L’Homme bicycle/03

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L’homme de la science, esprit sceptique et qui ne croyait pas aux miracles, refusa d’abord de se déranger pour une pareille sottise.

— Votre Marius est un farceur qui veut faire poser le médecin ! déclara-t-il avec autorité.

Mais on insista tellement qu’il consentit à se rendre chez lui. Il lui tâta le pouls, l’ausculta, appuya la tête contre la poitrine.

— Allons, mon garçon, vous n’avez rien du tout, conclut-il.

— J’ai mon bicycle, gémit Marius.

— Comment ! vous voulez me faire accroire, à moi, que vous ne pouvez pas descendre de là ! s’écria le docteur indigné.

— Essayez, reprit Marius, vous verrez bien.

Le docteur le secoua terriblement.

— Vous êtes un entêté, un imposteur ! La science démontre que lorsqu’un homme est monté sur un bicycle, il doit pouvoir nécessairement en descendre, et ce n’est pas au commencement du vingtième siècle, après tous les progrès que nous avons accomplis, que vous changerez les lois de la mécanique.

Marius poussa de lamentables gémissements.

— Puisque je vous dis que je ne peux pas, docteur. Ne m’abandonnez pas, je vous en supplie.

Touché par l’accent de sincérité de cette prière suprême, le docteur, qui n’était pas au fond un méchant homme, examina de nouveau Marius, l’interrogea sur sa vie, lui demanda si pareille chose était déjà arrivée à une personne de sa famille.

— Jamais je ne l’ai ouï dire, fit le père.

— Alors nous ne sommes pas en présence d’un cas d’atavisme et je n’y comprends plus rien.

À tout hasard, il ordonna une potion, ajoutant :

— Je reviendrai demain et, si les choses sont dans le même état, j’appellerai deux de mes collègues en consultation et nous enverrons un rapport à l’Académie de médecine.

Marius sur son bicycle ne ferma pas l’œil de toute la nuit. Au matin, les trois docteurs arrivèrent et furent extraordinairement embarrassés. Ils finirent par déclarer que le cas de Marius ne concernait pas la médecine et qu’il fallait faire venir des chirurgiens de Paris.

Deux jours après cinq des plus renommés maîtres de l’art étaient assemblés autour du bicycle de Marius et leur avis unanime fut que le bicycle et Marius ne pouvaient plus être séparés que par une opération chirurgicale qui coûterait la vie sinon au bicycle, du moins à l’homme. L’un d’eux voulut même pratiquer immédiatement l’autopsie dans l’intérêt de la science ; il ne renonça qu’avec peine à cette idée qui fut vivement combattue par Marius et sa famille.

— Vous êtes devenu homme-bicycle, conclurent les savants. Cela devait fatalement se produire un jour ou l’autre.

— Peut-on vivre ainsi ? demanda Marius.

Une nouvelle discussion s’engagea, d’où il résulta que l’on pouvait parfaitement vivre, à condition toutefois de prendre des précautions et d’éviter les courants d’air.

Cependant les journaux s’étaient emparés de l’affaire et Marius, interviewé plus de deux mille fois, devint l’homme le plus célèbre de toute la terre.