L’Homme au sable - 2

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Nathanael était obligé de s’avouer à lui-même que l’image de l’affreux Coppelius avait pâli dans son imagination, et souvent il avait de la peine à la revêtir de couleurs bien vives dans ses essais de poésie, où il faisait jouer à son fantôme le rôle d’un destin pernicieux. Cependant il lui vint à l’esprit de composer un poème sur la sombre intervention que ses pressentiments attribuaient à Coppelius dans ses amours. Il se représenta, lui et Clara, unis d’une tendresse pure et constante. Mais par intervalles, une influence funeste apparaissait pour les priver de quelque bonheur prêt à s’offrir à eux. Enfin, au moment où ils marchent ensemble à l’autel, le terrible Coppelius se montre, et touche de sa main hideuse les yeux charmants de Clara ; aussitôt ils sortent de leur orbite et, comme des charbons rouges et embrasés, tombent sur la poitrine de Nathanael : Coppelius alors le saisit et l’entraîne dans un cercle de feu qui tourbillonne, siffle, mugit et l’emporte avec la vitesse de l’ouragan ; c’est un fracas pareil à celui des vagues de l’Océan, soulevées par la tempête en fureur et entrechoquant leurs cimes écumeuses comme de noirs géants à la tête chenue. Mais au travers de ce désordre sauvage la voix de Clara se fait entendre — « Me voici ! qui t’empêche donc de me voir ? Coppelius t’a abusé : ce n’étaient pas mes yeux qui brûlaient ainsi ton sein, mais des gouttes ardentes du sang de ton propre coeur ; j’ai mes yeux, regarde-moi donc ! — Nathanael se dit : Oui, c’est bien Clara et je veux être éternellement à elle. » — Alors, comme subitement arrêté par la force de sa pensée, le cercle enflammé se dissipe et tout le fracas se perd sourdement dans les noirs abîmes. Nathanael cherche à lire dans les yeux de Clara, mais c’est la mort qui est devant lui et qui le regarde, avec les yeux de Clara, d’un air de tendresse.

Nathanael s’occupa de cette composition avec beaucoup de calme et de réflexion. Il retouchait et corrigeait chaque passage, et, comme il s’était astreint à une mesure de strophes, il n’eut pas de repos jusqu’à ce que tout fût bien d’accord, châtié et ronflant. Pourtant, lorsqu’il eut achevé sa tâche et qu’il relut tout seul son poème à haute voix, il fut saisi d’épouvante et d’horreur, et il s’écria : « Qui prononce ces affreux accents ! » — Et puis, bientôt après, il envisagea encore son ouvrage comme un simple travail d’esprit où il avait réussi, et qu’il se persuada être de nature à embraser l’âme froide de Clara. Mais il ne se rendit pas compte bien clairement des résultats de cette impression préméditée, ni de l’utilité de la tourmenter par ces images horribles, présageant la ruine et la destruction à son paisible amour.

Tous deux étaient assis dans le petit jardin de la mère de Nathanael. Clara était très-gaie, parce que depuis trois jours, consacrés par Nathanael à parfaire son œuvre, il ne l’avait pas poursuivie de ses rêves et de ses prévisions sinistres. Nathanael lui-même parlait avec vivacité et d’un air content de choses plaisantes, et Clara lui dit : « Ah ! c’est à présent que je te retrouve tout entier. Vois-tu bien comme nous avons chassé loin de nous le vilain Coppelius ? » Ce ne fut qu’alors que Nathanael se souvint de son poème et de sa rèsolution de le lire à Clara. Il en rassembla aussitôt les feuillets et commença sa lecture. Clara prévoyant quelque chose d’ennuyeux comme à l’ordinaire, et, se résignant, se mit à tricoter tranquillement. Mais aux images de plus en plus sombres qui s’accumulaient devant elle, elle laissa tomber ses aiguilles et tint ses regards fixés sur les yeux de Nathanael. Celui-ci était dominé tout entier par sa poésie, le feu qui l’embrasait colorait ses joues d’une vive rougeur, les larmes coulaient de ses yeux. Enfin sa lecture achevée, profondément accablé et gémissant, il saisit la main de Clara, et avec l’impression d’un désespoir inconsolable : « Ah ! s’écria-t-il, Clara ! — Clara ! »

Clara le pressa tendrement contre son sein, et dit avec douceur, mais lentement et du ton le plus sérieux : « Nathanael ! — mon bien-aimé Nathanael ! — ce poème insensé…, extravagant…, ridicule, jette-le au feu ! » À ces mots, Nathanael se leva furieux et s’écria en repoussant Clara : « Automate inanimé ! automate maudit ! » et il s’enfuit en courant. Clara blessée si profondément répandit des larmes brûlantes. « Hélas ! disait-elle, il ne m’a jamais aimée, car il ne me comprend pas. » Et elle continuait de sanglotter amèrement.

Lothaire entra sous le berceau, il fallut que Clara lui racontât ce qui s’était passé. Il aimait sa sœur de toute son âme, et chaque mot de ses plaintes lui entrait dans le cœur comme un coup de poignard ; il sentit alors se changer en une violente colère l’humeur que lui inspiraient depuis long-temps les rêveries de Nathanael. Il courut le trouver, et lui reprocha sa conduite à l’égard de sa sœur chérie, en termes courroucés, auxquels le bouillant Nathanael répondit sur le même ton. Traité de fat extravagant et maniaque, l’un rabaissa l’autre comme un pauvre homme du commun de la foule. Le duel était inévitable. Ils convinrent de se battre le matin suivant, derrière les murs du jardin, avec des espadons bien aiguisés suivant l’usage universitaire du pays. Ils rôdaient muets et agités dans la maison. Clara avait entendu leur violente querelle et avait vu sur la brune le maître d’armes apporter les rapières. Elle comprit ce qui allait arriver. Parvenus sur le lieu du combat, Lothaire et Nathanael également sombres et silencieux avaient mis leurs habits bas, et, les yeux enflammés d’une ardeur sanguinaire, ils étaient près d’en venir aux mains, lorsque Clara se précipita entre eux deux : « Hommes féroces et détestables ! s’écria-t-elle en sanglottant, percez-moi le sein du moins avant ce combat, car y pourrais-je survivre quand l’amant aura tué le frère, ou le frère l’amant ! » — Lothaire laissa tomber son arme et tenait ses regards baissés vers la terre ; mais Nathanael sentit se réveiller dans son cœur, avec une émotion déchirante, tout son amour pour la charmante Clara, tel qu’aux plus beaux jours de son heureuse jeunesse. Le fer meurtrier s’échappa de sa main, il tomba aux pieds de Clara. « Pourras-tu me pardonner jamais, ma bien-aimée Clara !… Peux-tu me pardonner Lothaire, mon frère bien-aimé ! » — Lothaire fut touché de la profonde douleur de son ami. Tous trois scellèrent leur réconciliation par des embrassements mêlés de larmes, et ils jurèrent de rester désormais unis d’une affection constante et inviolable.

Il semblait à Nathanael qu’il fût délivré d’un poids bien lourd qui l’avait écrasé jusqu’alors, il lui semblait que sa résistance à l’oppression de la puissance occulte qui l’obsédait avait sauvé tout son être d’une ruine imminente. Il passa encore trois jours pleins de bonheur auprès de ses amis, puis il retourna à G.... où il se proposait de rester encore une année, pour revenir ensuite se fixer à jamais dans sa ville natale.

On avait caché à la mère de Nathanael tout ce qui avait rapport à Coppelius ; car on savait qu’elle ne pouvait penser à lui sans horreur, parce qu’ainsi que Nathanael elle le considérait comme l’auteur de la mort de son mari.

Quelle fui la surprise de Nathanael, quand, de retour à G...., voulant rentrer dans sa demeure, il vit que la maison avait été totalement consumée par les flammes, et que des pans de mur noircis s’élevaient seuls au-dessus des décombres ! Cependant, et quoique l’incendie se fût développé de bas en haut, le feu ayant pris dans le laboratoire d’un apothicaire logé au rez-de-chaussée, les amis de Nathanael, pleins de zèle et d’audace, avaient réussi à pénétrer dans sa chambre située à l’étage supérieur, assez à temps pour sauver ses papiers, ses livres et ses instruments. Ils avaient réuni ces objets dans une autre chambre qu’ils louèrent au nom de Nathanael, et que celui-ci alla occuper.

Il se trouva logé, sans y attacher nulle importance, vis-à-vis du professeur Spallanzani, et s’aperçut, avec la même indifférence, que de sa fenêtre il dominait la chambre où Olympie était souvent assise seule, et placée de manière à ce qu’il pût exactement reconnaître sa personne, quoique les traits de son visage parussent indistincts et confus. Il finit pourtant par être frappé de voir Olympie rester fréquemment assise, durant des heures entières, sans la moindre occupation, devant la petite table et dans la même position où il l’avait déjà vue à travers la porte vitrée, et regardant positivement de son côté d’un œil fixe et stable ; il s’avoua également que jamais il n’avait vu taille de femme plus admirable ; mais cependant, le cœur plein de l’image de Clara, il resta tout-à-fait insensible à l’aspect de la raide et immobile Olympie. Aussi ce n’était que par hasard qu’il jetait un regard passager, par-dessus son cahier de travail, vers la belle statue, et rien de plus.

Il écrivait précisément à Clara lorsqu’on frappa doucement à sa porte ; elle s’ouvrit sur son invitation, et la figure repoussante de Coppola s’avança dans la chambre. Nathanael frémit involontairement ; mais, se rappelant les renseignements de Spallanzani sur son compatriote Coppola, et, en outre, ses promesses solennelles à Clara relativement à l’homme au sable Coppelius, il eut honte de sa crainte puérile et superstitieuse ; il rassembla ses esprits, et d’une voix aussi douce et aussi tranquille que possible : « Je n’achète point de baromètres, dit-il, mon cher ! vous pouvez vous retirer. » Mais alors Coppola entra tout-à-fait dans la chambre, et, sa grande bouche contractée simulant un affreux sourire, ses petits yeux perçants étincelant sous ses longs cils gris, il dit d’une voix rauque : « Oh ! non baromètres, non baromètres ! — avoir aussi de beaux yeux, — belli occhi ! » Saisi d’effroi, Nathanael s’écria : « Homme aliéné ! comment peux-tu avoir des yeux ? — des yeux, des yeux ! » — Mais en moins d’un instant, Coppola s’était débarrassé de ses baromètres, il mit les mains dans les larges basques de son habit, et en tira des lunettes et des conserves qu’il posa sur la table. — « Eh bien donc ! eh bien, des lounettes, — des lounettes pour mettre sul naso, voilà mes yeux à moi, — belli occhi, Signor ! » Et il sortait lunettes sur lunettes, si bien que toute la table commença à rayonner et à scintiller d’une singulière façon. Nathanael voyait des milliers d’yeux croiser sur lui leurs regards et s’agiter convulsivement, mais sans pouvoir détourner sa vue de cet aspect ; et Coppola déposait toujours plus de lunettes sur la table, et de nouveaux yeux étincelants lançaient des éclairs de plus en plus redoutables sur Nathanael, qui sentait leurs rayons d’un rouge de sang pénétrer ardemment dans sa poitrine. Excédé de cette terreur insensée, il s’écria : « Arrête ! arrête, homme enragé ! » — Il saisit en même temps par le bras Coppola, qui portait de nouveau la main à ses poches pour en sortir encore d’autres lunettes, quoique la table en fût déjà toute couverte. Coppola dégagea doucement son bras avec un rire sourd et déplaisant, et dit : « Ah ! — rien pour vous ? — ma ici souperbes verres ! » — Il avait ramassé et empoché toutes ses lunettes, et il tira de la poche latérale de son habit force lorgnettes de toutes les dimensions.

Dès que les lunettes eurent disparu, Nathanael redevint tout-à-fait calme, et en pensant à Clara, il vit bien que cette illusion de sorcellerie n’avait de fondement que dans son esprit, et que Coppola ne pouvait être qu’un simple mécanicien, un honnête opticien, et nullement un odieux fantôme ni le ménechme de Coppelius. D’ailleurs tous les verres que Coppola venait d’étaler de nouveau sur la table n’offraient rien d’extraordinaire ni aucune fascination diabolique comparable à celle des lunettes. Aussi Nathanael résolut, par forme de réparation, d’acheter effectivement quelque chose à Coppola. Il prit une petite lorgnette de poche très-artistement travaillée, et alla pour l’essayer à la fenêtre. De sa vie, il n’avait encore rencontré un verre qui rapprochât et peignit aux yeux les objets avec autant de netteté, de précision et de justesse. Il regarda par hasard dans la chambre de Spallanzani : Olympie était assise comme à l’ordinaire devant la petite table, les bras appuyés dessus et les mains croisées. Nathanael vit alors pour la première fois l’admirable régularité des traits d’Olympie ; ses yeux seulement paraissaient étrangement fixes et inanimés. Mais à force de regarder attentivement à travers la lorgnette, il lui sembla voir comme d’humides rayons lunaires se réfléchir dans les yeux d’Olympie, et la puissance visuelle s’y introduire par degrés, et le feu de ses regards devenir de plus en plus ardent et vivace. Nathanael était retenu à la fenêtre comme ensorcelé, et ne pouvait se lasser de contempler la céleste beauté d’Olympie. Un bruit de pieds et de crachement le réveilla de sa profonde extase. Coppola était derrière lui : « Tre zecchini : — trois ducats ! » — fit-il. Nathanael avait complètement oublié l’opticien, il paya promptement le prix demandé. — « N’est-ce pas, Signor ? souperbes verres, souperbes ! » répéta Coppola de sa voix rauque et désagréable et avec son sourire caustique. — « Oui, oui, oui ! répliqua avec humeur Nathanael, adieu, mon cher ! — adieu. »

Néanmoins Coppola ne quitta pas la chambre sans jeter maint regard oblique sur Nathanael, et celui-ci l’entendit rire tout haut dans l’escalier. « Eh bien, quoi ! pensa Nathanael, il rit de moi parce que je lui ai payé certainement sa petite lorgnette beaucoup trop cher… » Comme il répétait ces mots à voix basse : « Beaucoup trop cher ! » il crut, plein de frayeur, entendre résonner dans sa chambre un profond soupir de moribond ; son émotion intérieure lui coupa la respiration. — C’était lui-même qui avait soupiré, il ne put en douter. « Clara a bien raison, dit-il, de me regarder comme un absurde visionnaire ; — il est pourtant singulier…, oh ! plus que singulier, d’éprouver encore à présent, à la sotte pensée que j’ai payé trop cher cette lorgnette à Coppola, une émotion si étrange, sans pouvoir en pénétrer la cause. » — Il s’assit enfin pour terminer sa lettre à Clara ; mais un coup-d’œil du côté de sa fenêtre le convainquit qu’Olympie était encore là ; aussitôt, poussé par une force irrésistible, il se leva, saisit la lorgnette de Coppola et demeura enchaîné à la même place, s’enivrant de la vue d’Olympie, jusqu’à ce que Sigismond, son camarade et son ami, vint le chercher pour se rendre au cours du professeur Spallanzani.

Le rideau de la chambre fatale était soigneusement tiré. Nathanael ne put entrevoir Olympie ni de cet endroit, ni même de sa fenêtre, deux jours durant, quoiqu’il s’absentât à peine et qu’il eut continuellement l’œil appliqué à la lorgnette de Coppola. Le troisième jour on mit des rideaux aux croisées. — Absolument désespéré, dévoré d’ardeur et de désirs, Nathanael s’enfuit hors de la porte de la ville. L’image d’Olympie flottait devant lui dans les airs, elle surgissait du buisson, elle frappait ses yeux dans le miroir du ruisseau et le poursuivait partout de regards étincelants. Le souvenir de Clara était complètement effacé dans son esprit. Il ne pensait à rien qu’à Olympie, il allait se plaignant à haute voix et d’un ton langoureux : « Ô toi ! ma sublime étoile d’amour ! ne m’as-tu donc apparu que pour t’éclipser aussitôt et me laisser perdu sans espérance dans d’épaisses ténèbres ! »

En rentrant chez lui, il aperçut un grand mouvement dans la maison de Spallanzani. Les portes étaient ouvertes, les fenêtres du premier étage démontées ; on apportait toutes sortes de meubles ; des servantes affairées balayaient et époussetaient partout avec zèle ; on entendait les coups de marteau des menuisiers et des tapissiers. Nathanael restait dans la rue saisi d’étonnement, quand Sigismond s’approcha de lui en riant et lui dit : « Eh bien, que dis-tu de notre Spallanzani ? » Nathanael répondit qu’il ne pouvait rien en dire, ne sachant absolument rien sur le compte du professeur, et qu’il voyait même avec la plus grande surprise l’agitation et le tapage qui se faisaient dans sa maison, si tranquille et si sombre d’habitude. Sigismond lui apprit alors que Spallanzani devait donner le lendemain une grande fête, bal, concert, et que la moitié de l’université y était invitée ; — qu’en outre, le professeur, d’après le bruit général, devait faire paraître pour la première fois sa fille Olympie, qu’il avait si long-temps et si soigneusement soustraite à tous les regards.

Nathanael trouva chez lui un billet d’invitation. Le cœur palpitant, il se rendit chez le professeur à l’heure indiquée, quand déjà les voitures arrivaient en foule, et pénétra dans les salons richement décorés et resplendissants de lumière. L’assemblée était nombreuse et brillante. Olympie se montra parée avec beaucoup d’éclat et de goût. On fut obligé de rendre hommage à la beauté de ses traits et à la noblesse de sa tournure ; la cambrure un peu singulière de son dos et l’extrême finesse de sa taille paraissaient résulter d’un excès de pression. Dans sa démarche et dans sa pose il y avait une certaine raideur et quelque chose de mesuré qui pouvaient causer une impression désagréable, mais on l’attribua à la contrainte que lui imposait la société. Le concert commença. Olympie toucha du piano avec une habileté remarquable, et exécuta aussi un air de bravoure d’une voix claire et retentissante, ayant presque la sonorité d’une cloche de verre. Nathanael était dans le ravissement ; placé au dernier rang des assistants, il ne pouvait pas bien distinguer les traits d’Olympie au milieu de l’éblouissante clarté des bougies. Sans qu’on s’en aperçut, il tira de sa poche la lorgnette de Coppola et la dirigea sur la belle Olympie.

Ah ! — il aperçut alors avec quelle langueur elle le regardait, et comment son tendre regard, qui pénétrait et embrasait tout son être, exprimait à l’avance chaque nuance de son chant : ses roulades compliquées résonnaient à son oreille comme les cris de joie céleste de l’âme exaltée par l’amour ; et, lorsqu’enfin retentit bruyamment dans le salon le trillo prolongé de la cadence finale, Nathanael s’imagina sentir l’étreinte subite de deux bras ardents, et ne se possédant plus, il cria malgré lui, dans un excès de douleur et d’enthousiasme : « Olympie ! » — Tout le monde se retourna de son côté et plusieurs personnes se mirent à rire. Mais l’organiste de la cathédrale prit un air trois fois plus sombre, et dit seulement : « Eh bien, eh bien ! »

Le concert était fini, le bal commença. Danser avec elle !… avec elle ! c’était à présent pour Nathanael le but de tous ses désirs, de toute son ambition… Mais comment avoir tant d’audace que de l’inviter, elle, la reine de la fête ? Cependant, lui-même ne sut pas comment cela arriva ; la danse à peine commencée, il se trouva tout près d’Olympie, qui n’avait pas encore été engagée, et il avait déjà saisi sa main avant d’avoir pu balbutier quelques paroles. Plus froide que la glace était la main d’Olympie. Nathanael sentit un tressaillement mortel parcourir ses membres, et fixa ses yeux sur ceux d’Olympie, qui lui répondirent, radieux, pleins d’amour et de langueur ; et en même temps il lui sembla que son pouls s’agitait sous cette peau froide, et que les artères se gonflaient d’un sang pétillant. D’amoureux transports enflammaient le cœur de Nathanael, il entoura la taille de la belle Olympie, et tous deux s’élancèrent à travers les couples de walseurs. — Il croyait avoir su danser autrefois avec une parfaite mesure, mais il s’aperçut bientôt, à l’assurance toute particulière et à la précision rhythmique avec laquelle dansait Olympie, combien le vrai sentiment de la mesure lui était étranger, et plus d’une fois il perdit contenance, dérouté par son partner. Il renonça pourtant à danser avec tout autre femme, et il aurait voulu tuer sur la place le premier qui s’approcha d’Olympie pour l’inviter ; mais cela n’arriva que deux fois à son grand étonnement. Olympie demeura ensuite constamment assise, et lui ne manqua pas de l’inviter encore plusieurs fois.

Si Nathanael avait été capable de s’occuper d’autre chose que d’Olympie, il se serait trouvé inévitablement engagé dans toutes sortes de différents et de querelles fâcheuses ; car, çà et là, s’échappaient mille rires moqueurs et comprimés qui s’adressaient visiblement à la belle Olympie, et les jeunes gens la poursuivaient de regards tout-à-fait étranges et dont on ne devinait pas la cause. Toutefois, Nathanael, échauffé par la danse et par de copieuses libations, avait déposé toute sa timidité habituelle. Il était assis à côté d’Olympie, sa main dans la sienne, et dans son exaltation, il parlait de son ardent amour en termes aussi incompréhensibles pour lui que pour Olympie. Elle pourtant le comprenait peut-être ; car elle le considérait en face et soupirait sans cesse : « Ha ! — ha ! — ha ! » À quoi Nathanael répliquait plein d’ivresse : « Ô toi ! femme sublime et céleste ! — pur rayon de la félicité promise dans l’autre monde ! — ô toi ! âme profonde où se réfléchit tout mon être !… » et ainsi de suite ; mais Olympie continuait toujours à soupirer : « Ha ! — ha !… »

Le professeur Spallanzani passa plusieurs fois devant nos bienheureux en leur adressant un sourire de satisfaction réellement extraordinaire. Soudain Nathanael, quoique transporté dans un monde absolument étranger, s’aperçut qu’une terrestre obscurité devenait imminente chez le professeur Spallanzani. Il regarda autour de lui et fut saisi de voir que les deux dernières bougies, qui éclairaient encore un peu le salon désert, allaient justement s’éteindre. La musique et la danse avaient cessé depuis long-temps. « Nous séparer ! nous séparer !… » s’écria-t-il emporté par le désespoir ; et il baisa la main d’Olympie, puis il se pencha vers sa bouche. Ses lèvres brûlantes rencontrèrent des lèvres glacées ! — Le froid contact de la main d’Olympie l’avait pénétré d’une secrète horreur ; la légende de la fiancée morte lui passa tout-à-coup devant l’esprit ; mais Olympie l’avait tendrement pressé contre elle, et le feu du baiser sembla rallumer la vie sur ses lèvres. — Le professeur Spallanzani se promenait lentement dans le vaste salon, ses pas rendaient un son creux, et son visage, sur lequel se jouait l’ombre vacillante des flambeaux mourants, avait une apparence sinistre et fantastique. « M’aimes-tu ? m’aimes-tu, Olympie ? — rien que ce mot, — m’aimes-tu ! » ainsi murmurait à demi-voix Nathanael ; mais Olympie soupira seulement de nouveau en se levant : « Ha ! — Ha… — Oui ! s’écria N’athanael, oh ! ma chère et divine étoile d’amour ! tu t’es levée sur mon ciel, et tu éclaireras ma vie, tu seras ma gloire et ma félicité suprême !… — Ha ! — ha ! » répliqua Olympie en continuant à marcher. Nathanael la suivit, ils arrivèrent devant le professeur. « Vous vous êtes entretenu avec ma fille d’une manière extraordinairement vive, dit celui-ci en souriant : eh bien, mon cher monsieur Nathanael, si vous trouvez du goût à converser avec cette jeune fille naïve, vos visites seront bienvenues. » — Nathanael partit ivre de joie et le cœur épanoui.

La fête de Spallanzani fut le sujet des entretiens des jours suivants. Quoique le professeur n’eût rien épargné pour faire prouve de magnificence, néanmoins les plaisants trouvèrent à raconter mainte bizarrerie et mainte maladresse qui avaient été commises. Mais on glosait surtout sur la muette et raide Olympie, qu’on taxait, malgré son extérieur séduisant, d’une stupidité absolue, et l’on expliquait par là pourquoi Spallanzani l’avait tenue si long-temps cachée. Ce ne fut pas sans une secrète fureur que Nathanael recueillit ces propos ; il se tut néanmoins, car, pensa-t-il, à quoi servirait de prouver à ces gens-là que c’est précisément leur propre stupidité qui les empêche de reconnaître l’âme profonde et sublime d’Olympie ? — Un jour Sigismond lui dit : « Frère4, dis-moi, je te prie, comment toi, un garçon raisonnable, tu as pu t’amouracher de cette poupée de bois là-bas ? d’une figure de cire ! » Nathanael allait répliquer avec emportement, mais il se ravisa soudain et repartit : « Dis-moi, Sigismond, toi, qui savais autrefois si bien discerner et comprendre le beau, comment les attraits divins d’Olympie ont pu échapper à ta pénétration ? Du reste, j’en rends grâce au destin, car autrement tu aurais été mon rival, et, dans ce cas, il faudrait que l’un de nous deux mordit la poussière ! » Sigismond vit bien ce qu’il en était de son ami. Après un détour adroit, il ajouta, tout en déclarant qu’en amour il ne fallait jamais discuter sur l’objet : « Il est cependant remarquable que beaucoup d’entre nous portent un jugement à peu près semblable sur Olympie. Elle nous a paru (frère, ne prends pas cela en mauvaise part,) étrangement raide et inanimée. Sa taille est régulière, ainsi que ses traits, il est vrai. Bref, elle pourrait passer pour belle, mais son regard est par trop dénué de la lumière vitale, je dirais presque de la faculté visuelle. Son pas aussi est singulièrement mesuré, chaque mouvement semble répondre à l’impulsion d’un rouage monté. Son chant et son jeu musical ont la précision convenue, l’exactitude monotone et matérielle d’une machine organisée ; il en est de même de sa danse. Enfin cette Olympie nous a causé une impression fantasmatique, et personne de nous ne voudrait avoir rien de commun avec elle, car il y a en elle, sous l’apparence d’un être vivant, je ne sais quel phénomène surnaturel et bizarre. »

Nathanael réprima le sentiment d’amertume que ces paroles de Sigismond faisaient naître en lui, il maîtrisa son irritation et se contenta de dire très-sérieusement : « Il se peut bien qu’Olympie vous inspire de l’antipathie, à vous autres hommes froids et prosaïques. Ce n’est qu’à l’âme poétique que se révèle l’âme poétiquement organisée. — Ce n’est que pour moi qu’a lui ce regard d’amour dont les rayons ont embrasé mon cœur et mon esprit, et ce n’est aussi que dans l’amour d’Olympie que je revis tout entier. Il doit aussi vous déplaire qu’elle ne possède pas, comme tant d’autres esprits plats, le radotage banal de vos plates conversations. Elle dit peu de mots, il est vrai ; mais ce peu de mots, tels que de vrais hiéroglyphes du langage intime de l’âme, déborde d’amour, et de l’intelligence suprême d’une vie spirituelle et contemplative des mystères de l’éternité. — Mais tout cela est hors de la portée de vos sens, et ce sont des paroles perdues… — Dieu te garde ! très-cher frère, dit Sigismond avec douceur et presqu’avec tristesse, mais j’ai peur que tu ne sois dans une mauvaise route. Tu peux toujours compter sur moi, dans le cas… Non, je ne veux rien dire de plus. » — Nathanael, par une inspiration subite, crut découvrir pourtant dans les paroles du froid et prosaïque Sigismond de bonnes et amicales intentions, et il secoua bien cordialement la main que lui offrit son camarade.

Nathanael avait complètement oublié qu’il y eût au monde une Clara qu’il avait aimée autrefois ; sa mère, Lothaire, tout avait disparu de son souvenir. Il ne vivait plus que pour Olympie : chaque jour il passait de longues heures auprès d’elle, déraisonnant sur son amour, sur le principe vivifiant de la sympathie, sur les affinités psychologiques électives, etc., toutes choses auxquelles Olympie prêtait la plus fervente attention. Nathanael extrayait du fin fond de tous ses tiroirs tout ce qu’il avait écrit ou composé autrefois, poèmes, fantaisies, nouvelles, rêveries, romans ; et chaque jour, il y ajoutait une multitude de sonnets, de stances, de ballades fantastiques qu’il lisait et relisait à Olympie durant des matinées entières, sans se lasser et sans discontinuer. Mais aussi c’est qu’il n’avait jamais eu un auditeur aussi excellent. — Olympie ne brodait ni ne tricotait, elle ne regardait pas à la fenêtre, elle ne donnait pas à manger à un petit oiseau, elle ne jouait pas avec un petit bichon, elle ne roulait pas dans ses doigts de petites bandes de papier, ni rien autre chose, elle n’avait jamais besoin de comprimer un baillement par une petite toux forcée. — Bref, elle regardait son amant dans les yeux, durant des heures d’horloge, dans une attitude fixe et immuable, sans bouger, sans souffler, et son regard s’animait toujours de plus de vivacité et d’ardeur. Seulement, lorsqu’enfin Nathanael se levait et lui baisait la main ou même la bouche, elle disait : « Ha ! — ha ! » et puis après : « Bonne nuit, mon cher !  »

« Oh ! âme sublime et profonde ! s’écriait Nathanael seul dans sa chambre, ce n’est que par toi, par toi seule que j’ai été compris. » Il tressaillait d’un ravissement intérieur en songeant à l’accord merveilleux qui se manifestait de jour en jour davantage entre son cœur et celui d’Olympie ; car il lui semblait qu’Olympie eût exprimé sur ses œuvres, sur sa faculté poétique, ses pensées intimes, et cela par l’organe de sa propre parole à lui, Nathanael. Il ne pouvait guère, en effet, en être autrement ; car Olympie ne prononçait jamais un mot de plus que ce que nous avons rapporté. Alors même que Nathanael, dans certains moments lucides et de sang-froid, le matin par exemple à son premier réveil, se rappelait la passivité absolue et le prodigieux laconisme d’Olympie : « Qu’est-ce que des mots ? disait-il, — des mots ! un de ses coups-d’œil célestes en dit plus que toutes les langues d’ici-bas ! d’ailleurs, un enfant des cieux peut-il se résigner au cercle étroit limité par notre impuissance terrestre et pitoyable ! »

Le professeur Spallanzani semblait enchanté des relations de sa fille avec Nathanael ; il comblait celui-ci des témoignages positifs de sa bienveillance, et lorsqu’enfin Nathanael se hasarda, non sans de grandes réticences, à faire allusion à un mariage avec Olympie, le professeur, souriant d’un air radieux, répliqua qu’il laisserait sa fille entièrement libre de son choix. — Encouragé par ses paroles, et le cœur bouillant de désir, Nathanael résolut de solliciter d’Olympie, dès le jour suivant, une déclaration franche et précise de ce que depuis long-temps lui avaient révélé ses délicieux regards de tendresse, à savoir qu’elle consentait à se donner à lui pour toujours. Il chercha la bague qu’il avait reçue de sa mère en la quittant, pour l’offrir à Olympie comme symbole de son dévouement, de son initiation à une vie nouvelle qu’elle devait charmer et embellir. Les lettres de Lothaire et de Clara lui tombèrent à cette occasion sous la main, il les jeta de côté avec indifférence ; il trouva la bague, la mit dans sa poche et courut chez le professeur pour voir Olympie.

Il avait monté l’escalier et pénétrait dans le vestibule, quand il entendit un tapage effrayant qui semblait venir du cabinet de travail de Spallanzani. — Des battements de pieds, un cliquetis étrange, — un bruit de ressorts, — des coups redoublés contre la porte, entremêlés de jurements et de malédictions : « Lâche… lâche-la donc, — infâme ! — Scélérat ! — Sais-tu que j’y ai sacrifié mon sang et ma vie ? — Ha ! — Ha ! — ha ! ha ! ha ! — Ce n’est pas ainsi que nous avons parié. — C’est moi, moi ! qui ai fait les yeux. — Moi les rouages ! — Maudit imbécille avec tes rouages ! stupide horloger ! — Satan ! chien damné ! sors d’ici ! — Arrête ! — Fourbe ! charlatan ! — Vieil animal ! lâcheras-tu ? — Au diable ! — Lâche donc ! »

Dans ces deux voix, sifflant et mugissant ensemble, Nathanael reconnut celles de Spallanzani et de l’affreux Coppelius. Il se précipita dans la chambre, saisi d’une angoisse indéfinissable. Le professeur tenait par les épaules et l’italien Coppola par les jambes une figure de femme qu’ils se disputaient l’un à l’autre, l’arrachant et la tiraillant avec une fureur sans pareille. Natbanael fit un bond en arrière, frappé d’une horreur inexprimable… Dans cette femme, il avait reconnu Olympie ! Transporté d’une farouche colère, il allait défendre sa bien-aimée contre ces furieux ; mais, au même instant, Coppola, donnant avec une force de géant une secousse terrible, fit lâcher prise au professeur, et lui appliqua avec la femme même un coup si violent sur la tête, que celui-ci chancela et tomba à la renverse par-dessus une table couverte de fioles, de cornues, de flacons et de tubes de verre. Toute la boutique se brisa en mille morceaux. Soudain Coppola chargea Olympie sur ses épaules, et, riant aux éclats d’une façon abominable, il se mit à courir et à descendre l’escalier de sorte que les pieds pendants de la misérable figure se choquaient et résonnaient comme des morceaux de bois contre les marches.

Nathanael était pétrifié. Il n’avait que trop clairement vu. — Le visage d’Olympie, pâle comme la mort, était en cire, et dépourvu d’yeux : de noires cavités en tenaient la place. Ce n’était qu’une poupée inanimée. — Spallanzani se roulait à terre, les morceaux de verre lui avaient coupé et lacéré la tête, les bras, la poitrine : son sang coulait à flots. Mais rassemblant toutes ses forces : « Après lui ! cria-t-il, à sa poursuite ! sans nul délai. — Coppelius ! Coppelius ! voleur infâme ! — Mon meilleur automate ! — le fruit de vingt années de travail, le prix de ma vie et de mon sang ! — Les rouages, le mouvement, la parole ! tout m’appartient. — Les yeux… oui, je lui ai pris les yeux ! — Réprouvé ! Belzébuth ! — après lui ! cours… rapporte-moi Olympie : tiens ! voilà les yeux ! »

Nalhanael vit alors deux yeux sanglants gisants par terre et le regardant fixement : Spallanzani les saisit de sa main la moins endommagée, et les lui jeta de telle sorte qu’ils vinrent frapper sa poitrine. — Soudain la folie imprima sur Nathanael ses griffes ardentes et s’empara de tout son être en brisant les ressorts du jugement et de la pensée. « Hui ! hui ! hui ! — cercle de feu ! — cercle de feu, tourne, tourne ! — allons, gai ! — poupée de bois, hui ! belle petite poupée ! tourne, tourne donc ! » — En même temps il se jeta sur le professeur et lui serrait la gorge ; il l’aurait étranglé, mais le tapage avait attiré beaucoup de monde : on arriva près d’eux, on contint le furieux Nathanael, et l’on sauva ainsi le professeur, qui fut immédiatement pansé de ses blessures. — Sigismond, quelque vigoureux qu’il fût, ne put suffire à dompter ce furibond ; il ne cessait de crier d’une voix horrible : « Tourne, poupée de bois ! tourne ! » et il frappait autour de lui, les poings fermés. Enfin, grâce aux efforts réunis de plusieurs personnes, on se rendit maître de lui en le terrassant et en le garottant. Ses cris expirèrent peu à peu dans une sorte de rugissement bestial, et il fut transporté à l’hôpital des fous, agité de convulsions frénétiques épouvantables.

Avant de continuer à te raconter, lecteur bénévole, la suite des aventures du malheureux Nathanael, je puis t’assurer, dans le cas où tu t’intéresserais quelque peu à l’habile mécanicien et fabricateur d’automates, Spallanzani, qu’il fut bientôt complètement guéri de ses blessures. Il lui fallut cependant quitter l’université, parce que l’histoire de Nathanael avait fait beaucoup de sensation, et qu’on réprouva unanimement, comme une supercherie des plus inconvenantes, l’action d’avoir introduit dans des sociétés raisonnables (Olympie avait paru dans plusieurs cercles avec succès) une poupée de bois en guise d’une personne naturelle. Des légistes y virent même une fraude très-subtile, d’autant plus condamnable, disaient-ils, qu’elle avait été ourdie contre la masse du public, et si perfidement combinée que personne ne s’était douté du fait, à l’exception de quelques étudiants très-sensés. Il est vrai qu’à présent c’était à qui feindrait d’avoir eu vent de la chose, et chacun citait à l’appui de ses prétentions mainte et mainte circonstance qui lui avait paru suspecte. Mais encore n’avançaient-ils rien de bien concluant.

Ainsi, par exemple, quel soupçon avait-on pu concevoir de ce qu’Olympie, s’il fallait en croire certain habitué des salons, avait, contrairement à tous les usages, plus souvent éternué que bâillé ? Le premier phénomène, disait notre élégant, résultait du mouvement caché des rouages qui, en se remontant d’eux-mêmes, produisaient, en effet, aux mêmes intervalles, un craquement sensible, etc., etc… Le professeur de poésie et d’éloquence prit une prise, referma sa tabatière, toussa avec affectation, et dit d’un air solennel : « Honorables messieurs et dames, ne voyez-vous pas où git le lièvre ? le tout est une allégorie, une métaphore amplifiée. — Vous me comprenez ? sapienti sat !… » Mais un grand nombre d’honorables messieurs ne se tint nullement pour satisfait de l’explication ; l’histoire de l’automate avait fait une profonde impression sur eux, et il s’établit, en effet, une secrète et affreuse méfiance contre les figures humaines. Pour acquérir la conviction certaine de ne pas s’être épris d’une poupée de bois, plus d’un amant exigea de sa maîtresse qu’elle chantât et dansât un peu hors de mesure, qu’elle voulût bien tricoter ou broder, et même jouer avec le petit chien en écoutant la lecture, et ainsi du reste ; mais sur toutes choses qu’elle ne se contentât pas d’écouter, et qu’elle parlât aussi quelquefois de manière à faire entrevoir sous ses paroles une pensée et une sensation. Ce genre d’épreuves resserra un certain nombre de liens amoureux qui devinrent d’autant plus agréables, tandis que d’autres se dénouèrent peu à peu. « On ne peut vraiment pas en répondre ! » répétait-on de côté et d’autre. Dans les cercles, les thés, on bâilla d’une manière incroyable, et l’on s’abstint absolument d’étentuer, afin d’échapper à tout soupçon. — Spallanzani, ainsi qu’on l’a dit plus haut, fut obligé de partir pour se soustraire à une instruction criminelle au sujet de l’installation frauduleuse de l’automate dans la société des hommes.

Coppola avait également disparu.

Nathanael se réveilla comme d’un rêve lourd et terrible ; il ouvrit les yeux et sentit une impression de bonheur ineffable le pénétrer d’une douce et bienfaisante chaleur. Il était dans la maison paternelle, couché dans sa chambre ; il vit Clara penchée vers lui, et près de là sa mère et Lothaire.

« Enfin ! enfin, ô mon bien-aimé Nathanael ! te voilà donc guéri d’une grave maladie. — Maintenant tu m’es rendu ! » Ainsi parlait Clara dans l’effusion de son cœur, et elle pressa Nathanael dans ses bras. Des larmes de joie et d’émotion s’échappèrent des yeux de Nathanael, limpides et brûlantes, puis après un profond soupir : « Ma Clara ! » dit-il. — Sigismond, qui avait fidèlement suivi son ami malade, entra. Nathanael lui tendit la main : « Mon bon frère ! tu ne m’as donc pas quitté. » — Toute trace d’égarement avait disparu, et Nathanael recouvra bientôt ses forces, grâce aux tendres soins de sa mère, de sa fiancée et de ses deux amis.

Sur ces entrefaites, le bonheur était entré dans la maison, car un vieil oncle avare, dont personne dans la famille n’attendait rien, avait en mourant laissé à la mère, en outre d’un capital fort honnête, une petite propriété située non loin de la ville dans une agréable position. C’est là que songeait à s’établir Nathanael avec sa mère et Lothaire, et sa Clara qu’il était bien résolu cette fois à épouser. Nathanael était devenu plus doux, plus affectueux que jamais, et il savait enfin apprécier l’âme si belle et si pure de l’angélique Clara. Personne ne lui adressa le moindre mot relatif au passé. Seulement lorsque Sigismond prit congé de lui, Nathanael lui dit : « Par le ciel ! frère, j’étais sur une mauvaise route ; mais un ange m’a ramené à temps dans une voie de lumière et de paix ! — Et c’est ma Clara !… » Mais Sigismond ne le laissa pas continuer dans la crainte que des souvenirs amers et implacables ne se réveillassent en lui avec trop d’énergie.

Le jour était venu où les quatre amis devaient partir pour leur petite propriété. À l’heure de midi, ils parcouraient les rues de la ville après avoir fait plusieurs emplettes. La tour élevée de l’Hôtel-de-Ville projetait sur la place du marché son ombre gigantesque. « Ah ! dit Clara, montons donc encore une fois là-haut pour voir les montagnes lointaines ! » Aussitôt fait que dit : Nathanael et Clara montèrent ensemble, la mère rentra à la maison avec la servante, et Lothaire, ne se sentant pas disposé à monter tant de marches, voulut attendre en bas. Les deux amants étaient donc sur la plus haute galerie de la tour, se donnant le bras, et contemplant les forêts verdoyantes derrière lesquelles se dessinaient à l’horizon, comme une cité de géants, les cimes bleuâtres des montagnes.

« Regarde donc le singulier petit buisson gris là-bas ; on dirait qu’il s’avance vers nous, » dit Clara. Nathanael chercha machinalement dans sa poche de côté ; il trouva la lorgnette de Coppola. Il la dirigea sur la plaine… Olympie était devant le verre ! — Un tremblement convulsif parcourut ses veines et son pouls sursaillit. Pâle comme la mort, il regarda Clara fixement… Mais tout d’un coup ses yeux, roulants dans leurs orbitres, lancèrent des rayons de feu, il mugit affreusement tel qu’une bête féroce, puis il bondit en l’air à une hauteur extrême et cria avec un rire perçant et horrible : « Poupée de bois, tourne ! — Tourne, poupée de bois ! tourne ! » Alors il saisit Clara avec une violence formidable et voulut la précipiter en bas ; mais Clara, dans son angoisse mortelle et désespérée, s’accrocha à la rampe avec force. Lothaire entendit le vacarme que faisait ce furieux, il distingua les cris de détresse de Clara, un affreux pressentiment s’empara de son esprit. Il vola en haut de la tour : la porte du second escalier était fermée ; Clara poussa un cri de désespoir plus déchirant… Presque fou de fureur et d’effroi, il se rue contre la porte qui cède enfin. Les cris de Clara devenaient de plus en plus faibles : « Au secours !… à moi ! à moi !… » et la voix se perdit dans les airs. — « Elle est morte, ce forcené l’a tuée ! » s’écria Lothaire. La porte de la galerie était également fermée : la rage lui donne une force surhumaine, il fait sauter la porte de ses gonds… Dieu du ciel ! Clara, soulevée par le furieux Nathanael, était suspendue dans les airs en dehors de la balustrade, et n’étreignait plus que d’une seule de ses mains un barreau de fer. Prompt comme l’éclair, Lothaire saisit sa sœur, rentre son corps sur la plate-forme, et assène en même temps son poing fermé sur le visage du frénétique qui, lâchant sa proie de mort, recula en chancelant.

Lothaire descendit précipitamment, tenant dans ses bras sa sœur évanouie ; — elle était sauvée. — Cependant Nathanael se démenait tout autour de la galerie et faisait des bonds prodigieux en criant : « Cercle de feu, tourne ! — cercle de feu, tourne ! » — La foule accourut à ces cris sauvages ; au milieu d’elle surgissait comme un colosse l’avocat Coppelius, qui venait d’arriver dans la ville et s’était dirigé tout droit vers le marché. On voulait monter à la tour pour s’emparer du furieux. Coppelius se mit à rire en disant : « Ah ! ah ! attendez : celui-là descendra tout seul. » Et il regarda en haut comme tout le monde. On vit Nathanael subitement s’arrêter comme pétrifié, puis il se pencha un peu, aperçut Coppelius, et en criant d’une voix retentissante : « Ah ! — de beaux yeux, belli occhi ! » il sauta par-dessus la rampe…

Lorsque Nathanael fut tombé sur le pavé, la tête fracassée, Coppelius avait disparu de la foule.

On prétend qu’on vit plusieurs années après, dans une contrée éloignée, Clara assise à la porte d’une jolie maison de campagne auprès d’un homme agréable, sa main dans la sienne, avec deux beaux enfants jouant devant elle. On pourrait en conclure que Clara trouva enfin le bonheur domestique et paisible qui convenait à son caractère gai et content de la vie, bonheur que n’aurait jamais pu lui procurer Nathanael avec son cœur ulcéré.

FIN.



NOTES DU TRADUCTEUR

4. Frère, expression consacrée entre les étudiants des universités allemandes.


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