L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXVIII
XXVIII
Dewalter, entraînant Montnormand, traversa à pas rapides le grand corridor assombri. Déjà des sonorités, étouffées par l’épaisseur des murailles, venaient du salon de musique. Devant la porte du fumoir, ils s’arrêtèrent.
— J’ai eu tort de venir, Georges, murmura tristement le notaire.
Pendant le souper, il avait mal compris son ami, sa raillerie bizarre, son jeu de paradoxes, ses nouvelles inventions ; toute cette escrime aventurière l’avait mis dans la gêne et l’étonnement. Surtout, il demeurait révolté que Georges eût accepté de voir Oswill et désiré s’entendre avec lui. Certes, l’offre avait de quoi tenter la faiblesse humaine et, disparaître pour disparaître, perdu pour perdu, autant valait, à jamais rayé de la société régulière, s’en aller avec des ressources, des possibilités de recommencer sa vie ailleurs. Montnormand, honnête, avait cependant par fonction une conscience aiguë de la valeur des choses, Il ne craignait rien autant que la détresse et la misère, la vraie misère. Mais il lui semblait que Georges aurait pu tenter sa chance, parler, au lieu d’empoigner désespérément la bouée que lui tendait Oswill. Toutes ses idées chancelaient.
Ayant déjà dans la main le loquet de la porte, Dewalter lui dit :
— Montnormand, je laisserai ouvert. Ainsi, vous pourrez nous surveiller. D’ailleurs, le marché que je vais conclure avec l’homme qui est là n’implique ni cris, ni violence. Nous allons nous entendre ou non. Mais vous serez rassuré de nous voir tranquilles ; et si quelqu’un venait, vous entreriez, vous fermeriez la porte.
— Je ne te comprends pas, dit Montnormand… Tu as changé… pas en bien.
— Je n’ai pas changé, répondit Dewalter avec calme. Je suis un peu tendu parce que je me prépare à quelque chose, c’est tout.
— À quoi te prépares-tu ?
— À partir.
Il parlait d’une voix simple… Il parlait de la tractation avec le mari, de son départ… Le vieillard secoua la tête avec regret. Il allait essayer un appel à plus de dignité, mais la porte, de l’autre côté, fut ouverte et Oswill apparut dans l’encadrement.
— Vous voilà ! dit-il avec satisfaction. Je croyais que vous m’aviez oublié.
— Vous voyez que non, répondit Georges. Je ne dirai pas que je n’ai pensé qu’à vous, mais presque.
Et, dans le fumoir, il entra le premier, passant devant l’Anglais avec délibération. Montnormand resta dans le corridor. Il avait remplacé Antoinette et, comme elle tout à l’heure, il voyait de loin sans entendre.
Le fumoir était une pièce exiguë qu’on avait meublée, sous Charles X, de vieux fauteuils espagnols. Les cuirs étaient beaux, lustrés par le temps. Et c’était aussi une bibliothèque. Des frises de reliures de choix couraient le long des murs et sur ces murs tombaient de lourdes tapisseries, dont les sujets étaient empruntés à des exploits de chevalerie. Cela faisait penser à quelque coin d’étude dans un Escorial. Une odeur de tabac de Virginie, apportée par la pipe d’Oswill, semblait mal placée dans ce milieu, étonnante comme une mélodie anglaise au milieu d’un oratorio. En entrant, seul, tout à l’heure, Oswill avait essayé vainement d’éclairer : un court-circuit, depuis longtemps sans doute, avait arrêté la force électrique dans la pièce inutilisée. Oswill alluma les bougies d’un candélabre et attendit. Par la fenêtre, il voyait les reflets lointains du salon illuminé, le salon de danse, courir dans le grand parc glacé et sur l’étang. Il ricanait dans la demi-clarté tremblante et confuse du vieil éclairage. Il était sûr de lui : Montnormand était venu lui annoncer que Dewalter acceptait la conversation. Il avait préparé le chèque. Mais le souper, à son gré, durait longtemps. Il se dit qu’aussitôt l’argent reçu, son rival démoli recevrait de lui l’ordre de déguerpir sur-le-champ…
Dès que l’adversaire fut là, l’affaire lui parut tout de même plus difficile.
Il voyait Georges Dewalter pour la quatrième fois et, à dire vrai, il ne le connaissait pas. Ils se mesurèrent des yeux en silence, tandis que s’allongeaient leurs ombres immobiles.
— Alors, monsieur Oswill ? dit enfin Dewalter.
— Quoi, alors ?
— Vous tenez beaucoup à ce que je m’en aille ?
— J’y tiens beaucoup, oui. L’expérience est finie.
— Croyez vous ?
— J’en suis sûr.
Ils n’avaient pas décroisé leurs regards. Oswill avait les mains dans les poches de sa pelisse. Dewalter les avait dans les poches de son smoking. Anxieux et marchant de ses pas menus dans le corridor, Montnormand, de loin, les observait.
— Qu’est-ce que vous décidez ? demanda Oswill.
Il y eut un temps, une longue seconde en suspens. Dewalter répondit avec lenteur :
— Je vais partir, monsieur Oswill.
Oswill sourit : il avait gagné. Sans prendre soin de cacher son mépris, il dit :
— Parfait. Deux cents ou trois cents ?
Dewalter, toujours sans bouger, sourit ;
— Oh !… trois cents !
Oswill ricana :
— J’avais deviné. J’ai préparé le chèque.
Et, de la poche de sa pelisse, il le sortit. Georges souriait toujours :
— Au bout de l’année, vous ne vous apercevrez pas de cette légère dépense, dit-il.
Il pâlissait.
— Pas même au bout du mois, jeta Oswill.
— Heureux homme ! L’important, c’est que je disparaisse ?
— Oui, c’est ça l’important.
Il ne cachait pas son désir de voir la place libre auprès de lady Oswill. En silence encore, ils se mesurèrent, Dewalter articula :
— Que direz-vous à votre femme ?
— Ça vous regarde, répondit l’Anglais avec une violence soudaine.
— Mais oui, dit Dewalter.
Et il fit un pas. Il précisa :
— Quand je vous ai fait une confidence, — alors que j’ignorais votre nom, — vous m’avez donné votre silence en garantie et votre parole de vous taire.
— Et alors ?
— Et alors vous savez ma vérité, mais vous n’avez pas le droit de la dire.
— Est-ce que vous vous moquez de moi ? demanda Oswill, soudain blême de colère.
Mais, d’un geste, Dewalter sembla négliger cette colère. Il fit un pas encore. Il était maintenant devant le visage même de l’ennemi et il ouvrait sur lui ses yeux pleins de fièvre. Il scanda :
— Il reste entendu, n’est-ce pas… entendu… que, moi disparu, jamais dans aucun cas, — je dis aucun, — vous ne ferez part à personne, — à personne au monde, — de ce que vous savez de moi ? Je disparais et vous vous taisez. Voilà le pacte.
Oswill, des pieds à la tête, fut secoué de rage. Il payait et encore on lui demandait une promesse ! Il gronda, hérissé :
— Et si je dis que je parlerai, vous resterez ? C’est du chantage. Je parlerai si je veux.
Dewalter n’avait pas fait un mouvement des bras. Il avait toujours les mains dans les poches du smoking. À l’espèce d’invective d’Oswill, il répondit d’abord par un sourire comme jusqu’ici il n’en avait pas eu, un sourire étonnant de combat. Son visage était net et dur. Et il parla sans hâte :
— Monsieur Oswill, dit-il… J’ai, dans ma poche, dans ma main, braqué sur vous, un revolver. Avant que vous ayez fait un pas, si je n’obtiens votre réponse, je vous brûle. Après la détonation, avant qu’on entre dans ce fumoir, je me tue.
— Je me moque de votre revolver, répondit Oswill sans broncher.
Mais, dans le vêtement, il voyait maintenant les formes de la main et de l’arme, et il savait que Dewalter ne mentait pas.
Et Georges dit :
— Vous avez tort.
— Ce n’est pas la question, coupa l’Anglais.
À son tour, il essaya de lire jusqu’au fond de ce cœur d’homme.
Pour la première fois il y réussit et il comprit que Dewalter le tuerait plutôt que de le laisser parler. Il n’eut pas peur. Mais il voulait ce qu’il voulait. Et ce qu’il voulait, c’était sa femme, sa femme dans sa maison. Il accepta le pacte.
— Je comprends très bien votre but, dit-il. Je vous donne ma parole d’honneur : allez-vous-en et je ne dirai rien.
— Rien, jamais ?
— Rien, jamais.
Dewalter respira profondément, délivré de la nécessité du meurtre et certain tout d’un coup qu’Oswill ne mentait pas. Il lui tourna le dos et fit deux pas vers la fenêtre. Il voyait le parc et l’étang.
Il revint et dit :
— Cette nuit même, je m’en irai.
Oswill, impassible, lui tendit le chèque. Il le prit. Il l’examina :
— Il est très régulier… Pour vous ce n’est rien.
— Rien.
— Pour moi, émigrant, c’est la vie…
— Vous avez de quoi faire une fortune, jeta son vainqueur avec négligence.
Et, dans un lourd étui d’or, il prit une cigarette. Dewalter le regardait. Un mépris, un détachement de tout montait sur sa figure soudain plus belle :
— Voulez-vous du feu ? dit-il.
À l’une des bougies du candélabre, il alluma le chèque. Il tendit le papier enflammé. Il n’avait aucune peine à brûler une fortune, parce qu’il était épuisé. Depuis quinze jours, il avait atteint les limites de la fatigue nerveuse et il ne pensait plus qu’à se reposer.
Oswill grimaça de fureur. Il s’avançait, hors de lui :
— C’est bien, gronda-t-il. Je m’en doutais. Puisque vous refusez, puisque vous ne voulez pas partir de bon gré…
— Taisez-vous, dit Dewalter brutalement.
Oswill, à cette voix soudain de chef, s’arrêta.
Dewalter s’approcha de lui. Il avait l’air d’un condamné qui voit les fusils, mais lui-même va baisser le bras. Il continua :
— Regardez-moi bien. J’ai votre parole, vous vous taisez. Vous avez la mienne, je pars. Cette nuit, cette nuit même, avant une heure… Je pars.
Il précisa, immobile :
— Je disparais….
Oswill en eut un haut-le-corps. Ils avaient les regards croisés jusqu’à la garde et l’Anglais, sur son rival, vit la mort.
Il dit lentement :
— Je vous crois.
— Vous avez raison, répondit Dewalter simplement.
Après un temps, il ajouta avec un luxe de gouaillerie ;
— Vous ne me demandez pas où je vais ?
— Ça m’est égal, dit le mari. L’important c’est que vous ne reviendrez pas.
Il y avait en lui un extraordinaire remous de pensées. Sa haine triomphait, mais il était humilié. En même temps, pour la première fois de sa vie, il admirait.
Il s’en alla.
Sur la porte, il se retourna et il ne fut pas sans noblesse :
— Je vous salue, monsieur Dewalter, dit-il. Vous avez ma parole. Je ne dirai rien… Vous pourrez disparaître en paix.
Il sortit, passa devant Montnormand sans le voir. Quelques secondes après, il était dans le parc. Il rôdait comme un pauvre autour de la maison, certain que son rival allait périr et pourtant d’avance vaincu.