L’Homme à l’Hispano/Chapitre I

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Émile-Paul Frères (p. 1-3).



I

Blanche, magnifique comme une barque royale, mais terrestre et pesée sur ses roues puissantes, l’Hispano recueillait les dernières lueurs du jour sur sa carrosserie aux apparences d’ivoire et d’argent. Pendant trois heures, elle avait traversé la lande, avec une puissance de bolide horizontal. Maintenant elle se reposait. Des enfants, venus pour l’adorer, tournaient avec prudence autour d’elle.

La forêt cernait le village. Partout, — en arrière, en avant, à droite, à gauche, — l’armée profonde des pins, à intervalles réglementaires, en files correctes, en masses concertées, semblait attendre un ordre mystérieux pour se mettre en marche vers la mer. Un grand silence, rythmé de souffles larges, rendait prochains les cris des hiboux. La nuit montait en vagues lourdes et, dans les maisons, les lampes faisaient l’office de falots.

Devant la machine, il y avait une auberge, plus longue qu’elle, et pas de beaucoup. Les vitres de la salle basse exposaient l’intérieur : une cheminée noire comme une pipe, des jambons pendus, un chat maigre sur le comptoir. Trois rouliers mangeaient à une table, et, devant une autre, dînaient deux hommes des villes.

Ils avaient quitté Bordeaux vers quatre heures. Depuis, la grande voiture pur sang, la bête de luxe avait troué les paysages. Ils avaient vu des arbres, des arbres, des arbres. Ils avaient effarouché les mules, les sangliers, les gibiers des étangs. Comme un projectile, ils étaient entrés dans le soir paisible. Maintenant, ils faisaient halte à Castex, à vingt kilomètres de Bayonne.

Ils sortirent de l’auberge. Deléone était gras et huileux, pareil au suffète de Carthage qu’on hissait sur des éléphants à l’aide d’un treuil et d’une poulie. Georges Dewalter avait de la grâce et de la beauté. Son visage, d’une forme noble, la tristesse, mais charmante, de son sourire et surtout ses yeux, ses yeux changeants aux douceurs claires, étaient les signes visibles de son esprit passionné. Il semblait énergique et bon, meurtri par l’incessante débauche d’être sensible. Il paraissait avoir trente ans et il portait le ruban de la Légion d’honneur. Il le portait sur son pardessus de voyage.

Dehors, l’Hispano avait disparu progressivement dans les ténèbres. Le chauffeur alluma ses feux. Alors, elle rayonna et, devant elle, on vit la route sans fin qui s’en allait vers l’Espagne. Au loin, une autre armée de pins eut l’air d’attendre le combat.

— Je me demande ce que je fais ici ? dit Dewalter.

De la route, son compagnon lui cria :

— Évidemment, tu ne chasses pas encore le buffle. Tu me rends service. Voilà ce que tu fais.

À son tour, il prit place dans la carrosserie somptueuse. Dewalter sourit vaguement, se retint de hausser les épaules et se tut. La nuit, sur la lande mystérieuse, sentait le sel et la résine. Aux dernières maisons du village, le moteur commença le chant de la route. Bientôt, l’allure fut régulière et rythmée comme celle d’un train et, de chaque côté de la machine puissante, dans la direction opposée à la sienne, les arbres semblaient s’enfuir en gardant leurs distances. Le vent de la rapidité hurlait aux oreilles comme un loup. Ils traversèrent Bayonne d’un bond et l’odeur nerveuse de la mer annonça le but du voyage. Ils furent à Biarritz devant l’hôtel du Palais.