L’Homme-bicycle/Texte entier

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L’HOMME-BICYCLE
légende pour l’an 1900

i

C’était un garçon de la Provence, nommé Marius. On sait que cette région produit en quantité des hommes d’une force extraordinaire, des lutteurs et des phénomènes de toute sorte ; et c’est au point qu’un homme-serpent qui ne serait pas du Midi n’aurait, pour ainsi dire, aucune chance d’arriver à une situation quelconque.

Non seulement Marius en était, et de père en fils depuis de nombreuses générations, mais encore il se montra dès son jeune âge doué d’une façon exceptionnelle pour les exercices du corps. Le bicycle jouissait à cette époque d’une vogue fabuleuse, et il avait fini par remplacer à peu près complètement tous les autres genres de locomotion. Il faisait partie intégrante de l’éducation des jeunes gens de la bourgeoisie ; les lycées et collèges avaient des professeurs de bicycle, et la seconde partie du baccalauréat ès-lettres comportait un examen de bicycle dans le cours de la Faculté.

On donna un bicycle à Marius lorsqu’il eut atteint sa quatrième année. En l’apercevant, et sans qu’on lui ait fourni la moindre indication, Marius sauta sur l’instrument, et, au bout de cinq minutes, aucun des mystères du bicycle ne lui était étranger. Sa famille fut émerveillée et comprit aussitôt qu’il serait un jour un des maîtres de ce sport. Et, au lieu de contrarier sa vocation, comme les parents n’ont que trop coutume, le père de Marius laissa son fils s’abandonner à ses instincts naturels. L’enfant était d’ailleurs d’une rare intelligence, et, tout en cultivant le bicycle avec ferveur, il ne dédaigna pas les exercices purement intellectuels. Entre deux records, il apprenait la lecture ou un peu d’arithmétique, et il n’avait pas seize ans qu’il savait déjà lire, écrire et compter, comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie.

Les succès les plus flatteurs récompensèrent ses hautes capacités. Ce fut lui qui gagna en 1900 la grande course de Paris–Kamtchatka organisée par la presse française en l’honneur de la fin du siècle. Toutes les nations avaient envoyé des représentants à cette épreuve solennelle ; les Anglais n’arrivèrent qu’en seconde ligne, distancés par Marius de plus de quinze cents lieues, et ce succès magnifique augmenta encore le prestige de la Provence dans l’opinion publique.

À voir le jeune méridional monté sur son bicycle, on eût juré que le bicycle et lui ne faisaient qu’une seule et même personne, et c’était une question que l’on pouvait se poser, de savoir si c’était Marius qui conduisait son bicycle ou le bicycle qui entraînait Marius, tant leurs mouvements communs étaient aisés, amples et harmonieux.

Vous connaissez cette histoire d’un acrobate fameux qui arrive un jour sur les mains dans la salle à manger familiale. En l’apercevant sa fille murmure :

— Oh ! papa marche les pieds en l’air et la tête en bas. Il doit être préoccupé.

Ainsi, lorsque Marius n’était pas sur son bicycle, il avait un air gauche et emprunté : il lui manquait visiblement quelque chose. Il en était même venu à ce point qu’il avait besoin de cet instrument pour accomplir les actions les plus simples de la vie, pour passer d’une pièce à l’autre de son appartement, pour s’aller mettre à table, et il ne dormait d’un sommeil paisible qu’avec son bicycle entre les jambes.

Cependant, à l’âge de vingt ans, Marius, ayant épuisé toutes les joies que les bicycles de ce monde peuvent procurer, fut saisi de mélancolie. Il murmurait :

— Je suis le plus fort de tous les bicyclistes connus ; tout ce que l’on peut faire avec un bicycle, je l’ai accompli, et au-delà. J’ai parcouru les cinq parties du monde, j’ai étonné mes contemporains. J’ai vidé la coupe des triomphes. Que me reste-t-il à faire ? Oh ! l’humanité est bien bornée !

Et il poussait de longs soupirs sur la vanité de toutes choses. Un matin, après avoir ruminé ces tristes réflexions, il monta machinalement sur son bicycle et s’élança dans la campagne.

ii

Il ne tarda pas à éprouver une sensation étrange. Il avait beau rouler avec une rapidité vertigineuse, il n’avait plus la notion de l’effort ni de la fatigue. Il lui semblait que le bicycle entrait pour ainsi dire en lui, devenait une partie intégrante de son individu. Ses mains dirigeaient le gouvernail machinalement, comme si c’eût été un de ses propres doigts ; ses pieds et les pédales étaient confondus au point qu’il ne savait plus où finissait sa chair et où commençait le bicycle. Ayant heurté un caillou pointu avec une roue, il eut le même mal que s’il avait marché pieds nus sur des pierres.

« Voilà qui est particulier ! » s’êcria-t-il. Il modéra son allure, s’arrêta et essaya de descendre. Mais alors il crut que la folie s’emparait de lui ou qu’il était victime de quelque cauchemar inouï. Il voulut se pincer le bout de l’oreille avec les doigts pour se réveiller, ainsi que c’est la mode en Provence, mais les mains ne purent se détacher du gouvernail. Il voulut retirer ses pieds des pédales : ses pieds restèrent implacablement fixés. Il tenta de hausser son séant ; son séant et le siège du bicycle étaient inséparables l’un de l’autre.

En proie aux plus bizarres pressentiments, tourmenté d’une inquiétude inexprimable, Marius rentra chez lui et expliqua à sa famille le phénomène surnaturel dont il était le jouet. Ses parents se moquèrent d’abord de lui, supposant une de ces farces comme les méridionaux ont l’habitude de s’en faire entre eux.

— Descends de ton bicycle, eh ! feignant ! lui crièrent ses petits frères.

Il fallut que Marius versât d’abondantes larmes pour qu’on commençât à prendre son aventure au sérieux.

— Té ! tu t’es empêtré là-dessus ! lui dit son père. Attends, je vais te retirer de là, nigaud !

Mais, quelque effort que fit le père de Marius, il fut incapable de disjoindre son fils et le bicycle. Alors, comprenant qu’il se passait quelque chose de fantastique, toute la famille se mit à genoux et adressa des prières au ciel en sanglotant. Puis on alla quérir des voisins qui furent épouvantés et firent le signe de la croix. Le bruit s’en répandit bientôt dans tout le quartier et un grand rassemblement eut lieu devant la porte de l’habitation de Marius.

— Il faut l’exorciser, murmura une brave dame qui se précipita chez le curé de la paroisse, lequel vint en toute hâte. Mais il eut beau jeter de l’eau bénite sur le malheureux Marius, lui et le bicycle n’en restèrent pas moins intimement unis.

— Ça ne regarde pas la religion, dit le curé. Je vous conseille d’envoyer chercher un médecin.

iii

L’homme de la science, esprit sceptique et qui ne croyait pas aux miracles, refusa d’abord de se déranger pour une pareille sottise.

— Votre Marius est un farceur qui veut faire poser le médecin ! déclara-t-il avec autorité.

Mais on insista tellement qu’il consentit à se rendre chez lui. Il lui tâta le pouls, l’ausculta, appuya la tête contre la poitrine.

— Allons, mon garçon, vous n’avez rien du tout, conclut-il.

— J’ai mon bicycle, gémit Marius.

— Comment ! vous voulez me faire accroire, à moi, que vous ne pouvez pas descendre de là ! s’écria le docteur indigné.

— Essayez, reprit Marius, vous verrez bien.

Le docteur le secoua terriblement.

— Vous êtes un entêté, un imposteur ! La science démontre que lorsqu’un homme est monté sur un bicycle, il doit pouvoir nécessairement en descendre, et ce n’est pas au commencement du vingtième siècle, après tous les progrès que nous avons accomplis, que vous changerez les lois de la mécanique.

Marius poussa de lamentables gémissements.

— Puisque je vous dis que je ne peux pas, docteur. Ne m’abandonnez pas, je vous en supplie.

Touché par l’accent de sincérité de cette prière suprême, le docteur, qui n’était pas au fond un méchant homme, examina de nouveau Marius, l’interrogea sur sa vie, lui demanda si pareille chose était déjà arrivée à une personne de sa famille.

— Jamais je ne l’ai ouï dire, fit le père.

— Alors nous ne sommes pas en présence d’un cas d’atavisme et je n’y comprends plus rien.

À tout hasard, il ordonna une potion, ajoutant :

— Je reviendrai demain et, si les choses sont dans le même état, j’appellerai deux de mes collègues en consultation et nous enverrons un rapport à l’Académie de médecine.

Marius sur son bicycle ne ferma pas l’œil de toute la nuit. Au matin, les trois docteurs arrivèrent et furent extraordinairement embarrassés. Ils finirent par déclarer que le cas de Marius ne concernait pas la médecine et qu’il fallait faire venir des chirurgiens de Paris.

Deux jours après cinq des plus renommés maîtres de l’art étaient assemblés autour du bicycle de Marius et leur avis unanime fut que le bicycle et Marius ne pouvaient plus être séparés que par une opération chirurgicale qui coûterait la vie sinon au bicycle, du moins à l’homme. L’un d’eux voulut même pratiquer immédiatement l’autopsie dans l’intérêt de la science ; il ne renonça qu’avec peine à cette idée qui fut vivement combattue par Marius et sa famille.

— Vous êtes devenu homme-bicycle, conclurent les savants. Cela devait fatalement se produire un jour ou l’autre.

— Peut-on vivre ainsi ? demanda Marius.

Une nouvelle discussion s’engagea, d’où il résulta que l’on pouvait parfaitement vivre, à condition toutefois de prendre des précautions et d’éviter les courants d’air.

Cependant les journaux s’étaient emparés de l’affaire et Marius, interviewé plus de deux mille fois, devint l’homme le plus célèbre de toute la terre.

iv

Le pauvre Marius finit par s’accoutumer à son étrange position. Même, il y trouva peu à peu du charme, un je ne sais quoi de piquant et d’imprévu. Il recevait des visites flatteuses, des hommages sans nombre et des compliments qui chatouillaient son amour-propre. Des femmes qui l’avaient dédaigné lorsqu’il n’était qu’un homme comme tout le monde tombèrent amoureuses de lui, et il eut la joie cruelle de les repousser à son tour. Plusieurs s’asphyxièrent par suite de leur désespoir.

Inutile de dire que les plus brillantes propositions lui furent faites par des impresarios américains. Mais il refusa énergiquement de s’exhiber sur une scène et voulut rester au milieu de sa famille dans sa ville natale dont il était l’orgueil. Il refusa également de se présenter à la députation, malgré la certitude d’être élu par ses concitoyens. Aucune ambition politique ne le tentait, et il ne cachait même pas son dédain pour les fonctions publiques. Au 14 juillet cependant, il consentit à être nommé chevalier de la Légion d’honneur.

Enfin, une année, passa en Provence une princesse belle comme le jour. Elle alla rendre visite à Marius, de même que le faisaient tous les touristes et devint éperdument éprise du jeune homme. Elle déclara à son royal père qu’elle n’aurait jamais d’autre mari que lui.

Le roi commença par refuser, mais, son médecin ayant dit que la princesse mourrait de chagrin si elle n’épousait pas Marius, il se laissa fléchir. Les noces se firent dans les délais légaux et d’une façon somptueuse.

Un an après, la princesse accouchait d’un fils monté sur un petit bicycle de chair et d’os, ce qui était facile à prévoir. Ainsi naquit parmi les hommes, au commencement du vingtième siècle, une race d’hommes-bicycles, analogues aux centaures de l’antiquité. Cette race fut fertile en esprits ingénieux et remarquables, et jeta un peu de distraction dans l’humanité.

ALFRED CAPUS.