L’Homme à l’oreille cassée/16

La bibliothèque libre.
Libr. Hachette (p. 189-200).
◄  XV.
XVII.  ►


XVI


Mémorable entrevue du colonel Fougas et de S. M. l’Empereur des Français.


En sautant au cou du gros homme à moustache grise, Fougas était persuadé qu’il embrassait Masséna. Il le dit naïvement, et le propriétaire de la calèche partit d’un grand éclat de rire.

« Eh ! mon pauvre vieux, lui dit-il, il y a beau temps que nous avons enterré l’Enfant de la Victoire. Regarde-moi bien entre les deux yeux : je suis Leblanc, de la campagne de Russie.

— Pas possible ! Tu es le petit Leblanc ?

— Lieutenant au 3e d’artillerie, qui a partagé avec toi mille millions de dangers, et ce fameux rôti de cheval que tu salais avec tes larmes.

— Comment ! c’est toi ! c’est toi qui m’as taillé une paire de bottes dans la peau de l’infortuné Zéphyr ! sans compter toutes les fois que tu m’as sauvé la vie ! Ô mon brave et loyal ami, que je t’embrasse encore ! Je te reconnais maintenant, mais il n’y a pas à dire : tu es changé !

— Dame ! je ne me suis pas conservé dans un bocal d’esprit-de-vin. J’ai vécu, moi !

— Tu sais donc mon histoire ?

— Je l’ai entendu raconter hier au soir chez le ministre de l’instruction publique. Il y avait là le savant qui t’a remis sur pied. Je t’ai même écrit en rentrant chez moi pour t’offrir la niche et la pâtée, mais ma lettre se promène du côté de Fontainebleau.

— Merci ! tu es un solide ! Ah ! mon pauvre vieux ! que d’événements depuis la Bérésina ! Tu as su tous les malheurs qui sont arrivés ?

— Je les ai vus, ce qui est plus triste. J’étais chef d’escadron après Waterloo ; les Bourbons m’ont flanqué à la demi-solde. Les amis m’ont fait rentrer au service en 1822, mais j’avais de mauvaises notes, et j’ai roulé les garnisons, Lille, Grenoble et Strasbourg, sans avancer. La seconde épaulette n’est venue qu’en 1830 ; pour lors, j’ai fait un bout de chemin en Afrique. On m’a nommé général de brigade à l’Isly, je suis revenu, j’ai flâné de côté et d’autre jusqu’en 1848. Nous avons eu cette année-là une campagne de juin en plein Paris. Le cœur me saigne encore toutes les fois que j’y pense, et tu es, pardieu ! bien heureux de n’avoir pas vu ça. J’ai reçu trois balles dans le torse et j’ai passé général de division. Enfin, je n’ai pas le droit de me plaindre, puisque la campagne d’Italie m’a porté bonheur. Me voilà maréchal de France, avec cent mille francs de dotation, et même duc de Solferino. Oui, l’Empereur a mis une queue à mon nom. Le fait est que Leblanc tout court, c’était un peu court.

— Tonnerre ! s’écria Fougas, voilà qui est bien. Je te jure, Leblanc, que je ne suis pas jaloux de ce qui t’arrive ! C’est assez rare, un soldat qui se réjouit de l’avancement d’un autre ; mais vrai, du fond du cœur, je te le dis : tant mieux ! Tu méritais tous les honneurs, et il faut que l’aveugle déesse ait vu ton cœur et ton génie à travers le bandeau qui lui couvre les yeux !

— Merci ! mais parlons de toi : où allais-tu lorsque je t’ai rencontré ?

— Voir l’Empereur.

— Moi aussi ; mais où diable le cherchais-tu ?

— Je ne sais pas ; on me conduisait.

— Mais il est aux Tuileries !

— Non !

— Si ! il y a quelque chose là-dessous ; raconte-moi ton affaire. »

Fougas ne se fit pas prier ; le maréchal comprit à quelle sorte de danger il avait soustrait son ami.

« Le concierge s’est trompé, lui dit-il ; l’Empereur est au château, et puisque nous sommes arrivés, viens avec moi : je te présenterai peut-être à la fin de mon audience.

— Nom de nom ! Leblanc, le cœur me bat à l’idée que je vais voir ce jeune homme. Est-ce un bon ? Peut-on compter sur lui ? A-t-il quelque rassemblance avec l’autre ?

— Tu le verras ; attends ici. »

L’amitié de ces deux hommes datait de l’hiver de 1812. Dans la déroute de l’armée française, le hasard avait rapproché le lieutenant d’artillerie et le colonel du 23e. L’un était âgé de dix-huit ans, l’autre n’en comptait pas vingt-quatre. La distance de leurs grades fut aisément rapprochée par le danger commun ; tous les hommes sont égaux devant la faim, le froid et la fatigue. Un matin, Leblanc, à la tête de dix hommes, avait arraché Fougas aux mains des Cosaques ; puis Fougas avait sabré une demi-douzaine de traînards qui convoitaient le manteau de Leblanc. Huit jours après, Leblanc tira son ami d’une baraque où les paysans avaient mis le feu ; à son tour Fougas repêcha Leblanc au bord de la Bérésina. La liste de leurs dangers et de leurs mutuels services est trop longue pour que je la donne tout entière. Ainsi, le colonel, à Kœnigsberg, avait passé trois semaines au chevet du lieutenant atteint de la fièvre de congélation. Nul doute que ces soins dévoués ne lui eussent conservé la vie. Cette réciprocité de dévouement avait formé entre eux des liens si étroits qu’une séparation de quarante-six années ne put les rompre.

Fougas, seul au milieu d’un grand salon, se replongeait dans les souvenirs de ce bon vieux temps, lorsqu’un huissier l’invita à ôter ses gants et à passer dans le cabinet de l’Empereur.

Le respect des pouvoirs établis, qui est le fond même de ma nature, ne me permet pas de mettre en scène des personnages augustes. Mais la correspondance de Fougas appartient à l’histoire contemporaine, et voici la lettre qu’il écrivit à Clémentine en rentrant à son hôtel :


À Paris, que dis-je ? au ciel ! le 21 août 1859.


Mon bel ange,


Je suis ivre de joie, de reconnaissance et d’admiration. Je l’ai vu, je lui ai parlé ; il m’a tendu la main, il m’a fait asseoir. C’est un grand prince ; il sera le maître de la terre ! Il m’a donné la médaille de Sainte-Hélène et la croix d’officier. C’est le petit Leblanc, un vieil ami et un noble cœur, qui m’a conduit là-bas ; aussi est-il maréchal de France et duc du nouvel empire ! Pour l’avancement, il n’y faut pas songer encore : prisonnier de guerre en Prusse et dans un triple cercueil, je rentre avec mon grade ; ainsi le veut la loi militaire. Mais avant trois mois je serai général de brigade, c’est certain ; il a daigné me le promettre lui-même. Quel homme ! un dieu sur la terre ! Pas plus fier que celui de Wagram et de Moscou, et père du soldat comme lui ! Il voulait me donner de l’argent sur sa cassette pour refaire mes équipements. J’ai répondu : « Non, sire ! J’ai une créance à recouvrer du côté de Dantzig : si l’on me paye, je serai riche ; si l’on nie la dette, ma solde me suffira. » Là-dessus… ô bonté des princes, tu n’es donc pas un vain mot ! il sourit finement et me dit en frisant ses moustaches : « Vous êtes resté en Prusse depuis 1813 jusqu’en 1859 ? — Oui, sire. — Prisonnier de guerre dans des conditions exceptionnelles ? — Oui, sire. — Les traités de 1814 et de 1815 stipulaient la remise des prisonniers ? — Oui, sire. — On les a donc violés à votre égard ? — Oui, sire. — Hé bien la Prusse vous doit une indemnité. Je la ferai réclamer par voie diplomatique. — Oui, sire. Que de bontés ! » Voilà une idée qui ne me serait jamais venue à moi ! Reprendre de l’argent à la Prusse, à la Prusse qui s’est montrée si avide de nos trésors en 1814 et en 1815 ! Vive l’Empereur ! ma bien-aimée Clémentine ! Oh ! vive à jamais notre glorieux et magnanime souverain ! Vivent l’Impératrice et le prince impérial ! Je les ai vus ! l’Empereur m’a présenté à sa famille ! Le prince est un admirable petit soldat ! Il a daigné battre la caisse sur mon chapeau neuf ; je pleurais de tendresse. S. M. l’Impératrice, avec un sourire angélique, m’a dit qu’elle avait entendu parler de mes malheurs. « Ô madame ! ai-je répondu, un moment comme celui-ci les rachète au centuple. — Il faudra venir danser aux Tuileries l’hiver prochain. — Hélas ! madame, je n’ai jamais dansé qu’au bruit du canon ; mais aucun effort ne me coûtera pour vous plaire ! J’étudierai l’art de Vestris. — J’ai bien appris la contredanse, » ajouta Leblanc.

L’Empereur a daigné me dire qu’il était heureux de retrouver un officier comme moi, qui avait fait pour ainsi dire hier les plus belles campagnes du siècle, et qui avait conservé les traditions de la grande guerre. Cet éloge m’enhardit. Je ne craignis pas de lui rappeler le fameux principe du bon temps : signer la paix dans les capitales ! « Prenez garde, dit-il ; c’est en vertu de ce principe que les armées alliées sont venues deux fois signer la paix à Paris. — Ils n’y reviendront plus, m’écriai-je, à moins de me passer sur le corps. » J’insistai sur les inconvénients d’une trop grande familiarité avec l’Angleterre. J’exprimai le vœu de commencer prochainement la conquête du monde. D’abord, nos frontières à nous ; ensuite, les frontières naturelles de l’Europe ; car l’Europe est la banlieue de la France, et on ne saurait l’annexer trop tôt. L’Empereur hocha la tête comme s’il n’était pas de mon avis. Cacherait-il des desseins pacifiques ? Je ne veux pas m’arrêter à cette idée, elle me tuerait !

Il me demanda quel sentiment j’avais éprouvé à l’aspect des changements qui se sont faits dans Paris ? Je répondis avec la sincérité d’une âme fière : « Sire, le nouveau Paris est le chef-d’œuvre d’un grand règne ; mais j’aime à croire que vos édiles n’ont pas dit leur dernier mot. — Que reste-t-il donc à faire, à votre avis ? — Avant tout, redresser le cours de la Seine, dont la courbe irrégulière a quelque chose de choquant. La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, pour les fleuves aussi bien que pour les boulevards. En second lieu, niveler le sol et supprimer tous les mouvements de terrain qui semblent dire à l’administration : « Tu es moins puissante que la nature ! » Après avoir accompli ce travail préparatoire, je tracerais un cercle de trois lieues de diamètre, dont la circonférence, représentée par une grille élégante, formerait l’enceinte de Paris. Au centre, je construirais un palais pour Votre Majesté et les princes de la famille impériale ; vaste et grandiose édifice enfermant dans ses dépendances tous les services publics : états-majors, tribunaux, musées, ministères, archevêché, police, institut, ambassades, prisons, banque de France, lycées, théâtres, Moniteur, imprimerie impériale, manufacture de Sèvres et des Gobelins, manutention des vivres. À ce palais, de forme circulaire et d’architecture magnifique, aboutiraient douze boulevards larges de cent vingt mètres, terminés par douze chemins de fer et désignés par les noms des douze maréchaux de France. Chaque boulevard est bordé de maisons uniformes, hautes de quatre étages, précédées d’une grille en fer et d’un petit jardin de trois mètres planté de fleurs uniformes. Cent rues, larges de soixante mètres, unissent les boulevards entre eux ; elles sont reliées les unes aux autres par des ruelles de trente-cinq mètres, le tout bâti uniformément sur des plans officiels, avec grilles, jardins, et fleurs obligatoires. Défense aux propriétaires de souffrir chez eux aucun commerce, car la vue des boutiques abaisse les esprits et dégrade les cœurs ; libre aux marchands de s’établir dans la banlieue, en se conformant aux lois. Le rez-de-chaussée de toutes les maisons sera occupé par les écuries et les cuisines ; le premier loué aux fortunes de cent mille francs de rente et au-dessus ; le second, aux fortunes de quatre-vingts à cent mille francs ; le troisième, aux fortunes de soixante à quatre-vingts mille francs ; le quatrième, aux fortunes de cinquante à soixante mille francs. Au-dessous de cinquante mille francs de rente, défense d’habiter Paris. Les artisans sont logés à dix kilomètres de l’enceinte, dans des forteresses ouvrières. Nous les exemptons d’impôts pour qu’ils nous aiment ; nous les entourons de canons pour qu’ils nous craignent. Voilà mon Paris ! » L’Empereur m’écoutait patiemment et frisait sa moustache. « Votre plan, me dit il, coûterait un peu cher. — Pas beaucoup plus que celui qu’on a adopté, » répondis-je. À ce mot, une franche hilarité, dont je ne m’explique pas la cause, égaya son front sérieux. « Ne pensez-vous pas, me dit-il, que votre projet ruinerait beaucoup de monde ? — Eh ! qu’importe ? m’écriai-je, puisque je ne ruine que les riches ! » Il se remit à rire de plus belle et me congédia en disant : « Colonel, restez colonel en attendant que nous vous fassions général ! » Il me permit une seconde fois de lui serrer la main ; je fis un signe d’adieu à ce brave Leblanc, qui m’a invité à dîner pour ce soir, et je rentrai à mon hôtel pour épancher ma joie dans ta belle âme. Ô Clémentine ! espère ; tu seras heureuse et je serai grand ! Demain matin, je pars pour Dantzig. L’or est une chimère, mais je veux que tu sois riche.

Un doux baiser sur ton front pur !

V. Fougas.


Les abonnés de la Patrie, qui conservent la collection de leur journal, sont priés de rechercher le numéro du 23 août 1859. Ils y liront un entre-filets et un fait divers que j’ai pris la liberté de transcrire ici.

« S. Exc. le maréchal duc de Solferino a eu l’honneur de présenter hier à S. M. l’Empereur un héros du premier Empire, M. le colonel Fougas, qu’un événement presque miraculeux, déjà mentionné dans un rapport à l’Académie des sciences, vient de rendre à son pays. »

Voilà l’entre-filets ; voici le fait divers :

« Un fou, le quatrième de la semaine, mais celui-ci de la plus dangereuse espèce, s’est présenté hier au guichet de l’Échelle. Affublé d’un costume grotesque, l’œil en feu, le chapeau sur l’oreille, et tutoyant les personnes les plus respectables avec une grossièreté inouïe, il a voulu-forcer la consigne et s’introduire, Dieu sait dans quelle intention, jusqu’à la personne du Souverain. À travers ses propos incohérents, on distinguait les mots de « bravoure, colonne Vendôme, fidélité, l’horloge du temps, les tablettes de l’histoire. » Arrêté par un agent du service de sûreté et conduit chez le commissaire de la section des Tuileries, il fut reconnu pour le même individu qui, la veille, à l’Opéra, avait troublé par les cris les plus inconvenants la représentation de Charles VI. Après les constatations d’usage, il fut dirigé sur l’hospice de Charenton. Mais à la hauteur de la porte Saint-Martin, profitant d’un embarras de voitures et de la force herculéenne dont il est doué, il s’arracha des mains de son gardien, le terrassa, le battit, s’élança d’un bond sur le boulevard et se perdit dans la foule. Les recherches les plus actives ont commencé immédiatement, et nous tenons de source certaine qu’on est déjà sur la trace du fugitif. »