L’Homme aux quarante écus/I
I. — DÉSASTRE DE L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.
Je suis bien aise d’apprendre à l’univers[1] que j’ai une terre qui me vaudrait net quarante écus de rente, n’était la taxe à laquelle elle est imposée.
Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l’État au coin de leur feu[2]. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L’énormité de l’estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l’ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier ! L’un est encore plus divin que l’autre.
Monsieur le contrôleur général sait que je ne payais en tout que douze livres ; que c’était un fardeau très-pesant pour moi, et que j’y aurais succombé si Dieu ne m’avait donné le génie de faire des paniers d’osier, qui m’aidaient à supporter ma misère. Comment donc pourrai-je tout d’un coup donner au roi vingt écus ?
Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu’on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu’à la pluie, et que par conséquent il n’y a que les fruits de la terre qui doivent l’impôt[3].
Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre ; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu’on faisait, et dont je n’ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n’y avait rien à gagner du tout pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n’avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traîner en prison, et on fit la guerre comme on put.
En sortant de mon cachot, n’ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux ; il avait six laquais, et donnait à chacun d’eux pour gages le double de mon revenu. Son maître d’hôtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d’appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maîtresse lui coûtait quarante mille écus en six mois ; je l’avais connu autrefois dans le temps qu’il était moins riche que moi : il m’avoua, pour me consoler, qu’il jouissait de quatre cent mille livres de rente. « Vous en payez donc deux cent mille à l’État, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons ; car moi, qui n’ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j’en paye la moitié ?
— Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l’État ! Vous voulez rire, mon ami ; j’ai hérité d’un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate ; je n’ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place : je ne dois rien à l’État ; c’est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer ? Car tout vient de la terre ; l’argent et les billets ne sont que des gages d’échange : au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blé, cent bœufs, mille moutons, et deux cents sacs d’avoine, je joue des rouleaux d’or qui représentent ces denrées dégoûtantes. Si, après avoir mis l’impôt unique sur ces denrées, on venait encore me demander de l’argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi ? que ce serait demander deux fois la même chose ? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de votre blé, et pour deux millions d’étoffes fabriquées avec votre laine : il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres déjà taxées : ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique ; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions.
« Vous sentez bien qu’il serait d’une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu’il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagné dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, à Buenos-Ayres, à Lima, à Surate ou à Pondichéry, prêtaient seulement à l’État chacun deux cent mille francs dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions : quelle horreur ! Payez, mon ami, vous qui jouissez en paix d’un revenu clair et net de quarante écus ; servez bien la patrie, et venez quelquefois dîner avec ma livrée[4]. »
Ce discours plausible me fit beaucoup réfléchir, et ne me consola guère.
- ↑ Dans un Mémoire présenté au roi, en 1760, Lefranc de Pompignan avait dit : « Il faut que tout l’univers sache, etc. » Voyez dans les Mélanges, année 1760, une des notes sur le premier des Dialogues chrétiens.
- ↑ L’Homme aux quarante écus s’imagine que ces édits ont paru, et que les économistes sont au gouvernement. (G. A.)
- ↑ Système des physiocrates.
- ↑ Ce chapitre renferme deux objections contre l’établissement d’un impôt unique : l’une, que si l’impôt était établi sur les terres seules, le citoyen dont le revenu est en contrats en serait exempt ; la seconde, que celui qui s’enrichit par le commerce étranger en serait également exempt. Mais, 1o supposons que le propriétaire d’un capital en argent en retire un intérêt de cinq pour cent, et qu’il soit assujetti à un impôt d’un cinquième : il est clair que c’est seulement quatre pour cent qu’il retire ; si l’impôt est ôté pour être levé d’une autre manière, il aura cinq pour cent ; mais la concurrence entre les prêteurs faisait trouver de l’argent réellement à quatre pour cent, quoiqu’on l’appelât à cinq pour cent : la même concurrence fera donc baisser le taux nominal de l’intérêt à quatre pour cent. Supposons donc encore que l’on ajoute un nouvel impôt sur les terres, tout restant d’ailleurs le même, l’intérêt de l’argent ne changera point ; mais si vous mettez une partie de l’impôt sur les capitalistes, il augmentera. Les capitalistes payeront donc l’impôt de même, soit qu’il tombe en partie immédiatement sur eux, soit qu’on les en exempte. À la vérité, dans le cas où l’on changerait en impôt territorial un impôt sur les capitalistes, ceux à qui l’on n’offrirait pas le remboursement de leur capital aliéné à perpétuité, ceux dont le capital n’est aliéné que pour un temps, y gagneraient pendant quelques années ; mais les propriétaires y gagneraient encore plus par la destruction des abus qu’entraîne toute autre méthode d’imposition.
2o Supposons qu’un négociant paye un droit de sortie pour une marchandise exportée, et que ce droit soit changé en impôt territorial : alors son profit paraîtra augmenter ; mais, comme il se contentait d’un moindre profit, la concurrence entre les négociants le fera tomber au même taux, en augmentant à proportion le prix d’achat des denrées exportées. Si, au contraire, payant un droit pour les marchandises importées, ce droit est supprimé, la concurrence fera tomber ces marchandises à proportion ; ainsi, dans tous les cas, le profit de ce marchand sera le même, et dans aucun il ne payera réellement l’impôt. (K.)