L’Homme à la longue barbe/Lettres de Chodruc Duclos

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LETTRES
DE
CHODRUC DUCLOS




LETTRE PREMIÈRE.


Du 8. Bordeaux.


Ma bonne amie, quand tu me fais des reproches sur mon peu de soins pour ce qui te concerne, c’est sans doute pour avoir le plaisir de me gronder ; car je ne puis penser autre chose. Autant que toi, tu le sais, j’ai tes intérêts à cœur ; plus que toi, j’ai toujours tenu la main à ce que tu ne fusses trompée par personne. Tu le sais bien, mais tu es extrême en tout ; tu blâmes sans savoir, ou tu approuves tout sans voir. Tel est ton caractère, avec le meilleur cœur qu’on puisse avoir. J’ai été faire une scène à la diligence pour avoir le plaisir de te croire ; on m’a confondu en me faisant lire sur le registre que c’était parti le 29 du mois dernier. J’ai retiré la preuve et je te l’envoie.

Bertaud et moi sommes sur notre départ ; ma mère ne me donne rien, mais elle me prête 960 francs, qu’elle prendra sur les biens de mon père, s’il meurt en mon absence. Je fais tout ce qu’elle veut ; je lui abandonnerais même tous mes droits si elle le voulait ainsi, tant j’ai de plaisir à la quitter. Ah ! le bon petit cœur qu’a ma mère !… je la crois juive… Adieu, ma bonne ***, conserve ta santé. Si je réussis à quelque chose, je t’appellerai auprès de moi. Crois-moi ton meilleur ami.

LETTRE II.

Le 6 germinal.


Je suis comme vous, Madame, bien étonné que vos malles ne vous soient pas déjà parvenues. Si vous ne les avez pas reçues, dans ce moment on me trompe encore : je n’ai point épargné mes pas et mes soins pour obtenir qu’on vous les expédiât de suite : d’ailleurs je n’ai fait que ce que je devais, et vous savez que sous le rapport du devoir je suis très-stricte.

Vous me parlez des souffrances physiques que vous a fait éprouver ce petit voyage ; je m’y attendais bien, connaissant la délicatesse de votre tempérament ; mais je ne m’attendais pas que vous auriez le courage de l’entreprendre encore, pour venir faire expédier vos malles, si elles n’arrivent le 4 du courant. Croyez-moi, restez tranquille et reposez-vous sur moi ; personne, vous même, ne ferait plus que je ne fais pour qu’elles vous parviennent, à moins que ce ne soit votre faiblesse pour moi qui vous ramène.

Chacun a ses peines ; les miennes, vous le savez, ne m’attaquent jamais le physique, mais le moral est toujours bien affecté. Depuis votre départ j’en ai bien éprouvé ; je ne vous parlerai seulement que de la conduite de ma mère. Le jour de votre départ je me suis expliqué clairement avec elle sur ce qu’elle prétendait faire de ma personne : aucune réponse, aucune voie d’établissement, rien enfin. Alors tranchant toutes questions, je lui ai fait une demande de la somme de ……, et lui ai fait part du désir que j’ai d’aller en Amérique.

Elle a goûté mon projet ; pourvu que je sois vrai, et que je parte au gré de son désir, elle m’a tout promis. Me voilà content, au moins autant qu’elle ; tu sens bien qu’il y a de quoi… Pardon, Madame, si je m’écarte du respect que semblait me prescrire votre lettre ; mais revenons à mon récit. Le soir vient ; le cœur triste encore de votre départ, je rentre à huit heures pour réfléchir sérieusement sur mon veuvage, autant que sur mon prochain départ… Enfin j’arrive sur la foi du traité fait avec madame ma mère : un pressentiment de ce qui devait m’arriver troublait déjà la joie de mon cœur. Mais vous allez voir : je frappe ; le chien bon de garde répond et semble avertir le domestique d’aller ouvrir. Je frappe, je frappe, je frappe ; point on ne vient ouvrir : je me méfie de tout, et sors de devant la porte, semblant croire que madame ma mère n’est pas encore rentrée ; et cependant je ne doutais de rien. Je m’achemine vers Tourny, et là, je me livre à bien des idées : je m’arrête à celle de revenir à la charge, et si l’on ne m’ouvre la porte, à l’enfoncer. Très-résolu, je marche à grands pas ; je frappe de nouveau ; un voisin officieux, pour épargner ma peine, me dit qu’il n’y a personne ; qu’on est parti. Je ne réponds point, je frappe encore pour la dernière fois ; j’essaie si la porte est enfonçable : je trouve beaucoup de résistance ; mais comptant sur ma force, je vois un moyen de réussir, c’est de me fracasser contre la porte ou de fracasser la porte. Je traverse la rue bien directement devant l’endroit qui m’offrait le plus beau jeu ; et là, prenant ma course avec la violence que vous me connaissez, je me précipite sur la porte, je l’enfonce et tombe avec elle, sans heureusement me faire aucun mal ; je l’arrange ensuite du mieux que je peux, et me couche. Depuis ce jour, ma mère paraît devoir me tenir parole, et j’espère encore. Quant à mon départ, je n’en sais pas l’époque ; mais vous serez instruite de toutes mes affaires comme si vous étiez présente. Si je suis un peu froid, je ne vous retire pas pour cela ma confiance ni l’amitié que j’ai pour vous.

LETTRE III.

Du 1er floréal an 7.


J’ai reçu votre lettre en date du 24, en l’absence de mon ami qui a accepté une place sur l’escadre de Brest, ce qui me prive beaucoup, parce que personne ne mérite ma confiance, et que, d’ailleurs, aucun de ceux qui se disent mes amis ne sont venus m’offrir d’agir pour faire mes affaires, et ceux qui sont venus et que j’ai chargés de quelque chose, n’ont pas même daigné me rendre réponse et, cependant, je ne mérite pas ce délaissement de leur part. Ce que j’ai fait pour eux, s’ils s’en rappellent, doit être pour eux un reproche à leur abandon à mon égard. Le silence et mon mépris, voilà ma vengeance ; c’en est assez sur leur compte. Si tout cela m’arrive c’est ma faute, j’aurais dû avoir assez de prudence pour mieux choisir mes amis. D… est auprès du ministre de la marine, ce qui me fait beaucoup espérer, car je connais son zèle à me servir. J’espère autant de vos bontés à me servir auprès du bureau de la marine et du bureau central, au sujet des renseignemens qu’a demandés ou que demandera le ministre de la police. Je suis sans papiers. Seulement, il s’agit de me faire réclamer ; voilà toute mon affaire. Il faudrait me faire parvenir un passeport ou un ordre d’aller à Brest.

S’ils ne se soucient pas de me voir dans Bordeaux, je n’en suis pas fâché. Écrivez à ma mère en l’engageant à m’envoyer l’argent que nécessite ma position, et de suite, en cas de départ précipité. J’ai tiré un mandat sur elle. Disposez-là à le bien accueillir. Je ne finirai jamais d’être malheureux ; toujours tracassé ; ce matin encore j’en ai eu une preuve.

Hier soir, on propose de mettre à la loterie ; je sors un écu de ma poche, le donne à un commissionnaire pour prendre trois numéros que je lui donne, en lui recommandant de prendre un terne sec. Il m’en est sorti deux, et l’autre me fait perdre pour un point. Je vous envoie le billet et vous en jugerez.

Malgré que je me fusse bien promis de ne jamais vous instruire de mon infortune, et même de ne vous écrire que lorsque j’aurais un meilleur sort, je ne puis pourtant pas répondre d’une manière ingrate et refuser de vous dire le plaisir que je ressens à vous écrire ; mais il est empoisonné par les peines que je ne cesse de vous donner depuis que vous me connaissez ; car je me reprocherai toujours d’être l’auteur de vos malheurs.

Je vous embrasse.


LETTRE IV.


Du 16 floréal an 7. De l’Abbaye.


Ma bonne ***, ma chère amie, est-il bien vrai que je sois toujours ton ami ? Quel reproche pour ma conduite ! Que j’ai de torts et que ta bonté est grande ! Comment te manifester tout ce que me fait éprouver ton âme généreuse ! Oh ! que n’es-tu présente pour recevoir dans ton sein mes brûlantes larmes ! Les malheurs qui m’arrivent ne sont plus si grands depuis que tu t’intéresses à moi. Si je suis assez heureux pour sortir, m’enverrait-on au bout du monde, je te rejoindrai pour te donner des marques de l’attachement que j’ai toujours eu pour toi. Ma bonne mère a pris soin de m’instruire de l’état où t’a mise ma détention. Je suis sensible à sa bonté, mais je le suis bien plus à ta maladie. Si je puis t’engager à prendre le mal qui m’arrive avec la fermeté de ton caractère ordinaire, je t’invite plus particulièrement, au nom de l’amitié et de l’amour, à cesser tes inquiétudes, sinon je ne cesserai jamais de dire que je suis la Source de tous tes maux.

Tu dois avoir reçu une lettre de moi, dans laquelle je t’annonce le départ de mon ami pour Brest, il a accepté une place sur l’escadre pour être auprès du ministre qui commande l’escadre. Il m’a assuré qu’il ne négligerait rien pour me servir ; sans doute qu’il a été contrarié, car je n’ai reçu aucune nouvelle, et j’ai appris le départ de l’escadre ; je ne le soupçonne pas, connaissant son cœur, mais j’imagine qu’il n’a pas pu.

Il faut, ma bonne, que tu presses V***, pour qu’il agisse et fasse agir auprès du ministre de la police, qui me laisserait, autrement, détenu d’une manière indéfinie. Si je pouvais avoir une lettre pour présenter à M… ; il peut beaucoup ; il paraît même que depuis quelques jours il voit un commissaire de guerre détenu, avec lequel je suis lié d’amitié, qui m’a assuré qu’il me ferait parler la première fois qu’il viendra. Je vais écrire à *** pour qu’il presse ma sortie. Je suis sûr qu’il ne négligera rien. Au surplus je lui donnerai toute la latitude possible, pour ce que l’on exigera de ma personne pour sortir, bien entendu, en tout bien tout honneur.

Embrasse toutes nos dames : j’espère que cette commission ne te sera pas suspecte.