L’Hiver au Japon, une excursion à Nikko

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L’Hiver au Japon, une excursion à Nikko
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 888-909).
L’HIVER AU JAPON

UNE EXCURSION A NIKKO.

S’il faut en croire un dicton japonais, « qui n’a pas vu Nikko ne peut dire nekko (merveilleux). » Désirant depuis longtemps m’assurer de la véracité du proverbe et étudier les mœurs hivernales de l’extrême Orient, je résolus de consacrer à une excursion à Nikko les loisirs que le renouvellement de l’année apporte ici, comme partout, à tous les fonctionnaires. J’avais assisté l’an passé aux réceptions officielles dans le palais du Tenno, et vu de près le descendant des dieux, celui qu’on ne pouvait jadis regarder en face sans crime de lèse-majesté; j’allais cette année contempler les monumens superbes élevés aux anciens shiogouns, car Nikko est le Saint-Denis ou le Panthéon du Japon. C’est là que les efforts de l’art unis aux merveilles de la nature ont fait aux grands hommes des tombeaux dignes d’abriter leurs dépouilles.

Une route directe y conduit, belle, il est vrai, mais triste et monotone; je choisis de préférence un chemin infiniment plus long, qui, suivant les contours du bassin du Tonégawa, traverse une contrée accidentée, très variée, et très peu connue. C’était bien l’hiver que j’allais rencontrer dans les montagnes, car le 24 décembre, jour de mon départ de Yeddo, le thermomètre marquait — 2 degrés. La route jusqu’à Tomyoka est celle que j’avais suivie au mois d’août pour me rendre à l’Asamayama<ref> Voyez, dans la Revue du 15 janvier, un Voyage dans l’intérieur du Japon. </<ref>. A partir de Tomyoka, le paysage offre un aspect assez vulgaire, des champs bordés de mûriers, taillés court et entourés de torons de paille. De temps en temps, sur le bord du chemin, une petite statuette de granit grossièrement sculptée, aux pieds de laquelle pendent des sandales de paille, — seule chaussure du pays, — offertes en ex-voto à quelque dieu protecteur des voyageurs.

Après avoir franchi un des nombreux cours d’eau qui vont former plus loin le Tonégawa, on arrive à Takasaki. C’est jour de marché, les rues sont pleines de paysans qui viennent apporter légumes, cocons, flottes de soie filée, charbon, bois de construction et de chauffage. Leurs lourds chevaux de bât tirent de toutes leurs forces sur les cordes auxquelles leurs maîtres les ont attachés pour aller boire du saki avec les amis et les acquéreurs. Tout à l’heure ils vont regagner leurs chaumières, emportant les produits qu’on débite sur le marché : thé, porcelaines, ustensiles de fer et de bois, lampes à pétrole marchandises européennes, depuis des bouteilles de vermouth qui les griseraient, s’ils pouvaient en boire, jusqu’à des chaussures qui les meurtriraient, s’ils les pouvaient mettre. Chez Shikaya, un marchand fort aimable, qui a fait fortune dans l’industrie de la soie, je retrouve mon koskaï (domestique), venu par un chemin plus court avec un cheval portant mes bagages.

Takasaki a 10,000 maisons, on peut donc supposer 25,000 habitans. Il faut nous contenter de cette évaluation approximative; l’état civil au Japon est tenu très irrégulièrement. Il n’en sera plus ainsi désormais; l’une des premières réformes adoptées récemment dotera le pays d’un état civil semblable en tous points à celui que nous avons en France. Il y avait autrefois un siro (château), démantelé à présent et habité encore par une garnison de 500 hommes. On les rencontre dans les rues; c’est aujourd’hui dimanche, et toute l’armée japonaise fête maintenant le dimanche. J’aperçois dans une de mes promenades une école ouverte; je suis frappé de la tenue des enfans. L’air et la lumière circulent partout. Croirait-on que dans ce pays il n’y a pas un homme, pas une femme, pas un enfant au-dessus de douze ans qui ne sache lire et écrire? et Dieu sait quelle écriture difficile cependant! Le maître, pour me donner une idée des petits talens de ses élèves, fait réciter devant moi par l’un d’eux une fable intitulée le Sazayé, le Saumon et le Tai. « Au fond de la baie de Yeddo vivait un sazayé, lourd crustacé revêtu d’une épaisse cuirasse. Son bonheur était de s’enfouir, de si bien s’enfermer dans sa carapace, que l’ennemi le plus obstiné n’aurait pu l’en faire sortir. Il ne se mettait pas en colère pour un affront, il attendait pour se montrer que le danger fût passé. Le saumon et le tai, grands chercheurs d’aventures, l’invitent en vain à partager leurs exploits. — La guerre, leur dit-il, n’est pas mon affaire; je préfère rester bien clos dans ma maison... — Il ne put terminer son discours : filet ou barque, quelque chose de louche apparut à l’horizon. Le tai et le saumon furent bien vite au large avec toute leur suite; le sazayé, lui, se renfonça dans sa coquille. Pourtant, au bout d’un jour, il mit le nez à la fenêtre; que vit-il ? A l’étal d’un marchand, il était entassé avec d’autres coquillages. — trompeuse sécurité, s’écria-t-il alors, que tu me coûtes cher! » — N’est-il pas vrai que chez nos fabulistes la prudence du sazayê eût eu un meilleur sort?

J’avais fait 8 ris (lieues) jusqu’à Takasaki, il m’en restait 3 pour arriver à Maybashi. Un nouveau cheval pour les bagages, et je fais mes adieux à mon hôte Shikaya. Jusqu’à Maybashi, la campagne n’est qu’une plaine de mûriers coupée de quelques rizières dans les fonds. C’est plat, c’est monotone, et, sans les sommets neigeux des montagnes qu’on aperçoit tout autour, ce serait laid ; mais le soleil couchant irise les nuages gris qui ont plané toute la journée et dore les cimes de teintes délicieuses. Un peu avant d’arriver, on traverse un cours d’eau assez large et profondément encaissé. Impossible d’obtenir du garde-pont un autre nom que celui du Tonégawa, Me voilà prévenu désormais; toute la course que je me propose de faire n’est qu’un vaste circuit du bassin du Tonégawa, que je ne verrai que plus tard dans toute sa largeur, mais dont je vais voir les affluens de tous côtés.

A Maybashi, je suis reçu par le mourano-chikchtio ou maire de l’endroit, qui entame une conversation politique, me demande mon opinion sur les questions du moment, sur les ministres. La veille, deux ingénieurs anglais étaient passés par là pour étudier le tracé d’un chemin de fer. Un chemin de fer! Et pour aller de Takasaki à Maybashi il a fallu descendre trois fois de djinrikichia, parce que les ponts étaient trop étroits! Qu’on fasse donc d’abord des routes! A peine installé, je suis réveillé par le vacarme d’une bonzerie en prière. Les litanies bouddhistes doivent se dire tous les jours, même en voyage ; elles se chantent très haut sur un ton nasillard avec grand renfort de clochettes et de gong. Je me trouvais, sans le savoir, dans le voisinage d’un temple.

Je me mets en route pour Kirin sur un cheval prétendu de selle, car les djinrikichias ne passent plus. La nuit a été froide, la matinée l’est encore; la campagne est couverte de gelée blanche. C’est par les temps sereins d’hiver qu’on voit ici ce phénomène, beaucoup plus commun chez nous au printemps. On commence à monter insensiblement au milieu d’un pays désert. Devant le voyageur se dressent les sommets dénudés qu’il faut franchir pour arriver à Nikko; derrière lui, l’Asamayama, qui fume à gros flocons blancs, et pour éclairer tout cela un magnifique lever de soleil. Les mûriers se mêlent encore aux rizières, mais ils sont plus hauts, moins nombreux, et n’ont plus la ceinture de paille. On rencontre quelques chevaux de bât qui portent à Maybashi des fagots ou des bois découpés en planches. Les paysans usent d’une sorte de droit d’affouage et peuvent couper pour eux du bois dans les communaux. Ils en fabriquent divers ustensiles de ménage, surtout ces guettas (chaussures) dont il se fait au Japon une consommation inouïe.

Kirin est la ville manufacturière par excellence : elle représente dans cette contrée à peu près ce qu’est Lyon en France, toute proportion gardée. Ma première visite à Kirin est pour le mia de Ten-jin-Sama, situé à une des extrémités de la ville : c’est un temple sintiste précédé d’une belle avenue de segnis (sorte de cyprès) auquel on a récemment appliqué une construction bouddhiste d’une grande richesse d’ornementation. Les murailles, si l’on peut donner ce nom à des pans de bois, sont couvertes de bas-reliefs sculptés sur bois et coloriés en vermillon et or, représentant des fleurs, des oiseaux, des animaux fabuleux, si nombreux dans la mythologie japonaise. En sortant du temple, je me trouve entouré d’une troupe de 200 ou 300 enfans ébaubis et passablement crasseux, qui me font une escorte respectueuse d’ailleurs, mais singulièrement gênante. J’ai remarqué ainsi que, dans tous les centres un peu considérables, la curiosité était plus vive et plus indiscrète à l’endroit du voyageur étranger que dans les petits hameaux perdus; par quelle raison? c’est ce qu’il est difficile de dire.

Si j’appelle Kirin une ville manufacturière, on comprend bien qu’il ne faut pas y chercher des cheminées de 15 mètres vomissant la fumée, ni des usines vomissant à un coup de cloche quatre ou cinq cents ouvriers ou ouvrières. Une roue de bois à palettes plongeant dans le ruisseau qui court sur chaque bord de la rue centrale et tournant paresseusement au cours de l’eau vous signale un atelier; voilà le moteur. Le premier établissement où j’entre paraît dirigé par une femme veuve ou dont le mari est absent. Au rez-de-chaussée, un atelier de dévidage dont il est inutile de décrire le mécanisme primitif et surtout fort lent; au premier, un atelier de moulinage pour la fabrication de la trame et de l’organsin. Diverses bobines disposées autour d’un cercle de bois horizontal contiennent la soie grège déjà teinte; les fils vont se réunir au centre et se tordent ensemble au moyen d’un mouvement de va-et-vient que l’ouvrier imprime au cercle en pressant du pied une pédale. La patronne, une grosse commère toute ronde, essaie de m’expliquer tout cela d’une voix qui domine le bruit des ateliers; mais je m’enfuis ahuri par le vacarme et asphyxié par la chaleur entretenue à dessein dans la pièce. Dans d’autres ateliers, c’est exactement le même mécanisme. J’entre ensuite chez des teinturiers aux mains bleues, qui sont en train de plonger dans des bassines remplies d’indigo les flottes de soie arrivées de chez les fileuses des environs. Devant la porte sèchent au soleil des tas de noix de galle qui vont fournir la matière de ces bleus foncés, couleur ordinaire et presque unique des vêtemens de ville japonais. Enfin, mon cortège et moi, nous arrivons chez un gros industriel de Kirin, un tisserand. « J’allai dernièrement à Tomyoka, me dit-il. — En effet, j’ai vu là des pièces de soie tissées chez vous, et c’est le désir de voir vos ateliers qui m’amène ici. » Très flatté, il rappelle ses ouvrières, qui avaient fini leur journée, pour faire tisser devant moi diverses pièces commencées précisément avec de la soie filée à Tomyoka. On ignore ici l’emploi des cartons qui permettent à nos ouvrières de faire à l’envers un dessin fort compliqué : aussi faut-il deux personnes pour une pièce à ramages, l’une faisant courir la navette destinée au fond, l’autre celle du dessin. Pour l’uni, c’est exactement le métier à la Jacquart, si commun dans nos campagnes normandes et dans nos chaumières. En sortant de Kirin, on entend le clac-clac qui rappelle les bords de l’Orne et de la Sarthe. Sous mes yeux, la navette court dans une belle pièce de satin violet qui me fait fort envie; malheureusement ces étoffes, moins parfaites que les nôtres, reviennent beaucoup plus cher. En somme, l’impression que l’on rapporte de Kirin, c’est que ce peuple est laborieux, industrieux, mais peu inventif; c’est que, malgré le bas prix de la main-d’œuvre, il ne peut lutter contre la concurrence européenne, pourvue d’engins supérieurs et économiques.

Comme je rentrais à l’hatoya (auberge), voici un yakounine (officier) qui vient me prier de visiter une thêerie modèle qu’il dirige, mais qui est fondée par le gouvernement. Ayant appris mes titres officiels, ce fonctionnaire me fait une réception des plus gracieuses. Après avoir examiné successivement les séchoirs, les fours, les magasins, je fus enfin conduit dans un véritable salon de dégustation et invité à goûter du thé de premier choix, en présence de deux cents personnes juchées sur les toits, sur les rebords des fenêtres, sur les corniches, blotties dans les coins, collant leurs yeux aux soudare (croisées) pour examiner cette scène. C’est avec peine que je parvins à contenir une immense envie de rire. Les préliminaires prirent une bonne demi-heure. L’officier n’aurait pas laissé à d’autres mains le soin de préparer la précieuse boisson. Le voilà donc à genoux devant un foyer, où bout l’eau dans une bouilloire de fer, lavant les tasses à l’eau chaude, y passant de l’eau froide, puis encore une fois de l’eau chaude, répétant la même cérémonie pour la théière toute petite, en faïence de Satsuma, versant les feuilles de thé en les comptant, puis un peu d’eau bouillante, plaçant la bouilloire un instant loin du feu et remplissant enfin la théière. Alors, rapprochant les quatre tasses les unes à côté des autres, de manière à pouvoir promener le bec de la théière de l’une à l’autre sans interruption, il verse un mince filet de la première à la seconde, de la seconde à la troisième par un mouvement circulaire qui recommence pour ne s’arrêter qu’au moment où la théière est vide. On conçoit que ce ne fut pas sans une profonde révérence que je saisis la précieuse liqueur et l’absorbai, tenant la tasse à deux mains. Il fallut en absorber trois tasses avec les mêmes cérémonies. Dans un mouvement de générosité, le yakounine m’offrit un sac de thé; je le priai d’accepter en échange une épingle de cravate. Il faut toujours, au Japon, se munir en voyage de ces hochets très commodes pour reconnaître des politesses de ce genre.

En quittant Kirin, on repasse, sur un pont légèrement échafaudé, le Watashingawa, une jolie rivière encaissée, bien tranquille et bien modeste en cette saison, mais qui ne se gênera nullement, viennent le mois de mars et la fonte des neiges, pour emporter ponts et moulins, et charrier tout cela Jusqu’au Tonégawa, dans lequel il se jette. Il était presque nuit quand j’arrivai à Omama, où j’avais envoyé mes bagages en quittant Maybashi. Encore jour de marché ! Éclairés par de grosses bougies de cire à mèche de papier, les marchands s’efforçaient d’attirer les derniers chalands vers leurs étalages en désordre, les uns récitant une petite litanie monotone, les autres ajoutant le geste à la parole et lançant des bonimens à la foule distraite. Un marchand, me reconnaissant pour un tondjîn' (étranger) à la lueur de sa chandelle, m’interpelle : « Eh! monsieur l’étranger, n’avez-vous pas besoin d’une paire de guettas? » Et la foule de rire aux éclats. « Non; mais si tu as des bottes, j’en achèterais bien une paire. » Et la foule de rire plus fort, seulement les rieurs cette fois étaient de mon côté. Il n’en faut pas davantage pour amener, j’allais dire sur les lèvres, mais il est plus exact de dire entre les oreilles de ces braves gens, ces rictus gigantesques qui se propagent de voisin en voisin, si bien que le dernier ne sait pas le moins du monde de quoi on rit, et n’en rit que plus fort.

Omama est la dernière étape de la plaine et la première de la montagne. C’est là que les deux zones se donnent rendez-vous pour échanger leurs produits. La route est longue, il faut y coucher, et les hatoyas sont encombrées. Je trouve mon koskai bien installé, le dîner prêt et la natte disposée pour passer la nuit. Omama, avec sa grande rue large, son ruisseau central encaissé en vue du débordement, ses chaumières couvertes de pierres, ses lanternes de pierre dressées au milieu du chemin, a déjà une tout autre physionomie que les bourgs de la plaine. Je me sens transporté à Subachiri, au pied du Fusiyama, ou sur les bords du Kisogawa. Salut, mes braves montagnards ! vous voilà donc une fois encore avec le calme grandiose de vos montagnes et la tranquillité de vos rues, où l’on n’entend que le cri rauque des aveugles et la cloche des temples.

Le 30, réveillé par une température de zéro degré, je quitte Omama à pied, suivi du cheval qui porte mes bagages, et de mon koskaî, qui a passé mon fusil en bandoulière. Le temps est magnifique, et, après avoir franchi le col d’Ognivara, je redescends à Amava. Rien de brusque comme le changement de température et d’aspect, suivant que l’on passe d’un versant à l’autre de cette vallée. Le versant placé au nord, exposé par conséquent au midi, est boueux de dégel et planté de mûriers qui se risquent jusque sur ses pentes, tandis que le versant du sud, qui ne reçoit que quelques rayons obliques du soleil couchant ou levant, est au contraire entièrement gelé. Le chemin craque sous les pas, les cristaux en aiguilles se brisent sous les chaussures, on retrouve la neige tombée il y a quinze jours. Il ne pousse ici que des châtaigniers ou des cyprès. En chemin, on ne rencontre que des chevaux de bât portait à la ville des planches découpées sur place, et bientôt un chantier en plein air s’offre à la vue.

Non loin de là est un petit cimetière, remarquable par son isolement, plus remarquable encore par la terre fraîchement remuée sur une grande longueur. Aurait-on commencé déjà d’appliquer un décret récent du gouvernement? Il faut savoir qu’un tiers environ des bouddhistes, composant la secte de Monto, très répandue au Japon, brûlent leurs morts, suivant un rite qu’il a été question d’introduire en Europe, et qui en tout cas est excellent en lui-même et respectable partout où les mœurs l’admettent. Or le daidjokan (conseil suprême) a ordonné que les morts seraient désormais enterrés sans crémation par toutes les sectes, et ces braves gens sont aujourd’hui contraints de creuser des fosses, sans savoir ni la profondeur ni la forme qu’il faut leur donner. Ce n’est pas en effet dans la position horizontale que les sectes qui ensevelissent leurs morts les placent dans la terre ; le plus généralement, le mort est accroupi, ramassé sur lui-même dans la position d’un homme à genoux, assis sur ses talons et courbant son front jusqu’à terre. C’est dans cette posture, qui ne demande pour bière qu’un coffre carré, que les pauvres gens, les marchands, les paysans, vont, après s’être courbés toute leur vie durant, se prosterner après leur mort. Les hommes de haut rang se font souvent enterrer assis. La famille de Mito enterrait ses morts couchés.

Amava est un petit village de sapin, tout pareil aux villages du Kisogawa que nous avons visités au mois d’août 1873. Des toits de chaume, le plus grand nombre en planchettes de sapin, couverts de pierres, une modeste tchaïa (auberge), où je m’arrête pour changer de cheval, quelques habitans qui, outre une petite boutique mal garnie, possèdent quelques arpens de bois, des poules et ces fidèles chevaux de bât, sauvages comme leurs maîtres, mais comme eux toujours prêts pour le travail, voilà ce qui frappe tout d’abord dans un village de montagne au Japon. En possession d’un nouveau cheval et d’un nouveau mango (conducteur), je poursuis jusqu’à Godo, pauvre petit village où, dans l’unique tchaïa, on me reçoit avec force excuses sur la pauvreté du logement et de l’approvisionnement. Heureusement la seule chose dont j’aie besoin, — un endroit propre où m’étendre, — est ce qui ne manque jamais en ce pays. Dans le plus misérable village, il y a une tchaïa, et dans cette tchaïa une pièce qu’on appelle jasiki. Arrive-t-il un voyageur de distinction, vite on ouvre, on chasse à la hâte la poussière, et le voilà installé. Il est vrai que le mobilier brille par une absence complète; du moins trouve-t-on une natte pour se coucher.

De Godo à Sawaïri, 2 ris, toujours en montant au milieu d’un paysage charmant. On remonte le cours du Watashingawa, tantôt séparé par un bouquet d’arbres, tantôt rasant le bord; ici, le chemin est au niveau du torrent; là, forcé d’enjamber un contre-fort, il serpente à pic, suspendu au-dessus de l’eau au moyen de poutres fichées dans le rocher, comme un échafaudage de bâtisse, et d’une façon fort peu rassurante. Au-dessous, on entend le bruissement des feuilles mortes agitées par le vent et le fracas du torrent, qui coule entre ses parois de granit. Un peu après Sawaïri, à un détour du chemin, une échappée de vue entre deux montagnes laisse apercevoir le pic majestueux de Nikkosan tout couvert de neige sur un fond de végétation noirâtre. Le sentier va se perdre ensuite au milieu d’une gorge sombre, solitaire et presque solennelle. Du fond de cet encaissement du torrent sortait un chant cadencé, un peu plaintif, d’un effet fort pittoresque et qui me fit songer, je ne sais pourquoi, aux milliers de travailleurs des pyramides gémissant sous le joug. Je ne pouvais voir encore d’où cela venait, mais je ne me hâtais pas, m’attendant bien à quelque découverte prosaïque. C’étaient des bûcherons qui, armés de longues gaffes, dirigeaient dans le sens du courant de belles poutres équarries que d’autres faisaient glisser du haut de la montagne. Ils s’accompagnaient d’un chant monotone, suivant l’habitude si chère aux Japonais, et ce chant, à travers des parois de granit, montait jusqu’à moi avec une sonorité superbe. Il n’y a pas en ce moment assez d’eau dans le Watashingawa pour emporter cet immense radeau, mais on prépare les trains, — comme à Tien-sin en attendant la débâcle du Peïho, — et, avec la fonte des neiges, tout cela viendra à Sekiado ou à Yeddo.

À 1 kilomètre au-delà de Sawaïri, on rencontre un bloc de granit gigantesque au milieu du torrent. On l’appelle le Ban-do-taro, et au-dessus la rivière en prend le nom et s’appelle Bandotaro-gawa. À force de monter, nous avions trouvé un froid intense, les chemins, non plus gelés, comme le matin, mais glacés ; la neige piétinée formait une couche glissante sur laquelle on se tenait péniblement à la montée, mais bien plus difficilement à la descente. Par quel miracle un-cheval peut-il avancer là-dessus sans ferrure, sans même les sandales de paille ordinaires, la corne à nu ? Enfin dernier coup de collier avant Hachivo : il fallut descendre et remonter un sentier presque à pic dans le genre de ceux d’Étretat. Quels efforts pour le pauvre cheval, que le mango se contente d’encourager de temps en temps sans le rudoyer jamais ! Il avait fallu pour ce passage diviser les bagages entre deux chevaux, et cependant ils formaient à peine la charge de trois hommes. Fort heureusement ce passage était court, car la nuit nous prenait, et la lune était levée quand à six heures et demie je frappai à l’hatoya d’Hachivo.

Ah ! cette fois j’étais bien en pleine montagne et pouvais observer à fond les mœurs hivernales. Devant nous, la rue large, couverte de neige ; de chaque côté, les maisons également neigeuses laissant de temps en temps percer par une fente de volet un rayon de lumière ; pas une âme dans les rues, pas une lanterne, et pour toute compagnie les aboiemens lugubres de chiens qu’on ne voit pas, mais qui, flairant le mien, lui font un accueil peu sympathique. Avec leurs formes lourdes et leur taille énorme, leur poil long et fauve, leur museau allongé, leurs yeux petits et enfoncés, leurs crocs proéminens, ces molosses se rapprochent beaucoup plus du loup, dont ils ont les instincts chasseurs, que du paisible épagneul qui vient se réfugier entre mes jambes, et que notre petite caravane a été plus d’une fois, depuis le commencement du voyage, obligée de défendre à coups de pierres contre leurs agressions.

À notre appel, une petite porte basse glisse sur sa coulisse, et nous voici dans l’intérieur de l’hatoya. Aussitôt débotté, j’ai ma place au feu. Ce n’est plus ce modeste chibatchi qu’on vous apporte dans les maisons de thé ; ce n’est pas non plus, hélas ! le grand âtre de nos campagnes. Au milieu de la salle est creusé un large foyer, de 1 mètre carré, rempli de bois de sapin. On s’assoit autour, les pieds dans la braise, ou accroupi sur ses talons, en ayant soin de ne pas se mettre sous le vent, car il en sort une fumée qui vous aveuglerait. Quant au vent, il y en a toujours un peu même à l’intérieur; si ces montagnards en effet font des feux homériques, ils ne savent guère ce que c’est qu’une clôture. Au-dessus de l’âtre pend à une crémaillère un chaudron plein d’eau bouillante, où l’on puise à tout instant avec une cuiller de bois pour faire le thé, humecter le riz, laver la vaisselle de laque; enfin c’est le fond de l’existence domestique.

Donner une idée de la curiosité qu’excite le voyageur étranger dans ces pays qui n’en ont jamais vu est bien difficile. Chaque geste, chaque détail de costume, chaque mot prononcé est l’objet d’exclamations contenues et de remarques échangées à voix basse; on n’ose pas me questionner, parce que c’est contraire à la politesse, mais on s’adresse à mon koskai, qui ne se lasse pas de raconter à toutes les étapes la même histoire : d’où je viens, où je vais, — voyage de plaisir, — ce que je fais, où je loge, mon état civil, ma nationalité, et surtout mes fonctions auprès du gouvernement.

Nous avions fait nos 9 ris, et 9 ris de montagne, cela compte, surtout après 7 qu’on a faits la veille, avec 6 en perspective pour le lendemain. J’avais bien envie d’un bain pour me délasser; mais prendre un bain à 35 ou 40 degrés, comme le préparent les Japonais, pour en sortir dans une salle ouverte au grand air, alors que l’air est à 4 degrés au-dessous de zéro, était-ce bien prudent? Je me dis qu’on ne s’enrhume généralement que dans une chambre bien close et bien chauffée, et que, si on doit sortir du bain dans une atmosphère froide, il faut le prendre excessivement chaud. C’est là en effet le principe japonais, et j’en comprends maintenant la logique. En sortant de l’étuve, vous avez une telle provision de chaleur qu’avant que l’équilibre se fasse à votre détriment avec la couche d’air ambiante, vous êtes instantanément sec et déjà vêtu. C’est d’après ce principe que je me baignai ce soir-là et tous les autres, et ce qui est certain, c’est que je n’ai pas eu de rhume.

Le 31, à huit heures, nous quittions Hachivo[1] par un beau froid de — 4 degrés, et je me lançai à l’escalade du col qui me séparait de Kosowo et de Nikko. Comment rendre le charme de ces courses matinales, le fusil sur l’épaule, tiraillant les grives et les pigeons, bien plus farouches en ces contrées que dans les environs de Yeddo, glissant de temps en temps sur la neige glacée, perdu avec ma petite caravane dans cette grande et majestueuse solitude boisée où l’on n’entend que le piou des moineaux et le roulement du torrent! Au-dessus du fourré impénétrable de ronces, d’épines, d’églantiers, de sorbiers, se dressent de hautes futaies de segnis dont la verdure sombre donne au paysage un aspect singulièrement triste. De temps en temps, le sentier serpente sous de hauts châtaigniers d’un aspect un peu plus gai ; puis voici qu’il se met à gravir désespérément une espèce de muraille qui semble nous barrer le passage. Pour y parvenir, il saute tantôt d’un côté, tantôt de l’autre du torrent, ici décrivant une courbe interminable, là festonnant le précipice, heureusement pourvu d’un garde-fou, toujours franchissant des ponts problématiques où mon brave Star a soin de ne s’engager que le dernier. Enfin, après de rudes efforts, nous voilà au sommet. Dans une petite chaumière à moitié cachée par les arbres, la neige et la brume, on se sèche un instant, car on est inondé de sueur après cette rude ascension. Depuis le matin, le temps était un peu brumeux, mais une éclaircie de courte durée permet d’apercevoir au sud, d’où je viens, toutes les crêtes qui dominent la vallée du Bandotarogawa, au nord, où nous allons, le pic de Tsinsendji, le Nikkosan, et à nos pieds, au loin, le massif de segnis qui indique les temples de Nikko. Je quitte à regret le sommet, d’où le vent du nord nous déloge, pour redescendre à Kosowo. La descente est plus facile que la montée. Nous faisons route en compagnie d’un joli petit ruisseau qui nous montre le chemin de Kosowo. Au bout d’une demi-heure de descente, on ne voit plus le cheval, qui va moins vite que les piétons. Or j’ai juré de ne plus me séparer de mes bagages, trop bien averti par l’aventure de l’Asamayama. Nous nous arrêtons ; mais dans la neige où s’asseoir ? Un bout de tronc d’arbre est bien vite apporté. Ce n’est pas tout, il faut se chauffer les pieds ; en un instant, un bûcher de branches mortes ou cassées est allumé. Le pauvre cheval arrive clopin-clopant, et on se remet en route.

A Kosowo, toutes les maisons sont fermées en plein midi, comme hier à Hachivo. Les shogis (carreaux de papier) étant lacérés, ces pauvres gens, n’ayant pas le moyen de les remplacer, — le papier est relativement cher, — préfèrent fermer leurs volets de bois du côté d’où souffle le vent. Le thermomètre marque zéro dans l’air, un demi-degré dans l’eau. Je déjeune dans une misérable hutte où la fumée s’enguirlande au plafond en longues tresses noires. Pendant que nous préparons notre repas, voici qu’arrive un pauvre diable de bûcheron qui n’est qu’à la moitié de sa journée ; il a ses deux haches à fin tranchant liées sur le dos, comme un soldat son sac, et enfermées dans un fourreau de paille pour éviter d’être blessé, à sa main le bâton montagnard, nécessaire pour atteindre les pentes inaccessibles d’où il fait tomber et rouler les troncs d’arbres dans la vallée. Il s’attable à son tour, c’est-à-dire s’accroupit, et, pour la valeur de 20 centimes, absorbe deux tasses de riz et trois de thé, puis fume quatre ou cinq pipettes, et repart pour son travail. Son père a mené cette vie, ses fils la mèneront à leur tour, il envisage cette perspective sans terreur et sans envie, comme pouvait le faire un homme de sa condition sous Charlemagne ou Othon le Grand. Il a tout ce qui est nécessaire à ses besoins, et peut se donner les joies du mariage et de la paternité avec le fruit de son travail.

En rêvant à mon bûcheron, je reprends ma route vers Nikko. Nous voici au fond d’une vallée où coule un affluent de la rivière de Nikko. On n’a plus qu’à suivre un chemin de plain-pied pour y arriver. Quelques petites chapelles isolées, quelques bouddhas le long du chemin, indiquent que l’on entre dans la région sacrée. Au bout d’un ris et demi, on monte des escaliers, puis on s’avance sous un splendide dôme de segnis. A gauche, on aperçoit un vaste enclos; c’est le temple de Hieyas. Au bout de quelques instans, nous sommes à la tête du pont public qui conduit à Nikko, village. A côté est le pont en laque rouge sur lequel passaient seuls les taïcouns quand ils allaient rendre visite à leurs ancêtres; il est barré maintenant. En quelques instans, nous gagnons l’hatoya de Kamya qui m’a été indiqué; on s’y installe comme pour six mois et comme pour y soutenir un siège.


II.

1er janvier.

J’ai bien fait, car c’est un siège qui s’annonce. La neige n’avait cessé de tomber toute la nuit, et elle tombait encore. C’est aujourd’hui le premier jour de l’an! Allongé sur ma natte, enveloppé dans le phton japonais, je me transporte par la pensée vers la France. Il me semble un instant que ma bonne mère me serre sur son cœur, je me vois assis au banquet de famille; mais l’illusion est courte. La nécessité de parler japonais toutes les fois que j’ouvre la bouche, le zéphyr qui m’arrive de tous côtés, l’ameublement absent, le chibatchi qui sent le carbone à plein nez, tout me rappelle à la réalité. Je pars bravement sous la neige qui persiste pour visiter les temples. En l’honneur du 1er janvier, tout le village est pavoisé, c’est-à-dire que devant chaque maison sont plantées des branches de mâts ou de segnis et que d’un côté à l’autre de chaque maison s’étend une guirlande formée d’un toron de paille de riz qui laisse pendre quelques brindilles. Le même ornement simple décore l’entrée de tous les temples que je vais visiter.

Un mot sur l’origine de Nikko avant de commencer le pèlerinage si cher à tous les Japonais et accompli jadis par les princes et les pontifes qui venaient des points les plus éloignés de l’empire prier sur les tombes vénérées. Nikko date de la fin du XVe siècle. Fondé par l’un des plus grands princes du Japon, il était destiné à perpétuer le souvenir de la soumission de la Corée. Donner une idée de la profusion des ornemens, de la finesse des détails, de la richesse de l’œuvre tout entière, serait impossible. Ce n’est pas d’ailleurs par les détails, c’est par l’ensemble que les beautés de Nikko peuvent faire impression sur l’étranger. Dans une grande solitude montagneuse, escarpée, une avenue grandiose bordée d’arbres plusieurs fois séculaires gravit les basaltes des sommets neigeux ; de toutes parts le murmure des ruisseaux et le grondement des cascades. C’est là que la puissance veut reposer, c’est là que le plus grand homme du Japon veut dormir quand il sera un dieu. Allons, fourmis, abeilles, toute la ruche humaine, à l’ouvrage ! Il s’agit de faire grand ! Qu’on entasse le granit et l’or, toutes les richesses de la couleur, toutes les merveilles de la sculpture, au fond de cette gorge écartée, où il en jouira seul ! Les mausolées de Nikko l’emportent sur tous les autres temples du Japon comme magnificence et conservation, rien de comparable, à Kioto même, malgré la richesse de cette grande cité sacrée ; mais ce qui fait la réelle supériorité de Nikko, c’est l’impression de grandeur que produit ce spectacle. Au pied du temple de Gongen-Sama, comme devant Notre-Dame, comme à Bourges, comme à Rome et à Athènes, l’âme humaine se sent à la fois élevée et écrasée. On reste stupéfait devant ces accumulations de pierres, ces toitures colossales et cet encadrement merveilleux d’arbres éternellement en deuil. Après cela, qu’importe que le grand tori (porte) en pierre de l’entrée ait été donné par le prince de Chikuzen, que les lanternes en bronze aient été offertes, celle-ci par la Corée subjuguée, celle-là par le prince de Lin-Kin soumis, une autre par les Hollandais alliés, qui n’ont pas fait preuve de goût ? Qu’importe que ce pavillon, le vingt-troisième dans la même enceinte, ait servi d’écurie aux chevaux des taïcouns quand ils venaient adorer leurs ancêtres, que cette fontaine rende la fécondité aux femmes stériles, que chaque lanterne de bronze ou de pierre ait son histoire, que les inscriptions rapportent les noms des donateurs et la date de leur soumission ? Qu’importe qu’ici soit la pierre où Hieyas lança un jour son encrier, qui, en se répandant, forma une lettre, que là soit un sabre qu’il a tiré du fourreau, là un parchemin qu’il a couvert de son écriture ? Tout en écoutant le cicérone, on songe aux peuples qui, sous le fouet d’un despote, ont bâti ces monumens et qui dorment aujourd’hui comme lui dans la poussière.

Outre le temple de Gongen-Sama, il y en a une foule d’autres, bâtis également en étage le long de la montagne[2] : les deux principaux sont San-daïtchi et Rieur-daïtchi. Ce sont les tombeaux des deux taïcouns successeurs de Hieyas; ils sont aussi de toute beauté et admirablement entretenus. Tous sont l’objet d’une grande vénération. C’est bien avant le sanctuaire que le visiteur japonais doit quitter ses chaussures et son manteau, et le visiteur européen est obligé lui-même d’ôter ses bottes pour pénétrer dans le sanctum sanctorum. Toute une ville sainte de temples, de chapelles, de bonzeries, s’élevait autrefois; tout a été dévoré par un incendie qui n’a laissé qu’un dédale de fondations de pierres désertes, au milieu duquel serpentent des escaliers inutiles. Par endroits, la neige laisse voir la mousse qui recouvre les murailles, et ces vastes enclos abandonnés sont pleins de broussailles, triste image du sort qui attend quelque jour le grand temple lui-même.

Un chasseur de l’endroit m’avait parlé de nombreux faisans dans le voisinage; il avait dit vrai, car dans une course matinale, le 2, par zéro degré, suivi de mon fidèle Star et de mon jardinier, porteur de l’inséparable gourde, j’en vis sept en deux heures dont deux eurent la sottise de se laisser tuer. Deux heures après, je repartais en kango[3] pour aller voir dans la montagne la belle cascade de Kirifuritaki. Après avoir cheminé quelque temps sous les sapins, le sentier gravit des pentes arides et nues qui ne laissent pas que d’être inquiétantes pour le maintien de l’équilibre, car il faut tantôt monter, tantôt redescendre de petites arêtes qui séparent les lits de divers torrens. Bien souvent le pied de mes porteurs glisse; mais ils se rattrapent sur leurs bâtons, et de rire! A la montée, on échange des plaisanteries sur la lourdeur du « bourgeois, » Voici un pont sur un torrent composé de deux troncs de sapin de 10 centimètres de diamètre, placés à côté l’un de l’autre sans que rien les réunisse, séparés même par un petit interstice. C’est ici le cas de se rappeler l’exercice de la poutre familier aux gymnastes de collège. Je juge à propos de descendre, car deux pieds ont moins de chance de glisser que quatre : me voilà de l’autre côté. Un peu plus loin, c’est, au lieu d’un pont, un chapelet de pierres sur le torrent : les roches sont rondes ou pointues à distances inégales, à moitié submergées. Cette fois il faut rester plié en deux dans mon panier de bambou, à la grâce de Dieu. Tout va bien; je ne regrette que l’absence d’un peintre. Au sommet d’une croupe inaccessible de deux côtés se creuse un vaste entonnoir de 300 mètres de diamètre, couvert de châtaigniers, sans issue, au fond duquel on peut descendre par un sentier comme dans le cratère d’un volcan. C’est là que va se perdre sous terre le Kirifuritaki, tombant d’environ 100 mètres. La neige du sentier m’empêche de descendre au pied de la cascade, sous laquelle, paraît-il, on peut passer. La cascade est fort belle, vue de loin; mais ce qui est encore plus beau et ce qui surprend davantage, c’est la vue dont on jouit du haut de ce sommet, et qui, grâce à la sérénité du ciel d’hiver du Japon, n’est guère bornée que par les montagnes au-delà de Yeddo. Ce sont d’abord, à nos pieds, les pentes du massif du Nikko, à l’est les pics d’Aïdzu, puis un vaste plateau où circule un large fleuve, le Kinugawa, tributaire du Tonégawa, et grossi par le Kirifuritaki lui-même quand il sort des flancs de la montagne. Dans toute la largeur de ce plateau, on distingue une longue bande noire, c’est la grande avenue de segnis qui de Nikko descend pendant 25 lieues jusqu’au Tonégawa. Au-delà sont les pics de Kabasan et de Tskubasan, puis plus loin, au sud, une ligue indécise qui doit être le massif du Fusiyama; c’est vraiment une merveille. Le retour s’effectue plus vite que l’aller, et on retrouve avec bonheur, après une journée de kango et de piétinement dans la neige, le bain torride, un bon dîner et la natte japonaise.

Le 3 janvier, ascension à Tsinsendji; c’est le nom d’un des pics voisins du Nikkosan, plus élevé et plus dénudé; que lui, ainsi que d’un lac situé à 1,200 mètres ou plus au-dessus de la mer. C’est l’excursion obligatoire de Nikko. On m’avait exagéré les difficultés du trajet ; rassuré par les habitans, je partais à six heures du matin avec les premières lueurs de l’aube, ce qui me valut un splendide lever de soleil, empourprant la cime des montagnes devant moi. Je peux, sans me geler les pieds, rester dans mon kango, grâce à la précaution que j’ai prise de mettre par-dessus mes chaussures des bottes de paille fabriquées hier à ma mesure, à l’imitation de celles que portent les montagnards de Nikko.

On suit d’abord la vallée qui nous a amenés de Kosowo il y a quelques jours. En passant, je remarque un chantier que l’obscurité m’avait dissimulé. Ce ne sont cette fois ni des planches, ni des poutres, ce sont de véritables obélisques couchés, d’énormes troncs équarris, dont plusieurs mesurent jusqu’à 18 mètres. Le déboisement fait de terribles progrès dans ce pays; on se garde de reboiser et on marche peut-être à de véritables catastrophes.. Il n’en faut pas moins admirer ces magnifiques mâts et le travail primitif et ingénieux dont ils sont l’objet. Il s’agit de les conduire de la montagne au torrent qui doit les emporter au printemps. Pour cela, on a formé avec quelques-uns de ces troncs un plan incliné sur lequel on fait glisser les autres pendant un trajet de 300 mètres. Grâce à la neige, ces lourdes masses sont entraînées par six hommes armés de gaffes qui courent à toutes jambes, puis les abandonnent, sûrs qu’ils ne s’arrêteront plus qu’au torrent. Léger inconvénient, — ce plan incliné traverse le chemin : les poutres, une fois lancées, passent avec la rapidité de la flèche, et, si le voyageur prend mal son temps, il risque d’être emporté. On interrompt le travail à notre passage ; puis aussitôt après reprend le chant sauvage et monotone dont tout manœuvre japonais se croit obligé de s’aider. Un peu plus loin, voici le jardin de Dainitchido, jardin, comme tous les jardins japonais, taillé, coupé, peigné, — contre-sens au milieu de cette belle nature; un peu plus loin, je visite un temple de Quannon-Sama tout plein d’ex-voto. Ce temple renferme une idole vénérée, surtout par les femmes frappées de stérilité; c’est une énorme pierre en forme de phallus apportée par la déesse Quannon-Sama. De là, on se rend à la cascade de Kintaki. De cascade, il n’y en a point; on trouve à la place un magnifique glaçon de 30 mètres de haut, étincelant au soleil et se multipliant en milliers d’aiguilles. Ceux qui ont vu Nikko en été seulement n’ont qu’une faible idée du charme inexprimable de l’hiver, qui nous donne partout la glace et la neige sous le soleil.

Au bout de 2 ris, le sentier abandonne la vallée de Kosowo, dont on voit dans le lointain blanchir les chaumières, et, faisant un coude à droite, longe le lit même du torrent qu’il faut remonter. Le pays est tellement désert qu’une simple maison de thé, halte ordinaire des kangos, a mérité une dénomination et une place sur la carte : c’est Momangaë. Là mes kangokaki se reposent, prennent une forte lippée de riz, se sèchent les pieds, tandis que je brûle mes bottes dans le foyer, tout en recevant un courant d’air froid dans le dos. Ce qui remplace ici le poêle mérite une mention spéciale. J’avais remarqué depuis longtemps, et notamment sur le Nakasendo, un meuble dont je ne m’expliquais pas bien l’usage; c’est un tabouret carré dont le siège est quadrillé au lieu d’être plein. En hiver, ce tabouret se place au-dessus d’un petit récipient en pierre, creusé dans le plancher et rempli de charbon incandescent. On étend une couverture par-dessus cet appareil ; il s’en dégage une forte chaleur. A-t-on froid, on soulève la couverture et on présente à l’orifice ainsi pratiqué la partie du corps que l’on veut réchauffer, les pieds, les mains, le ventre, les reins. C’est, comme on voit, extrêmement commode. Une grosse fille mal peignée qui se chauffait au moyen du tabouret-calorifère quitte sa posture de sphinx pour m’apporter une tasse de thé. On a vu plus d’un étranger dans ces parages, mais dans cette saison c’est une aubaine inespérée.

A partir de Momangaë, le chemin longe le lit du torrent, lit vide ou à peu près en ce moment, mais qui se remplit au printemps. Le paysage prend un aspect tout nouveau : les collines se resserrent, la pente devient de plus en plus raide, et bientôt on avance entre deux gigantesques murailles de basalte, sur un sol de galets dont le moindre a un demi-mètre cube. Tantôt le cours d’eau se divise en mille filets sur cette plage montante, tantôt il se rétrécit en une seule nappe au-dessus de laquelle le sentier passe et repasse sur des ponts assez peu rassurans. A un détour, plus rien qu’un vaste entonnoir, une échappée de ciel et un immense fracas. Si ces roches qui surplombent de 50 mètres allaient tomber tout à coup, si l’eau gonflée subitement vous obligeait de chercher un asile sur ces parois lisses? Mais non; on peut s’arrêter pour compter les stalactites qui pendent aux roches comme des larmes figées, et deviendront au soleil de mars les sources murmurantes destinées à grossir le Nikkogawa. Encore un coude à droite, et nous quittons le torrent pour entrer dans un petit ravin latéral, où une passerelle heureusement solide permet d’admirer à la fois trois cascades merveilleusement groupées.

Maintenant courage, les hommes! c’est la grande montée qui commence. Un raidillon indescriptible, plus escalier que sentier, plus échelle qu’escalier, monte à force de zigzags le long de la muraille que nous avons devant nous. Je sens encore les coups de reins de mes porteurs s’arc-boutant sur leur bâton et cherchant à poser leur pied dans la neige, haute d’un pied. C’est que nous sommes parvenus à la montée du pic de Tsinsendji, et, sans arriver jusqu’au haut, il nous reste encore quelques centaines de mètres à gravir pour atteindre le lac. Ahin, ahan, io ! kurasho ! Le dernier mot de l’interjection est dit, le plus dur est fait; nous montons encore le long d’une gorge effrayante, où roule le torrent, qu’on ne voit plus, mais la pente devient praticable. Une dernière halte avant d’arriver dans une maison close qui ouvre un volet pour nous, et se trouve habitée fortuitement aujourd’hui par le propriétaire. Nous sommes au bord du lac. Le sentiment de terreur qui planait sur cette sombre vallée fait place à l’épanouissement que cause l’aspect de la végétation autour de cette belle nappe d’eau encaissée dans les montagnes et ridée en ce moment par un affreux vent du nord qui coupe la respiration et fait voler la neige à la figure. Le lac est bordé d’un village, mais pas une trace humaine sur la neige ; tout est fermé, pas un habitant. Comme les burons des monts d’Auvergne, Tsinsendji est abandonné du mois de décembre au mois de mars. Ma foi. tant pis ! il faut déjeuner : enfoncer le volet d’une maison, déballer les provisions, faire du feu avec quelques bouts de bois traînant de côté et d’autre, des branches de châtaignier et de bouleau, puiser de l’eau au lac pour le café, c’est l’affaire d’un instant; mais déjà un des porteurs, poussé par la faim, a trouvé, à force de battre les murs, une maison habitée où l’on donne du riz, du thé. Pendant que l’on prend possession de la tchaïa hospitalière, je fais un tour dans les environs jusqu’au temple de Gongen-Sama, situé sur la pente de la montagne et dominant le lac. Rien d’imposant comme cette solitude muette, à peine troublée par le cri du rouge-gorge. Pas le moindre canard; c’est le vent, paraît-il, qui les éloigne du lac. Le koskaî a préparé le déjeuner; on mange à la hâte, et nous repartons. Il était temps de nous remettre en route, car nous avions à descendre un petit sentier qui demande bon pied, bon œil, pour aller voir la cascade de Kongentaki, c’est-à-dire la chute du lac dans le torrent de Nikkogawa, chute dont je n’ai pu mesurer toute la hauteur, parce que l’eau se précipite au fond d’un gouffre inaccessible. Mon guide me fait coucher à plat ventre pour voir aussi loin que possible. En retournant par le même chemin, on goûte mieux encore les beautés de la route, mesurant de l’œil ces murs naturels, ces ravins où le fer semble affleurer, où l’on peut accrocher son couteau à plus d’un aimant. Partout où l’on peut courir, les porteurs prennent le pas accéléré, et cependant voici le jour qui baisse, et une énorme lune rouge qui s’allume à l’horizon. En entrant dans Nikko, nous rencontrons mon hôte Kamya, venu au-devant de nous avec une lanterne. On n’est pas plus aimable que ces braves gens-là.

Quels hommes par exemple que ces porteurs de kango ! Les miens étaient trois, l’un d’eux se reposant et relayant les autres tour à tour. Ils ont fait dix lieues par un affreux chemin, risquant de tomber sur le front à la montée, de se briser les reins à la descente, les pieds chaussés de sandales et nus dans la neige, tantôt suant, tantôt grelottant, et pour tant de peine ils me demandent pour eux trois la valeur de 10 francs. Je leur en donne 15, à leur grande stupéfaction; voilà de quoi vivre pendant un mois. Ayant peu de besoins, pouvant y suffire, contens, joyeux même, d’humeur égale, ils représentent certainement, sous une enveloppe un peu rude, la partie la plus saine de la population. Jusque dans cette classe du peuple, la politesse est exquise. Je n’ai pas entendu une seule discussion sur le moment de relayer; le remplaçant se trompait-il, allant s’offrir devant quand c’était le tour de l’arrière, un simple « ce n’est pas mon tour » le prévenait, accompagné d’un éclat de rire, car le rire est l’état habituel du Japonais. En route, on ne rencontre pas un individu qui ne vous salue d’un mot aimable et ne soit prêt à vous rendre mille petits services. On entre, bon accueil; on part, salut amical : jamais une rixe, jamais un geste violent.

Le lendemain, une battue fut organisée en mon honneur., Il était convenu avec mes amis les chasseurs que, si je tuais la bête, je la leur donnerais ou la leur paierais si je voulais la garder, moyennant quoi ils m’emmèneraient comme un des leurs. Pendant mon excursion à Tsinsendji, on avait été aux renseignemens ; les cerfs, que l’on croyait à 2 ris, se trouvaient malheureusement beaucoup plus loin. Il fallait coucher une nuit à la belle étoile;... j’avoue, à ma honte, que je reculai. Il fallut se contenter d’une chasse au faisan.

Pendant que je parcours les deux coteaux voisins, un mot sur les chasseurs japonais. C’est l’ours, le sanglier et le cerf qu’ils poursuivent de préférence. Ils sont armés de ces carabines semblables à nos vieilles arquebuses dont j’ai ri quelquefois, mais qui entre les mains de ces habiles tireurs n’en sont pas moins capables de tuer très bien une bête. Leur vêtement n’est plus la robe flottante aux manches traînantes, qui les gênerait dans les broussailles, c’est une jaquette sanglée au moyen de cordes de paille et un pantalon collant. Ils se couronnent la tête d’une espèce de mouchoir tordu, comme tout Japonais en travail, et portent, suspendue à leur cou, une petite besace qui retombe sur le dos et contient une paire de sandales. Quant à leur chaussure de chasse, c’est la partie la plus originale du costume : elle consiste en une paire de bottines grossières, faites d’une peau de daim retournée qui conserve tous ses poils à l’intérieur. Il est impossible de mettre cette chaussure lorsqu’elle est sèche, mais trempée dans l’eau, elle se ramollit : on entre, puis on la laisse sécher et prendre la forme du pied ; même procédé pour l’ôter. En outre, pour se maintenir sur les pentes glacées et glissantes où il faut relancer le cerf, les Japonais adaptent à leurs bottines des patins en fer à quatre pointes. C’est dans cet attirail qu’on se rend sur le terrain désigné comme le repaire des fauves. Les chasseurs, environ cinq ou six, partent de bon matin. Les rabatteurs, sans armes, se sont répandus, dès la veille, dans les environs de la remise. Faute de chiens, on ne chasse qu’en battue. Les chasseurs s’embusquent sur une ligne connue comme passage habituel du gibier traqué. Dans les endroits trop découverts, ils se construisent de petites huttes de paille où un homme ne peut se tenir qu’à genoux.

Avant de quitter Nikko, je fis une nouvelle visite aux temples. Le dégel et le vent avaient balayé la neige des arbres, — le feuillage du segni la retient mal, — et je pus voir sous un nouvel aspect les tombeaux des Tokungawa. Ah! c’est ici, dans la profondeur de ces solitudes, devant ces monumens « qui semblent, comme dit Bossuet, porter au ciel le magnifique témoignage de notre néant, » qu’on s’incline et réfléchit en songeant à la fragilité des destinées humaines; mais le moment est venu de faire mes adieux à cette population de chasseurs et de bûcherons dont je garderai un si charmant souvenir, et le 6 janvier notre petite caravane se met en route accompagnée de souhaits, puis s’engage sous la magnifique avenue de segnis qui, pendant 22 lieues, ne s’interrompra que pour faire place à quelque village. Ces arbres gigantesques se rejoignant et entrelaçant leurs branches au sommet forment un dôme de verdure continu. Je ne crois pas qu’il y ait rien de comparable au monde. C’est sous ce dôme magnifique que les anciens taïcouns allaient à Nikko rendre leurs devoirs aux mânes de leurs ancêtres. C’est la route que suivent les pèlerins qui se rendent en foule pendant la saison d’été aux sépultures de Nikko. Une pente insensible qui résulte plutôt de la disposition du terrain que des travaux d’art vous amène d’une altitude de 700 à 800 mètres à la plaine.

La route est très fréquentée et offre au voyageur un spectacle très varié. La grande distraction, ce sont les voyageurs à pied. C’est le mode de voyage le plus usité, le moins coûteux et, vu l’état des chemins, le plus commode. Les Japonais sont grands marcheurs : un vieillard, une femme, font à peu près indéfiniment 10 ris par jour. Il n’est pas rare de rencontrer toute une petite escouade, chacun un paquet sur l’épaule, le bâton à la main, un enfant sur le dos de chaque femme, et celle-ci guêtrée de jambières de soie, qui indiquent la voyageuse. Ils s’en vont gaîment, faisant leurs quatre repas par jour et une grande halte, avançant de 10 ris chaque soir et entreprenant des courses de plusieurs centaines de lieues. C’est long, mais ce n’est pas cher; de plus le voyage est un plaisir : on voit du pays, on est partout reçu cordialement, et on trouve partout des usages identiques. A Ishibashi, où je couche, je rencontre une famille qui va ainsi en Sendaï, à 80 lieues de Yeddo. Elle mettra huit ou dix jours et reviendra de même. J’arrive pendant que la jeune mère, un vieux grand-père, son fils marié et une bonne femme grisonnante sont au bain tous ensemble dans une salle ouverte à tous venans : ma présence ne les gêne nullement, cela va sans dire. Nous nous donnons des renseignemens sur la route que nous aurons le lendemain à faire en sens inverse. Au moment du départ, on se souhaite bon voyage, et la jeune femme, chargée de son enfant qu’elle porte sur le dos, reçoit le reste de mes dragées, qu’elle trouve excellentes.

La route descend jusqu’au Tonégawa. On se rend bien compte par cette interminable descente de la hauteur où on était à Tsin-sendji. Pendant tout ce temps, la route conserve je ne sais quel caractère féodal ; elle est fermée de temps en temps par une ville fortifiée, comme Utsunomia par exemple. Tout rappelle l’ancien régime, jusqu’à ces villages à moitié ruinés qui vivaient d’une vie autrement prospère quand les daïmios et leurs petites armées passaient et repassaient sans cesse.

Une commodité du voyage qui nous est inconnue, c’est le rikunkaïchia. Dans tous les gros bourgs, d’étape en étape de 5 ris en moyenne, est un bureau où un officier se charge à première réquisition de procurer au voyageur tous les moyens de transport dont dispose le pays, et cela par corvées obligatoires, d’ailleurs suffisamment rémunératoires pour l’habitant. Djinrikichia, kango, cheval, ninsogo[4], demandez et vous êtes servi à la condition de payer d’avance entre les mains de l’officier, d’après un tarif invariable. C’est un service très bien fait. On peut lui confier des paquets, car le rikun-kaîchia fait fonctions de messagerie, et un colis expédié ainsi de Yeddo peut arriver à Nangasaki : c’est une question de temps. Au Japon, tout arrive,... mais tard.

A Kuriachi, on passe le Tonégawa. Ce fleuve n’est en ce moment qu’un cours d’eau assez maigre, se cherchant lui-même au milieu d’une plage de sable; mais, comme l’indiquent la nudité de ses bords, sur une largeur de 500 mètres, et les fortes estacades de bois qui garnissent et soutiennent les chaussées protectrices, il se réveille à ses jours. Il en est de même de tous les fleuves du Japon, qui, décrivant de courts circuits, des montagnes à la mer, sont à sec en été et en hiver, mais grossissent démesurément au printemps et à l’automne, faute d’avoir un parcours suffisamment long pour établir un régime compensateur ou un lit assez creusé pour s’y maintenir en tout cas.

A partir de cette traversée qui s’opère en bac, la route change d’aspect. Ce n’est plus qu’une chaussée à travers des rizières. En se retournant, on voit les montagnes de Nikko s’enfoncer dans les clartés du soleil couchant, tandis qu’au sud le Fusiyama et à l’est l’Asamayama dressent leurs têtes chargées de brumes lumineuses. On sent l’approche de Yeddo, non-seulement au fétide engrais dont les champs sont empoisonnés, mais aux airs narquois des allans et venans, aux criailleries des enfans. Déjà mon chien

Par tous les habitans est appelé Comir[5].

La civilisation a envahi Saté ; on y trouve des bazars, des stores, comme on dit à Yokohama, des lampes à pétrole, des bretelles, des cravates de soie rouge et des caleçons en coton blanc. L’hôtesse me salue d’un morning auquel je réponds, indigné, que je n’entends que le japonais. Quelle différence avec les bons montagnards de Nikko ! Aux derniers rayons du soleil, nous rencontrons une procession qui suit en ricanant un coffre de bois blanc carré, porté sur les épaules de deux ninsogos avec des gâteaux de farine de riz et des vases pleins d’huile ; c’est un mort qu’on porte en terre.

Le 8 janvier, je rentrais à Yeddo par le faubourg de Sengi. La ville était encore toute pavoisée en l’honneur du jour de l’an. Les jeunes filles et les enfans jouaient à la raquette, d’autres empêtraient les jambes des passans dans leurs cerfs-volans. L’impression que je rapporte de ce petit tour de 150 lieues est sensiblement la même que celle que m’ont laissée mes précédons voyages. Ce peuple a une civilisation à lui, fort loin de la nôtre assurément, fort inférieure, si l’on veut, mais en tout cas très complète et très logique. Il est heureux. Notre contact, nos mœurs, nos engins industriels, excitant chez lui des besoins et des désirs dont il est préservé par son ignorance, lui apporteront-ils quelque élément de bonheur de plus ? Grande question que l’avenir seul peut résoudre ! Le vœu sincère et désintéressé de tous les vrais amis du Japon, de ceux qui n’ont ni étoffes ni machines à lui vendre, c’est de le voir, sans se soumettre à l’imitation servile de la civilisation occidentale, et prenant pour base les faits indigènes, améliorer sans transformer, faire des routes, des canaux, des ponts, perfectionner son agriculture, compléter sa législation, mais conserver avant tout son autonomie et son indépendance d’action. — J’ai pu étudier d’un peu plus près la femme dans la famille japonaise. Elle y est beaucoup moins abaissée que dans les villes. Ses travaux sont ceux d’une villageoise en Europe; son conseil est pris en toute chose; elle ne partage point avec une autre femme le toit conjugal; elle élève les enfans, est traitée comme une fille aînée, avec autorité et douceur. En somme, sous un certain vernis de politesse, que de nations ne lui donnent pas une place plus élevée dans la hiérarchie sociale !


GEORGE BOUSQUET.

Yeddo, 2 février 1874.

  1. C’est à Hachivo que je vis des échantillons de cuivre en lingot provenant de mines voisines. Quelles magnifiques exploitations on pourrait établir, s’il existait des routes !
  2. Dans les idées religieuses du temps, les temples devaient être construits sur un point élevé, comme plus voisin du ciel.
  3. Le kango se compose d’un panier de bambou que deux hommes portent sur leurs épaules. Le voyageur européen, peu habitué à plier les jambes, s’y arrange comme il peut. C’est un mode de transport peu agréable.
  4. Portefaix; on les attelle aussi aux voitures à bras appelées djinrikichias.
  5. Come here (viens ici). Les Japonais à 30 lieues de Yeddo sont persuadés que c’est le mot européen qui veut dire chien.