L’Homme à l’Hispano/Chapitre XVI

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Émile-Paul Frères (p. 163-168).

XVI


Le lendemain, vers midi, le domestique que lui avait procuré l’agence, six semaines auparavant, le vit revenir. Il était blême et couvert de boue, comme s’il était tombé. Il ordonna qu’on le laissât dormir. Le valet lui demande de quoi régler certaines dépenses. Il le fournit et disparut dans sa chambre.

L’après-midi et la nuit s’écoulèrent sans qu’il donnât signe de vie.

Le lendemain, il n’apparut point non plus dans la matinée et, comme le soir descendait, on commença de s’inquiéter. On délibérait à l’office pour savoir ce qu’il fallait faire, quand on sonna. Mais le tableau marquait que l’appel ne venait pas de lui : quelqu’un s’annonçait à la porte d’entrée

On ouvrit. Un vieil homme demanda si M. Dewalter était là ? Le serviteur l’introduisit dans le salon. Alors il donna son nom et dit qu’il était Me Montnormand, notaire.

C’était un petit personnage à l’aspect doux et falot, habillé de vêtements trop larges. Un grand manteau tombait sur ses jambes hésitantes et son col était enveloppé d’un vaste foulard de soie blanche avec des pois noirs. Ses cheveux étaient blancs et soyeux comme ceux d’un vieux musicien. Il portait une barbe courte qui semblait sur ses joues une mousse de savon. Il avait un aspect comique de province, mais son front large et ses yeux remplis de loyauté inspiraient le respect et la sympathie. Avec étonnement, il s’avançait à petits pas dans le salon et regardait alternativement la richesse de l’installation et le valet, implacable dans son habit noir. Enfin, il demanda humblement :

— Vous êtes le domestique de M. Dewalter ?

— Oui, monsieur, répondit l’homme, tout à fait surpris à son tour.

Me Montnormand hésita une seconde et posa une seconde question :

— Est-ce que… avant… vous le connaissiez ?

— Avant quoi, monsieur ?

— Avant d’être son domestique ?

— Non, monsieur…

Il gardait une attitude correcte, habituelle à la livrée, mais les demandes saugrenues du visiteur inspiraient son mépris. Il pensa : « Drôle de notaire ». Montnormand hochait la tête en le regardant. Il semblait ahuri et ne rien comprendre. Son interlocuteur le crut gâteux.

— Je vais prévenir monsieur, dit-il.

Comme il sortait, il remarqua avec dégoût que le vieil homme le saluait.

Seul, Montnormand parcourut la pièce avec stupeur. Sur une bergère, traînait un châle de soie parfumé, le beau châle de Stéphane, celui qu’elle avait mis un jour pour aller aux courses de taureaux et que, négligente, elle avait laissé là, chez son ami. Le notaire, de ses mains fragiles, prit l’étoffe. Il l’admirait en hochant la tête. Enfin il murmura :

— Pauvre petit…

Il avait vu Dewalter au berceau ; plus tard, il avait connu le secret de son origine, quand le père véritable s’en était allé en Chine ; il avait jugé les vertus et les défauts de son éducation romanesque et, quand la mère était morte, il avait eu beaucoup de peine. Sans le lui dire, il avait aimé cette femme dont le cœur était fidèle et qui, son amant disparu, s’était usée elle-même, comme les moulins qui n’ont plus de graines à moudre, quand ils continuent à tourner. Il avait suivi la jeunesse de Georges, espéré sa réussite brillante. Plus tard, après les premiers échecs de la vie, il avait admiré sa conduite aux combats et, dernièrement, il avait approuvé le projet du départ en Afrique. Dewalter, alors, était venu le voir à Saint-Germain au sujet d’une petite maison qu’il possédait encore à Poissy, déjà une fois hypothéquée, la maison natale, dont les loyers payaient tout juste les frais et qu’il conservait par souvenir, se disant, sans se le formuler, que, dans cette maison, sa mère avait aimé, Ensemble, ils avaient évoqué des souvenirs et Georges avait compris que ce vieillard restait son seul ami. Il s’était senti heureux d’être tutoyé par lui. Montnormand lui avait remis ses quatre sous, lui prédisant que, là-bas, la destin lui serait meilleur… Il n’y avait pas deux mois ! Le notaire se rappelait son visage sans gaieté, mais calme, beau, rayonnant d’une énergie sereine. Il y songeait dans le salon et, quand Georges entra, il eut un geste de désolation.

Il voyait un être traqué, affaibli, touché par la douleur comme par une arme, un malade. Depuis quarante heures, il avait, d’un seul coup, laissé paraître ses angoisses intérieures, toujours cachées à Stéphane par un miracle de volonté. Elles étaient sorties. Leurs stigmates le marquaient. Sa fièvre, obscure pendant des jours, flambait. Dans ses yeux, on en voyait l’incendie. Dans sa chambre, il avait maigri. Il n’était pas rasé. L’énergie d’autrefois, la douleur d’hier, avaient fait place à une expression de lassitude nerveuse, comme celle des joueurs qui ont tout joué et qui ont perdu. Son haleine était chaude, il avait soif.

Il sourit à son vieil ami, sans oser s’approcher de lui. Enfin, il lui dit :

— Je n’espérais pas que vous viendriez.

— Si tu ne l’espérais pas, pourquoi m’as-tu écrit ? répondit Montnormand avec bonté.

— Parce que je l’espérais tout de même !

Ils se regardaient, toujours à quelques pas l’un de l’autre. Le petit notaire hochait sa tête falote. Il murmura, navré :

— En voilà une histoire !

Le visage de Georges parut plus triste encore. Il dit :

— C’est la destinée…

— Oh ! la destinée !… la destinée !

Mais il ajouta, sans y croire, pour le consoler :

— Qui sait, cela va peut-être bien tourner ?

— Non, répondit Dewalter. Elle est partie avant-hier. C’est fini.

Il s’assit sur le premier fauteuil avec une espèce de geste mécanique, et ses yeux ne semblaient plus rien voir que le passé. Il avait l’aspect des gens qu’on a torturés. Montnormand s’approcha de lui et l’embrassa. Les yeux remplis de larmes, il ne le voyait plus bien.

— Vous êtes un brave homme, articula le malheureux d’une voix lente.

— Je t’ai vu tout petit… tout petit… balbutia le notaire.

Il ne savait plus dire autre chose, bouleversé par l’aspect de cette vie ruinée, par cette douleur poignante d’homme. Son vieux cœur idéaliste, son cœur d’autrefois, s’était réveillé… Il répétait sa phrase : « Je t’ai vu tout petit… » Il remuait son corps chétif, un peu ridicule, qui l’avait toujours empêché d’être aimé et, dans le salon sans lumière, il lui semblait voir une ombre glisser, une ombre triste, démodée, l’ombre légère d’une femme morte depuis vingt ans… Il se disait que son fils était la seule chose vivante qui restât d’elle sur la terre, et qu’elle lui demandait de le sauver.