L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXII

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Émile-Paul Frères (p. 225-236).

XXII


L’arrivée de Stéphane à Oloron fut mentionnée dans la Gazette de Biarritz, feuille officielle du bon ton de Bayonne à Saint-Sébastien. Ainsi tout le monde la connut dans les villes et les châteaux à cent kilomètres à la ronde. D’autre part, Oswill était revenu s’installer chez lui. On le voyait errer, seul et farouche, dans ses tenues de golf excentriques. Il ne parlait presque à personne, hors à des domestiques, au bar ou dans sa maison. Il était vraiment malheureux. Son caractère étonnant le faisait avancer dans la solitude. Pour se consoler, il s’imaginait fuir ceux qui l’évitaient et il disait :

— Le désert a une sœur, c’est la supériorité.

Cet homme solide, en dépit des expériences pratiquées sur l’âme des autres, ne connaissait rien à la sienne. Il se croyait insensible et il haïssait. Il était donc capable de passion ? Depuis la procédure en divorce, il souffrait. Et il souffrait de souffrir. Il professait que la souffrance est un bagage et qu’on ne porte pas les bagages. On les fait porter.

Maintenant, il craignait Dewalter. Il se le représentait comme un fourbe de première force, un chasseur de fortune ; il se dit qu’il était capable de sortir subtilement et victorieusement de l’aventure. Sans doute, il devrait avouer, mais comment ? Avec quelles inventions de catastrophe financière, de richesse soudain disparue, engloutie dans une spéculation ? Les femmes sont crédules. Oswill télégraphe à Paris.

Le lendemain, il reçut un inconnu qui venait exprès de la rue Montmartre,

Personne n’était moins remarquable que cet inconnu. Il n’était ni laid ni beau, ni grand ni petit, ni commun ni distingué. Ses yeux étaient sous des lorgnons, sa bouche était sous une moustache, ses mains étaient sous des gants de fil. Il portait des bottines à boutons, une jaquette luisante, une cravate toute faite, une décoration multicolore, un peu rouge, un peu jaune, un peu verte, déteinte. C’était une mouche apprivoisée.

Oswill, couché sur son lit de fourrures, lui donna ses ordres. Il affectait un accent exagéré :

— Je connais votre maison, dit-il, je m’en suis déjà servi quelques fois. C’est une officine tout à fait dégoûtante, qui renseigne bien. J’espère que vous n’êtes pas trop bête. Vous avez l’air, mais c’est un bon point pour un policier privé. On ne vous voit pas. On ne sait pas, quand on vous regarde, si vous êtes un vétérinaire, ou une demoiselle de compagnie. Vous me plaisez. Voilà deux mille francs, là, prés de mes chaussettes. Prenez-les. C’est pour commencer. Il s’agit de me fournir un dossier complet sur un type qui m’intéresse. C’est un crève-la-faim. Je veux savoir où il habitait depuis trois ans et obtenir des certificats de ses anciens patrons. N’inventez rien, mais apportez-moi des documente sur ses vieilles misères.

L’homme, impassible, prenait des notes,. Du coin de l’œil il observait sir Oswill. Sous son pyjama entr’ouvert, il apercevait les papillons, les fleurs tatoués. Il ne bronchait pas. Alors l’Anglais lui raconta des anecdotes parce qu’il s’ennuyait, il entreprit de lui démontrer qu’il était lui-même le premier détective du monde. Il lui dit de se hâter dans son enquête pour ne pas risquer de mourir ayant de la mener à bonne fin. Il ajouta qu’il lui voyait un teint blafard, des poches suspectes sous tes yeux, qu’il paraissait avoir le souffle court et qu’avec un cœur amoché, il risquait de crever d’une minute à l’autre. Il lui conseilla de se retirer à la campagne aussitôt la présente affaire terminée. Il finit en demandant les renseignements dans les huit jours. Quand la mouche prit les billets de banque, près des chaussettes, il lui recommanda poliment de ne pas lui voler ses jarretelles, Il cria :

— On ne sait jamais avec les policiers.

Et il lui faisait des grimaces dans le but de l’étonner. L’homme flairait un gros ponte, souriait, encaissait et partait en chasse. À peine seul, Oswill s’aperçut qu’il avait en vain fait le clown et qu’il s’ennuyait de plus en plus. Il recommençait de souffrir, Il n’avait plus confiance dans l’avenir.


Il déambula dans Biarritz. Il rencontra Pascaline Rareteyre. Elle était revenue depuis trois jours, il lui demanda ce qu’elle pensait de Dewalter. Elle lui répondit que, généralement, il plaisait beaucoup et qu’on appréciait aussi la conduite correcte qu’il avait eue, lui-même, avec sa femme.

— Stéphane m’a mise au courant, dit-elle. Vous avez bien agi. Ils s’aiment. Il faut les laisser être heureux.

Depuis sa naissance, c’est à cette minute de sa vie qu’elle fut le plus en danger de mort. Mais elle l’ignorait et elle souriait agréablement à Oswill tandis que, dans sa pensée, il l’accablait de mots ignominieux. Elle l’interrogea :

— Et vous, mon cher, que ferez-vous ?

— Moi, dit-il, je me remarierai certainement à plusieurs reprises pour faire encore d’autres bonnes actions dans le genre de celle-ci et mériter votre approbation, chaque fois que je débarrasserai de moi l’une de mes femmes. À la fin, je vous épouserai, pour être sûr de ne plus être trompé. Mais vous, vous me garderez jusqu’à la fin : c’est sur vous que je me vengerai des autres…

Il riait rageusement sans bruit et il s’en alla. Alors, elle eut peur de lui. Elle savait trop qu’on la connaissait fragile pour ne pas avoir discerné son ironie. Mais elle était veuve. Elle pensa qu’il allait être libre, qu’il était capable vraiment de se mettre en tête de l’épouser et qu’il lui jouerait des tours épouvantables parce qu’elle refuserait. La nuit, elle le vit en rêve. Il la conduisait de force dans l’église de Saint-Jean-de-Luz et il lui jetait des pipes à la figure pendant qu’un prêtre les mariait.

Deux jours après, elle déjeunait chez le colonel de Saint-Brémond, à Ustaritz. Elle y trouva le marquis de Sola, M. et Mme de Jouvre, et quelques personnes. Elle raconta son rêve. On s’en amusa.

— Cet Oswill n’est pas aussi terrible qu’il le semble, dit le colonel. On raconte qu’aux Indes il appâtait le gibier avec de petits Hindous. Évidemment, c’est une chose que je ne ferais pas, mais en Sologne, je ne chasse que le perdreau. En tout cas, ce M. Dewalter, qui a séduit lady Oswill, ne me paraît pas très intelligent. Je lui ai parlé, chez elle, un jour. Il m’a semblé distrait et il ne m’écoutait qu’imparfaitement. Je le crois un oisif. On le dit fort riche. C’est tant mieux pour lui. Autrement, il n’eût pas été bon à grand’chose.

— C’est un joli garçon, dit Mme de Jouvre, et je le trouve sympathique. J’étais à Paris il y a quinze jours. Je les ai aperçus tous les deux dans une loge de théâtre. Ils paraissaient enchantés l’un de l’autre. On m’a rapporté qu’il est orphelin, qu’il a rang de conseiller d’ambassade et qu’il partait chasser le lion quand il a rencontré Stéphane.

— S’il allait chasser le lion, c’est autre chose, s’exclama M. de Saint-Brémont en dévorant du chester qu’il arrosait d’un bon Sauternes. Ce n’est pas si bête. Le lion est un animal curieux et qui vaut vraiment le voyage. Et ce n’est pas un démocrate.

— En tout cas, chère madame Rareteyre, interrompit M. de Sola, je vous conseille, quoi qu’il arrive, de refuser votre main à Oswill. Sa femme sait ce qu’elle fait en le quittant. C’est à peu près un insensé. Hier, j’étais au bar basque. Il y est venu. Il roulait des yeux farouches et dévisageait les clients. Quelqu’un, un Portugais je crois, a dit en le voyant : « Voici un gentleman américain Oswill, sans commentaire, lui a jeté son verre de gin à la figure. Ce n’était pourtant pas insultant.

— Il faut croire que si, pour un Anglais, dit M. de Jouvre.

— J’admire son geste, cria M. de Saint-Brémond. Je suis élève de Saumur. Je n’aimerais pas m’entendre dire que je me tiens à cheval comme un cow-boy de cinéma.

— Stéphane se débarrasse d’Oswill avec raison, continua M. de Sola, sans vouloir suivre son hôte dans ses histoires de dadas. Elle sera heureuse avec M. Dewalter. J’ai des renseignements.

Pascaline lui sourit et l’approuva.

On racontait qu’elle avait eu des bontés pour Sola. Elle lui demanda ce qu’on lui avait dit de Dewalter ? C’étaient des choses vagues. Mais les de Jouvre semblaient mieux au courant. Ils croyaient que l’amant de Stéphane avait plusieurs années auparavant, hérité d’un oncle cardinal, qu’il était bon catholique et que, certainement, il obtiendrait dans l’avenir des facilités pour faire rompre en cour de Rome le mariage religieux de Stéphane.

— Il faudrait qu’Oswill y consentit et feignit l’un des cas d’annulation, répondit encore M. de Sola. S. M. Alphonse XIII m’a raconté Elle-même qu’Elle n’avait pu obtenir la cassation pour un ménage espagnol qu’Elle protégeait.

— C’est extrêmement difficile, conclut le colonel. Du temps de Napoléon, quand on avait le pape sous la main, on ne pouvait déjà pas en sortir. Mais qu’importe ! Ces jeunes gens, à Oloron, se passent parfaitement de toute espèce de mariage, même civil.

— C’est là le scabreux, risqua l’un des convives.

— Lady Oswill a beaucoup d’excuses, lui rétorqua Mme de Jouvre.

— Elle les a toutes, affirma quelqu’un péremptoirement. Ne la jugeons pas. Elle était, jusqu’à ces dernières semaines, la plus irréprochable femme dans le monde et elle a le droit au bonheur.

Cet avis rallia les suffrages. On conclut que Stéphane avait mille raisons, Georges Dewalter mille mérites. N’ayant jamais parlé à personne de leur amour, il serait de mauvais ton de le connaître. Si lady Oswill téléphonait ou faisait savoir directement sa présence à Oloron, on ne pourrait se dispenser de l’aller voir. On feindrait de rencontrer M. Dewalter chez elle, par hasard, au même titre que ses autres amis. Quant à Oswill, on continuerait à l’inviter partout, par devoir, parce qu’il était un homme important.

— D’ailleurs on le peut sans risques, termina le colonel en dévorant un cure-dents. Oswill s’excuse régulièrement. Il est toujours ivre.

— Et quand il ne l’est pas, il fait semblant de l’être pour qu’on le laisse tranquille, dit Cinégiak du bout de la table. Au fond, je le soupçonne d’être enchanté de son divorce. Imaginez-vous que je suis allé le trouver, il n’y a pas trois jours, de la part de mon oncle Latuillière, son agent de change. On m’a d’abord répondu qu’il n’était pas là, mais j’avais peine à le croire, car j’entendis chez lui un tumulte de dancing. J’en conclus qu’il profitait de sa liberté pour offrir une sauterie à quelques sauteuses. J’insistai, l’affaire dont j’étais chargé étant d’importance. À la fin on m’introduisit et je vis un spectacle étrange : Oswill, absolument seul dans un fumoir, était accroupi ou perché, je ne sais trop, devant un jazz et lui-même il s’environnait, sans broncher, de vacarmes assourdissants. De sa jambe droite, il pédalait et faisait gronder la grosse caisse ; de ses deux mains, il frappait à la fois un tambour, agitait des grelots et faisait mugir un clakson. Il était en smoking et fumait une pipe brillante. J’essayai vainement de l’entretenir. Pour m’obliger à me taire, il redoubla sa gymnastique. À la fin, sans s’interrompre, il cria que sa femme l’avait ennuyé pendant des années en jouant du Bach sur un piano et que, heureusement, c’était son tour de se divertir avec un jazz. Il paraissait tout à fait calme et satisfait.

— C’est un fou, s’exclama M. de Saint-Brémond.

— Il n’est plus périlleux que pour moi, conclut Pascaline en riant.


Ce qui se disait dans ce déjeuner, on l’eût entendu le même jour, aux termes près et moins l’anecdote du jazz, chez Mme de Joze, à Billières, chez le banquier Chillet, au cercle du vieux Baragnas et dans vingt maisons de Bayonne.

On l’eût même entendu dans un endroit plus populaire, près des halles de Pau, au restaurant Supervie. Nicolaï, le garde, chaque fois qu’il venait en ville, ne manquait point d’y aller. Il savait qu’on y mangeait bien. C’était une animation, les jours de marché. Par l’escalier graisseux, aux odeurs infectes, toute l’humanité montait, attirée par la chair plantureuse de la table d’hôte. Un parfum de choux, d’ail, de viandes rôties, de terrines de gibier s’exhalait de la cuisine par la cheminée du monte-plats. C’était la lutte victorieuse des fumets de la ripaille contre les émanations nauséabondes de l’entrée. Les murs, échauffés par les présences humaines, ruisselaient comme des torses d’ouvriers dans les verreries. Le linge était humide et froid sous les mains, mais la bonne humeur, la gaillardise du patron semait l’allégresse et bientôt, dès la première circulation des plats, on sentait affluer dans les mets servis toute la puissance du Béarn. Des paysans, des voyageurs de commerce, des valets de courses alternaient avec des propriétaires de chevaux, des aviateurs de Pontlong, des aristocrates de la contrée et quelques gourmands de passage. Une vieille galante côtoyait un antiquaire de Paris et l’on voyait même, dans cette atmosphère surchauffée par trop d’haleines, quelques anémiés en traitement dans la ville et que leur médecin envoyait au déjeuner faire là un cure d’engraissement. Quand un service se laissait attendre, l’hôtelier, pour qu’on lui avalât les minutes, les lardait de propos sales. Nicolaï, sec et sobre à Oloron, s’occupait de toutes ses dents. On le taquinait :

— Nicolaï, criait Supervie, tu vois ce perdreau que tu manges ? Tu le vois ? Il vient de chez toi. C’est un braconnier qui me l’a porté. Et, tout à l’heure, tu le paieras.

— Quand il aura mes plombs dans les fesses, ton braconnier, c’est lui qui tu feras rôtir, disait Nicolaï, la bouche pleine.

Supervie, qui savait tout, interpellait aussi l’antiquaire :

— C’est dans le château de ses patrons que vous pourriez, vous, faire bonne chasse. Il y en a, là-dedans !

L’antiquaire roulait des yeux pleins de regrets :

— Je le sais bien, ronchonnait-il. Sans inventaire, rien que pour les meubles, je mettrais quinze cent mille francs sur un chèque.

— Tu peux te taper, narquoisait Supervie, le tutoyant tout d’un coup comme un marchand de volailles. Rien à vendre chez les Coulevaï, et même aujourd’hui qu’on divorce… Hé ! toi, le garde… qu’est-ce qu’on m’a raconté ? il paraît que le nouveau marié, lui aussi, il a le sac ?

— Il l’a, répondait le serviteur.

— Je les ai rencontrés à Biarritz, dit un gentleman de la région. Il avait une voiture… de roi… C’est un fils à papa. Noblesse du pape, mais grosse galette.

— Amène-le déjeuner, ton nouveau patron, bouffonna l’hôtelier, s’adressant derechef à Nicolaï. Je lui ferai payer le prix fort.

— Et il parait qu’il est bel homme, cria de son coin l’ancienne galante. C’est un roman, un vrai roman. Je le sais par ma femme de ménage qui est native d’Oloron. Elle était dimanche là-bas. Elle les a vus chez le pâtissier.

Le vieux garde mangeait toujours et ne disait plus rien, par respect. S’il avait parlé, il aurait confirmé ce qu’il entendait : l’amour, la fortune, la beauté, tout cela c’était vrai comme le jour L’opinion publique est une épidémie. On ne sait quel microbe la fait éclater.


Pendant ce temps, bien loin, sur la grande terrasse de Saint-Germain-en-Laye, où chaque après-midi, depuis trente années, il se promenait une heure, Montnormand songeait à la lettre nouvelle qu’il avait reçue de Dewalter. Dans cette lettre, Dewalter lui apprenait qu’il était à Oloron, que tout s’arrangerait bientôt et qu’il le prierait de venir. Le style était calme, net, sans aucune trace de dépression. Montnormand se réjouissait, croyant son ami exaucé. Il regardait Paris, muet au loin sous son couvercle de fumées. Il admirait que les prières des hommes fussent entendues quand, pourtant si prochaine, la ville saturée de cris semblait environnée de silence. Sa belle petite âme s’élevait. Une tendresse charmante rendait joli son visage de chien de berger. Mais, dans les quartiers pauvres de la grande cité, la mouche apprivoisée charognait pour le compte de sir Oswill…