L’Homme à la longue barbe/4. Premières amours

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CHAPITRE IV.

Premières amours.


Coryphée du parti royaliste qu’il n’a jamais abandonné, puisqu’il a sacrifié sa fortune, versé son sang et exposé mille fois sa vie pour la dynastie régnante, le Superbe était la terreur surtout, à cette époque de la révolution, des Jacobins et de tous ceux, en un mot, qui ne professaient pas ses principes dans toute leur rigidité, leur exaltation.

Une dame qui avait retenu un coupon de loge pour elle et sa fille se présente un soir au grand théâtre, aux places qui lui sont destinées. Trois individus les occupent ; mais la galanterie française n’était sans doute pas assez innée chez eux pour les porter à céder avec empressement le devant de la loge à la dame qui se présentait. Surprise d’un pareil manque d’égards et de procédés, elle se décider réclamer son droit.

« Messieurs, leur dit-elle fort poliment : — Dis donc, citoyens ! interrompt brusquement l’un d’eux. — Eh bien ! citoyens, reprend la dame, veuillez céder vos places à ma fille et à moi ; je les ai payées, elles m’appartiennent. »

Pour toute réponse elle n’obtient que de grossières plaisanteries qui dégénèrent bientôt en injures. Le Superbe passait en ce moment dans les corridors : le bruit qu’il entend dans la loge voisine le rend attentif : il écoute, il en apprend la cause, ouvre la porte, et somme les citoyens insolens de rendre la place à qui de droit. Sur leur refus, le Superbe saisit le plus mutin par le milieu du corps, et le levant avec son bras d’Hercule au-dessus de la loge, de manière à le tenir suspendu sur le public, Gare là dessous ! s’écrie-t-il.

Le mouvement était donné, le bras de fer se levait déjà ; les deux autres citoyens étaient restés pétrifiés ; et sans les instantes prières de la dame offensée, on comptait un homme de plus au parterre. Le Superbe, avec le plus grand sang-froid, dépose alors sur la banquette sa victime épouvantée, et se retire. Mais comme l’action avait eu lieu précisément à côté de la loge des officiers municipaux, il crut prudent de s’esquiver, et sortit aussitôt du spectacle.

Cette dame, fort riche alors, entièrement séduite par une action si généreuse, comme elle avait déjà pu l’être par la réputation de beauté et de bravoure de son défenseur, l’aima dès-lors pour lui-même, se ruina pour lui. Elle était veuve ; il vécut maritalement avec elle (car jamais Duclos ne se maria), et c’est à elle que sont adressées, à Bordeaux et à Toulouse, les lettres qui font suite à ces mémoires.