L’Historien et le héros de la révolution de février

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L’HISTORIEN ET LE HÉROS


DE LA


RÉVOLUTION DE FÉVRIER.




HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848, par A. de Lamartine[1]


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Non, ce n’est point une histoire que M. de Lamartine vient d’écrire, c’est une impuissante apologie. La révolution de 1848 est la plus triste des crises qui marquent périodiquement, depuis soixante ans, les étapes de notre décadence. M. de Lamartine en a été, au moment suprême, l’acteur décisif, et il est le seul qui en portera la responsabilité devant l’avenir. La condamnation de la révolution de 1848, nous allons la lire dans les balbutiemens, dans les déclamations, dans les aveux et dans les réticences de M. de Lamartine. Quant à la responsabilité qui pèse sur lui, l’orgueil de M. de Lamartine la revendique tout entière, et qui pourrait d’ailleurs la lui disputer ? À l’exception de M. François Arago, qui s’y laissa traîner et qui remplit sa tâche avec le mutisme de la résignation, les collègues de M. de Lamartine au gouvernement provisoire sont des hommes qui n’auront jamais un nom devant la postérité des hommes sur lesquels les jugemens de l’histoire n’auront jamais prise, des hommes dont l’élévation sans lendemain fut une des plus insolentes bouffonneries de la fortune. Sans M. de Lamartine, la république, repoussée par l’immense majorité du pays, ne fût point sortie de la sédition du 24 février ; si M. de Lamartine n’eût pas consenti à être le collègue de MM. Flocon, Ledru, Pagès, Crémieux, Louis Blanc, Albert, Marie, on n’eût jamais entendu parler de cette autocratie révolutionnaire qui s’est appelée le gouvernement provisoire. Il est naturel que M. de Lamartine vienne se défendre lui-même en racontant la révolution de 1848. Elle est son œuvre, et la fortune de son nom y est indissolublement attachée.

L’apologie de M. de Lamartine sous les yeux, je vais donc lui demander compte des motifs qui l’ont porté à faire une révolution, de la manière dont cette révolution s’est accomplie, du rôle actif qu’il a volontairement choisi dans la péripétie de ce drame, de la politique qu’il a pratiquée au pouvoir, des amitiés qu’il a formées, des effets immédiats de la révolution de février, enfin du caractère et de la moralité de sa carrière publique ; mais, avant de commencer ce douloureux interrogatoire, je demande le droit de franchise vis-à-vis de M. de Lamartine. L’auteur des Méditations et des Girondins a joui jusqu’à présent d’une immunité refusée à tous les hommes publics. Pour lui, la critique même a toujours eu des ménagemens respectueux et des flatteries efféminées. On ne lui a jamais parlé que comme l’on parle à une altesse royale. On aurait craint, en blâmant l’homme politique, de paraître oublier l’admiration due au poète ; il semblait y avoir dans les sentimens de M. de Lamartine une chevalerie qui appelait des retours de générosité, et, devant la bienveillance polie de son langage, la polémique aurait rougi de ne point émousser ses rudesses. Il serait difficile aujourd’hui d’observer envers M. de Lamartine ces attentions cérémonieuses. On ne pense plus au grand poète d’autrefois quand on voit l’homme qui a joué sur un coup de dé la vie de la France ; on oublie l’ancien prestige de l’écrivain en parcourant l’improvisation incohérente, lâchée, monotone de l’Histoire de la Révolution de 1848 ; on n’est plus touché d’une chevalerie qui est allée jusqu’à réhabiliter la mémoire de Robespierre, et on se révolte enfin contre cette fade et banale bienveillance qui n’honore plus personne, parce qu’elle caresse tout le monde ; on s’indigne du flegmatique lyrisme de ce Philinte sérieux qui fait mine de s’attendrir sur Mme la duchesse d’Orléans, et dont les adulations ne s’arrêtent pas même devant Blanqui.


I.

Quelles sont les causes qui ont paru à M. de Lamartine assez saintes et assez impérieuses pour le décider à jeter son pays dans les hasards d’une révolution ? Mais, afin d’apprécier la puissance de ces motifs, creusons d’abord ce mot révolution, qui est depuis soixante ans l’énigme, le scandale et le fanatisme de l’humanité.

Il en est du mot révolution comme de tous les termes dont s’emparent les passions aveugles et superstitieuses : les masses en adorent le son sans en rechercher le sens. Depuis soixante ans, nous avons entendu présenter la révolution comme le symbole et le gage des affranchissemens légitimes et de l’amélioration de l’espèce humaine. Parce que les idées au nom desquelles la France de 89 brisa l’ancien régime ont paru généreuses et grandes, on a sanctifié le mot révolution, et peu à peu, dans la conscience de la France, il s’est fait une confusion déplorable entre le mot, les vérités et les nobles buts de 1789. À la longue, le vulgaire a fini par croire que révolution signifiait toujours liberté, patriotisme, gloire, progrès. C’est sous l’influence de ce préjugé que le peuple et des enthousiastes égarés ont si souvent couru à l’insurrection comme aux appels de l’héroïsme ; c’est la même illusion qui fait que les nasses ont tant de fois salué les révolutions accomplies comme des bienfaits et des triomphes ; c’est ce mensonge terrible qui, à chaque mécontentement qui gronde en lui, à chaque ambition qui s’élève dans son sein, présente au peuple une révolution nouvelle comme unique espoir et dernière perspective.

Ce préjugé est la superstition odieuse et fatale du XIXe siècle. S’il reste encore dans la jeunesse française quelques esprits élevés, quelques ames fières, leur devoir, leur tâche est de chasser cette idole de l’imagination populaire. La révolution n’est pas une philosophie, une doctrine, une vérité, un bien ; elle n’est pas but ; elle est moyen. C’est le plus incertain, le plus redoutable, le plus funeste des instrumens par lesquels s’accomplit le mouvement des choses humaines. Il y a dans le monde moral, commue dans le monde physique, des forces fatales qui éclatent et tuent, quand la sagesse et la vigilance de l’homme cessent de les maîtriser et de les conduire. Les révolutions sont les situations où les grandes forces du monde social échappent à la prévoyance et à l’influence de la raison humaine. Les révolutions dans l’histoire sont des interrègnes entre le moment où un peuple cesse de se gouverner et le moment où il ressaisit le gouvernement de lui-même : effrayant intervalle, où tous les élémens contradictoires, ennemis, dissolvans, que l’autorité contenait dans la société, s’entre-choquent et s’entre-détruisent, sans autre médiateur que la force, sans autre règle que le hasard. La révolution, c’est l’abdication de la raison et du libre arbitre humains, et c’est l’invasion et l’empire absolu de la fatalité dans le gouvernement des peuples. Au milieu de cette éclipse, le progrès s’égare ou s’arrête ; car le progrès, ce sont les améliorations délibérées, balancées, expérimentées ; c’est la marche assurée du connu au connu, tandis que la révolution court à l’inconnu, à travers les ténèbres sous les coups des fléaux de Dieu. Il y a, dit-on, des révolutions légitimes : c’est possible ; mais les révolutions ne sont légitimes pour les peuples qu’aux conditions où le suicide devient légitime pour les individus, comme une de ces extrémités où il ne reste à la vertu et à l’honneur d’autre ressource que l’héroïsme du désespoir. En dehors de ces exceptions terribles, appeler une révolution sur son pays, c’est, pour ainsi dire, appeler l’étranger, l’ennemi, dans le domaine de la liberté et de la raison humaine ; c’est un crime contre la patrie livrée comme enjeu, contre la philosophie reniée, contre Dieu défié.

M. de Lamartine reconnaît en maint endroit ces vérités ; à lui, plus qu’à aucun autre, il a donc fallu des raisons bien fortes pour entrer dans une révolution. Il déclare que « la question de gouvernement était pour lui une question de circonstance plutôt que de principe. Que si le gouvernement constitutionnel de Louis-Philippe eût tendu à accomplir graduellement et sincèrement les deux ou trois grands perfectionnemens moraux ou matériels demandés par l’époque, Lamartine eût défendu la monarchie. » Quels étaient donc ces deux ou trois perfectionnemens pour lesquels M. de Lamartine croyait pouvoir jouer la partie désespérée d’une révolution ? Je cite encore la déclaration de M. de Lamartine dans son emphase et dans sa naïveté imprévue : « Les deux idées principales que Lamartine (M. de Lamartine, comme César, parle de lui-même à la troisième personne) croyait assez saintes et assez mûres pour valoir l’effort d’une révolution, étaient entièrement désintéressées. Elles ne profitaient qu’à Dieu et à l’humanité… L’une était l’avènement des masses au droit politique, pour préparer de là leur avènement progressif inoffensif et irrégulier, c’est-à-dire à l’égalité de niveau, de lumière et de bien-être relatif dans la société. La seconde était l’émancipation réelle de la conscience du genre humain, non pas la destruction, mais par la liberté complète des croyances religieuses. Le moyen, à ses yeux, était la séparation définitive de l’état et de l’église. » Parmi les hommes qui ont une intelligence et une conscience, qui se serait jamais attendu à voir présenter de pareils prétextes comme la justification d’une révolution ? L’avènement des masses au droit politique par une révolution, c’est-à-dire leur avènement violent, offensif, irrégulier, « pour préparer de là leur avènement progressif, inoffensif, régulier, à la justice, » quelle contradiction ! quelle inconséquence ! Est-il permis à la pensée de se souffleter ainsi en une seule et même phrase ? Une révolution pour la séparation de l’église et de l’état ! Est-ce dérision ou impiété ? Faut-il rire, faut-il s’indigner ! Il est vrai que M. de Lamartine nous explique ce travers par une singulière conformation de nature : « Lamartine avait été créé religieux, comme l’air a été créé transparent. » J’aime mieux rire.

J’écarte ce ridicule prétexte d’une révolution : la séparation de l’église et de l’état, dont M. de Lamartine ne paraît pas d’ailleurs s’être fort inquiété le lendemain de février. On comprendrait plutôt l’insurrection au nom des droits politiques des masses, si l’élévation du peuple eût rencontré dans le régime de 1830 des obstacles infranchissables. Or, je défie M. de Lamartine de porter une telle accusation contre les institutions qui gouvernaient la France avant la révolution de février. Ces institutions étaient un mécanisme élastique qui à la fois provoquait et contenait tous les progrès. Elles avaient été construites pour seconder, suivant les expressions de M. de Lamartine, l’avénement progressif, inoffensif et régulier des masses à l’égalité relative des lumières et du bien-être et aux droits politiques. Elles réussissaient, et c’est M. de Lamartine lui-même qui le proclame involontairement toutes les fois qu’il a besoin de louer l’intelligence et la moralité du peuple ; en voici un éclatant aveu : « La masse de la population laborieuse et domiciliée à Paris avait fait en lumières, en civilisation véritable et en vertu pratique, d’immenses progrès depuis cinquante ans. L’égalité l’avait ennoblie, l’industrie l’avait enrichie. Le contact avec les différentes classes qu’on appelait autrefois la bourgeoisie avait poli et adouci ses pensées, sa langue et ses mœurs. L’instruction généralisée, l’économie devenue une institution par les caisses d’épargne, les livres multipliés, les journaux, les associations fraternelles ou religieuses, l’aisance, qui donne plus de loisir, le loisir, qui permet la réflexion, l’avaient heureusement transformée. La communauté d’intérêts bien compris entre ce peuple et la bourgeoisie, avec laquelle il se confondait, avait mis en commun même les idées. ». Contre un état social et politique qui verse sur un peuple de pareils bienfaits, c’est crime ou folie de faire une révolution ; car faire une révolution, c’est tuer cette industrie qui enrichissait le peuple et lui procurait l’aisance, le loisir, l’instruction ; c’est ruiner l’économie du pauvre et dilapider les caisses d’épargne ; c’est effacer la politesse et l’adoucissement des mœurs, et c’est mettre la jalousie, la haine et la lutte entre les classes à la place de cette communauté d’intérêts qui était la force et l’honneur d’une société prospère. Le dernier, l’unique prétexte révolutionnaire de M. de Lamartine disparaît donc écrasé sous le poids de son propre témoignage.

Dès le 21 février cependant, dès la veille des journées où s’est englouti le règne de Louis-Philippe, M. de Lamartine avait pris son parti d’une révolution et avait poussé ce cri des aventuriers et des joueurs qu’il a jeté depuis du haut de la tribune : Alea jacta est. Un grand nombre de députés de l’opposition s’étaient réunis chez un restaurateur de la Madeleine pour délibérer sur la conduite à suivre dans l’affaire du banquet. La question n’était plus même alors celle qui s’était débattue entre le gouvernement et l’opposition à propos du droit de réunion. Il ne s’agissait plus seulement du banquet, il s’agissait d’une de ces processions populaires qu’on appelle dans le langage révolutionnaire des manifestations. Le National et la Réforme avaient publié le programme de la journée et réglé la marche des masses qu’on appelait dans la rue. C’était le procédé que nous avons vu tant de fois renouveler depuis, au 16 avril, au 15 mai, au 13 juin. Le gouvernement venait de répondre à ce défi par l’interdiction du banquet. Entre le gouvernement défendant légalement l’ordre menacé et les factions préparant un de ces complots dont le 24 février nous a dit le secret, et dont M. Ledru-Rollin a brutalement dévoilé un jour l’insigne hypocrisie, que ferait l’opposition ? M. Berryer, lui, l’adversaire naturel et par principe du gouvernement de juillet, reculait devant le péril de la société. M. de Lamartine, lui, pour qui « la question de gouvernement était une question de circonstance plutôt que de principe, » n’eut pas ces scrupules. Il conseilla les partis les plus violens. « C’est, dit-il, un acte de citoyens que nous voulons faire, et où la France veut être notre témoin par les yeux du peuple de Paris ! Le reste n’est plus dans nos mains, messieurs ; le reste est dans les mains de Dieu. Je ne sais pas si les armes confiées à nos braves soldats seront toutes maniées par des mains prudentes, je le crois et je l’espère ; mais, si les baïonnettes viennent à déchirer la loi, si les fusils ont des balles, ce que je sais, messieurs, c’est que nous défendrons de nos voix d’abord, de nos poitrines ensuite, les institutions et l’avenir du peuple, et qu’il faudra que ces halles brisent nos poitrines pour en arracher les droits du pays. Ne délibérons plus, agissons. » Vainement M. de Lamartine allègue-t-il qu’il ne put entraîner ses collègues aux extrémités où sa passion l’emportait, et pense-t-il se disculper en disant que les conséquences qui pouvaient découler de son discours furent écartées. Au moment où il prononça ces paroles, M. de Lamartine fut dans son ame fauteur et complice d’une révolution, et le jugement sévère qu’il porte aujourd’hui lui-même sur son discours pèse sur sa conduite dans la journée du 24 février, qui n’en fut que la traduction en acte. « Lamartine livrait quelque chose au hasard. La vertu ne livre rien qu’à la prudence, quand il s’agit du repos des états et de la vie des hommes. Il tentait Dieu et le peuple. Lamartine se reprocha depuis sévèrement cette faute. C’est la seule qui pesa sur sa conscience dans tout le cours de sa vie politique. Il ne chercha à l’atténuer ni à lui-même, ni aux autres. C’est un tort grave de renvoyer à Dieu ce que Dieu a laissé à l’homme d’état : la responsabilité. Il y avait là un défi à la Providence. L’homme sage ne doit jamais défier la fortune, mais la prévoir et la conjurer. » On voit que, pour juger M. de Lamartine, il n’y a qu’à recueillir ses propres aveux ; mais l’on n’aurait point encore une idée exacte de l’état de son esprit, si l’on ne tenait compte du motif et de l’excuse qu’il donne à la violence de ses résolutions et de ses paroles. Il était surtout animé d’une rivalité jalouse contre la partie de l’opposition dont M. Thiers était le chef. « La satisfaction secrète de prendre une fois de plus cette opposition en flagrant délit de faiblesse, l’orgueil de la dépasser et de la convaincre d’inconséquence, étaient peut-être, dit-il, à son insu, pour quelque chose dans la chaleur du discours de Lamartine. »

Voilà toute la justification que M. de Lamartine présente à ses contemporains et à l’histoire de sa complicité dans la révolution de février. Je la résume. M. de Lamartine croit que c’est un tort grave de défier la Providence en faisant des révolutions. Il n’avait contre la monarchie constitutionnelle aucune objection de principes. Il aurait défendu le gouvernement de 1830, si ce gouvernement avait tendu, dit-il, à accomplir graduellement les deux ou trois grands perfectionnemens moraux et matériels réclamés par l’époque : ces deux ou trois perfectionnemens se réduisent à deux, qui sont l’avènement du peuple aux droits politiques et la séparation de l’église et de l’état. M. de Lamartine confesse les progrès accomplis par le peuple sous le régime de 1830 : n’importe, c’est au nom de ces deux prétendues idées que M. de Lamartine veut remettre ces progrès en question et jouer le repos des états et la vie des hommes. Enfin, à la veille de la catastrophe lorsqu’il provoque les conflits par la violence de ses discours, en sondant son cœur, il n’y peut montrer lui-même d’autre mobile qu’une triste jalousie attisée par une vanité irréconciliable. Les idées et les sentimens qui dirigent M. de Lamartine nous sont connus : voyons-le à l’œuvre.


II

M. de Lamartine a rempli de son nom l’Histoire de la Révolution de 1848. Je n’oublie pas cependant qu’il y a bien autre chose que la personnalité de M. de Lamartine dans cet immense événement. Je n’ai garde de faire sa responsabilité plus grande qu’elle n’est. Il y a eu un moment où M. de Lamartine a joué dans la crise un rôle décisif, où il y a pris volontairement une initiative prépondérante, où il en a peut-être tenu dans ses mains la direction ; mais la crise elle-même était née et s’était développée hors de son influence. La révolution de février a eu des causes générales dont M. de Lamartine n’a point à répondre ; les événemens des trois journées se sont déroulés avec un enchaînement sur lequel M. de Lamartine n’a pesé qu’à la dernière heure. Pour être juste et vrai, pour bien mesurer la responsabilité de M. de Lamartine, il y a donc trois parts à faire : celle des causes générales de la révolution, celle des accidens particuliers qui ont marqué les degrés de cette catastrophe, enfin le rôle joué par M. de Lamartine le 24 février, à la chambre des députés après l’abdication du roi et en présence de la duchesse d’Orléans, cherchant un refuge dans la représentation nationale violée par l’émeute. Avant d’en venir au rôle personnel de M. de Lamartine, il faut, par conséquent, repasser les causes générales et les faits de la révolution.

M. de Lamartine a négligé l’examen de ces causes, pour courir, comme il dit, au récit ; je les ai recherchées moi-même dans ce recueil avec assez de détail[2] pour n’avoir point à y revenir maintenant. Je n’en mentionnerai qu’une, celle qui a paralysé la défense du gouvernement et de la société dans les journées de février. Je la définis d’un mot : le manque de foi. Derrière toutes les fautes, toutes les défaillances qui, en cette lutte fatale, ont perdu la cause du régime de 1830, fautes du roi, fautes du gouvernement, fautes de l’opposition, fautes de la garde nationale, fautes des généraux, vous retrouverez toujours le manque de foi. Par une suite et une complexité de vices, d’accidens, de fausses situations, il est arrivé au jour suprême que la société et le gouvernement se sont trouvés trop éloignés l’un de l’autre, et n’ont plus cru assez énergiquement à la solidarité de devoir et d’intérêt qui les unissait l’un à l’autre. Le gouvernement n’a pas senti qu’il devait à la défense de la société les sacrifices les plus héroïques ; la société a oublié qu’en laissant renverser son gouvernement, elle se suicidait. Comment cet éloignement s’était opéré, comment cette foi mutuelle s’était obscurcie dans les consciences, il serait trop long de l’expliquer ; mille causes y avaient contribué : le vice d’origine révolutionnaire du régime de 1830, la confusion des partis qui donnait pour auxiliaires à la horde des destructeurs les défenseurs traditionnels de la société ; huit années de prospérité et de calme qui avaient épaissi sur les regards le bandeau d’une sécurité trompeuse ; les violences passionnées, les infatigables calomnies de la presse opposante, qui avaient fini par envelopper insensiblement le pouvoir d’un réseau de défiances. Au dernier moment, il n’y eut plus qu’une poignée d’esprits probes et convaincus, qui, les yeux fixés sur la révolution imminente, gardèrent au cœur le sentiment de la fidélité mutuelle que se devaient le pouvoir et la société : prévoyance et fermeté inutiles, qui restent aujourd’hui, à défaut de consolation l’orgueil de conscience de ceux qui ont défendu jusqu’au dernier jour le gouvernement tombé.

Le manque de foi dont je parle éclate dès le premier acte de la révolution de février. M. de Lamartine, Plus dithyrambiste qu’historien, a laissé dans l’ombre les détails du fait qui a commencé cette série de contre-temps et de fausses mesures dont le public n’a connu que le triste résultat, mais dont il a ignoré jusqu’à présent l’explication.

On sait que le conflit fut amené par le banquet projeté du 12e arrondissement. L’opposition voulait, par cette manifestation, établir contre le gouvernement le droit illimité de réunion. Le gouvernement avait annoncé que, refusant son autorisation au banquet, il le poursuivrait comme illégal. Cependant, à mesure que le jour fixé approchait, les chefs de l’opposition commencèrent à redouter l’extrémité laquelle ils allaient en venir. Les factions ennemies qui les poussaient devant elles leur inspirèrent de vives alarmes. Plusieurs même furent informés que leurs personnes ne seraient pas en sûreté. Pour provoquer un mouvement insurrectionnel, les conspirateurs républicains pensaient à faire d’eux des martyrs. Les chefs de la gauche voulurent conjurer, par un arrangement amiable, les périlleuses conséquences d’un conflit ; ils sondèrent à ce sujet des membres importans de la majorité. Le ministère, dans l’intérêt de la paix publique, ne demandait pas mieux que de laisser à l’opposition une issue honorable. Des négociateurs furent nommés des deux côtés : M. Barrot et M. Duvergier de Hauranne représentèrent l’opposition ; M. Vitet M. de Morny, le parti conservateur et le ministère. Il fut convenu entre ces messieurs qu’il y aurait un banquet pour la forme ; que, le premier toast porté, un commissaire de police sommerait la réunion de se dissoudre, ce qu’elle ferait sans résistance, et que la difficulté légale débattue entre l’opposition et le gouvernement serait portée devant la justice du pays. Cette transaction, honorable sans doute par ses motifs, était, de la part de l’opposition comme de la part du ministère, une cession de principes : au moment de croiser le fer, l’un et l’autre manquaient de foi dans la rigueur de son droit. Cette première capitulation précipita les complications qu’on voulait prévenir.

Les chefs de l’opposition avaient stipulé pour un parti dont ils n’étaient pas maîtres. La veille du jour du banquet, le National et la Réforme publièrent un programme de la manifestation. C’était un appel à la garde nationale, aux écoles, à la population entière. Les commissaires du banquet y traçaient l’ordre de la cérémonie, y marquaient le rang de chacun dans le défilé, et usurpaient les droits et le langage de la police de la cité réglant l’ordonnance d’une fête publique. Après un pareil défi, le ministère ne pouvait tolérer le banquet sans livrer aux meneurs des factions républicaines le gouvernement de la rue. Le ministère revint donc sur ses concessions. Il résolut d’interdire le banquet. Des précautions militaires furent concertées en conseil pour protéger l’ordre contre les tentatives possibles de la sédition. La garnison de Paris et la garde nationale devaient, le mardi jour du banquet, occuper dès le matin les points stratégiques qui leur étaient assignés d’après l’ancien plan du maréchal Gérard. L’armée de Paris était alors, non de cinquante-cinq mille ou de trente-cinq mille hommes, comme l’imprime M. de Lamartine, qui varie quatre ou cinq fois sur ce chiffre ; elle était de trente mille hommes, qui pouvaient donner sur le terrain un effectif de vingt à vingt-cinq mille combattans. Ce chiffre était alors suffisant pour garantir la tranquillité de la capitale. Il devait s’augmenter des régimens de cavalerie des garnisons voisines mandés et massés, aux Champs-Elysées au nombre de six mille chevaux, et de l’artillerie de Vincennes. Même dans le moment où il se décidait à prendre des mesures énergiques, le gouvernement manqua de foi, car il n’osa pas donner au maréchal Bugeaud le commandement militaire de Paris. Il recula devant l’impopularité que les basses attaques des journaux de l’opposition avaient soulevée contre notre premier capitaine. C’était d’avance se laisser désarmer par l’ennemi.

Les chefs de l’opposition furent autant surpris que le ministère par le programme des républicains. M. Odilon Barrot n’en avait point encore connaissance, lorsque M. Vitet et M. de Monry allèrent lui demander l’explication d’une violation aussi flagrante du traité. M. Barrot et ses amis, dont les yeux s’ouvraient trop tard sur la fatalité de leurs alliances républicaines, eurent au moins la fermeté de renoncer au banquet, qui, devant l’interdiction du gouvernement, ne pouvait plus être que le rendez-vous d’une insurrection. Seul, parmi les adversaires importans du pouvoir, M. de Lamartine, entouré de quelques députés sans consistance, ne recula point devant cette chance de guerre civile. Nous avons vu avec quelle violence il exhorta l’opposition à aller au banquet. Quant à lui, son parti était pris, il aspirait la révolution et prophétisait la république. Cette violence de M. de Lamartine, cette soif de combat qui s’éleva en lui est d’autant plus surprenante, qu’elle contraste avec les appréhensions sérieuses et la modération réelle que montrèrent dans cette circonstance quelques-unes des têtes du parti républicain. M. Marrast, à qui j’annonçai, le lundi avant la séance dans la salle des Pas-Perdus de la chambre des députés, les mesures que les ministres venaient de prendre en conseil, me répondit ces curieuses paroles : « Les malheureux ! nous allions faire quelque chose avec les bourgeois, et ils nous jettent dans les bras des ouvriers ! » Je vois encore l’expression de dépit et d’effroi qui se peignit sur son visage à ces perspectives de lutte qui enflammaient alors M. de Lamartine d’une indéfinissable ardeur. M. Flocon fit ce jour-là, ainsi que le mardi et le mercredi des efforts persévérans pour empêcher une prise d’armes parmi ses amis. Enfin, M. Louis Blanc lui-même prononça dans un conciliabule républicain, la nuit du lundi au mardi, un discours chaleureux contre le banquet. Les révolutionnaires de profession furent moins révolutionnaires que M. de Lamartine. M. de Lamartine ne put pas aller au banquet, parce que les républicains eux-mêmes décidèrent qu’il n’aurait pas lieu.

L’opposition céda donc : on sait qu’elle masqua sa retraite en présentant une demande de mise en accusation contre le ministère. Au moment où cette demande fut déposée, M. Dufaure, descendant de sa place, passa devant le banc des ministres, et leur dit avec un accent énergique : « Si vous aviez laissé faire le banquet, c’est alors que vous auriez mérité d’être mis en accusation. » Mais la retraite de l’opposition fit commettre au gouvernement une nouvelle faute, une de celles qui ont eu la plus funeste influence, et qui, jusqu’à ce jour, ne paraît pas avoir été connue du public.

Ce fut une joie bien grande aux Tuileries, dans la nuit du lundi au mardi, lorsqu’on apprit que le banquet n’aurait point lieu. La reine et les princesses, qui avaient vu avec angoisses les préludes de l’orage qui se levait sur la monarchie, respirèrent comme délivrées d’un souci mortel. Le roi, dont le caractère bienveillant et pacifique répugnait aux moyens violens, crut que la plus chaude alerte était passée, et que la crise s’apaiserait maintenant d’elle-même. Craignant que le déploiement des forces militaires projeté pour le lendemain n’entretînt l’irritation des esprits, et d’accord en cela avec le ministre de l’intérieur et le commandant de la garde nationale, il contremanda les ordres de la matinée ; il fut résolu que la garde nationale ne serait point convoquée et que les troupes resteraient dans les casernes. Ces mesures furent prises assez avant dans la nuit. Les autres membres du cabinet n’en furent point prévenus ; le président du conseil, M. Guizot., n’en sut rien. Ce contre-ordre jeta dès le premier jour dans les opérations militaires le décousu et le désarroi qui paralysèrent jusqu’à la catastrophe la défense de la société et de la monarchie. On n’en eut pas les avantages qu’on s’en promettait. La population ignora les ménagemens qu’on avait voulu avoir pour sa susceptibilité. Dès la matinée, des bandes de perturbateurs ayant fait des manifestations menaçantes et étant allé briser les vitres des fenêtres sous le péristyle de la chambre des députés, on fut obligé de mettre des troupes sur pied ; quant à la garde nationale, ne se voyant pas convoquée dès la première collision, elle ouvrit l’oreille aux ennemis du gouvernement, qui lui disaient qu’on se défiait d’elle, et, se figurant être suspecte, elle fut plus près de devenir hostile.

La journée du mardi fut une journée d’attente, d’observation, de morne anxiété. Les ateliers chômèrent. Depuis le matin, les boulevards charrièrent un fleuve d’hommes qui ignoraient que l’opposition eût renoncé au banquet, et descendaient dans la ville avec une sombre et vague curiosité. Barrée à la place de la Concorde par quelques escadrons de garde municipale, la foule refluait sur son cours en remplissant la rue de Rivoli, la rue Saint-Honoré et les grandes rues confluentes. Il n’y eut pas d’agression sérieuse. Les sociétés secrètes, ces cadres permanens de l’insurrection, avaient leurs soldats dans les rassemblemens, mais restaient sur l’expectative. Les tentatives de barricades furent insignifiantes. La garde municipale fut harcelée par des taquineries de gamins ; mais tout cela, sous le ciel bas et plombé de ce jour d’hiver, avait un caractère lugubre, et finit dans la soirée par quelques barricades rapidement enlevées et par quelques actes de dévastation.

La lutte commença le mercredi. On avait décapité l’action militaire en refusant de mettre le maréchal Bugeaud à la tête des troupes. On avait engourdi le commandement en le laissant aux mains de deux généraux, brillans officiers de l’empire, qui avaient donné maintes preuves d’énergie, de capacité, d’héroïsme, mais dont en ce moment l’un, le général Jacqueminot, était malade, et l’autre, le général Sébastiani, était resté accablé sous le poids d’une récente et épouvantable catastrophe de famille. On fit la dernière faute de ne pas concentrer au même endroit la pensée et l’action du gouvernement. Le cabinet s’établit en permanence au ministère de l’intérieur, si éloigné du théâtre des événemens, au lieu de rester et de centraliser la répression aux Tuileries, auprès du roi. Ce fut peut-être cet éloignement qui fit vaciller l’autorité au moment où les événemens réclamèrent les résolutions immédiates et décisives. Vers le milieu de la journée, on apprit aux Tuileries qu’un détachement de garde nationale composé de républicains s’était mis, sur la place des Petits-Pères, en travers d’un escadron qui allait charger des émeutiers. On vint demander l’autorisation de continuer la répression sur ces gardes nationaux, traîtres à la cause de l’ordre. Le roi recula devant ce parti extrême. Des scrupules honorables pour celui qui avait été, depuis 1830, l’homme de la garde nationale de Paris, des scrupules touchans et sages peut-être chez le père de famille arrêtèrent le roi. Il craignit d’accroître les malentendus entre lui et la garde nationale, indignement mystifiée par les factions. Il ne put pas supporter l’idée d’une tache de sang attachée au nom de sa famille. Du moment où on ne voulait pas vaincre la révolte, il fallait apaiser par des concessions l’opinion hostile. Le ministère fut changé. Il y a eu une controverse intime et douloureuse parmi les vaincus de février sur l’initiative de cette démission du cabinet, qui disloquait le pouvoir sous la pression et en face d’une émeute grossissante. Le roi se défendit avec émotion d’avoir dissous lui-même le ministère. Les amis des ministres furent convaincus que les ministres n’avaient pas déserté leur poste. Les plus sévères reprochèrent aux membres du cabinet de n’avoir pas refusé, même aux volontés du roi, cette démission qui était la capitulation du pouvoir devant la révolte et la reddition de la société à l’anarchie, de ne l’avoir pas refusée, dis-je, de ce droit imprescriptible de l’honneur qui ne peut pas transiger avec la fuite, avec l’ombre d’une lâcheté.

À l’heure ou le ministère fut changé, tout fut perdu. C’était trop tard pour la concession, trop tôt pour la répression du désordre. La sédition faisait la loi ; elle sentit qu’elle pouvait tout contre ce gouvernement qui se démolissait de ses propres mains au premier coup. La bourgeoisie parisienne s’y trompa un moment. Entraînée par la propagande réformiste, impatientée de la longue durée du cabinet du 29 octobre, elle crut tout fini et se livra à la joie. Plus tard, elle a attribué à l’accident des affaires étrangères la catastrophe qui mit une fin si brusque à sa courte espérance et consacra la victoire de l’anarchie. C’est l’erreur d’une société qui veut toujours se décharger de sa responsabilité collective sur le compte de l’éternel contumace qu’on appelle le hasard. On a expliqué, par des contre-temps notés de minute en minute, la série de faits qui se termina par l’abdication du roi. On a dit que, si le roi avait appelé d’abord M. Thiers ou M. Barrot à la place de M. Molé, l’orage eût été conjuré. Illusion rétrospective ! L’émeute serait montée toujours, parce qu’elle sentait que tout cédait à sa pression. Un ministère d’opposition ne pouvait la satisfaire, parce que ce n’était pas un cabinet, mais un gouvernement qu’elle voulait renverser Un ministère d’opposition ne pouvait pas la réprimer, parce que la force d’un pareil ministère est la popularité : croire que des hommes lancés au pouvoir par un soulèvement public, une fois entrés dans la citadelle, en fermeront immédiatement la porte sur eux et commanderont le feu contre les masses qui les suivaient, c’est attendre l’impossible de la nature humaine. Aussi je regarde comme superflues les controverses que l’on a engagées sur la question de savoir qui avait donné, le jeudi, l’ordre de cesser la résistance. M. Thiers ni M. Barrot ne pouvaient avoir ce jour-là la force morale nécessaire aux sévérités de la répression.

Cependant la résistance militaire fut possible un instant, un seul instant : ce fut dans la matinée du jeudi, lorsque le commandement fut enfin donné au maréchal Bugeaud. Les dispositions que le maréchal prit sur-le-champ auraient changé la fortune de la journée, si elles avaient été vivement exécutées. Il forma deux colonnes, à la tête desquelles il plaça le général Bedeau et le général Sébastiani. Le général Sébastiani devait marcher sur l’Hôtel-de-Ville par la ligne des quais ; le général Bedeau devait nettoyer le boulevard jusqu’à la Bastille. Dans le plan du maréchal, les deux corps auraient relié leurs opérations : un détachement de la colonne Sébastiani avait ordre de remonter la rue Saint-Martin pour aller rejoindre sur le boulevard la colonne Bedeau. Les troupes partirent au point du jour. Le général Sébastiani fit son mouvement et franchit sans difficulté les obstacles ? Le général Bedeau s’arrêta devant la barricade de la porte Saint-Denis : dominé par l’esprit de défiance et de retenue qui régnait depuis trois jours dans les hautes sphères du pouvoir, il hésita à emporter la barricade de vive force. Il écouta les réclamations, les prières de quelques personnes qui s’interposèrent, sous prétexte d’éviter l’effusion du sang. Le général, trompé par ces officieux négociateurs de l’émeute, consentit à retarder l’attaque et demanda de nouveaux ordres. Je tiens de l’un des hommes qui obsédèrent alors le général Bedeau (c’était un journaliste), et qui avait lui-même visité la barricade avant l’arrivée des troupes, que cet obstacle abritait une faible poignée d’émeutiers et ne pouvait opposer de résistance sérieuse ; mais, pendant le délai gagné par ces pourparlers, des gardes nationaux arrivèrent : la population qui s’éveillait s’aggloméra peu à peu, entrant, pressant, submergeant les soldats. Enfin, lorsque le général Bedeau reçut, au bout de deux heures, l’ordre de se replier sur la place de la Concorde, des soldats furent désarmés, des caissons d’artillerie pillés, et nous eûmes, sur le boulevard des Capucines, la douleur inouie de voir des compagnies françaises défiler la crosse en l’air, comme la garnison d’une place qui a subi une capitulation honteuse, et que l’ennemi outrage encore dans sa défaite.

Je ne fais point un récit : je ne raconterai pas les scènes intérieures au milieu desquelles le roi abdiqua. M. de Saint-Priest les a d’ailleurs reproduites, dans ce recueil même, en des pages émouvantes il a péremptoirement réfuté les insinuations calomnieuses qui ont imputé cet acte à un plan prémédité autour du roi. Des personnes qui vivaient auprès de Louis-Philippe m’ont dit qu’il avait quelquefois parlé d’abdiquer dans ces dernières années ; mais c’était comme une pensée vague où il se réfugiait quand il était trop lassé des animosités qui s’acharnaient à sa personne et des méprises de l’opinion publique. J’ai entendu M. Barrot, prévoyant que la lutte des partis pourrait amener des solutions extrêmes, avait voulu attirer l’attention de M. Thiers sur l’éventualité d’une régence ; mais M. Thiers repoussa cette prévision comme chimérique, et ne voulut pas admettre l’idée que le roi pût ne point finir ses jours sur le trône. L’insinuation du livre de M. de Lamartine, qui représente M. Thiers comme tournant ses pensées vers une régence de Mme la duchesse d’Orléans, est absolument calomnieuse. L’abdication jaillit donc de la circonstance ; elle fut, après la retraite du ministère Guizot, après les ministères Thiers et Barrot, le prochain degré ou devaient monter la crue et le débordement révolutionnaires. La première personne qui en parla aux Tuileries ne fut point M. Émile de Girardin. Lorsque M. de Girardin arriva, il y avait une demi-heure que cette concession extrême avait été demandée par un journaliste de cour et de conscience, qui se croyait autorisé par les hommes du National à présenter l’abdication comme la dernière limite de leurs exigences. Vainement des hommes d’une intrépidité d’esprit et de cœur impitoyable, le maréchal Bugeaud, à ce que raconte M. de Lamartine et, au dernier moment, M. Piscatory, s’efforcèrent-ils d’arrêter le roi. Louis-Philippe crut que son abdication avertirait et rallierait la garde nationale autour de son petit-fils. Pour défendre sa couronne contre la désaffection apparente de la garde nationale, il refusa d’encourir la responsabilité du sang versé : il abdiqua.

On assure que, même après les conséquences, alors imprévues pour lui, de cet acte solennel, Louis-Philippe, dans l’exil, n’a jamais regretté, ni pour l’honneur de son nom ni pour le destin de sa famille, d’avoir renoncé à une répression sanglante. Jusqu’à la dernière heure le succès était possible, certain ; Louis-Philippe n’en doute pas. On rapporte seulement que le vieux roi dit, en parlant de ceux qui lui conseillaient la vigueur : « Le 15 mai leur donne raison, mais les journées de juin me donnent raison à moi-même ; il n’y a que les gouvernemens anonymes qui puissent faire ces choses-là » Si ce mot a été réellement prononcé, on ne saurait le reprocher au roi Louis-Philippe ; mais il est l’expression la puis éclatante du manque de foi qui a énervé la société et le pouvoir dans les journées de février. Lorsqu’un gouvernement ne croit tenir ses droits que de la volonté d’une société, il n’est pas surprenant qu’il n’ose se servir de ceux qu’il se sent refusés par le sentiment actuel de cette société. Telle a été la situation du roi Louis-Philippe. L’opinion publique affolée lui a fait défaut ; il ne s’est pas senti assez fort pour assurer le salut public en faisant violence à la démence passagère de l’opinion. Il a craint que la société ne lui pardonnât point, l’initiative redoutable que commandent les nécessités terribles. Cependant le pouvoir et la société doivent être unis l’un à l’autre par les liens d’une foi supérieure. Il est des cas où il faut que le pouvoir sauve la société, ou se sacrifie pour elle malgré elle-même ; mais, pour que le pouvoir ait foi dans son devoir, il faut qu’il ait foi dans son droit. Quant aux sociétés qui méconnaissent les droits du pouvoir, elles regrettent long-temps, comme la France depuis février, d’avoir trahi le pouvoir tombé, et elles paient la reconstruction du pouvoir nouveau de leur liberté de leur richesse et de leur sang.



III

J’ai montré comment le gouvernement était tombé, non sous la force de l’agression, mais en s’affaissant sur lui-même. J’arrive à l’intervention et à la responsabilité de M. de Lamartine dans le dénoûment du drame.

Dans les crises de la vie politique, les hommes qui tiennent de leur génie, de leur influence, de leur situation, l’honneur et le fardeau d’une responsabilité, sont quelquefois obligés de prendre des résolutions immédiates, soudaines, sous la pression d’un double devoir : l’un inspiré par le sentiment, l’autre suggéré par la réflexion ; l’un dicté par le cœur, l’autre par la raison. La décision à prendre a des effets immédiats et des résultats lointains ; un élan de l’ame signale les premiers, une délibération de la pensée calcule et mesure les seconds. Quelques esprits sans chaleur croient qu’il peut avoir lutte, en quelques circonstances, entre le devoir de sentiment et le devoir de raison. Quand cela serait vrai, la générosité humaine place toujours l’intuition de l’ame, qui provoque aux dévouemens héroïques, au-dessus de la supputation qui conseille les prudences et les réserves politiques. Quand cela serait vrai encore, au moins faudrait-il que l’homme en qui la raison comprime le cœur ne se trompât point dans son calcul, et ne prît pas un parti contraire aux motifs mêmes qu’il allègue comme ses mobiles ; mais cela n’est point vrai. La lumière qui jaillit du cœur n’est jamais trompeuse. Si de maladroits calculateurs le pensent un instant, c’est que leurs prévisions étriquées n’embrassent pas toutes les conséquences de leurs actes. Un triste exemple de ces capitulations aussi lâches qu’inhabiles du cœur à la raison faussée est celui de Vergniaud, ce rhéteur gonflé de phrases, qui aurait voulu sauver Louis XVI, et qui vota sa mort.

Ce double devoir a été proposé à M. de Lamartine dans la séance de la chambre des députés du 24 février. Comment a-t-il répondu ?

Mme la duchesse d’Orléans se rend avec ses deux fils au sein de la représentation du pays. La couronne est entre les mains d’un enfant et d’une femme : cette femme et cet enfant viennent demander protection à une assemblée française, voilà pour le sentiment, et en échange ils lui apportent la dernière base autour de laquelle et sur laquelle se puissent reconstituer un pouvoir régulier et une défense énergique et prompte de la société, voilà pour la raison. Le cœur et la raison disent encore que ce jeune prince et sa mère sont innocens des reproches qu’une opinion surexcitée adresse à l’ancien roi ; que repousser leur appel, c’est envoyer dans l’exil cette princesse jeune, vertueuse, aimée, et cet orphelin puni pour la faute d’un autre ; que repousser leur appel, c’est précipiter la France dans l’insondable abîme des révolutions. Enfin, comme si la générosité et le devoir ne parlaient pas encore assez haut, une bande d’hommes armés, qui viole l’enceinte de l’assemblée et menace la sûreté de la princesse et le ses fils, rend plus touchans et plus sacrés ces débris du naufrage d’une dynastie, et fait solidaire de leur cause chaque député insulté dans l’inviolabilité de son droit légal.

Je suis de ceux qui ont eu le navrant privilège d’assister à ce 10 août de la royauté de 1830, et qui attendaient avec espérance que M. de Lamartine prît la parole. Avec les qualités dont j’avais jusqu’à ce jour aimé l’apparence dans le caractère public de M. de Lamartine, je ne pensais point qu’une occasion plus émouvante et plus glorieuse pût jamais se présenter à lui, et je ne doutais point que son ame et son talent ne fussent à la hauteur de l’héroïsme de cette scène. Je ne connaissais pas alors les engagemens que M. de Lamartine venait de contracter, vis-à-vis de quelques meneurs, républicains, dans un entretien raconté dans l’Histoire de la révolution de 1848 ; j’ajouterai au récit de M. de Lamartine quelques détails, les noms propres, par exemple, négligés dans sa narration ondoyante.

Au début des journées révolutionnaires, un ami de M. Bastide s’était rendu chez M. de Lamartine pour connaître ses dispositions dans ces graves conjonctures. M. de Lamartine parut, dans ces premiers pourparlers, préparé à la révolution, et montra un républicanisme dont l’ancien républicain fut lui-même surpris. Le 24 février, avant l’ouverture de la séance, au moment où l’abdication du roi donnait un degré de plus à franchir à la marée révolutionnaire, MM. Bastide et Hetzel allèrent demander M. de Lamartine à la chambre des députés. Il s’agissait de se concerter sur ce qu’il y avait à faire immédiatement. Tandis que M. de Lamartine conduisait ses compagnons dans un bureau de la chambre, il rencontra M. Marrast du National, et M. Bocage, acteur de l’Odéon. Ces messieurs se joignirent au premier groupe. On entra dans une salle, et la délibération d’où allait sortir l’arrêt de la France commença. M. Marrast prit le premier la parole. Dans le discours que M. de Lamartine a reproduit, M. Marrast, tout en réservant ses principes républicains et ses espérances dans la réalisation future de ses doctrines, laissa ouverte à M. de Lamartine l’alternative de la régence. « Lamartine, je cite l’Histoire de la révolution de 1848, demanda un instant de réflexion pour son esprit une résolution et une responsabilité si terribles. Il posa ses deux coudes sur la table, il cacha son front dans ses mains, il invoqua mentalement les inspirations de celui qui seul ne se trompe pas, il réfléchit presque sans respirer cinq ou six minutes, et enfin, après toutes ces précautions et toutes ces cérémonies de Moïse consultant Dieu sur La montagne, qui durent paraître bien superflues à celui des interlocuteurs qui avait déjà reçu ses confidences républicaines, M. de Lamartine écarta les mains et répondit que son dernier mot était la république. J’examinerai tout à l’heure les motifs dont il appuya sa conclusion.

M. de Lamartine avait donc donné sa parole à MM. Bastide, Hetzel, Marrast et Bocage, quand il entra dans la salle des séances. Ce fut alors que Mme la duchesse d’Orléans, accompagnée de son noble et généreux beau-frère, M. le duc de Nemours, fut introduite dans l’assemblée. Dans ce moment, dit M. de Lamartine avec une affectation de sentiment si peu d’accord avec sa conduite durant cette journée, dans ce moment sa cause était gagnée dans les yeux et dans les cœurs de tous. La nature triomphera toujours de la politique dans une assemblée d’hommes émus par les trois plus grandes forces de la femme sur le cœur humain, la jeunesse, la maternité et la pitié. » Cette cause, M. de Lamartine se flatte avec raison d’avoir pu la gagner par son éloquence, même après l’invasion de la chambre par les émeutiers, même après les discours révolutionnaires de MM. de Larochejaquelein, Marie et Ledru-Rollin. « Il n’y avait pour cela, dit-il, qu’à jeter à la tribune le cri qui était au fond de tous les coeurs. La présence de la duchesse, sa pâleur, son regard suppliant, ces enfans pressés sur son cœur, étaient, la moitié de l’éloquence nécessaire pour subjuguer une assemblée d’hommes sensibles. Jamais orateur n’eut derrière lui une pareille cliente et de pareils cliens. Ils rappelaient ces cortéges de femmes et d’enfans détrônés que les orateurs étalaient, pour l’attendrir, devant le peuple romain. Le peuple français est bien plus malléable aux larmes. Lamartine n’avait qu’à dire à la princesse et à ses fils : « Levez-vous ! Vous êtes la veuve de ce duc d’Orléans dont le peuple a couronné en vous la mort et le souvenir ! vous êtes les enfans privés de ce père et adoptés par la nation ! vous êtes les innocens et les victimes des fautes du trône, les hôtes et les supplians du peuple ! Vous vous sauvez du trône dans une révolution ! Cette révolution est juste, elle est généreuse, elle est française ! Elle ne combat pas des femmes et des enfans, elle n’hérite pas des veuves et des orphelins, elle ne dépouille pas ses prisonniers et ses hôtes ! Allez régner ! Elle vous rend par compassion le trône perdu par les fautes dont vous n’êtes que les victimes. Les ministres de votre aïeul ont dilapidé votre héritage. Le peuple vous le rend. Il vous adopte, il sera votre aïeul lui-même. Vous n’aviez qu’un prince pour tuteur, vous aurez une mère et une nation. » La chambre se serait levée en masse à ces paroles, relevées par la vue, par les larmes, par les mots entrecoupés de la duchesse, par l’enfant élevé sur les bras de sa mère et apporté sur la tribune. Lamartine aurait entraîné l’assemblée et quelques gardes nationaux présens au palais, à la suite de la princesse, sur la plate-forme du péristyle. De là il aurait montré la veuve et l’enfant au peuple indécis, aux troupes fidèles. Les acclamations étaient certaines. Ce cortége, grossi de torrens de gardes nationaux et de peuple dans sa marche, ramenait la duchesse et ses enfans aux Tuileries. Il proclamait la régence. Quelle péripétie ! quel drame ! quel dénoûment ! »

Ce dénoûment, dont M. de Lamartine n’a voulu faire qu’un rêve rétrospectif de sa vanité, je l’attendais de lui, avec la plus grande partie des témoins de ce spectacle plein d’angoisses, lorsqu’il parut à la tribune. On dit que Mme la duchesse d’Orléans ne partagea point cette confiance ; on dit qu’un député qui leva les yeux vers la princesse comme pour échanger avec elle une étincelle d’espoir ne rencontra dans son regard que la lueur d’un sourire de défiance et de tristesse. Peut-être la mère du comte de Paris pensait qu’elle ne pouvait trouver un défenseur dans l’historien qui a écrit des paroles si cruelles à la mémoire de la reine Marie-Antoinette. La duchesse d’Orléans ne se trompait pas. M. de Lamartine fut inexorable. Cette éloquence si riche d’éclats phosphorescens, mais qui ne s’échauffe et ne brûle jamais, fut glaciale comme la destinée. M. de Lamartine envoya la veuve et les orphelins à l’exil et livra la France à la révolution. Il fut fidèle à MM. Marrast, Bastide et Bocage.

Pour moi, en écoutant ces paroles qui transperçaient comme le désespoir l’ame de la duchesse d’Orléans, en contemplant le nouveau Verniaud de ce nouveau 10 août ; je trouvai son châtiment dans un souvenir. Je me rappelais, pour l’avoir lu dans l’Histoire des Girondins, que, le 10 août, le père de M. de Lamartine était parmi ces loyaux gentilshommes qui allèrent grossir la garde de Louis XVI ; le père de M. de Lamartine partit sans espoir, mais sans hésitation, et fut glorieusement blessé d’un coup de feu dans le jardin des Tuileries. J’ignorais encore alors, j’ignorais les liens de patronage et d’hospitalité qui avaient lié autrefois la famille de M. de Lamartine à la maison d’Orléans ; j’ignorais que la mère de M. de Lamartine avait été élevée à Saint-Cloud avec le roi Louis-Philippe. Je n’avais pas lu cette page des Confidences : « Combien de fois ma mère ne nous a-t-elle pas entretenu de l’éducation de ce prince, qu’une révolution avait jeté loin de sa patrie, qu’une autre révolution devait porter sur un trône ! (Et on ajoute involontairement, que M. de Lamartine devait chasser une dernière fois de son pays !) Il n’y a pas une fontaine, une allée, une pelouse des jardins de Saint-Cloud que nous ne connaissions par ses souvenirs d’enfance avant de les avoir vues nous-mêmes. Saint-Cloud était pour elle son Milly, son berceau, le lieu où toutes ses premières pensées avaient germé, avaient fleuri, avaient végété et grandi avec les plantes de ce beau parc. » Je n’avais pas lu non plus, ce passage : « Les princesses de la famille d’Orléans étaient exilées. Elles écrivaient quelquefois à ma mère. Elles se souvenaient de leur amitié d’enfance avec les filles de leur sous-gouvernante. Elles ne cessèrent pas de l’entourer de leur souvenir dans l’exil et de leurs bienfaits dans la prospérité. » Et maintenant. M. de Lamartine exilait avec un discours de ce beau parc, qui avait été aussi leur berceau, les petits-fils du propriétaire de Saint-Cloud et le royal vieillard dont sa mère avait partagé les études et les jeux d’enfance. Et maintenant qu’à l’heure de l’infortune, une princesse de la maison d’Orléans avait besoin du secours de M. de Lamartine, M. de Lamartine oubliait que les princesses de la maison d’Orléans n’avaient cessé d’entourer sa mère de leur souvenir dans l’exil et de leurs bienfaits dans la prospérité ! Ah ! n’était pas assez de tant de faiblesse, d’innocence et de malheur pour toucher l’imagination du poète et le cœur du gentilhomme, au moins cette dernière amertume aurait dû être épargnée aux débris de la maison d’Orléans, et le mot irrévocable qui les bannissait n’aurait pas dû être prononcé par le petit-fils de la sous-gouvernante de Louis-Philippe !

Faudrait-il voir une excuse détournée de cette indifférence dans cette phrase de M. de Lamartine : « Il n’avait jamais oublié ce que sa mère lui avait commandé de souvenirs pieux envers cette race ; mais la famille paternelle de M. de Lamartine était royaliste constitutionnelle, ennemie par conséquent des opinions révolutionnaires et des prétentions usurpatrices, d’une royauté usurpée sur la tête du duc d’Orléans ? » Mais à l’instant même le général Oudinot, connu pour aimer aussi peu que la famille de M. de Lamartine ce que celui-ci appelle des prétentions usurpatrices, venait de donner une chevaleresque leçon aux froides rancunes qui ne se fondaient pas sous l’émotion de cette heure terrible. Il avait, à la tribune, mis tout son dévouement au service de la duchesse d’Orléans. La générosité du soldat avait imposé silence aux préférences de l’homme de parti. Ce n’est pas ainsi que M. de Lamartine se défend de n’avoir pas obéi à ce que j’ai appelé le devoir du cœur. Il fait honneur des sévérités de son ame à la fermeté de sa raison. « Il arracha, dit-il, son cœur de sa poitrine, il le contint sous sa main pour n’écouter que sa raison. » Il prétend que la régence n’eût pas été la paix, mais une trêve courte et agitée ; que la révolution eût été terrible, convulsive, insatiable avec ce faible gouvernement de sentiment et de surprise. Du reste, en agissant ainsi, « il aurait perdu, dit-il, non-seulement la république, mais les victimes mêmes de la catastrophe qu’il aurait dévouées en les couronnant. »

Ah ! que M. de Lamartine retire au moins cette dernière excuse. Qu’il ne dise pas qu’il a voulu sauver d’un destin sanglant la duchesse d’Orléans et son fils, en refusant de les défendre. Il s’agissait bien alors d’un péril lointain, hypothétique, imaginaire ! M. de Lamartine avait sous les yeux le danger présent. Ce n’était pas dans l’avenir qu’il faillait sauver cette femme et ces enfans, c’était à l’instant même. La vie de la duchesse, la vie de ses fils, étaient menacées par la bande hideuse que M. Marrast avait introduite en disant : « Je vais chercher le vrai peuple ! » Elles étaient menacées par ces exécuteurs des journées révolutionnaires, race de tous les temps, que Bonaparte voyait passer le 20 juin, en disant à Bourrienne : « Suivons ces gueux-là ! » Elles étaient menacées ; M. de Lamartine le déclare à toutes les lignes de son récit. Quand la duchesse sortit, quand elle fut séparée de ses enfans emportés par la foule, quand tous les cœurs fidèles au malheur se serraient d’une inexprimable angoisse, c’était alors qu’il fallait penser à sauver d’innocentes victimes. Les sauver, M. de Lamartine le pouvait ; on l’a vu tout à l’heure, c’est lui-même qui l’affirme. Que faisait-il donc au moment où la duchesse d’Orléans, arrachée à ses fils, errait dans les couloirs et brisait de son frêle corps les carreaux d’une fenêtre sous la pression de la houle populaire ? M. de Lamartine avait si bien arraché son cœur de sa poitrine ; qu’il s’occupait de composer et de faire proclamer des listes de gouvernement provisoire.

En effet, lorsque la duchesse d’Orléans eut été forcée de quitter la salle, lorsque les députés furent partis, ceux qui étaient allés chercher le vrai peuple désirèrent s’en débarrasser. Il fallait, pour cela, lui donner la satisfaction d’acclamer un gouvernement provisoire. Un ami de M. Bastide trempa son doigt dans un encrier, et écrivit sur une immense feuille de papier six noms qu’on proposait au peuple : c’étaient MM. Dupont de l’Eure, Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Marie et Ledru-Rollin. M. Bastide piqua cette affiche improvisée sur la pointe d’une baïonnette, et l’agita au bout d’un fusil devant la foule ; mais M. Bastide fut bientôt fatigué : d’ailleurs, tous ne pouvaient lire, et la feuille de papier mollissant retombait sur elle-même et dérobait plusieurs noms. Il valait mieux faire proclamer la liste par un homme influent. Le vacarme était trop grand, et la voix de M. Dupont de l’Eure trop faible : on s’adressa à M. de Lamartine. M. de Lamatine répondit : « Je ne peux pas lire cette liste, mon nom y est. » On se mit en quête d’une autre voix retentissante : on aperçut cet illustre M. Crémieux le factotum de la journée, l’homme qui avait essayé le matin de grimper au ministère, qui avait plus tard mis le roi en voiture, qui avait écrit le brouillon d’un discours à l’usage de la duchesse d’Orléans, et qui ensuite avait pris la parole pour demander la formation d’un gouvernement provisoire. On lui passa la liste : « Je ne peux pas la lire, dit-il, mon nom n’y est pas ! » Dans les révolutions, la farce coudoie à tout moment la tragédie. Enfin, lorsque le nom de M. Crémieux eut été dûment couché sur la liste et que la liste eut été acclamée par cette majestueuse représentation de la France, on se mit en route pour l’Hôtel-de-Ville. En passant devant la caserne du quai d’Orsay. M. de Lamartine, mourant de soif, demanda aux soldats un verre de vin : « Amis, s’écria-t-il, voilà le banquet ! » Et il but. On se remit en marche. M. Dupont de l’Eure avait été placé dans un mylord ; M. Crémieux était à côté de lui ; M. de Lamartine allait en avant. Durant le trajet, M. Bastide, mettant le temps à profit, lui donna des leçons de protocole révolutionnaire et d’étiquette républicaine.


IV

Voici en substance quelle était la politique devant laquelle M. de Lamartine affirme qu’il fit taire ses sentimens dans la journée du 24 février ; ce sont du moins les raisons qu’il donna au conciliabule républicain tenu avant la séance, pour adopter immédiatement la république au lieu de la régence. M. de Lamartine repoussait la régence, « parce qu’elle ne serait, disait-il, que la fronde du peuple avec l’élément communiste de plus ; parce que le peuple, calmé un moment par la proclamation de la régence, reviendrait le lendemain à l’assaut pour arracher une autre nouveauté ; parce que chacune de ces manifestations irrésistibles emporterait un dernier lambeau du pouvoir ; parce qu’alors on tomberait dans le 93 de la misère, du fanatisme, du socialisme, dans la guerre civile de la faim et de la propriété ; parce que, en voulant arrêter une femme et un enfant sur la pente d’un détrônement pacifique, on ferait router la France, la propriété, la famille, dans un abîme d’anarchie et de sang. »

J’avoue qu’il me paraît sans intérêt de discuter les conséquences éventuelles d’un fait qui ne s’est point accompli je ne veux pas me faire l’avocat posthume de la régence ; mais, ayant à juger M. de Lamartine comme homme politique, je ne peux m’empêcher de retourner contre lui l’écrasant témoignage de ses paroles, car enfin les résultats qu’il attribuait à la régence demeurent hypothétiques ; ces résultats ont été, au contraire, littéralement réalisés par cette révolution que M. de Lamartine a consommée sous prétexte de les écarter. Qu’avons-nous vu, en effet, depuis le 24 février et tant que M. de Lamartine est resté au gouvernement ? Le peuple, excité plutôt que calmé par la proclamation de la république, est revenu le lendemain à l’assaut pour arracher d’autres nouveautés ; chacune des manifestations qui assaillaient le gouvernement provisoire emportait un dernier lambeau du pouvoir ; on est tombé un instant dans la guerre civile de la faim et de la propriété, et enfin la France, la propriété, la famille, ont roulé, le 23 juin, dans un abîme d’anarchie et de sang, et, quand elles en sont sorties, M. de Lamartine n’était plus au pouvoir.

Toute l’histoire de M. de Lamartine au gouvernement provisoire est enfermée dans cette contradiction. Les républicains de la veille, depuis M. Goudchaux jusqu’à M. Proudhon, ont attribué l’avortement de leur parti et les malheurs de la France depuis février à ce seul fait, que la république est arrivée trop tôt et les a surpris sans idées mûries, sans projets arrêtés, sans politique immédiatement applicable. Non-seulement, comme nous l’avons vu, M. de Lamartine, pour son compte, s’est précipité dans la révolution avec une égale disette d’idées, mais les faits ont démenti ses prévisions et la force des choses a sans cesse violenté ses desseins. M. de Lamartine a eu la maladresse de mettre au frontispice de son livre cette présomptueuse épigraphe empruntée à Fabius : « Tous les nautonniers et les pilotes peuvent gouverner quand la mer est calme ; mais, quand la tempête se lève et que la mer troublée et les vents battent le navire, alors ce sont des hommes qu’il faut ! » S’il valait la peine d’analyser la partie du livre où M. de Lamartine raconte l’histoire du gouvernement provisoire, ce serait la plus humiliante réfutation de cette superbe forfanterie. Au lieu de maîtriser la tempête, M. de Lamartine fut le jouet de tous les flots. Le gouvernement provisoire fut le gouvernement du hasard ; on en veut recueillir l’aveu dans les dépositions des collègues de M. de Lamartine, dans les paroles de M. de Lamartine lui-même, rapportées par l’Enquête de l’assemblée nationale sur l’affaire du 15 mai. « Le peuple, dit M. Marie, était maître du gouvernement plus que le gouvernement n’était maître du peuple ; » mais il y avait des hommes qui étaient véritablement les maîtres de cette partie de la nation et de la population de Paris que les démagogues appellent le peuple. Ces hommes, c’étaient ces chefs de clubs, ces artistes en conspiration, ces soudaines et lugubres célébrités qui éclatèrent aux yeux du pays le jour où la révolution fut déchaînée ; ces hommes sont ceux qui firent le 17 mars, le 16 avril, 15 mai. Le gouvernement provisoire, esclave du peuple, fut obligé de compter, de négocier avec eux jusqu’au jour où l’assemblée nationale fut réunie. Contre ces influences, le gouvernement provisoire, c’est M. Crémieux qui parle, n’avait d’autre force qu’une force morale, une force de parole. » — « Quand on craignait un mouvement, continue M. Crémieux, quand la crainte était sérieuse, mon avis (c’était l’avis et c’était le rôle du gouvernement provisoire) était de faire les concessions qui n’engageaient l’honneur ni le courage d’aucun de nous, et qui auraient pour résultat de ne pas emporter le gouvernement provisoire. » Aussi voyez dans les grandes épreuves de ces tristes mois, dans ces mouvemens populaires qui remuaient dans Paris cent ou deux cent mille hommes, à quoi tint le sort, de la France ! Le 17 mars, si l’anarchie ne fut pas maîtresse de Paris, si le club Blanqui ne renversa pas le gouvernement provisoire, il faut en rendre grace à l’influence de M. Cabet. « Cabet parla sagement, dit M. Marie, et se borna à demander l’ajournement des élections. Le club Blanqui exigeait une délibération immédiate ; Cabet s’y opposa, et eut un grand ascendant. Or, conformément à la théorie de M. Crémieux, on sut reconnaître l’honnêteté de Cabet, et l’ajournement des élections fut prononcé. Le 16 avril, la conspiration avait un but plus précis : elle voulait décidément renverser le gouvernement provisoire et y porter les hommes qui s’intronisèrent à l’Hôtel-de-Ville le 15 mai. À quoi tint le salut de la France ! Prévenu, le matin, du plan des conjurés, M. de Lamartine dit à M. Ledru-Rollin : « Ministre de l’intérieur, vous avez le droit de faire battre le rappel ; si par hasard il y a une garde nationale dans Paris, nous sommes sauvés. » Dans ce moment, grace à la révolution de février et au gouvernement provisoire, qui avait désorganisé la garde nationale et armé les clubs, « la garde nationale, suivant le témoignage de M. de Lamartine, était un problème. » Cependant, grace au général Changarnier, qui par hasard alla ce jour-là au ministère des affaires étrangères et à l’Hôtel-de-Ville, grace à la garde nationale, qui par hasard existait encore, grace donc, en un mot, au hasard, le gouvernement provisoire, Paris et la France furent sauvés ; le mouvement du club Blanqui, suivant l’expression de M. Ledru-Rollin, fut noyé dans la garde nationale, et l’on put arriver à cet autre hasard qui déjoua le coup de main du 15 mai. Nous ne disons rien encore de ce qui se passait dans ce temps-là au sein même du gouvernement provisoire. Le chef-d’œuvre de l’habileté, le comble du bonheur, furent d’y ajourner le déchirement jusqu’à la réunion de l’assemblée. Là, raconte M. Arago, « quand la querelle devenait plus vive, je disais : « Appelez vos adhérens, je ferai battre le rappel, et nous déciderons la question à coups de fusil. » « Des coups de fusil ! nous disait-on alors assez facilement. — Eh bien ! soit, des coups de fusil, répondais-je. » Là encore, le membre le plus influent de la minorité, M. Ledru-Rollin, redoutant lui-même le mouvement qu’il favorisait, croyait sauver son honneur en disant que, s’il était entraîné trop loin, il lui resterait assez de temps pour se brûler la cervelle. Là enfin, M. Garnier-Pagès, un des hommes les plus honnêtes que ces événemens aient portés au pouvoir, se consolait et se justifiait en disant : « Ainsi vont les choses en temps de révolution ! » M. de Lamartine a résumé en une éclatante image tout son rôle au pouvoir : il a conspiré avec les factions et avec leurs chefs, comme le paratonnerre conspire avec la foudre ; il faut ajouter seulement que la foudre, c’était lui-même qui l’avait forgée. Crevez la métaphore, allez au fait : quel beau couronnement d’une haute ambition, quel noble jeu pour un grand génie, quelle gloire pour un homme d’état d’employer toutes ses facultés à séduire, caresser, amuser des hommes tels que Cabet, Barbès, Caussidière, Sobrier, à en venir jusqu’à offrir à Blanqui des postes diplomatiques[3] ! Quelle joie intérieure et quel légitime orgueil devant les contemporains et devant l’histoire, ces conspirations avec la foudre doivent éveiller dans l’ame, quand après tout on ne dissipe pas l’orage, mais on ne réussit qu’à l’ajourner ; quand on quitte le pouvoir en laissant son pays engagé dans la plus terrible bataille civile qu’il ait jamais vue ! Pour obtenir ces triomphes, il ne faut pas être un pilote des temps ordinaires, il faut être un homme ; il faut être Fabius ou M. de Lamartine !

V

Le soir du 24 février 1848, je remontais, vers dix heures, avec un de mes amis, la rue du faubourg Saint-Honoré. Au camp des vainqueurs, dans les quartiers populeux, au bivouac des barricades, sur la place et dans les salles de l’Hôtel-de-Ville, au palais des Tuileries, au château de Neuilly, la révolution, en ce moment, achevait, et fêtait sa journée dans le tumulte et dans l’ivresse. Au camp des vaincus, dans le quartier où je me trouvais alors, elle triomphait par la solitude et la stupeur. Il fallait voir là aussi le spectacle de sa victoire. Les révolutionnaires avaient improvisé pour cette nuit une mise en scène digne d’elle. Comme le jour finissait, quelques héros d’occasion avaient couru de maison en maison, donnant aux portiers l’ordre d’illuminer depuis l’entresol jusqu’aux mansardes, et menaçant de casser les vitres des réfractaires. Ils furent obéis à souhait. Je ne verrai de ma vie illumination pareille. La rue du faubourg Saint-Honoré était incendiée de lumières. Des rubans de feu serpentaient au front des maisons qui font face à la longue ligne des hôtels, depuis l’Elysée jusqu’à la rue Royale. C’était d’un effet étrange, fantastique. Cette partie de Paris, sillonnée ordinairement par les voitures à toutes les heures de la nuit, était complètement déserte. La lumière, plongeant dans le vide, le grandissait. La rue avait cette morne sonorité qui donne le soir un retentissement au moindre bruit de voix ou de pas dans les quartiers abandonnés. Les maisons, muettes et closes, tremblaient derrière les flammes furieuses des lampions. Le ciel avait repris, entre deux tempêtes, la sérénité qu’il a toujours, dit-on, la nuit qui suit le combat au-dessus des champs de bataille ; mais, éteintes par cette illumination à giorno, les étoiles pâlissaient dans l’azur sombre, comme des larmes blanches sur une tenture funèbre. Nous rencontrâmes six hommes qui portaient un cadavre sur un brancard. Lorsque nous fûmes à côte d’eux, une voix caverneuse cria : Chapeau bas ! Le cri lugubre se répéta deux fois derrière nous, s’étouffa dans l’éloignement, et les funérailles du combattant de février disparurent comme dans les profondeurs d’une chapelle ardente.

Je me souviendrai toujours des émotions et des pensées qui m’agitaient en ce moment, le premier où je pus me recueillir dans cette journée dont j’avais suivi avec une curiosité haletante et désespérée les tristes épisodes. Cette patrouille mortuaire qui s’en allait en battant lourdement le pavé, cette illumination de deuil, ce silence consterné, proclamaient l’inflexible fatalité du fait accompli. Ainsi, disais-je tout est consommé : le pouvoir est détruit ; la société n’est plus protégée par elle-même ; la France appartient à la fatalité et à son plus terrible ministre, la multitude déchaînée ; la révolution triomphe ! Cette révolution qui n’avait eu jusqu’alors pour moi que la sonorité d’un mot historique ou le sens d’une idée abstraite, elle éclatait maintenant dans mon cerveau comme une sensation vivante. Je n’aurais pas cru qu’un événement politique pût infliger des tortures si cruelles à un témoin obscur qui n’y était mêlé que par la pensée. J’éprouvai les mêmes déchiremens intérieurs que nous avons tous ressentis dans les grandes crises de la vie. Ma raison, ma liberté, s’étaient toujours révoltées contre le lâche préjugé, contre le fanatisme stupide du dix-neuvième siècle, qui glorifie sous le nom de révolutions toutes les séditions victorieuses et toutes les convulsions publiques, car je savais qu’un peuple en révolution est comme un équipage qui tue son capitaine, coupe ses mâts, brise son gouvernail, et ne peut plus atteindre la terre ferme qu’à travers les naufrages. Pour le salut de notre vieille France si cruellement tourmentée depuis soixante ans, pour l’honneur de la civilisation, qui ne fut jamais plus orgueilleuse qu’en ce siècle, j’avais cru, j’avais espéré que nos progrès sociaux pourraient s’accomplir noblement, sûrement, par les institutions représentatives, c’est-à-dire par la liberté régulière, — par les discussions publiques, c’est-à-dire par la raison. Cette foi et cette espérance étaient maintenant écrasées sous un mot : la révolution triomphe !

Je m’abîmais dans la contemplation du passé irrévocable, de l’avenir impénétrable. Je m’indignais en voyant, des hommes que j’aime, enivrés des obscurités de cet avenir béant, pris du vertige que donne le roulis des foules insurgées s’abandonner avec une effrayante joie à la fascination de l’abîme. Quelques heures auparavant, j’avais quitté un écrivain convaincu et sérieux ; ridiculement armé d’une épée empruntée au vestiaire du Théâtre-Français, il marchait, flamberge au vent, vers l’Hôtel-de-Ville pour y grossir la troupe des amis de M. de Lamartine. Dans la maison d’où je sortais, on venait de recevoir une curieuse visite. On avait annoncé M. le comte…, dont les opinions bien connues de nous n’étaient certes pas révolutionnaires. On vit entrer dans le salon un gamin de Paris. C’était un jeune homme frêle, leste, un peu voûté, avec à la ceinture, la casquette ronde jetée en arrière sur ses longs cheveux blonds, l’œil fatigué et railleur sous la petite visière, un vrai enfant de Paris, sauf la finesse de la chaussure. Cet élégant jeune homme nous conta ses prouesses de la journée, mit sur la table des plumes et des rubans ramassés au sac des Tuileries, un bout de galon du trône. Il faisait admirer fièrement aux demoiselles de la maison son costume d’émeute, joyeux comme un étudiant qui court pour la première fois avec un bonnet de pierrot et un faux nez au bal de l’Opéra. Un vrai gamin, « mon gamin, » disait-il, était venu le prendre pour l’emmener à un assaut que le peuple allait donner la nuit même au château de Vincennes. Il n’avait pu décider ses domestiques à le suivre. Il fit une dernière pirouette et sortit. Ainsi partaient pour l’inconnu l’homme de pensée et l’homme d’émotion, et en songeant à cette étourderie au milieu de cette ruine, à cette folie de carnaval délirant à travers la guerre civile, à ce fouillis de passions, d’intérêts, de convoitises, de haines, d’ignorance, de légèreté, de perversité, de chimères terribles, d’aspirations généreuses, de farces grotesques, qui allaient tournoyer dans le cratère de Paris et déborder sur la France, — je me demandais l’ame navrée : Qu’est-ce que cette révolution ?

La lecture du livre de M. de Lamartine vient d’évoquer en moi les visions funèbres et grimaçantes de cette heure d’agonie. Les faits qu’il retrace, les idées qu’il exprime, la composition littéraire, respirent également ce hideux et ridicule dévergondage qui fut le caractère des premières journées de la révolution de février. La narration est diffuse, tourbillonnante ; elle brouille tous les faits, tous les noms, toutes les dates ; devant l’inexactitude avec laquelle sont rapportées des scènes auxquelles M. de Lamartine a pris part, on dirait qu’un somnambulisme étrange lui a ravi l’observation de ce qui s’est passé sous ses yeux. Les idées les plus contradictoires se heurtent d’une phrase à l’autre, affirmées avec la même emphase dogmatique. C’est une perpétuelle hallucination, qui n’a d’unité que par l’apothéose constante que M. de Lamartine se décerne à lui-même. Ce livre, sans autorité comme document historique, absurde et faux comme inspiration politique, funeste au point de vue littéraire au nom de M. de Lamartine, est précisément par ses défauts la digne peinture d’un si triste épisode de notre histoire.

Le tableau désolé qui, dans la soirée du 24 février, m’apparaissait dans l’avenir, l’histoire le montre à tous maintenant dans le passé ; mais les yeux de M. de Lamartine ne se sont point ouverts ! Et cependant quels démentis les faits n’ont-ils pas donnés à toutes ces illusions ! Il a entrepris la révolution au nom de la liberté, et depuis dix-huit mois la France ne respire plus que sous le régime de l’état de siége ; — au nom de la fraternité, et depuis dix-huit mois la France est déchirée par une guerre de classes ; — au nom des intérêts des masses, et depuis dix-huit mois le chômage a affamé le travailleur ; — au nom du progrès, et depuis dix-huit mois cette diffusion de lumières et de bien-être, sans cesse élargie pendant dix-huit ans, si bien décrite par M. de Lamartine lui-même, s’est arrêtée ; — au nom de l’affranchissement des nationalités étrangères, et aujourd’hui toutes les ambitions prématurées que la révolution de février avait allumées au sein des peuples ont échoué dans leurs propres excès ! Que reste-t-il de l’œuvre à laquelle M. de Lamartine s’était associé ? Il reste le nom de la république ; mais la conspiration permanente qui couve au fond de notre société croit que ce nom conspire pour sa cause ; mais à la tête de la république est l’héritier du grand homme dont M. de Lamartine poursuit la mémoire d’une haine irréconciliable ; mais la république a pour président celui contre lequel M. de Lamartine portait, il y a un an, une loi d’exil ; mais cette république enfin n’est devenue un gouvernement sérieux que lorsqu’elle a été entre les mains des hommes que M. de Lamartine, d’après son propre aveu, avait le désir de distancer et de supplanter au 24 février, des hommes enfin contre lesquels il a fait la révolution ! Quant à nous, nous ignorons les destinées réservées à cette république ; seulement nous espérons, en songeant que dans l’enchevêtrement mystérieux des choses humaines la Providence fait souvent sortir le bien du mal. Quoi qu’il arrive, le caractère politique de M. de Lamartine est jugé : comme les grands acteurs de notre épopée révolutionnaire, il a eu son jour. Le lendemain de ce jour est maintenant commencé pour lui, et l’avenir de sa carrière appartient à la Némésis que les hommes d’état engendrent eux-mêmes au sein de leurs erreurs et de leurs fautes.

Eugène Forcade.
  1. 2 vol. in-8o, chez Perrotin, place du Doyenné, 3.
  2. De la Défense de la Société, livraison du 15 avril 1849.
  3. « Il (Lamartine) lui’demanda s’il consentirait à servir une république selon ses vues dedans ou dehors… Blanqui ne parut pas éloigné de l’idée de servir au dehors un gouvernement dont il honorerait les ministres et dont il partagerait les vues. » Histoire de la Révolution de 1848, t. II, p. 251.