus de véritables carrières, où l’on est venu de toutes parts chercher des colonnes et des pierres pour les employer ailleurs. Déjà en 1140, le célèbre abbé Suger, reconstruisant la basilique de Saint-Denys, songeait à faire enlever les magnifiques colonnes de granit des thermes de Dioclétien, tant la renommée de ce genre d’exploitation s’était vite répandue. En Italie même, la cathédrale de Pise, qui est du XIe siècle, et celle de Lucques, consacrée par Alexandre II, ont été probablement édifiées avec des dépouilles romaines. Cela est sûr pour la célèbre basilique érigée par le moine Didier au mont Cassin. Les Romains n’étaient plus capables d’aller chercher à quelque distance la pierre ou la pouzzolane. Ils creusaient simplement là où leurs ancêtres avaient bâti; l’édifice antique, d’abord exploité sans trop de peine à la surface du sol, était ensuite dépouillé par-dessous. Les latomies qu’on a trouvées pendant ces derniers temps sous l’Esquilin, et qui ont obligé, pour les quartiers nouveaux, par exemple pour le ministère des finances, voisin de la gare, à des fondations considérables, sont en partie l’œuvre de ces générations ignorantes : on a constaté qu’elles traversent des substructions certainement antiques; il y en a parmi celles des thermes de Dioclétien.

Encore peut-on retrouver, — nous en avons cité des exemples, — quelques-uns des morceaux ainsi enveloppés ou déplacés. Mais le troisième danger, celui auquel ont succombé pendant le moyen âge un trop grand nombre de monumens antiques, a été la déplorable coutume, beaucoup trop longtemps pratiquée, de fabriquer des boulets et de la chaux avec le marbre et la pierre anciennement mis en œuvre. Un grand édifice comme les thermes de Dioclétien ou le Colisée était concédé aux entrepreneurs qui en avaient fait la demande, et ils pouvaient en exploiter désormais tous les matériaux. La carrière ainsi livrée est désignée sur plusieurs anciennes cartes sous le nom de petraia, ou bien on voit à côté l’indication d’un four à chaux, fornace. Des générations de marbriers paraissent avoir habité successivement sous la voûte principale de l’arc de Septime Sévère, alors que ce monument était enseveli à moitié : ils avaient un de ces fours si nombreux précisément au forum pendant le moyen âge ; c’est ainsi sans doute qu’ont péri peu à peu les débris du temple de la Concorde, situé tout auprès, et dont il ne reste plus aujourd’hui même une colonne. De si détestables pratiques dureront jusque pendant le XVIe et même le XVIIe siècle.

Ajoutons à ces nombreuses causes de ruine les fléaux naturels. Le tremblement de terre de 1348 fut terrible : la toiture, le campanile et une grande partie de l’atrium de la basilique du Lateran s’écroulèrent. Une nouvelle secousse dans les premiers jours de septembre 1349 fit tomber une partie da Colisée, mutila la tour des Conti, et ébranla la basilique de Saint-Paul. — N’oublions pas les inondations du Tibre, fléau redoutable qui occupe dans l’histoire de la ville de Rome une si large place. Tite-Live, Tacite et Pline le Jeune ont à ce sujet des récits lamentables. La crue de 792 arracha de ses gonds la porte flaminienne et l’entraîna jusqu’au pied de l’arc de Marc-Aurè1e, près de San Lorenzo in Lucina, dans le Corso actuel. Celle de 1230 s’éleva, est-il dit, jusqu’aux toits des maisons, et renversa le pont palatin ou de Sainte-Marie. Le XVe siècle connut huit au moins de ces crues meurtrières. — La chronique des incendies serait tout aussi désastreuse.

Parmi les signes permanens de la ruine laborieuse et séculaire dont Rome a été l’objet, il y en a deux qui étonnent, et dont l’entière explication est difficile. — Les archéologues se sont exercés dès longtemps à résoudre le problème de ces trous nombreux et profonds que tout visiteur a remarqués aux murs et aux colonnes des monumens de Rome antique, par exemple au Colisée et au temple de Neptune (Piazza di Pietra). M. Gregorovius cite un antiquaire qui a voulu en avoir le cœur net, et qui n’a rien trouvé de mieux que de proposer jusqu’à sept ou huit explications. L’origine principale paraît en être l’enlèvement successif et patient des tenons de fer qui reliaient entre elles les grosses pierres l’une par-dessus l’autre. On retrouve souvent au fond de la fracture les creux perpendiculaires, pratiqués dans les deux blocs, où ces tenons venaient se placer, et même, dans le creux inférieur, des restes de scellemens en plomb. On peut voir au Colisée, soit à hauteur d’homme, soit parmi les pierres tombées, que ces tenons étaient de fer et non de bronze : il en reste des fragmens. Si l’on s’étonne du degré de misère que cette recherche du fer indiquerait, que l’on veuille se rappeler quel dénûment attestaient d’autres symptômes que nous avons mentionnés, ces maisons de terre et ces toitures en bois, qui faisaient ressembler par certains côtés la Rome du moyen âge à celle de Cincinnatus et de Camille. Ce n’est sans doute pas dans le tumulte des invasions, ni même dans le désordre des guerres civiles que le long travail de la spoliation des monumens de Rome a pu s’accomplir; n’est-ce pas plutôt dans le silence et l’obscurité de ces temps qui n’ont pas eu d’histoire, alors que des générations inertes n’avaient plus d’énergie que pour dégrader insensiblement, jour par jour, les œuvres de leurs ancêtres, alors que des multitudes pauvres et superstitieuses se ménageaient des abris dans les édifices antiques, et les fouillaient incessamment? Ces mêmes ouvertures auront été agrandies en bien des cas pour recevoir les extrémités des charpentes formant les toits des misérables habitations qu’on improvisait : il est plus d’une des grandes ruines de Rome où l’on retrouve les traces de ces pauvres demeures, suspendues à divers niveaux, selon le graduel exhaussement du sol. — Une autre hypothèse, que j’ai entendu exprimer par M. de Rossi, serait que les fragmens de fer n’auraient pu être recherchés si avidement que dans un moment de nécessité suprême, par exemple pendant un des nombreux sièges que Rome a subis. Les trous sont si nombreux, ils sont quelquefois placés en des parties si peu accessibles, qu’il y a fallu peut-être un effort plus vigoureux encore que celui d’une longue patience; on devrait voir ici une entreprise faite en commun par la puissance publique dans un instant de danger, pour se procurer des projectiles ou des armes.

L’exhaussement continu du sol romain, grâce à l’accumulation successive des ruines, par-dessus lesquelles on a toujours continué de bâtir assez peu solidement, est un autre signe qui offre de singuliers contrastes et réserve à l’observateur des surprises extraordinaires. — Ce phénomène ne s’est pas produit seulement dans les vallées; on le retrouve aussi sur les hauteurs. Si d’une part le rocher tarpéien a perdu, dès l’antiquité, quelques parties de son sommet, si le Palatin n’a plus la Velia ni le Germalus, si une sorte d’aplanissement général a fait disparaître les inégalités supérieures de ces collines, par contre il n’est pas un voyageur qui n’ait remarqué sur le Palatin l’infériorité actuelle de niveau, soit de la maison de Livie, soit de ces chambres, construites, il est vrai, au temps de la république dans l’intermontium, et où l’on descend du milieu du palais de Domitien. Sur l’Esquilin, les thermes de Titus sont édifiés par-dessus la maison dorée de Néron. Sur le Quirinal, on retrouvait récemment les thermes de Constantin en creusant entre les jardins Rospigliosi et les jardins Colonna. Au Cælius, près de l’église des saints Jean et Paul, là où se trouvent des ruines considérables difficiles à identifier, les fouilles du temps de Piranesi ont démontré que l’exhaussement du sol avait été de soixante pieds romains. — À plus forte raison le niveau du sol a-t-il dû s’élever dans les vallées qui séparent les célèbres collines, les incendies, les tremblemens de terre, les inondations accumulant les débris, et chaque génération bâtissant par-dessus les ouvrages demi-écroulés des générations précédentes. C’est ainsi que, dans le Transtévère, il faut, pour visiter la station bien connue des Vigiles, descendre par un escalier qui a bien une trentaine de marches. Le Panthéon occupe le fond de la place où il est situé, et cette place s’élève tout autour par un sol évidemment factice. On sait que la basilique de Saint-Clément recouvre une plus ancienne basilique, laquelle est au-dessus d’une maison des commencemens du IIIe siècle, construite elle-même sur un très vaste édifice des temps républicains, tout à fait inconnu. Il en est de même aux thermes de Constantin, que les fouilles pour l’ouverture de la rue Nationale ont mis à jour. Ils recouvrent les restes de la maison des Avidii Quieti et des Claudii Claudiani, laquelle est édifiée sur quelques chambres datant des premiers Antonins et sur une plus ancienne construction en opera quadrata.

La première pensée serait d’accuser encore de ces désordres les longs siècles du moyen âge ; il y a cependant des témoignages qui mettent en cause un autre temps. La porte Saint-Laurent, par exemple, qui est de l’époque d’Honorius et de l’année 403, conserve à peu près son ancien niveau, tandis que l’arc monumental des eaux Marcia, Tepula et Julia, construit par Auguste cinq ans avant l’ère chrétienne, et sur lequel Honorius appuya sa porte, se trouve de nos jours tellement enterré que les hautes voitures chargées de foin ne peuvent le franchir ; on a constaté de plus, en creusant à l’issue, que la voie publique avait été là rehaussée jusqu’à trois fois ; et l’inscription placée par Honorius témoigne qu’il a fallu, pour construire cette porte, opérer de grands déblais, egestis immensis ruderibus. On a quelque peine à comprendre comment une si grande modification du sol a pu s’accomplir pendant la période impériale, quand l’administration romaine était si attentive, et quand les constructions devaient être si durables. — Si le phénomène a commencé, au moins en quelques lieux, dès le début de l’empire, il a duré d’autre part jusqu’au temps de la renaissance. À partir du XVe siècle, quand de tous côtés la ville nouvelle a grandi, on a constamment profité des parties abandonnées et désertes pour y faire porter les décombres tirés des lieux qu’on rebâtissait. Le forum, après avoir servi de carrière et de four à chaux pendant le moyen âge, a été dès le commencement du XVIe siècle un vaste immondezzaio. Tout autour de la colonne de Phocas, on a trouvé, en déblayant la base, des débris accumulés depuis le XIIe jusqu’au XVIIIe siècle. Ceux du siècle passé formaient une couche d’environ 17 pieds; l’antiquaire Nibby, qui mentionne ces détails en 1838, ajoute que le sol environnant se trouvait encore à 27 pieds au-dessus du niveau primitif. En résumé, on a calculé que l’exhaussement du sol avait été de 24 pieds au forum de Nerva, de 10 au forum de Trajan, de 12 dans la vallée où est situé l’arc de Constantin, etc.

il serait infini d’énumérer les faits particuliers de nature à montrer le progrès continu de cette ruine monumentale de Rome pendant le moyen âge, dont nous avons signalé les principaux traits; mais une autre sorte de commentaire en pourrait clairement rendre compte. Il serait possible, avec une recherche intelligente et assidue, d’instituer la série chronologique des représentations figurées, bas-reliefs, médailles, dessins et gravures offrant la physionomie des grands édifices romains tels que les ont connus les différens âges ; une telle collection, au point de vue particulier qui nous occupe, servirait de pendant à ce que sont pour l’histoire politique les galeries des bustes impériaux, les séries des monnaies consulaires. Ou bien encore, on disposerait par dates les cartes ou plans figurés, panoramas successifs de la ville éternelle. — M. de Rossi vient de nous donner la seconde de ces deux études, au moins pour ce qui concerne le moyen âge et la première renaissance. Cherchons dans son travail la justification et le contrôle des indications générales que nous avons consignées.


II.

Il plaisait au génie exact des anciens Romains de multiplier par les arts du dessin les informations topographiques et locales. De même qu’on voit sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui nous ont si abondamment instruits des habitudes et du costume des légionnaires en marche, le célèbre pont de Trajan traversant le Danube, sur plusieurs bas-reliefs le port d’Ostie, sur quelques pierres trouvées en Abruzze les travaux de Claude au lac Fucin et peut-être l’unique vestige de la ville d’Angitia, de même, pour ce qui concerne Rome, le monument des Aterii au musée de Saint-Jean de Lateran nous montre la summa Sacra via; les stèles trouvées il y a quelques années au pied de la colonne de Phocas et qu’on a dressées près de là, vers l’entrée de l’ancien comitium, représentent la basilique Julienne, le temple de Saturne et celui de la Concorde, et les bas-reliefs de l’ancien arc de Trajan, qui se voient aujourd’hui sur l’arc de Constantin, donnent, eux aussi, plusieurs monumens du forum. Il est tel des plus célèbres édifices dont on pourrait reconstituer, à l’aide de ces représentations, les formes successives. Un grand nombre de sculptures, de monnaies, de lampes en terre cuite, de pierres gravées nous offrent, par exemple, la disposition des trois cellas du Capitole ; deux deniers de l’an 40 avant Jésus-Christ nous montrent le Capitole de Sylla, de Catulus et de César ; les monnaies de Vespasien portent l’image de celui qu’érigea cet empereur, et un bas-relief du musée Capitolin nous rend l’aspect du quatrième, celui de Domitien, qui a survécu à l’empire. Ces habitudes de reproductions figurées se transmettent aux œuvres romaines du moyen âge ou de la renaissance ; c’est ainsi que les sculptures de la porte de bronze de Saint-Pierre nous offrent le tombeau d’Adrien et les deux metæ du cirque de Néron, tels qu’on se figurait au XVe siècle qu’ils avaient été autrefois. — Ce peu d’indications, si faciles à multiplier, fait comprendre de quel intérêt serait une telle série archéologique, et à combien de discussions érudites elle donnerait lieu. Elle s’étendrait aisément jusqu’à la fin de l’empire, et s’ouvrirait par un monument original, authentique, un des plus anciens que l’antiquité romaine puisse présenter, — rien moins qu’un spécimen de la primitive maison de Romulus. Nous voulons parler de ces petites urnes en terre noire dont les fouilles du mont Albano nous ont restitué plusieurs exemplaires. Moulées en forme de cabanes rondes, avec un toit, une porte et quelquefois un portique, elles représentent en de minimes proportions la légendaire maison qu’habita au Palatin le fondateur de Rome. Sur le versant de la colline, là où la crue du Tibre avait déposé les deux jumeaux, une hutte de roseaux et de paille paraît avoir été entretenue et sans cesse renouvelée par les prêtres jusqu’à l’époque de l’empire ; on la voyait encore au temps de Denys d’Halicarnasse ; mais un incendie l’a fait disparaître alors même, pendant le règne d’Auguste. Sur le modèle de cette maison de Romulus, les premières habitations de Rome et les plus anciens sanctuaires, comme celui de Vesta, ont été construits ; des archéologues modernes ont même exprimé la pensée que la fameuse Rotonda de Rome, le Panthéon, avait été élevée par Agrippa pour servir de temple ayant la forme traditionnelle de la Casa Romuli. Bien plus, certaines inscriptions d’Afrique, qu’a fait connaître M. Léon Renier, donnent l’expression Romula domus comme désignant une sépulture, et voici qu’une nécropole d’un âge très reculé, voisin sans nul doute des premiers temps de Rome, nous rend des urnes cinéraires construites très évidemment de manière à reproduire la forme de la célèbre capanna. Une lampe en terre cuite conservée au petit musée du Palatin en offre l’image, qui était sans aucun doute devenue très familière. M. Michel de Rossi, frère de l’illustre archéologue, possède une trentaine de ces petits monumens : sauf quelques exemplaires au musée grégorien et dans deux ou trois galeries étrangères, c’est à peu près tout ce qu’on en connaît.

M. de Rossi a fait graver cette maison de Romulus en tête de son nouvel ouvrage ; voici pourquoi. Il a entrepris de rechercher quelles ont été, suivant l’ordre des temps, les diverses formœ de la ville, c’est-à-dire les transformations topographiques constatées par les divers cadastres officiels, depuis Romulus jusqu’au temps de la renaissance. Il a essayé ensuite de retrouver les plans qui ont été dressés pour reproduire ces diverses phases et traduire ces calculs, ou tout au moins de restituer les cadres qui ont offert la matière des principaux arpentages selon les accroissemens ou les remaniemens successifs. Ce n’était pas un médiocre travail : il ne s’agissait de rien moins que de suivre concurremment sur le terrain et dans l’histoire le développement chronologique des divisions administratives et topographiques de Rome. Or la maison de Romulus figure naturellement à la première page d’une telle étude parce que, reproduisant le modèle des primitives habitations des Romains ou de leurs dieux, elle représente l’embryon, la première parcelle de propriété, l’unité géométrique, pour ainsi parler, dont les arpenteurs auront à tenir compte et à laquelle ils compareront les autres dimensions. Elle offre en même temps ce mérite d’accuser tout d’abord, par un symbolisme traditionnel, le caractère religieux qu’affecta toujours chez les anciens Romains la délimitation de la propriété. Tout le monde a lu dans Plutarque et Tite-Live quel acte solennel précédait la fondation d’une ville. L’augure, debout sur le Palatin, a tracé dans les airs, avec son bâton recourbé, le double cardo et le double decumanus, perpendiculaires l’un à l’autre. Il a fait descendre ce carré des cieux sur la terre par la vertu des formules saintes, et dès lors le fossé nouvellement creusé, les murs nouvellement construits, l’enceinte même, ont participé d’un spécial caractère. Les divisions intérieures de la cité, depuis la petite maison primitive, entourée de son champ de deux arpens, hortus, heredium, jusqu’aux voies publiques, aux murs et aux propriétés sacrées, ont été de même ordonnées avec le secours de la religion, qui a garanti par ses fermes attaches à la fois le droit des particuliers, celui de l’état, et la régularité du cens, d’où la bonne administration politique et civile dépendait. Nul doute que Rome n’ait eu très tôt un véritable cadastre, ne fût-ce que pour fixer l’état des personnes et l’assiette de l’impôt. Nul doute qu’il n’y ait eu dès les premiers siècles une archive dans quelque temple, ainsi que des plans officiels et publics attestant le droit des particuliers et celui de l’état. Rome avait été précédée ou bien elle était entourée de peuples qui connaissaient fort bien l’usage des cartes géographiques ou des plans figurés. L’Assyrie et l’Egypte en avaient possédé de très bonne heure, et il nous en est resté quelques exemples. Les Étrusques, les Samnites, les colonies grecques de l’Italie méridionale pratiquaient la même coutume. Les prêtres de Delphes, dont tant de peuples reconnaissaient l’autorité, exposaient de tels documens sur les murs de leur temple. Hérodote a raconté l’histoire d’Aristagoras de Milet, qui, pour engager le roi de Sparte Cléomène dans la guerre contre les Perses, lui faisait calculer, à l’aide d’une carte gravée sur cuivre, quelles distances précisément il y aurait à franchir : cela se passait vers le temps de l’expulsion des rois de Rome. Les célèbres tables d’Héraclée, conservées au Musée de Naples, mentionnent des plans relatifs aux biens du temple de Bacchus vers le milieu du Ve siècle avant l’ère chrétienne. Or, les recherches modernes démontrant toujours davantage que la Rome primitive n’est pas restée étrangère aux civilisations voisines, on comprendrait difficilement qu’elle se fût passée d’un moyen scientifique déjà connu, et répondant si bien à son génie.

Une première période de l’histoire monumentale de Rome se termine par l’invasion gauloise et l’incendie de la ville en 390 avant Jésus-Christ. Rome fut aussitôt reconstruite, mais tumultuairement, dit Tite-Live, c’est-à-dire que, dans le malheur des temps, on réédifia sans trop rechercher ou sans bien reconnaître les limites, qui auraient dû être imprescriptibles, de la propriété publique ou privée. Ce fut le point de départ d’une nouvelle forma urbis. Pour cette seconde période, les textes nous apprennent que des plans sur toile, mappae linteae, étaient déposés à l’archive des censeurs, dans l’atrium du temple de la Liberté. Il est même parlé de copies sur cuivre destinées aux propriétaires de biens-fonds. Rien ne prouve absolument qu’il y en ait eu pour représenter Rome entière; mais il semblerait étonnant qu’il n’en eût pas été pour l’ensemble comme pour les diverses parties.

On connaît l’immense travail d’arpentage et de recensement que César, puis Auguste, avec l’aide d’Agrippa, firent exécuter dans tout l’empire. Pline l’ancien a puisé dans les informations qu’a procurées cette grande enquête les nombreuses données de topographie mises en œuvre dans son encyclopédie. Un autre résultat direct en a été la carte du monde romain peinte au portique de Polla, sœur d’Agrippa. Quelle qu’ait été la forme primitive de cet orbis pictus, sphérique ou allongée en forme de frise, il paraît certain qu’il est devenu le prototype de nombreuses cartes itinéraires et d’enseignement qui ont circulé dans l’empire, particulièrement de celui d’entre ces utiles monumens qui nous est seul parvenu, de la célèbre carte de Peutinger; mais une autre conjecture infiniment vraisemblable, que M. Jordan, le savant commentateur de la topographie romaine, avait déjà émise, et que M. de Rossi vient d’appuyer de nouvelles et convaincantes raisons, c’est qu’un plan de la ville devait accompagner, dès le temps de César et d’Auguste, celui du monde romain. En effet un cippe mutilé trouvé devant l’église Sainte-Marie in cosmedin, à Rome, nous apprend qu’en l’année 47, sous le règne de Claude, les censeurs, après avoir interrogé la forma officielle, revendiquèrent et restituèrent au domaine des terrains que des particuliers avaient usurpés, loca quae a privatis possidebantur, causa cognita, ex forma in publicum restituerunt. Il est clair qu’il s’agit d’un plan authentique, reconnu de tous, faisant foi pour les limites des propriétés, et d’après lequel on se réglait de part et d’autre. Ce ne pouvait être, puisque l’autorité en était si bien établie, qu’une carte de Rome remontant à plusieurs années, probablement au commencement de l’empire, c’est-à-dire aux grands travaux d’Auguste. Dans les sèches énumérations des portes, des thermes, des places de la ville, dont se composent presque uniquement plusieurs des abrégés géographiques que nous a laissés l’époque impériale, M. de Rossi croit reconnaître les légendes dont une telle carte avait dû être pourvue. Une autre raison encore fait supposer l’existence d’une carte topographique de Rome au temps d’Auguste : les distances des lieux situés sur les grandes voies de l’empire étaient calculées d’abord jusqu’aux murs de Servius Tullius, puis de ce mur an militaire d’or du forum. Il fallait bien, pour qu’on pût faire aisément ce double calcul, qu’un plan double, celui de l’empire et celui de la ville, eût été dressé.

Auguste se vantait d’avoir laissé de marbre la ville qu’il avait reçue de brique ; toutefois la Rome de son temps se ressentit toujours de la reconstruction irrégulière qui avait suivi l’invasion gauloise. C’est vraiment après l’incendie de Néron que Rome, au moins dans les parties que le fléau avait détruites, fut réédifiée, selon les règles sévères du droit national et suivant les exigences nouvelles du bien-être et du luxe. Les rues en furent droites et alignées ; les maisons n’en durent pas dépasser une certaine hauteur. Tacite nous apprend dans un curieux passage que plusieurs regrettèrent les rues étroites et les maisons élevées qui donnaient jadis de l’ombre et des abris contre le vent. Pline l’ancien va plus loin dans ses regrets, et décrit l’intéressant aspect de l’ancienne et de la nouvelle ville : « Autrefois, dit-il, la population urbaine, entretenant de petits jardins à ses fenêtres, présentait aux yeux le continuel spectacle de la campagne, avant que les brigandages d’une nombreuse multitude eussent forcé de griller toutes les ouvertures.» Son langage paraît traduire des souvenirs personnels, qui pourraient donc se rapporter d’une part à cet ancien état de Rome dont Tacite a parlé, et d’autre part à l’une de ces périodes transitoires de trouble intérieur et d’anarchie telles qu’a été la triste année 69, celle de Galba, Othon et Vitellius.

Il n’est pas étonnant qu’après de tels désordres Vespasien ait voulu reprendre ou peut-être achever les travaux commencés par Néron. Son année de censure (73 après J.-C.) y fut employée. Il fit mesurer à nouveau et l’ancienne enceinte, toujours limitée aux murs de Servius Tullius, — c’était celle de l’urbs augurata, sacra, — et celle que formait, bien au delà, l’extrême limite, soit des quatorze régions d’Auguste, soit de ce que Pline appelle les exspatiantia tecta, l’urbs cum continentibus œdificiis, c’est-à-dire la ville légale. Il consacra de plus, en terminant cette censure, le temple de la Paix, et exposa sans doute sur le forum de ce nom un plan de Rome offrant les dessins géométriques de la forma nouvelle, très différente de celle d’Agrippa et d’Auguste. Il y a lieu de croire que c’est ce même plan que Septime Sévère et Caracalla auront restitué au même lieu avec quelque agrandissement, entre les années 203 et 211, après l’incendie du temps de Commode, et qu’il s’agit du célèbre plan Capitolin. On sait qu’on en a retrouvé des fragmens, au milieu du XVIe siècle, au pied du mur extérieur d’un édifice qui, après avoir servi d’archivé au préfet urbain, est devenu au VIe siècle un temple de la ville de Rome, et a été incorporé en 530 à l’église même des saints Cosme et Damien, formée de trois temples antiques. Gravé sur des plaques de marbre probablement fixées à ce mur par des attaches en fer, ce plan figurait non pas une partie de la ville, comme on l’a cru longtemps, mais Rome entière, avec les monumens publics et privés, avec les quartiers et les rues, avec les quatorze régions et le périmètre des œdificia continentia, sans oublier les villas et jardins intérieurs. Le regretté duc de Luynes, pendant le dernier voyage qu’il fit à Rome, voulait pratiquer de nouvelles fouilles en ce même lieu, pour essayer d’ajouter de nouveaux fragmens à ceux que l’on connaît, soit par les originaux conservés dans l’escalier du musée du Capitole, soit par les dessins des fragmens farnésiens perdus aujourd’hui, dessins donnés par Fulvio Orsini à la Vaticane et reproduits par Bellori. — C’est avec le même espoir que l’administration romaine poursuit en ce moment les fouilles du forum.

Quelque incomplets et mutilés qu’ils soient, les débris du plan Capitolin nous donnent une grande idée de la nombreuse population de Rome, de l’abondance et de la grandeur de ses édifices. C’est la seule représentation qui nous reste de la ville impériale florissante; comment se fait-il qu’il semble déjà se rattacher par son orientation bizarre aux divers plans que va nous offrir le moyen âge? M. Jordan, qui a donné en 1874, sous ce titre: Forma urbis Romœ, l’étude la plus approfondie que nous possédions à ce sujet, est d’avis, comme Canina et Becker, qu’il avait le sud en haut, le nord en bas, le levant à gauche et l’occident à droite. Il se terminait à son sommet par la porte Capène, voisine de la porte actuelle de Saint-Sébastien, qui conduit à la voie Appienne, et dans sa partie inférieure par l’entrée de la ville vers la via Lata. Pourquoi une telle déviation de la règle suivie, à ce qu’il semble, jusque-là, par exemple dans la table de Peutinger? Quels rapports entre cette déformation et celle qu’offrent aussi les cartes de Rome du moyen âge? Ce sont autant de questions non encore résolues.

Il est difficile de croire que des plans n’aient pas été dressés, soit quand Aurélien, en 275, a construit ses murs sur la ligne d’octroi qu’un siècle plus tôt Marc-Aurèle et Commode avaient inaugurée par des cippes munis d’inscriptions, soit lors de l’importante réparation de ces murs par Honorius, en 403, quand le géomètre Ammon les mesura à nouveau, soit enfin lors de la rédaction de ces itinéraires ou descriptions de Rome de la fin du IVe et du commencement du Ve siècle où se trouvent des catalogues de monumens pour chacune des quatorze régions, listes fort insuffisantes et souvent défectueuses, mais qui nous permettent seules d’avoir une idée de ce qu’était Rome à la fin de l’empire. La période carlovingienne n’a pas été stérile, puisque le pape Zacharie ornait en 741 de ce que nous appellerions une mappemonde le triclinium du Lateran, comme Agrippa jadis avait fait au portique de Polla, et qu’Adrien Ier reconstruisait les murs de Rome, instituait un nouveau recensement, et faisait une autre répartition du patrimoine ecclésiastique. La description de la ville qui nous est restée de cette époque dans le célèbre manuscrit du couvent d’Einsiedeln reproduit très probablement cette réorganisation de la ville.

Nous arrivons ainsi à l’époque des Mirabilia urbis Romœ, vers le XIIIe siècle. Comment les pèlerins, venus de toutes les parties du monde avec ce petit guide en main, n’auraient-ils pas réclamé le secours de plans topographiques? Ceux qu’on trouve annexés aux manuscrits de certaines autres œuvres du moyen âge trahissent tout au moins l’influence exercée par les bizarres légendes que ces descriptions de Rome avaient mises en circulation, et qui firent une trop brillante fortune, au risque d’effacer beaucoup de notions positives et de brouiller ce qui restait d’authentiques souvenirs. — Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à jeter un coup d’œil sur les plans que M. de Rossi vient de publier. Le plus ancien qu’il ait rencontré, et qu’il emprunte à un manuscrit de la bibliothèque Vaticane, paraît être une copie imparfaite d’un original du XIIIe siècle[5]. La ville y est figurée avec une forme elliptique très peu exacte; l’orientation en est fort arbitraire : on lit en haut de la carte le mot oriens; le nord se trouve à gauche du spectateur, et le midi à droite. Le Colisée apparaît au milieu de la carte, couvert d’une coupole hémisphérique, parce que les recensions développées des Mirabilia commencent dès cette époque à raconter, sans aucune raison bien entendu, qu’il en était ainsi : « Colisée, dit la traduction française faite après l’expédition de Charles VIII, en 1499, a été anciennement le temple du soleil, construit et édifié de grande magnitude et beaulté, adapté et garny de plusieurs diverses cavernes. Et estoit icelluy merveilleux temple couvert dung ciel de cuyvre doré, et là-dedans se faisoient tonnerres, fouldres et cornscacions, et si y estoient envoyez pluies et eaues par tuyaulx de plomb. Et illecques en ce ciel estoyent les signes célestes et aussi les planettes avecques le soleil et la lune. Lesquelles choses on voit visiblement mouvoir par art subi il et mathématique. » — Le même plan nous montre, en face de la basilique de Saint-Jean de Lateran, à côté de la statue équestre de Marc-Aurèle, qui y resta jusqu’en 1538, l’informe dessin d’une main et d’une tête. L’unique explication de ces étrangetés est encore dans les Mirabilia : « Au milieu du Colisée séoit et présidoit Phébus le dieu du soleil, lequel avoit les pieds devers la terre et le chef qui touchoit le ciel, et aussi tenoit icelluy Phébus une palme en sa main; désignant et signifiant que la cité de Rome gouvernoit tout le monde. Et après une grande espace de temps, le benoist sainct Silvestre pape commanda de destruire quellui temple avecques aussi plusieurs aultres temples et sumptueux édifices, et fîst mettre le chef, les mains et la palme de ladicte ydole au palais de Lateran, laquelle teste est en vulgaire faulsement appellée la teste de Sanson... » Il y a là sans doute le souvenir un peu effacé du colosse de Néron, qui fut, après le règne de cet empereur, dédié au Soleil. Après avoir été transportées en effet pour longtemps sur la place de Saint-Jean de Lateran, la tête de bronze, qui est énorme, se trouve aujourd’hui dans la cour, et la main dans le musée du palais des Conservateurs. — Les Mirabilia placent un certain theatrum Neronis dans les prairies qui s’étendent à l’est du château Saint-Ange, sur la rive droite du Tibre, et le moyen âge a vulgairement appelé ce même lieu du nom de prati di Nerone, confusion probable entre le souvenir du cirque de Néron, qui s’étendait de l’autre côté du môle d’Adrien, là où Constantin commença d’édifier la basilique de Saint-Pierre, et celui d’un antique monument dont le plan de Rome du XIIIe siècle que publie M. de Rossi a conservé un très curieux indice. Tout l’espace entre le môle d’Adrien et cette partie de la rive droite du fleuve qui fait face à la porta pinciana est occupé ici par la représentation grossière, mais non équivoque, d’un cirque avec sa spina, et de chasses où figurent des cerfs et un lion. Cet espace est renfermé à tort dans les murs de la ville; mais cela encore s’explique. On a retrouvé en effet au siècle dernier dans ce lieu les restes d’un cirque remontant à Adrien ; Procope, sans en rappeler le nom, raconte que les Goths s’y étaient fortifiés par des murs de défense, et les troupes allemandes y campaient lorsque les empereurs Tenaient pour leur couronnement. Ce cirque paraît avoir servi pendant tout le moyen âge à des spectacles et à des chasses; les débris en ont persisté longtemps, et presque tous les plans antérieurs au XVIe siècle en tiennent compte.

Les autres édifices mentionnés par cette carte sont, sur la rive droite, le château Saint-Ange, la basilique de Saint-Pierre, et, à côté, la célèbre aiguille, acus, c’est-à-dire l’obélisque qui décorait anciennement le cirque de Néron ; — sur la rive gauche, la Rotonda ou le Panthéon, le palais des Sénateurs sur le mont Capitolin, et le palais des Césars ou peut-être seulement le stade du Palatin, désigné sous le nom de palatium majus. Rien des grandes ruines du forum ; l’arc de Constantin et l’arc de Titus sont peut-être représentés, mais non pas nommés. En général, il faut bien le dire, c’est la fantaisie ou plutôt la négligence extrême qui préside à ces dessins. En marge, diverses légendes donnent les noms des grandes voies, ceux des collines, ceux des portes; l’auteur n’a pu s’empêcher d’inscrire un aveu de la décadence dont le plan lui-même offre l’image. Il rappelle en mauvais latin que Rome a été incendiée, d’abord par le chef Brennus, puis par Alaric; il ajoute à ces envahisseurs, sur la foi de quelque tradition vague, « le plus jeune fils de Galaon, roi des Bretons. » Chaque jour, dit-il, de nouveaux désastres viennent frapper Rome; elle ressemble au vieillard décrépit qui peut à peine se soutenir avec le bâton; elle n’a rien d’une honorable vétusté, se trouvant réduite à un informe monceau de pierres. Cependant on le lui a prédit, elle ne cédera pas aux coups des barbares; mais elle languira, ébranlée par les tremblemens de terre, courbée sous les orages et la foudre. » Curieuse formule, où se fait jour, dans l’excès même de sa misère, la protestation de la ville éternelle.

M. de Rossi a compris dans son intéressante série, pour le XIVe siècle, la bulle d’or de l’empereur Louis de Bavière, qui date de 1328, et sur laquelle on voit, non pas précisément un plan de Rome, mais la réunion de ses principaux monumens étroitement groupés ensemble. Le palais du Capitole, dans lequel cet empereur ennemi du saint-siège avait reçu la couronne, n’apparaît nulle part plus complètement ; le Colisée, au milieu de la ville, n’a pas l’absurde toit légendaire. On croirait reconnaître un bas-relief antique ou une médaille, avoir les formes d’architecture classique, et non pas du moyen âge, qu’affecte cette curieuse représentation.

Il n’en est pas de même d’un plan datant peut-être de 1358, que M. de Rossi emprunte à un manuscrit de notre Bibliothèque nationale. Ce manuscrit, qui date du XVe siècle, contient le poème intitulé Dittamondo ; l’auteur, Fazio degli Uberti, est un imitateur de Dante. Il fait, lui aussi, un voyage imaginaire, en compagnie de l’érudit Solin. Le plan les représente tous deux regardant par-dessus les murailles, tandis que Rome même, vêtue en habits de veuve et la figure amaigrie, leur montre son deuil et ses ruines. D’une part les traces de l’influence des Mirabilia se retrouvent ici à plus d’un trait : le Colisée a son toit doré ; sur le Quirinal se dressent les deux célèbres groupes, œuvre prétendue de Phidias et de Praxitèle, qui ont tant étonné le moyen âge ; d’autre part, la physionomie générale, conforme sans nul doute à la réalité, est bien celle d’une ville close, sombre, fortifiée, partout sur la défensive. Les ponts sont des forteresses ; la tour de la Milizia, près du forum de Trajan, est toute une construction d’aspect féodal et militaire ; la ville se resserre si étroitement dans ses murs que l’auteur de la carte n’y peut indiquer tous les monumens.

D’autres plans de Rome viennent des manuscrits de cette traduction latine de Ptolémée qui eut tant de succès dans l’Europe occidentale vers le milieu du XVe siècle. Si ces plans conservent encore les mêmes erreurs traditionnelles, cependant on y remarque déjà un dessin moins imparfait, des proportions moins vagues, quelque recherche d’exactitude topographique. On s’aperçoit très vite qu’on touche à l’époque de la renaissance ; c’est le temps où un Brunellesco, un Donatello, Cyriaque d’Ancône, et surtout Léon Baptiste Alberti, l’ami de Laurent de Médicis, vont enseigner enfin le prix et le respect des monumens romains. Ces grands artistes les ont mesurés, relevés, dessinés suivant les règles de la géométrie et de la perspective. Les derniers plans de cette série que recueille M. de Rossi trahissent particulièrement une réelle transformation, qui nous transporte hors du moyen âge, et que nous étudierons après avoir exposé, avec le secours des documens nouveaux donnés par M. Müntz, les précédens et les premiers progrès de la renaissance. Nous avons rappelé les principaux traits de la décadence monumentale de Rome ; nous rechercherons quels restes avaient été conservés de traditions protectrices pour les monumens romains, quelles lueurs d’espérance subsistaient d’un meilleur avenir, puis quels travaux furent accomplis en ce sens pendant le XVe siècle.

Quel âge avait été le plus funeste pour les monumens de Rome ? Il serait difficile de répondre précisément à cette question. Pendant plusieurs siècles sans histoire, alors qu’une chétive population cachait à l’abri de glorieux murs son inertie et sa misère, elle a subi une lente décomposition qui a souillé et mutilé les plus beaux édifices. Les périodes d’agitation et de guerre civile, qui n’ont pas été rares même pendant ces temps obscurs, ont dû lui être encore plus redoutables : la main de l’homme a certainement pesé sur elle plus que celle du temps. Elle a été singulièrement maltraitée au Ve siècle, pendant les invasions barbares ; au XIe siècle, parmi les guerres entre le sacerdoce et l’empire ; au XIVe siècle, alors que les pontifes étaient exilés de leur capitale, et que les guerres civiles, les rivalités féodales, les mouvemens démocratiques, la peste, les inondations, les tremblemens de terre y multipliaient les malheurs et en bannissaient tout bon ordre. Même les erreurs des époques bien différentes qu’animait un esprit nouveau lui sont devenues fatales. Les papes du XVe siècle dépouillent et ruinent les monumens antiques pour construire leurs édifices ; Nicolas V met la main sans scrupule sur l’ancienne basilique de Saint-Pierre, sur le temple de Probus et bien d’autres monumens vénérables qui en dépendent. Le XVIe siècle effacera presque toutes les peintures de la première renaissance, et non pas toujours pour y substituer, comme au Vatican, les œuvres d’un Raphaël. Michel-Ange, voulant donner à la statue de Marc-Aurèle une solide base, enlèvera sans hésiter un morceau de frise à l’architrave des thermes de Titus. Sixte-Quint fera raser le Septizonium de Septime Sévère. Le XVIIe siècle enfin modernisera les églises, en épargnant à peine, entre toutes les œuvres de l’architecture du moyen âge, quelques campaniles et quelques cloîtres. — Rome cependant survit aux continuels désastres ; jamais ne se sont effacés entièrement le souvenir, le sentiment et les traces de sa puissance. Ses grands papas du moyen âge les ont ranimés et renouvelés avec assez d’éclat, et elle est encore restée digne, après tant d’infortunes, de devenir à son jour le plus intense foyer de la renaissance italienne.


À. GEFFROY.

  1. Musaici cristiani e saggi dei pavimenti delle chiese di Roma anteriori al secolo XV, tavole cromo-litografiche. Douze grandes mosaïques et plusieurs planches de pavemens en opus tessellatum, faussement appelé alexandrinum, ont déjà paru, avec un texte explicatif en italien et en français. Rome, Spithöver, 1872.
  2. Pourquoi la France conserve-t-elle seule cette orthographe barbare : Latran, pour désigner l’antique demeure de la famille des Laterani ? La seule raison de persévérer serait ce qu’on appelle l’usage ; mais pourquoi ne pas changer l’usage, si la forme est à vrai dire ridicule, et le changement très facile ?
  3. Ce sont les aquimoli du moyen âge. Voir à ce sujet le curieux travail de M. Corvisieri sur les anciennes poternes du Tibre dans Rome, au tome premier du très intéressant recueil intitule : Archivio della società romana di storia patria, 1878.
  4. P. di Tucci, Dell’ antico e presente stato della campagna di Roma, in rapporto alla salubrità dell’ aria e alla fertilità del suolo, Roma, 1878, in-12. — Tommasi Crudeli, Della distribuzione delle acque nel sottosuolo dell’ Agro romano, e della sua influenza nella produzione della malaria (tirage à part de l’Académie des Lincei) in-4o, 1879.
  5. M. de Rossi a probablement négligé à dessein, dans un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, manuscrit du XIVe siècle, un autre exemplaire de ce même plan, de mêmes dimensions, avec un dessin un peu plus complet, mais non pas plus de légendes. Les notes inscrites autour de la carte présentent quelques variantes.