L’Homme de 1848/02

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L’Homme de 1848
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 638-670).
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L’HOMME DE 1848

II[1]
COMMENT IL S’EST DÉVELOPPÉ — LE COMMUNISME, L’ORGANISATION DU TRAVAIL, LA RÉFORME.
(1840-1848)


I

C’en est fini, en 1840, des Jacobins, des Montagnards, des Sociétés secrètes, des conspirations, des revues, des prises d’armes et des coups de main. Les « communistes » vont être préférés, mais quel genre de communistes ? Et même est-ce bien réellement du « communisme ? »

Buonarroti, Charles Teste, les néo-babouvistes et leurs projets passaient maintenant pour autant de vieilles lunes. Laponneraye, souvent qualifié d’ « anarchiste, » et son camarade Lahautière, qui rédigeaient l’Intelligence, étaient sans action sur les masses. Au contraire, Pillot, « ancien prêtre de l’Eglise française de l’abbé Châtel, » l’ouvrier cordonnier Savary, les Égalitaires nouveau style, héritiers des Communistes révolutionnaires, Dézamy, May, Charassin, Peffetier ; puis les prédicateurs de cabaret, Rozier, ouvrier « travaillant à l’établi, » (menuisier ? ébéniste ? ), le tailleur Vellicus, le coiffeur Lionne, se démenaient beaucoup et produisaient quelque effet.

Les ouvriers participèrent au banquet de Belleville, où l’horloger Simard prit la parole. La grande grève de 1840, qui, à Paris seulement, mit debout 30 000 hommes, resserra leur fédération. Une réunion révolutionnaire, tenue à Lyon en juin 1842, vit assemblés, comme délégué de Marseille, le syndic des portefaix, un ouvrier gantier comme délégué de Grenoble, et l’ancien directeur-gérant du Peuple souverain, Imbert, à cette heure commis voyageur en vins, comme représentant de Lille et Valenciennes : il s’y dessine, en première ébauche, à travers tout le territoire, le plan d’une campagne concertée de la classe ouvrière. Cette classe est prête ou s’apprête à fournir la force : il lui restait à se connaître, mais elle commence à se chercher ; elle part à la découverte de la terre qui lui est promise.

Si les communistes eux-mêmes ne s’entendent pas très bien d’école à école, il est certain néanmoins qu’à cette date, vers 1840, le communisme en général gagne la faveur du peuple : il lui plaît par ce qu’il a de simple, d’imprévu et d’indéfini, presque d’infini ; c’est l’humanité au plein air, en plein champ, sur la grande route. Henri Heine a gravé de sa pointe aiguë, en dix passages de sa Lutèce, l’empreinte au vif, la prise puissante du communisme sur l’ouvrier des faubourgs parisiens. Il se fait honneur d’avoir, par ses lettres à la Gazette d’Augsbourg, révélé le communisme aux communistes eux-mêmes, en ce sens que, « répandus isolément dans tous les pays et privés d’une conscience précise de leurs communes tendances, » ils apprirent de lui « qu’ils existaient réellement » et surent ainsi « leur nom véritable, » auparavant « tout à fait inconnu à plus d’un de ces enfans perdus de la vieille société. » Un tel aveu, il l’avait fait « d’un ton d’appréhension et d’angoisse extrêmes. » — « Ce n’est qu’avec horreur et effroi que je pense à l’époque où ces sombres iconoclastes parviendront à la domination : de leurs mains calleuses ils briseront toutes les statues de marbre de la beauté si chères à mon cœur (Préface de l’édition française, 1855). » — « Ces êtres ténébreux, ces monstres sans nom, auxquels appartient l’avenir, n’étaient alors regardés généralement qu’à travers le gros bout de la lorgnette ; et, envisagés ainsi, ils avaient réellement l’air de pucerons en démence. Mais je les ai montrés dans leur grandeur naturelle, sous leur vrai jour, et, vus de la sorte, ils ressemblaient plutôt aux crocodiles les plus formidables, aux dragons les plus gigantesques qui soient jamais sortis de la fange des abîmes. » (Épître dédicatoire, 1854.) — « Le jour de l’an approche. Riches étalages. Les figures souffrantes du public qui les contemple forment contraste… Parfois la peur nous prend de voir ces hommes lever tout à coup leurs poings crispés, pour fracasser tous ces jouets bariolés et étincelans du monde comme il faut, et pour briser sans merci ce monde comme il faut lui-même. » — « Les doctrines subversives se sont trop emparées en France des classes inférieures. Il ne s’agit plus de l’égalité des droits dans l’État, mais de l’égalité des jouissances sur cette terre… La propagande du communisme possède un langage que chaque peuple comprend : les élémens de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l’envie, la mort. » (11 décembre 1841.) « Je suis toujours saisi de frayeur au premier moment que je vois se déchaîner les démons de la révolution… L’avenir a une odeur de cuir de Russie, de sang, d’impiété et de force coups de bâton. Je conseille à nos neveux de venir au monde avec une bonne et épaisse peau sur l’échiné. » (12 juillet 1842.)

Qui « déchaîne » habilement ou imprudemment « ces démons ? » Ceux qui jouent avec les cerveaux crédules et incultes ou qui s’en jouent. « Raconte-moi ce que tu as semé aujourd’hui, et je te prédirai ce que tu récolteras demain ! — Je pensais ces jours-ci à ce proverbe du brave Sancho Pança, en visitant quelques ateliers du faubourg Saint-Marceau, et en voyant quels livres on répand parmi les ouvriers, cette partie la plus vigoureuse de la basse classe. J’y trouvai plusieurs nouvelles éditions des discours de Robespierre et des pamphlets de Marat, dans des livraisons à deux sous, l’histoire de la Révolution par Cabet, le libelle envenimé de Cormenin, la doctrine et la conjuration de Babeuf par Buonarroti, etc., écrits qui avaient comme une odeur de sang ; — et j’entendis chanter des chansons qui semblaient avoir été composées dans l’enfer, et dont les refrains témoignaient d’une fureur, d’une exaspération qui faisaient frémir » (30 avril 1840.) En ce qui concerne Babeuf et Buonarroti, on vient de le voir, les renseignemens de Henri Heine paraissent retarder un peu ; ils retardent aussi, depuis le fiasco de mai 1839, en ce qui concerne Robespierre, Marat, Barbès, Blanqui et l’action proprement révolutionnaire. Mais ils ne disent rien de trop en ce qui concerne les communistes, et notamment Cabet. Seulement, Cabet est le premier à rappeler en toute occasion qu’il y a communistes et communistes. Je transcris de l’Almanach icarien pour 1843 cet avertissement qui ressemble à un désaveu :


DIVERS SYSTÈMES COMMUNISTES

Nous ne parlons ni des babouvistes, ni des hébertistes plus anciens.

Aujourd’hui les Communistes peuvent se diviser en deux catégories principales, les Communistes simples (très peu nombreux), qui veulent l’abolition du Mariage et de la Famille, et les Communistes Icariens, qui adoptent les principes généraux du Voyage en Icarie, et dont le caractère distinctif est de vouloir la Famille et le Mariage, de repousser les sociétés secrètes, la violence, l’émeute et l’attentat, et d’en appeler, pour l’établissement de la communauté, à la discussion, à la persuasion, à l’opinion publique, à la volonté nationale.


Inutile d’insister sur ce que, pour le bon Cabet, le bon communisme ne saurait être que le communisme icarien. Mais comme on a raison de dire « le bon Cabet, » et de quel cœur on le dit dans les faubourgs, vers 1840 ! Cette bonne tête, avec ce vaste front où transparaissent les chimères, ces nobles cheveux blancs, cet épais collier de barbe dont se décorerait le meilleur des bourgeois et des gardes nationaux ! — dans l’œil seulement (me tromperais-je ? ) une trace de la finesse canteleuse, de la subtilité procédurière de l’ex-procureur général. Mais écoutons Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon :


Dès 1840, quand notre digne maitre Cabet eut organisé et ouvert, dans ses salons de la rue Jean-Jacques-Rousseau, des réunions hebdomadaires, je ne manquais pas de m’y rendre chaque dimanche dans la soirée. Là je me trouvais au milieu de l’élite des ouvriers de Paris les plus dévoués à la République et à l’étude des questions sociales. Je l’avoue, à ce contact, une révolution morale se produisit dans mes goûts pour l’étude, et en même temps j’acquis de l’aplomb pour me présenter devant le public.


Au reste, le témoignage que Martin Nadaud et ses amis rendaient à leur « digne maître, » le maître le leur rendait bien. Il y avait longtemps qu’ils lui étaient attachés et qu’il les recevait dans l’intimité, Nadaud, Luquet et Durand. Lorsque Cabet songea, en 1842, à faire du Populaire un journal quotidien, « il nous convoqua chez lui, » écrit le garçon maçon Léonard. Et voyez le joli tableau d’intérieur, la paternité d’Icarie, la fraternité démocratique :


Il tenait encore à la main la serviette et le rasoir dont il venait de se servir. Il nous parut ému de joie en nous voyant convenablement vêtus, l’air sérieux : « Ah ! Messieurs, dit-il (il ne dit pas : citoyens), si vos adversaires vous connaissaient, vous désarmeriez leur critique ; votre tenue, votre maintien sont ceux des gens les mieux élevés. »


Et c’est vrai, et c’est un des traits caractéristiques, le plus caractéristique peut-être des traits de l’ouvrier, sinon de 1848, certainement de 1840. Un autre compagnon, menuisier celui-là, Agricol Perdiguier, qui n’a pas vainement pris le nom d’Avignonnais-la-Vertu, prodigue à ses frères de travail des conseils excellens :


Ouvriers, vous travaillez bien matin, bien tard ; vous avez peu de temps, peu de loisirs, je le sais ; néanmoins, si vous ne vous négligez pas, si vous savez tirer parti de vos instans, si vous voulez avec énergie, avec ténacité, vous finirez par vous instruire, vous éclairer, vous élever !… Veuillez et vous pourrez : que vos efforts, que vos succès rendent donc cette pensée de plus en plus commune : que vouloir, c’est pouvoir.


Comme Perdiguier pratique volontiers la redondance ou ne s’en garde pas assez (mais on a honte de faire le pédant devant la prose d’un si brave homme ! ) : « Soyez sages ! » dit-il encore,


Soyez sages !… Ne vous laissez jamais entraîner par l’esprit de parti, par des animosités, des haines aveugles, qui dégénèrent en barbarie. Ayez une opinion, une idée, un sentiment politique ; aimez une forme de gouvernement quelconque ; désirez le bien comme vous le comprenez ; mais désirez-le pour tous, sans exception, pour vos adversaires comme pour vous-mêmes, comme pour vos enfans. Ne cherchez jamais à imposer par la force ce qui doit être l’œuvre du temps, de la persuasion, de la liberté. Respect à la conscience, à la foi de l’homme, de tous vos semblables. Soyez tolérans, soyez justes, soyez humains ! La cause du peuple y gagnera et vous y trouverez votre profit.


Ailleurs, et directement contre les mœurs atroces du compagnonnage, où, de « gavots » à « dévorans, » on s’attaquait sur les routes, avec « le poing, le pied, le bâton à deux bouts, le bâton plombé, le compas (de charpentier), le fléau, l’anguille sablée, » en se menaçant réciproquement de « se manger le foie, » de « s’arracher la peau du ventre » et de boire le sang l’un de l’autre :


Compagnons, ouvrez les yeux ! cessez de vous nuire, de vous entredétruire… élevez vos pensées ! vos âmes ! devenez citoyens, et, plus que cela, devenez hommes ! Que notre horizon s’élargisse, que notre amour s’étende. Grandissez, grandissons ! dans l’intérêt du pays et pour notre propre gloire !

Compagnons, réformez-vous ! Ce que vous faites gravement, faites en sorte que le public ne puisse le voir qu’avec gravité.


Chose étonnante : les ouvriers, au moins les plus raisonnables d’entre eux, furent fiers et joyeux d’entendre ce langage parlé par un ouvrier : « Ils furent grands, immenses, s’écrie le garçon maçon Léonard, les services que notre camarade Avignonnais-la-Vertu rendit à notre classe : ses livres sur le compagnonnage ont immortalisé son nom et lui valurent les éloges de la plupart de nos grands écrivains. Il inspira à George Sand son roman sur le compagnonnage ; Chateaubriand demanda à le voir. »

Mais ce n’est pas seulement le peuple qu’avertit Perdiguier ; il se retourne vers le gouvernement, et il l’apostrophe :


Pourquoi emprisonnez-vous de la sorte, gouvernans, magistrats, des hommes qui demandent à vivre par le travail ?… Ayez souci de ces hommes qui sont vos frères, qui se livrent à d’utiles labeurs, et dont la chétive existence forme la base, la réalité des existences plus heureuses…

… Faisons une société plus juste, plus belle, plus heureuse… Soyons chrétiens, non seulement de nom, mais en réalité… faisons descendre un avant-goût du paradis sur la terre… Pensez au peuple ; pensez aux travailleurs… Gouvernans ! ne gouvernez plus pour vous, mais pour eux, en vue d’assurer leur bien-être ; et vous ne verrez plus de guerres civiles, de révolutions ; et vous, comme nous, vous vivrez dans la paix, la sécurité, vous serez plus calmes, plus heureux au sein de vos familles ; les nuages de l’avenir se dissiperont, les cœurs seront plus sereins, et, du haut de son trône éternel, Dieu bénira tous ses enfans…

Respectez, respectons la liberté dans l’homme !… Mais, pensons-y ! il faut un idéal, une morale, des principes fondamentaux, une base solide, et la terre et les cieux à la société future… L’édifice de l’avenir ne sera pas l’œuvre d’un seul, mais l’œuvre de tous : chacun devra y apporter sa pierre, sa truellée de vérité, sa part de labeur et de bien…


Puis, tout à coup : « O mon Dieu ! s’écrie le naïf auteur, comme je me suis éloigné de mon sujet ! J’y retourne. » Mais il ne s’en est pas éloigné autant qu’il le croit, et nous, en tout cas, il nous a conduits au cœur du nôtre. En effet, bien que les Mémoires d’un Compagnon n’aient été publiés qu’en 1855, ce sont là, à n’en pas douter, des sentimens des années « quarante » qui, pour une part, et pour la meilleure part, ont contribué à former « l’homme de 1848. » Recommandables, certes, comme l’est toujours « la vertu, » qu’Agricol avait choisie pour surnom ; et s’il y entrait un grain d’utopie, cela même est très caractéristique ; cela même sera essentiellement de 1848 ; cela même sera le fond de « l’homme de 1848. » Au bout du compte, cependant, Avignonnais n’est point emporté pour les communistes, et il semble bien que ce soit à eux, aux fondateurs d’Icarie, à Cabet, aux successeurs de Cabet, que s’adresse cette observation :


Il est des hommes qui pourront me blâmer de ma sévérité ; qui demandent des Sociétés sans règle, sans direction, sans répression ; qui prétendent que chacun doit faire ce qu’il veut, peu ou beaucoup, bien ou mal, à sa guise, sans contrôle, en toute liberté. Ces hommes ont beau dire, beau faire les savans ; ils n’ont point dirigé, point fait prospérer des Sociétés ; ils ne connaissent pas leurs semblables, ils n’en ont aucune idée : ils se perdent dans la théorie ; ils ignorent la pratique, ils veulent l’ignorer. Au lieu de faire des lois pour les hommes, ils fabriquent des hommes fantastiques pour leurs lois et ils prétendent avoir créé un monde.


Mais les Icaries mêmes ne sont vraiment dangereuses que lorsqu’on y va. Tant que les choses se bornent à ce que, dans un roman, d’ailleurs plat et lourd, la petite-fille d’un duc se fasse couturière et son fils serrurier ; à ce que le duc en personne prenne pour ami un charretier ; et à ce que, grâce à des arrangemens d’imagination dans une république imaginaire, le travail se trouve réduit chaque jour à cinq ou six heures, l’armée supprimée, les ateliers nationaux entretenus au prix annuel de cinq cents millions ; tant que, par l’engouement qu’il suscite, ce roman ne pousse pas des centaines de misérables à aller, douloureux exode, bâtir au Texas une cité qui ne peut être construite que dans les nuées ; jusque-là, et tant que le roman reste un roman, il n’y a pas grand mal. Le malheur est qu’autour de ces infortunés qui cherchent une espérance et de ces simples qui cherchent une doctrine, autour des Perdiguier, des Martin Nadaud, autour du vainqueur de Juillet, frustré de sa victoire, et demeuré aigri d’en avoir été frustré, tout n’était pas, il s’en faut, aussi innocent.

Des sept chefs d’écoles, des sept architectes de « systèmes sociaux, » cités par lui-même dans son Almanach icarien pour 1843 (laissons Robert Owen en Angleterre, quoique sa tentative ne fût pas ignorée en France), Saint-Simon est mort depuis seize ans ; le saint-simonisme s’est, depuis onze ans, brisé en morceaux, qui sont retombés ça et là, un peu partout, mais surtout dans « le monde des affaires, » et très loin, en Amérique, en Egypte, aux Indes, où quelques-uns poursuivent encore « la Mère, » qui ne veut pas venir. Ils nous ont légué, d’une part, une espèce de religion du veau d’or ressuscitée ; de l’autre, la foi en l’État pour faire, par des lois, disparaître les inégalités sociales : prétexte et amorce de socialisme. Charles Fourier est mort, lui aussi, depuis sept ans, mais le fouriérisme lui a survécu. Victor Considérant a relevé, des ruines du Phalanstère, écroulé en 1834, la Phalange, journal de la science sociale (1836-1843), qui parait trois fois par semaine, et dont les affaires semblent ne pas aller mal, puisqu’elle ne va s’effacer que pour céder la place à un quotidien, la Démocratie pacifique (1843-1851). Ici la grande idée, reprise avec plus d’éclat ou plus de fracas par un autre, c’est « l’organisation du travail » par l’association et dans l’association. « Elle emporte dans son tourbillon, dit M. Thureau-Dangin, non seulement ceux qui l’acceptent, mais encore ceux qui s’efforcent de lutter contre elle. »

L’ancien employé d’octroi, l’ancien carbonaro, l’ancien saint-simonien, l’ancien collaborateur de Trélat, l’ancien fondateur de la Société des Amis du peuple et de l’Européen, revue philosophique, l’auteur d’un système néo-catholique auquel on a donné familièrement un nom tiré du sien, « le buchésisme, » et qui, docteur en médecine et hygiéniste, ayant traversé la philosophie, ayant subi toutes ces formations, ayant mêlé toutes ces disciplines, ne s’en est pas tiré à moins d’un Essai d’un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès, en trois gros volumes (1839), Philippe Buchez, pour l’instant, s’occupe d’histoire ; il a rassemblé en quarante volumes, avec Roux-Lavergne, l’Histoire parlementaire de la Révolution française (1833-1838), et mis en maximes son expérience dans une Introduction à la science de l’histoire (2e édition, 1841, 2 volumes in-8o). Cette œuvre immense, directement, a peu porté ; par sa nature, par sa qualité même, elle était peu accessible au peuple ; mais, indirectement, sa portée est considérable. C’est d’elle, en effet, qu’est sorti le journal l’Atelier, qui fut et, après trois quarts de siècle, n’a peut-être pas cessé d’être la manifestation la plus originale, la plus instructive, la plus édifiante, au plein sens du mot, de l’activité intellectuelle, de la vigueur morale, dont la classe ouvrière, sans préparation, sans éducation, spontanément et ne tirant rien que d’elle-même, a su se montrer capable. Notons toutefois que l’Atelier, quelque place que Cabet ait assignée à Buchez dans l’Olympe communiste, s’est toujours défendu du reproche ou du soupçon de communisme, et qu’il a fait la preuve de sa sincérité en attaquant, avec une grande vigueur, avec une fermeté constante, et le communisme et Cabet en personne.

Lamennais, « ce prêtre effroyable qui marie le fanatisme politique avec le fanatisme religieux, et qui donne la dernière consécration au désordre universel, » dit Henri Heine, — lequel Henri Heine se montre en vérité bien sévère, — Félicité de Lamennais a fait du chemin depuis 1833. Pierre Leroux, dans son « poème philosophique » la Grève de Samarez, publié beaucoup plus tard (1863), mais où il intercale une bonne part de ses mémoires, tout en se défendant de les écrire, parle sur un autre ton de l’auteur des Paroles d’un croyant, et cela aussi marque le chemin parcouru par Lamennais. Le voilà loin des Réflexions sur l’état de l’Église (1811) et sur l’Institution des évêques (1814) ; loin de l’Essai sur l’indifférence ; très loin même du temps où, après avoir collaboré au Conservateur, au Drapeau blanc, au Mémorial catholique, il rédigeait l’Avenir. Le voilà loin de sa tardive ordination, à trente-quatre ans, en 1816, et s’il n’est pas, devant sa conscience, un « prêtre effroyable, » il est, devant l’Église, un prêtre condamné. Il a vainement essayé (1837) d’animer un nouveau journal, le Monde, mort à bout de souffle en quelques mois, et il ne compose plus que des pamphlets démocratiques : Le Livre du peuple, l’Esclavage moderne, Religion, la Politique du peuple. Une dernière brochure de la même série, qui a paru plus dangereuse encore, ou plus immédiatement dangereuse, le Pays et le Gouvernement, lui a valu un an de prison et 2 000 francs d’amende (1840). C’est le moment où Lamennais va devenir un saint pour les chapelles, ou du moins pour une des chapelles socialistes, et en effet Pierre Leroux fait plus que de l’admirer, il l’invoque : « O toi à qui la nature donna un si grand esprit dans un si petit corps ; toi si peu retenu dans les liens de la chair ; amaigri en outre par tant de macérations, par tant de prières ; toi qui fus quelque temps, aux yeux de l’Église, un saint Augustin et un saint Jérôme ; toi qu’un pape fit cardinal in petto, et qui aurais été pape si tu n’avais pas été sincère… » Celui que ses amis, autrefois, appelaient « l’abbé Féli, » que Godefroy Cavaignac et Armand Marrast n’avaient pas sans peine accepté parmi les défenseurs du procès d’Avril : « Que voulez-vous que nous fassions d’un calotin ? » à présent devenu « le citoyen Lamennais » et tutoyé par les prisonniers dans ses visites à Sainte-Pélagie : « Comment te portes-tu, citoyen Lamennais ? » — mais étonné quand même de se voir la et d’être traité avec cette familiarité jacobine ; — celui que les déclamations républicaines de 1834 avaient d’abord déconcerté, à qui « cette promesse étrange, que la République, aussitôt qu’elle serait victorieuse, livrerait au jugement du Peuple, réuni en comices, les propriétés mal acquises et les propriétés exubérantes » donnait « bien chaud à la tête, » ainsi qu’il l’avouait alors à Pierre Leroux ; à présent emporté, du fond de son âme apostolique, par un ardent amour du peuple, que le peuple, à mesure qu’il apprenait à le connaître, lui rendait en son cœur facilement ému (tels ces typographes qui pleuraient sur les Paroles d’un croyant), Lamennais, le citoyen Lamennais, prêchait au Peuple, rêvait « de se dévouer, de souffrir, de mourir pour lui ; » en l’entendant, on pensait à Savonarole : « Oh ! mon ami, nous monterons sur l’échafaud, mais ce sera un beau jour ! » Et que lui enseignait-il, au Peuple, dans ses phrases martelées et burinées comme des strophes ? « Toutes choses ne sont pas en ce monde comme elles devraient être. Il y a trop de maux et des maux trop grands. Ce n’est pas là ce que Dieu a voulu !… »


Tu dis : J’ai froid ; et, pour réchauffer tes membres amaigris, on les étreint de triples liens de fer.

Tu dis : J’ai faim, et on te répond : Mange les miettes balayées de nos salles de festin.

Tu dis : J’ai soif ; et l’on te répond : Bois tes larmes.

Tu succombes sous le labeur, et tes maîtres s’en réjouissent ; ils appellent tes fatigues et ton épuisement le frère nécessaire du travail.

Tu te plains de ne pouvoir cultiver ton esprit, développer ton intelligence ; et tes dominateurs disent : C’est bien ! il faut que le peuple soit abruti pour être gouvernable.

Dieu adressa, dans l’origine, ce commandement à tous les hommes : Croissez et multipliez, et remplissez la terre, et subjuguez-la ; et l’on te dit à toi : Renonce à la famille, aux chastes douceurs du mariage, aux pures joies de la paternité ; abstiens-toi, vis seul, que pourrais-tu multiplier que tes misères ?


De tous les prophètes, Jérémie a toujours été le plus écouté. « Des ouvriers, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient un fusil et voulaient marcher à l’instant. » Qui le constate et le raconte, et peut-être envie le même pouvoir ? Pierre-Joseph Proudhon. La première rumeur de cette autre voix qui cherche à se faire terrible est restée d’abord un peu sourde. Elle a passé sans éveiller d’écho ; ce n’est que plus tard que, par elle, le scandale est né. Écrit en 1840, le mot si fameux dans la suite : « La propriété, c’est le vol, » n’a fait retourner sur le moment, ni effrayé personne. Vainement l’auteur s’est gonflé le flanc en des tempêtes de rhétorique, la plus acre, la plus virulente qui ait paru depuis Rousseau ; elles ne se sont pas déchaînées, elles n’ont point soufflé sur les foules. Vainement il a tenté de forcer l’attention par des paradoxes qui hurlent : Égalité absolue… Toute part réclamée au nom du talent n’est qu’une rapine exercée sur le travail. Plus de concurrence. L’Académie des sciences fixera la valeur des objets. » Cette lave verbale coule à plat et ne brûle pas. On ne s’est pas indigné ; pourtant il y avait de quoi ! Feindrait-on de le dédaigner ou le ménagerait-on, par peur ou par politique ? En 1841 et 1842, il recommence. Poursuivi cette fois, il assène au jury un plaidoyer à l’étourdir du coup, mais cela ne fait pas qu’il ne soit vu par les ouvriers avec indifférence, par certains même avec défiance. De Lyon, où il dirige pendant huit ans un service de transports par eau (1840-1848), P.-J. Proudhon envoie à la société sa mitraille : en 1843, la Création de l’ordre dans l’humanité ; en 1846, les Contradictions économiques ou la Philosophie de la misère ; lui-même ne vient à Paris, pour y jouer un rôle, qu’à la veille de la Révolution.

Enfin le septième des sept chefs, ou le sixième des six, selon que l’on compte ou non l’Anglais Robert Owen, et en admettant (ce qui est contestable) que tous soient bien réellement des communistes, le disciple et le témoin de plusieurs des précédens, Pierre Leroux. Celui-là est un paysan du Danube, un fils d’artisan mal dégrossi, qui garde tout le temps et en-toute chose l’aspect d’une ébauche. « Enfant du peuple, il porte encore aujourd’hui dans son extérieur les traces du prolétariat. » La loi de sa nature est de ne rien achever. Reçu à l’École polytechnique, il n’y est pas entré. Il s’est fait maçon, dans le sentiment le plus honorable, pour nourrir sa mère et ses trois jeunes frères, puis compositeur d’imprimerie et prote chez Panckoucke, où il a inventé le pianotype, tout de suite abandonné comme peu pratique. Le voici donc publiciste et, sans le sou, fondateur de journaux et de revues ; en 1824, il publie le Globe, avec La Chevardière et Dubois. Ses maîtres en science sociale, il ne les reniera jamais et, au contraire, partout où il en trouvera l’occasion, il leur paiera un tribut de reconnaissance, ce sont Fourier et Saint-Simon. Sur le navire où il suppose être en voyage pour la grande exploration,


Au début, dit-il, nous étions beaucoup à scruter des yeux l’horizon. Les uns venaient du XVIIIe siècle, d’autres se prétendaient envoyés du Destin. J’ai vu grands et petits disparaître l’un après l’autre sans me laisser de solution.

J’ai vu Napoléon ; j’ai vu aussi le vieux Buonarroti, le descendant de Michel-Ange et l’héritier de Robespierre. J’ai été embrassé, au moins deux fois en ma vie, par La Fayette, placé comme le zéro du thermomètre entre deux systèmes, la congélation par le despotisme et la dilatation jusqu’à l’état de vapeur par l’esprit révolutionnaire.

En réalité, mes vrais compagnons étaient Saint-Simon et Fourier. Ils s’étaient embarqués avant moi. Le Destin me réunit à eux ; mais à peine m’étais-je approché qu’ils disparurent. L’un est mort en pleine sérénité, mais avec trop d’illusion. L’autre, par un contraste étrange entre sa fin et ses opinions, se traîna en mourant au pied d’un crucifix. Et maintenant me voilà seul, considérant les vagues profondes et le ciel étoile.


Avec quelle ironie cruelle Pierre Leroux prend contre Mazzini la défense de Saint-Simon ! Fourier, pour lui, « c’est tout un monde. » Et à Cabet aussi il rend hommage : « Salut à toi, aussi, Cabet ; » il ne supporte pas qu’on le calomnie ou le salisse : « C’est un honnête homme ; » mais il ne verse pas de l’apologie dans l’apothéose. Au fond, il lui sait gré, n’ayant pas « cinquante élèves de l’École polytechnique dont il pût surexciter l’ambition » ni « des fils de millionnaires pour lui fournir des subsides, » de « s’adresser à des ateliers de tailleurs, de cordonniers, aux pauvres, aux non-lettrés, aux déshérités, comme on s’est habitué à dire. » A peine lui reproche-t-il de tenir « son Voyage en Icarie pour un Coran, » de se baptiser et de baptiser ceux qui s’enrôlèrent sous son drapeau Icariens ou encore Communistes icariens.

Mais, sûrement, des maîtres qu’avoue Pierre Leroux, Saint-Simon est demeuré le plus cher et le plus imité : peu s’en faut qu’il ne soit, par le disciple enthousiaste, égalé à un Dieu :


… Je pense à mon maître.

Je me le représente toujours écrivant à un ami : « Depuis quinze jours je mange du pain et je bois de l’eau, je travaille sans feu, et j’ai vendu jusqu’à mes habits pour fournir aux frais de copie de mon travail. C’est la passion de la science et du bonheur public, c’est le désir de trouver un moyen de terminer d’une manière douce l’effroyable crise dans laquelle toute la société européenne se trouve engagée qui m’a fait tomber dans cet état de détresse. »

Oh ! ne va pas croire, poursuit Pierre Leroux, que je fasse allusion à ma propre situation, comme si je voulais créer l’antinomie de deux égoïsmes et l’antithèse de deux personnalités ; ne va pas dire que tu vois l’orgueil à travers les trous de mon manteau. Je n’ai pas cherché la pauvreté, je l’ai rencontrée ; ou plutôt, elle m’a pris dans mon berceau, et ne m’a jamais quitté : tant d’hommes, hélas ! sont comme moi ! Si je n’imitais Saint-Simon que par ce côté, je ne l’imiterais pas, mais est-ce que le chrétien, tout en pratiquant la vie spirituelle de Jésus, ne le suit pas sur son calvaire ?


Ainsi l’on voit à nu ce qu’il y a de mystique et presque de religieux dans le communisme de Pierre Leroux. « Espèce de capucin philosophe, » ricane Henri Heine ; « excellent homme » pourtant, mais qui a le tort de se lancer éperdument et d’entraîner quiconque l’approche « dans d’obscures dissertations sur des idées à moitié écloses. » Ce n’est pas qu’il ne songe à construire, mais il se place, d’un instinct plus fort que lui, hors du solide, du réel et du présent :


Pierre Leroux est un Pontifex dans un style plus élevé… il veut bâtir un pont colossal, consistant en une seule arche, et reposant sur deux piliers, dont l’un est confectionné du granit matérialiste du siècle passé, et l’autre du clair de lune rêvé de l’avenir, et il donne pour base à ce second pilier quelque étoile non encore découverte de la voie lactée…


L’esprit enfumé de « sa solidarité, » de son « circulus » et de sa « triade, » il a entassé volume sur volume, et quels volumes ! Citons seulement, entre 1838 et 1840, De l’Égalité, Réfutation de l’Éclectisme, De l’Humanité ; mais combien d’autres ! En 1846, ce fondateur incorrigible fonde, dans la Creuse, à Boussac, une imprimerie « humanitaire » où « de nobles amis » se livrent, sous ses yeux, « aux travaux réputés les plus vils, pour instruire l’ignorance humaine. » Il aime trop pour n’être pas aimé. Autour de lui se groupent ses trois frères, Ulysse Charpentier, Grégoire Champseix, Louis Nétré, Ernest Lebloys, Adolphe Berteault, Luc Desages, Auguste Desmoulins, Alfred Frézières, Pauline Rolland, il les nomme tous, c’est une énumération homérique ; « sans compter, ajoute-t-il, ceux qui vinrent souvent vivre des mois avec nous, » et il les nomme ; « et ceux qui, nés dans le pays même où nous faisions notre expérience, se joignirent à nous, comme Victor Vincent ; sans parler aussi de notre amie George Sand, dont le Nohant joignait presque Boussac ; » et l’épithète homérique ne manque pas non plus : « Pauvre Fichte, généreux Hylas, d’ouvriers des villes devenus journaliers dans les campagnes pour y professer la théorie du circulus ! » De nouveau il y revient et nous y ramène. A quoi se réduisait, dans la pratique, la théorie du circulus, il n’est pas commode de le dire en langage à la fois décent et assez clair. Pierre Leroux le laisse-t-il suffisamment entendre quand il dit : « Nous passâmes quatre ans dans un désert, sur une montagne aride, pour montrer que l’économie politique avait une autre issue que l’éternel prolétariat ; — que la loi de Malthus était fausse ; — qu’il y avait un CERCLE NATUREL antérieur et supérieur à la circulation des économistes ; — que, de par la nature, tout homme était producteur et même exactement reproducteur de sa consommation ? » Les « professeurs d’agriculture » se bouchèrent les oreilles, à la grande colère de l’inventeur, et, en dehors de la petite colonie de Boussac, la leçon ne fut pas suivie. Mais Nohant, Pierre Leroux l’a rappelé avec un tendre orgueil, était presque paroisse joignante. « On comprend, remarque Henri Heine raillant George Sand, qu’à cause de la direction peu canonique de son esprit, elle n’ait pas de confesseur ; mais, comme les femmes ont toujours besoin d’un guide masculin, » elle a pris pour guide ce fils d’artisan, qui, à Boussac, se fait encore plus paysan, plus rude et plus rustre qu’il ne l’est et qui, sans doute par goût du symbole, rentrera à Paris, représentant de la Creuse, Constituant en blouse et en sabots. En attendant, il édite la Revue sociale, qui le plus souvent passe au-dessus des intelligences populaires. Martin Nadaud vante de confiance « l’immense érudition » avec laquelle Pierre Leroux traite « de tous les problèmes sociaux qui avaient agité les anciennes sociétés, aussi bien que les nouvelles. ! » Tout ce que le commun des ouvriers en retient, c’est que « nous sommes entre deux mondes, un monde d’inégalité qui finit, et un monde d’égalité qui commence. »

Quelques auteurs, quelques publications leur sont malheureusement plus abordables : des journaux, l’Homme libre, renouvelé de Babeuf par Fomberteaux, concierge et Fomberteaux fils, cordonnier ; le Journal du peuple du relativement modéré Dupoty, où collaborent, avec Hébert, des ouvriers, Savary, Noirot, et qui a un certain succès : « Travaillez, nous dit-on, restez dans vos ateliers, la politique ne vous regarde pas… Puissans du jour, vous qui tenez ce langage, dirigés par votre intérêt, nous travaillons seize heures par jour et nous mourons de faim ; trouvez-vous que nous ayons tort de vouloir chercher le remède à ces misères ? » la Tribune du peuple de Pillot, l’Égalitaire de Théodore Dezamy, l’Humanité, l’Humanitaire de Jean-Joseph May, la Fraternité de Choron et de Lahautière, puis des ouvriers, Savary, Adam, Stévenot. Des brochures, almanachs, « catéchismes révolutionnaires. » Après le Catéchisme démocratique de Laponneraye, et le Petit catéchisme de la Réforme sociale de Lahautière, — des bourgeois, — après la Bible de la liberté de Constant, ancien professeur à Juilly, après l’Histoire des Égaux ou moyen d’établir l’égalité absolue parmi les hommes, Jacques Bonhomme, Ni châteaux ni chaumières, de l’ancien prêtre ( ? ) Pillot, le Devoir des révolutionnaires d’Henry Celliez, l’avocat de Thoré, comme lui membre de la « Jeune Démocratie. » Les grandes sociétés secrètes, telles que les Droits de l’homme, les Familles ou les Saisons, ont échoué ou ne sont plus de mode ; mais il se forme des cénacles plus étroits ; les Travailleurs égalitaires, la Goguette des fils du Diable, les Communistes matérialistes. On n’y parle de rien de moins, à en croire la magistrature, que de mettre le feu à Paris, de recommencer la Saint-Barthélémy et de demander les moyens d’action au vol justifié par la justice du but et qualifié, à ce titre, d’action licite et louable. Car, maintenant (1847), on commente chez les marchands de vin, dont le comptoir se transforme en chaire pour ces universités du faubourg, le pamphlet longtemps négligé de Proudhon : Qu’est-ce que la propriété ? Bien plus, on ne prend même pas la peine de se mettre à l’écart, à l’abri ; on s’arrête dans les rues, de passant à passant, pour se faire la lecture : « Le jardin et les arcades du Palais-Royal fourmillent d’ouvriers qui se lisent les journaux d’une mine très grave. » (3 octobre 1840.) « Sur la place du Panthéon, à certaine heure du jour, les étudians de l’Ecole de droit, les professeurs de nos lycées péroraient à haute voix et faisaient des gestes animés qui étaient loin d’annoncer le calme de leur esprit. »

Ces deux observateurs aussi différens l’un de l’autre que deux hommes puissent l’être, l’un de la culture la plus raffinée, l’autre presque inculte, l’un qui n’est que sarcasme, l’autre toute candeur, Henri Heine et Martin Nadaud, notent, chacun selon son tempérament, le même fait, vraiment étonnant pour nous, à la distance où nous en sommes. Martin Nadaud :


Il y avait quelqu’un qui ne s’apercevait pas de la transformation d’esprit qui s’opérait au sein des classes ouvrières. Ce quelqu’un était le gouvernement ; on le minait pourtant avec une rapidité visible aux yeux de tous les hommes qui prenaient la peine de réfléchir, — conséquence, bien entendu, de cette législation bête qui avait obligé le peuple à conspirer dans l’ombre depuis le vote des fameuses lois de septembre 1834.


Et Henri Heine : « Nous dansons ici sur un volcan, mais nous dansons » (7 février 1842.) A la fin de l’année (4 décembre) :


Rien qu’un petit bruit mystérieux et monotone, comme des gouttes qui tombent… on entend distinctement la crue continuelle des richesses des riches… Parfois… le sanglot de l’indigence… Parfois aussi résonne un léger cliquetis, comme d’un couteau que l’on aiguise.


II

En attendant, de Saint-Simon et de Fourier, par Considérant et par d’autres, et de bien des côtés à la fois, avant même que Louis Blanc, s’en emparant, lui eût donné un retentissement extraordinaire, sortait et rayonnait ce que j’ai nommé plus haut « la grande idée de l’organisation du travail par l’association et dans l’association. » Buchez surtout en avait su démontrer la valeur pratique. « Il y avait plusieurs années que les saint-simoniens faisaient du bruit, mais leurs théories et leurs propagandes étaient au-dessus de notre savoir et de nos conceptions, déclare Martin Nadaud. Buchez, qui a tant fait pour réhabiliter la mémoire de l’illustre Robespierre, doit être considéré comme le premier organisateur des associations ouvrières. Dès 1831, il se mit en rapport avec un groupe de menuisiers, et ce ne fut pas de sa faute si cette association échoua. Buchez réussit beaucoup mieux auprès des bijoutiers en doré, ces derniers s’organisèrent si bien à leur début que depuis cette époque (1831) ils ont toujours prospéré. »

Mais, on l’a vu, l’influence de Buchez ne s’exerça guère qu’indirectement, par l’intermédiaire d’un petit groupe d’ouvriers d’élite, parlant ou plutôt écrivant au nom de la classe ouvrière. Le premier numéro de l’Atelier, organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers, est daté : « octobre 1848. » Le journal est mensuel et coûte 3 francs par an. Il porte en épigraphe : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. — Nous voulons la Liberté, c’est-à-dire l’entier et libre exercice des facultés de l’homme, ayant pour limite le point où il gêne autrui : l’Égalité, c’est-à-dire les mêmes moyens donnés à tous pour parvenir à la place marquée à chacun par sa moralité, son dévouement et son intelligence. Nous pratiquons la Fraternité, qui substitue le dévouement à l’égoïsme et exige le sacrifice de l’individu à la société. » Dans la manchette figure en outre cet avertissement : » ORGANISATION DU JOURNAL. — L’Atelier est fondé par des ouvriers, en nombre illimité, qui en font les frais. — Pour être reçu fondateur, il faut vivre de son travail PERSONNEL, être présenté par deux des premiers fondateurs, qui se portent garans de la moralité de l’ouvrier convié à notre œuvre. (Les hommes de lettres ne sont admis que comme correspondans.) Les fondateurs choisissent, chaque trimestre, ceux qui doivent faire partie du Comité de rédaction. Ont été nommés, pour le premier trimestre : MM. André MARTIN, charpentier ; Anthime CORBON, typographe ; LAMBERT, commis-négociant ; DEVAUX, typographe ; LAMBERT, cordonnier ; GARNIER, copiste ; PETIT-GERARD, dessinateur en industrie ; DELORME, tailleur ; GARNOT, bijoutier ; VERY, menuisier ; LEHERICHER, teneur de livres ; GAILLARD, fondeur ; CHAVENT, typographe ; BELIN, tailleur ; VARIN, ouvrier en produits chimiques, membres du Comité de rédaction. »

Le programme de l’Atelier, sa déclaration, qu’il appelait « Introduction, » tant ses auteurs apercevaient leur ouvrage dans son ensemble, expose nettement son sujet :


Le journal dont nous livrons aujourd’hui le premier numéro au public est adressé aux ouvriers par des ouvriers. En prenant la plume, nous ne quittons point l’atelier ; nous resterons ce que nous avons été jusqu’à ce moment ; partageant les sentimens et les labeurs de ceux auxquels et pour lesquels nous allons parler, imbus des mêmes espérances, stimulés par les mêmes misères ; en un mot, toujours placés de telle sorte que nous ne puissions rien oublier de ce que nous avons appris, ni laisser aucun doute sur nos intentions et sur notre but.

Jusqu’à ce jour, les classes ouvrières ont été défendues par des gens qui tous étaient étrangers. En conséquence, on a pu dire aux uns qu’ils ne soutenaient notre cause qu’afin de faire de nous un instrument politique destiné à être brisé aussitôt qu’il cesserait d’être utile à leur fortune ; à d’autres on a dit qu’ils traitaient une question qu’ils ne connaissaient pas. En un mot, aux uns on objectait l’ambition, aux autres l’ignorance. Rien de pareil ne pourra être opposé à un journal tel que le nôtre. Nul de nous, certes, n’a et ne peut avoir la pensée de sortir de l’humble et honorable position qu’il occupe ; personne n’oserait nous en accuser ! Personne non plus n’oserait avancer que nous ne connaissons pas le peuple, dont nous faisons partie et dont nous partageons toutes les chances. Quoi qu’il arrive donc, quoi que nous ayons à dire, on sera obligé de nous entendre, de nous écouter et de tenir compte de nos paroles.


Au bout de sa première année, en septembre 1841, les rédacteurs de l’Atelier célèbrent, en termes parfaitement dignes, son légitime succès, un instant arrêté par la suspicion de néo-catholicisme et, suivant le mot de Martin Nadaud, « de trop grand attachement à notre église. » « Ce succès, disent-ils, est un fait plus significatif qu’on ne pense, et dont les fondateurs du journal peuvent à bon droit se réjouir, car les personnes qui le lisent doivent lui rendre la justice de reconnaître qu’il n’a jamais cherché à exploiter, en les exagérant, les douleurs populaires, ni excité les passions, ni flatté les appétits sensuels des travailleurs, en leur présentant la séduisante perspective d’un avenir de repos et de bonheur. L’Atelier a conseillé, par-dessus toutes choses, la modération dans les désirs, et la pratique des devoirs comme étant l’unique moyen d’obtenir des droits ; il a prêché et déterminé même l’application d’une théorie d’association industrielle qui pourra devenir le moyen d’un bien-être relatif pour le peuple, mais il n’a jamais promis d’existence sans douleur ni de travail sans fatigue ; en un mot, s’il a constamment insisté sur les efforts à faire pour sortir de la condition actuelle, il s’est bien gardé d’exagérer la récompense. »

Peu à peu, l’Atelier est arrivé à formuler de la sorte son programme au complet : « Préparer l’affranchissement moral du peuple par l’éducation ; — son affranchissement intellectuel par l’instruction ; — son affranchissement industriel par l’association ; — et son affranchissement politique par le droit d’élection. » Il serait d’un intérêt très vif de le suivre d’année en année : à travers les « introductions » où il marque, au début de chaque nouvelle période, le chemin parcouru et jalonne le chemin à parcourir encore, jusqu’au 31 juillet 1850, où il annonce sa mort, faute de pouvoir déposer un cautionnement de 18 000 francs : « LA MORT DE L’ATELIER. — L’Atelier est l’un des recueils périodiques mortellement frappés par la nouvelle loi contre la presse. Obscur, mais persévérant soldat de la démocratie, l’Atelier meurt de la mort des braves, sur le champ de bataille. » Avec fierté, il passe en revue ses collaborateurs ; il offre, pour clore sa publication, « la preuve d’un fait qui, trop souvent, a été contesté par des adversaires de peu de bonne foi, à savoir que l’Atelier ait été rédigé exclusivement par des ouvriers. » Puis il ajoute : « Quelques-uns des noms qu’on va lire sont sortis un moment de leur modeste sphère ; ils ont été ou sont encore mêlés aux luttes de parti, dans la presse ou ailleurs, mais nous avons l’orgueil de le constater, tous sont redevenus après ce qu’ils étaient avant. » Ainsi Corbon, sculpteur sur bois (ex-constituant) ; Gaillard, typographe (ex-chef de bataillon de la 9e légion) ; Gilland, serrurier (représentant du peuple) ; Pascal, typographe (lieutenant-colonel de la 11e légion) ; A. Perdiguier, menuisier (représentant du peuple), etc. Il vaudrait de pénétrer dans le détail des dix années de la vie de ’l’Atelier, ce qui serait aller plus avant dans la vie, pendant ces dix années, de la meilleure partie de la classe ouvrière ; mais il y faudrait une étude spéciale, et l’immensité de notre sujet nous condamne à ne jeter que des coups de sonde en passant. Je veux dire du moins que je n’ai pu feuilleter sans respect, ni même sans émotion, les trois volumes in-4o à deux colonnes très serrées qui forment la collection du journal et qui méritent de demeurer comme le monument d’un noble effort.

L’Atelier n’était pas la seule, ni même la première tentative de ce genre. Dans la notice historique qu’il tint, avant de disparaître, à consacrer « à la presse ouvrière, » il mentionne « une petite feuille dont le titre échappe à notre souvenir et qui était en grande partie rédigée par de véritables ouvriers, » tout de suite après la Révolution de 1830 ; « cette publication dura peu de temps. » Jusque vers 1840, « la pensée populaire n’eut son expression dans la presse que par trois ou quatre ouvriers, » collaborateurs par intermittence de quelques journaux républicains, et notamment du Bon Sens, organe à tendances « qu’on appellerait aujourd’hui socialistes. » Au commencement de 1840, devançant l’Atelier de six ou huit mois, parut la Huche populaire, « revue mensuelle, presque tout entière écrite par des ouvriers. Le saint-simonisme, quoiqu’il parût être enterré depuis longtemps, y faisait sentir son influence par trois anciens disciples de l’école, MM. Vinçard aîné, Gallet et Desplanches. Le communisme et le fouriérisme déteignaient également en couleurs plus ou moins prononcées sur la rédaction, qui était plutôt un recueil de pensées individuelles que l’expression de tendances collectives. » Les fondateurs se séparèrent bientôt ; une partie, reprenant le titre, firent de la Ruche une revue philanthropique, avec deux ouvriers typographes, Duquesne et Coutant, pour principaux rédacteurs ; le reste vint à l’Atelier, on publia une nouvelle feuille périodique sous le titre de l’Union, qui, sous l’impulsion de l’ouvrier horloger Charles Gaumont, « prit singulièrement à cœur l’affranchissement des noirs. » Politique mixte de communisme vague et de libéralisme illimité ; rédaction mêlée de lettrés et d’illettrés ; d’abord, Gaumont ; puis Guémier, artiste, Desplanches, tailleur, Geniller, professeur, Savinien Lapointe, ouvrier cordonnier, etc. L’année 1841 vit naître : à Lyon, le Travail, recueil mensuel ; « fondé par une réunion d’ouvriers, il n’eut que deux ou trois livraisons ; » à Paris, le Populaire de Cabet, où les ouvriers ne furent admis, mais ils le furent « largement, » qu’à titre de correspondans. « M. Cabet n’était pas d’avis que les ouvriers essayassent d’écrire des journaux. » Une autre feuille, mensuelle comme le Travail, parut deux ou trois fois sous le titre de l’Humanitaire. Elle « professait un communisme si brutal et si dévergondé qu’elle eût été certainement désavouée par la généralité des partisans de la doctrine si les fondateurs de cette feuille n’eussent été poursuivis pour cause ou sous prétexte d’association secrète. » Communiste aussi, et extrême, la Fraternité, dont on a déjà dit un mot, et qui connut deux périodes ; la première, en 1841, où les ouvriers ne participaient qu’exceptionnellement à sa rédaction ; la seconde, où ce ne fut au contraire que par exception que les lettrés y participèrent. « Les fondateurs et rédacteurs de ce recueil, le plus sérieux et le plus moral que puisse comporter la doctrine, » étaient, rappelons-le, Savary, ouvrier cordonnier, « élève de Buonarroti et de Charles Teste ; » Mallarmet, monteur en bronze ; Adam, cambreur ; Charassin et Benoit (du Rhône), représentans ; Stévenot, ouvrier typographe, etc. Même avec eux, avec les communistes, à part les fous, l’Atelier mourant tire gloire de ce que « la presse ouvrière n’a jamais essayé de s’attirer une nombreuse clientèle parmi les travailleurs en les flattant, et en affectant ce langage trivial et grossier que le fameux Hébert avait mis à la mode dans son Père Duchêne, et qui trouva, après Février, de tristes imitateurs dans les fils de la bourgeoisie en quête de popularité. »

Ce n’était pas seulement, selon la remarque de l’Atelier, dans la Ruche populaire, ni seulement par Vinçard, Gallet et Desplanches, que se perpétuait, se propageait la formule, saint-simonienne en son essence, de « l’organisation du travail au moyen de l’association. » Tout est à l’association ; tout le monde est à « l’organisation du travail. » Les économistes eux-mêmes, au moins certains économistes, que j’ai cités déjà, y viennent ou s’en approchent. Peut-être faut-il rappeler encore les noms de Sismondi, du marquis de Villeneuve-Bargemont, qui ne sont point sans doute des orthodoxes (mais qu’est-ce que l’orthodoxie ? ), celui de La Farelle, auteur d’un livre un peu verbeux : Du progrès social au profit des classes populaires non indigentes (1839) ; celui d’André Cochut : Du sort des classes souffrantes, et : Du sort des classes laborieuses ; celui d’Audiganne, de qui la Revue des Deux Mondes publie, le 1er mars 1846, une étude sur l’Agitation industrielle et l’organisation du travail, le mot est dans le titre de l’article, pour la première fois, je crois, à la Revue ; et, comme transition aux écoles socialistes, ceux aussi de Constantin Pecqueur et de Vidal ; ce dernier « réformiste, » ainsi déclaré ; le premier « saînt-simonien, puis fouriériste et collaborateur du Phalanstère, unissant enfin ces sources doctrinales à l’inspiration communiste et à la tradition de la Révolution française. »

Les hommes politiques, comme il est naturel, c’est-à-dire comme ils ont accoutumé, vont devant. Dès le 16 mai 1840, à la tribune de la Chambre, Arago, combattu par Thiers, « tend la main aux socialistes, » et, « faisant une sombre peinture des souffrances de la population manufacturière » (les deux idées de manufacture et de souffrance sont alors associées dans beaucoup d’esprits, même en dehors du monde ouvrier), proclame la nécessité d’y remédier par une nouvelle « organisation du travail. : » Le dimanche 24 mai, un millier d’ouvriers se forment en cortège pour aller à l’Observatoire remercier l’illustre astronome que, huit jours après, le 31, le Journal du Peuple félicite chaudement « de s’être fait le mandataire des classes torturées par la misère et la faim ; d’avoir appelé de tous ses vœux l’organisation du travail et de l’industrie, et de ne voir dans la réforme politique qu’un moyen d’obtenir les réformes sociales réclamées par l’esprit du siècle. » Mais précisèment se proposer comme objet « les réformes sociales » et comme moyen « la réforme politique, » c’est l’affaire de Louis Blanc, bien plus encore que celle d’Arago. Si l’on ne peut pas dire que l’idée lui appartienne, puisqu’on sait d’où elle vient et que, de Saint-Simon et de Fourier, d’autres l’ont reçue ou reprise avant lui, c’est bien lui néanmoins qui la recueille, la nourrit, l’habille de sa phrase comme d’une robe éclatante ; c’est lui qui la met en pleine lumière, la campe sur la scène, et, qui, pour parler vulgairement, lui fait un sort. À ce moment (1839-1840), et depuis plusieurs années, « Louis Blanc est une des notabilités du parti républicain. » Déjà rédacteur du journal le Monde et fondateur de la Revue du progrès, il est jeune encore, mais, Henri Heine le reconnaît, « dans son raisonnement domine une modération qu’on ne trouve d’ordinaire que chez les vieillards. » Et c’est, parmi les aigreurs des Lettres à la Gazette d’Augsbourg, une onction ; mais l’huile ne coule pas longtemps. Voyez plutôt cette eau-forte : 6 novembre 1840. La publication de l’Histoire de Dix Ans vient de commencer ; le livre excite la curiosité générale et on en discute partout.


L’auteur, M. Louis Blanc, est un homme encore jeune, de trente ans tout au plus, quoique, d’après son extérieur, il semble un petit garçon de treize ans. En effet, sa taille on ne peut plus minime, sa petite figure fraîche et imberbe, ainsi que sa voix claire et fluette qui parait n’être pas encore formée, lui donnent l’air d’un gentil petit garçon échappé à peine de la troisième classe d’un collège et portant encore l’habit de sa première communion…

Né d’une mère corse et, par le sang, cousin des Pozzo di Borgo, par l’esprit Louis Blanc est avant tout parent de Jean-Jacques Rousseau dont les œuvres forment le point de départ de toute sa manière de penser et d’écrire. Sa prose chaleureuse, nette et sentimentale, rappelle Jean-Jacques, le premier père de l’Église de la Révolution.

L’Organisation du travail est un écrit de Louis Blanc qui attira déjà sur lui, il y a quelque temps, l’attention publique. Chaque ligne de cet opuscule dénote, sinon un savoir profond, du moins une ardente sympathie pour les souffrances du peuple ; il s’y manifeste en même temps la plus grande prédilection pour l’autorité absolue, et une profonde aversion pour tout individualisme éminent, aversion qui pourrait bien avoir sa source cachée dans une jalousie contre toute supériorité d’esprit et même de corps ; oui, on dit que le petit bonhomme jalouse même ceux qui sont d’une taille qui dépasse la sienne.


La plaisanterie se poursuit un peu trop sur ce thème d’ailleurs un peu trop commode : la petite taille de Louis Blanc-Henri Heine la tourne, la retourne, et l’use à force d’en user. N’en détachons plus que trois ou quatre traits. Comme « cet autre disciple de Rousseau, feu Maximilien Robespierre, je crois que cet homoncule voudrait faire couper chaque tête qui surpasse la mesure prescrite par la loi, bien entendu dans l’intérêt du salut public, de l’égalité universelle, du bonheur social du peuple… » Sévère et sobre pour lui-même, « refusant toute jouissance à son propre petit corps, et voulant donc introduire dans l’État une égalité générale de cuisine, » M. Louis Blanc est « un bizarre composé de Lilliputien et de Spartiate. » Il a pourtant sa coquetterie, ses prétentions et sa faiblesse, qui est de soigner infiniment sa popularité : « il la frotte, la tond, la frise, la dresse et la redresse, et il courtise le moindre bambin de journaliste. » Dans tous les cas, il semble qu’il ait un grand avenir, « et il jouera un rôle, ne fût-ce qu’un rôle éphémère. Il est fait pour être le grand homme des petits qui sont à même d’en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules. » À s’en tenir au présent, « son nouveau livre est parfaitement écrit, dit-on… Les républicains s’en régalent avec délices ; la misère, la petitesse de la bourgeoisie régnante qu’ils veulent renverser, y est mise à nu de la façon la plus amusante. »

Portrait ou caricature ; il faudrait, pour être juste, éclairer de l’autre côté cette figure intéressante. Le vrai, et qui demeure vrai, c’est que Louis Blanc va jouer un rôle et s’y prépare, aussitôt que, dans son opuscule, l’Organisation du travail, il a trouvé sa formule d’action, qu’on m’excusera de reproduire encore parce qu’elle est la formule même de l’action politique et sociale pendant les huit années de 1840 à 1848 :


Pour donner à la réforme politique de nombreux adhérens parmi le peuple, il est indispensable de lui montrer le rapport qui existe entre l’amélioration, soit morale, soit matérielle de son sort, et un changement de pouvoir… S’il est nécessaire de s’occuper d’une réforme sociale, il ne l’est pas moins de pousser à une réforme politique. Car, si la première est le but, la seconde est le moyen. Il ne suffit pas de découvrir des procédés scientifiques, propres à inaugurer le principe d’association et à organiser le travail suivant les règles de la raison, de la justice, de l’humanité, il faut se mettre en état de réaliser le principe qu’on adopte et de féconder les procédés fournis par l’étude. Or le pouvoir… s’appuie sur des Chambres, sur des tribunaux, sur des soldats, sur la triple puissance des lois, des arrêts et des baïonnettes. Ne pas le prendre pour instrument, c’est le rencontrer comme obstacle.


Ainsi la réforme sociale rejoint la réforme politique ; ainsi Louis Blanc rejoint Ledru-Rollin, à moins qu’il ne vaille mieux dire que Ledru-Rollin a rejoint Louis Blanc, et la réforme politique, la réforme sociale, ce qui, chronologiquement, est peut-être plus exact. Candidat, dans la Sarthe, au siège législatif de Garnier-Pagès, en 1841, Ledru-Rollin, parmi beaucoup de déclamations, s’écriait : « Ma foi politique, je la puise à la fois dans mon cœur et dans ma raison. Dans mon cœur qui me dit, à la vue de tant de misères dont sont assaillies les classes pauvres, que Dieu n’a pu vouloir les condamner à des douleurs éternelles, à un ilotisme sans fin. Dans ma raison qui répugne à l’idée qu’une société puisse imposer au citoyen des obligations, des devoirs, sans lui départir, en revanche, une portion quelconque de souveraineté. La régénération politique ne peut être qu’un acheminement et un moyen d’arriver à de justes améliorations sociales. » Comme le style de Louis Blanc, ce langage émut les ouvriers qui ne vérifièrent pas si les raisons de Ledru-Rollin étaient bien originales, je veux dire bien profondes, bien intimes, bien à lui ; et, à en croire Pierre Leroux, elles ne l’étaient guère, puisque voici ce qu’on peut lire dans la Grève de Samarez :


Je me rappelle le jour où Démosthènes Ollivier vint, aux Batignolles, me demander de faire un programme (un programme socialiste, entendez-vous ! ) pour Ledru, qui allait se présenter au Mans, où le socialisme avait des partisans. Je fis bien des difficultés, j’avais je ne sais quels pressentimens. Enfin je cède, j’écris un programme ; Ledru l’emporte, brode dessus un discours, et est nommé. Mais, poursuivi devant la Cour d’Angers, le premier mot de sa défense fut une défection, sinon une réaction.


Peu importe. Il n’importe que Louis Blanc ait attaché plus spécialement son nom à la réforme sociale, et Ledru-Rollin à la réforme politique ; celui-ci, au « suffrage universel ; » celui-là, à « l’organisation du travail. » Ainsi, quand l’heure sera venue, se composeront les deux gestes, se combineront les deux mouvemens, se confondront les deux révolutions.


III

Le National du 28 avril 1837 avait donné publiquement ce mot d’ordre : « Toutes les oppositions réelles doivent se concentrer sur le terrain que la loi leur permet d’aborder, et combattre pour la souveraineté du peuple sous le drapeau de la REFORME ELECTORALE. Hoc signo vinces. » Aussitôt, il avait organisé une première série de banquets, suivis d’un grand pétitionnement, qui recueillit 240 000 signatures : chiffre fatidique, précisément le même que celui des électeurs. Mais, malgré cette initiative, malgré les efforts réunis d’Arago et de Garnier-Pagès, la Chambre fit la sourde oreille. Il fallut revenir aux banquets, qu’on multiplia. Le signal part encore du National, dont le directeur, Thomas, préside la table. Banquet le 2 juin et le 1er juillet ; banquet dans le XIIe arrondissement, prédestiné, lui aussi, puisque c’est de là que sortira la révolution en 1848, et banquet à Belleville, mais celui-ci dérivé vers le communisme, notamment par l’allocution de Simard, et qui met un peu à l’épreuve la correction bourgeoise, quoique libérale et républicaine, des hommes du National. Il fait plus : il achève de mettre le gouvernement en défiance. Un nouveau banquet se préparait à Saint-Mandé : on l’interdit. Ce fut pour y pousser les gens, car il se tint quand même un peu plus tard, dans la plaine de Châtillon, sous la présidence de Recurt, un médecin du faubourg Saint-Antoine, un vétéran des luttes républicaines. 6 000 convives s’y assirent, et naturellement manifestèrent. La province imita : Poitiers, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Metz, Limoges, Moulins, Lille, Rouen, Marseille, Tours, Dijon, La Châtre, Auxerre, Grenoble, bien d’autres villes encore, successivement banquetèrent.

Seulement, en 1840, les soucis de la question d’Orient et les bruits de guerre, éclatant soudain, firent oublier tout le reste. Le problème, le double problème de la réforme politique et de la réforme sociale ne s’en trouva pas moins posé devant l’opinion. Le National et la Réforme, fondée, pourrait-on dire, tout exprès, sous ce titre et à cet effet, veillèrent à l’envi, entre 1840 et 1847, à ce que l’action ne fût pas périmée. En 1847, enfin, la campagne reprit, toutes oppositions jointes, de la gauche dynastique, libérale et constitutionnelle à l’extrême gauche révolutionnaire, d’Odilon Barrot à Ledru-Rollin, mais, à partir des banquets de Lille, de Dijon, de Chalon-sur-Saône, avec une direction de plus en plus nette et un cours de plus en plus rapide, jusqu’à ce que, par l’obstination des uns autant que par l’ardeur et l’audace des autres, le régime lui-même fût emporté. C’est une histoire trop souvent écrite, trop connue, pour qu’il y ait quelque intérêt à insister. Ce qu’étaient ces banquets démocratiques, avec leurs toasts réglés d’avance, nombreux, interminables, qui commençaient dès les hors-d’œuvre, on le sait par le compte rendu quasi sténographique qu’en rédigea le citoyen Jules Gouache, gérant de la Réforme. On se le représente mieux encore peut-être par le tableau de genre qu’a brossé Pierre Leroux, se débattant contre « son biographe » Eugène de Mirecourt, d’une autre réunion, postérieure, il est vrai, mais toute pareille, sauf un caractère un peu plus marqué d’abandon fraternel, de kermesse et de bal champêtre, dû à ce que c’était l’été, à ce que c’était la République, et à ce que, Parisiennes et Parisiens du faubourg Saint-Marceau avaient, pour venir la, passé les fortifications. J’abrège le début, qui est du Mirecourt, et qui n’est qu’une injure. « Nous avons vu, de nos propres yeux vu, le saint apôtre présider, dans la plaine de Montrouge, le Banquet des Bergers… Ivres de vin bleu, gorgés de veau froid, les hôtes de Montrouge couvrirent d’applaudissemens frénétiques un long discours que prononça l’apôtre. » Ici, sans cesser d’être malveillant, le récit devient probablement assez fidèle : « Jamais il ne se montra (Pierre Leroux) plus tendre dans ses divagations : il parlait à des cœurs simples. Pour lui, ce fut un beau triomphe et un beau jour. Le banquet avait lieu dans une immense étable, autour de laquelle circulait une foule curieuse. Tous les convives étaient des bergers ou des vachères. Une de ces dames, électrisée par l’éloquence de Pierre Leroux, s’élança vers lui en criant : « Il faut que je vous embrasse ! » L’exemple fut contagieux. Un autre convive féminin demanda l’accolade à son tour ; puis un troisième, puis dix, puis quarante. On ne compta plus. Ce fut un déluge de baisers, Le pudique philosophe tendit les joues à deux ou trois cents vachères. » Pierre Leroux ne nie pas le fait, s’il relève le mot : « Des vachères ! proteste-t-il, est-ce un crime d’être vachère ? Je n’ai jamais été embrassé par des princesses. Je suis content d’avoir été embrassé par des vachères… C’était peu de temps après les Journées de Juin. On avait tué, des deux parts, 11 000 hommes dans Paris… Eh bien ! devant cette canaille, je prononçai un discours pacifique, et cette canaille m’applaudit., Je dis que la société triompherait par l’amour, par la raison, par le nombre aussi, mais par le nombre votant pacifiquement ; et cette canaille, comme vous dites, mon biographe, cette canaille en deuil m’embrassa. »

Tel était le point d’émotion exaltée où le peuple de Paris était monté aux environs de 1848. Peut-être le XVIIIe siècle avait-il encore davantage parlé de sensibilité ; mais il en parlait, si l’on peut le dire, plus froidement c’était une sensibilité raisonnée, philosophique ou philosophante, une sensibilité de tête, et pour beaucoup d’ailleurs un phénomène d’imitation ou une affaire de mode. Ce temps-ci en parlait plus chaudement ; maintenant cela venait de plus loin et de plus profond dans l’homme, cela venait du cœur, et tout le monde à peu près sentait ainsi, sentait vraiment, naïvement ainsi : c’était instinctif, épidémique, universel. La littérature, poésie, histoire, roman, théâtre, chanson, en témoigne et y contribue.

Pour la poésie ou pour la chanson, avec le Lamartine de l’ode : l’Avenir ou le Progrès :


Marche ! l’Humanité ne vit pas d’une idée !
Elle éteint chaque soir celle qui l’a guidée,
Elle en allume une autre à l’immortel flambeau ;
Comme ces morts vêtus d’une parure immonde,
Les générations emportent de ce monde
Leurs vêtemens dans le tombeau !

L’humanité n’est pas le bœuf à courte haleine,
Qui creuse à pas égaux son sillon dans la plaine,
Et revient ruminer sur un sillon pareil ;
C’est l’aigle rajeuni qui change son plumage
Et qui monte affronter de nuage en nuage
De plus hauts rayons de soleil !

Enfans de six mille ans qu’un peu de bruit étonne,
Ne vous troublez donc pas d’un mot nouveau qui tonne,
D’un empire écroulé, d’un siècle qui s’en va !
Que vous font les débris qui jonchent la carrière ?…


avec l’Auguste Barbier de la Curée et de la Machine ; après Béranger et particulièrement son recueil de 1833 ; après la plainte menaçante qu’exhalait, du fond de son cachot, dans ses Nuits du Mont-Saint-Michel, l’avocat Mathieu (d’Épinal) ; à côté d’Altaroche par le Charivari, d’Henri de Latouche par le Figaro, d’autres par le Corsaire, et d’autres encore par ailleurs (Cahaigne, Esquiros, par l’Almanach de la France démocratique, Louis Bastide par sa Tisiphone, Destigny par sa Némésis incorruptible) pénétraient dans un autre monde et le dissolvaient ou l’amollissaient ou le piquaient et l’enflammaient peu à peu. Il faut au moins nommer les « poètes ouvriers, » Charles Poncy, de Marseille, Magu, Lebreton, Vinçard aîné, l’ancien saint-simonien qui exerçait dans tous les genres et écrivit aussi une Histoire du travail et des travailleurs, dont la date (1846) fait l’unique intérêt ; le cordonnier Savinien Lapointe, auteur d’Une voix d’en bas (1844), voix qui rugit :


Et vous vous étonnez de voir le peuple en armes
Vous crier qu’il est las qu’on lui taille son pain ?
Telle est la question : le travailleur a faim !


surtout le typographe Hégésippe Moreau et le nouveau chansonnier, républicain et socialiste, Pierre Dupont. Que les refrains de Béranger sont vagues, fades et, pour tout dire d’un mot, « bourgeois » auprès du Chant des Ouvriers (toujours 1846) !


Quel fruit tirons-nous des labeurs
Qui courbent nos maigres échines ?
Où vont les flots de nos sueurs ?


Dans le roman, bien morigénée par son Père rouge, par son capucin philosophe, la pénitente de Pierre Leroux, George Sand entame la série de ses romans « sociaux, » socialistes ou socialisans. Sa fécondité inlassablement renouvelée, son besoin de produire, sa passion de se répandre, jamais rassasiés, donnent coup sur coup Horace, où Arsène, l’homme du peuple élevé au sublime, héros du communisme naissant, personnifie toutes les vertus selon la morale à la mode ; Consuelo ; la Comtesse de Rudolstadt ; le Meunier d’Angibault ; le Péché de M. Antoine ; Evenor ; et comme cette femme écoute ardemment tout passant qui a quelque chose à lui dire, comme elle a fait connaissance de l’honnête Agricol Perdiguier, vers 1840, elle imagine, croyant peindre, le Compagnon du tour de France. L’influence est ici si directe, si visible, qu’on aperçoit pour ainsi dire la main moins fine du menuisier tenant la plume de l’écrivain. Les noms mêmes lui sont empruntés : ils se retrouvent, ou presque, dans ses récits : Lyonnais l’Ami-du-Trait, Languedoc-le-Chapiteau, Bordelais ou Marseillais-le-Corinthien. A plus forte raison, les idées en leur direction générale, la thèse, qui baigne dans un sentimentalisme non exempt (puisqu’il faut le dire) de quelque niaiserie.


Je fus frappée de l’importance morale du sujet, nous confie George Sand, et j’écrivis le roman du Compagnon du tour de France dans des idées sincèrement progressives. Il me fut bien impossible, en cherchant à représenter un type d’ouvrier aussi avancé que notre temps le comporte, de ne pas lui donner des idées sur la société présente et des aspirations vers la société future. Cependant on cria, dans certaines classes, à l’impossible, à l’exagération, on m’accusa de flatter le peuple, de vouloir l’embellir. Eh ! bien, pourquoi non ? Pourquoi, en supposant que mon type fût trop idéalisé, n’aurais-je eu le droit de faire pour les hommes du peuple ce qu’on m’avait permis de faire pour ceux des autres classes ? Pourquoi n’aurais-je pas tracé un portrait, le plus agréable et le plus sérieux possible, pour que tous les ouvriers intelligens et bons eussent le désir de lui ressembler ? Depuis quand le roman est-il forcément la peinture de ce qui est, la dure et froide réalité des hommes et des choses contemporaines ?


Et voici le fond même de la « doctrine : »


L’industrie déploie en vain des forces miraculeuses ; elle suscite des besoins qu’elle ne peut satisfaire, elle prodigue des jouissances auxquelles la famille humaine ne participe qu’en s’imposant, sur d’autres points, des privations jusqu’alors inconnues. On crée partout le travail, et partout la misère augmente. Il semble qu’on soit en droit de regretter la féodalité, qui nourrissait l’esclave sans l’épuiser, et qui, le sauvant des tourmens d’une vaine espérance, le mettait du moins à l’abri du désespoir et du suicide.


Tout cela est peu original ; c’est venu à George Sand du XVIIIe siècle, de Jean-Jacques Rousseau sûrement, et peut-être de Linguet, par Pierre Leroux. Et tout cela, par momens, poussé jusqu’où le pousse le roman, parce que c’est un roman et pour rester un roman, est absurde. « Votre Pierre Huguenin est un fou ! » prononce l’un des personnages, et le lecteur est vraiment tenté de souscrire à ce jugement. Le bel ouvrier, le pâle et fatal Amaury, et la jeune marquise, plus folle encore, qui lui saute au cou, un soir de lune, et leurs amours noyées dans un flot de tirades, n’est-ce pas comme Julie et Saint-Preux descendus d’un étage ? Mais ils ne pouvaient pas descendre sans mettre la maison à l’envers, sans en ébranler les fondations : digne suite et digne fin de Jean-Jacques, le roman socialiste nous jette en plein romantisme social.

Dans quel délire les Mystères de Paris plongent les foules qui les dévorent, nous avons peine à nous le figurer maintenant. « Des ouvriers se réunissent pour écrire à Eugène Sue une lettre où ils lui attribuent une mission évangélique et le comparent à Jésus-Christ. » George Sand, tout à l’heure, laissait échapper un mot terrible, « le suicide. » Il est alors, en cette espèce de neurasthénie qui s’empare de toute une classe terriblement « d’actualité. » On se dispute les exemplaires d’une lithographie représentant le suicide d’un ouvrier anglais par désespoir de ne pouvoir gagner sa vie. Chez Sue lui-même, un ouvrier va se pendre, avec ce billet dans la main : « Je me tue par désespoir : il m’a semblé que la mort me serait moins dure si je mourais sous le toit de celui qui nous aime et nous défend. » L’auteur ouvrier d’un petit livre très lu par les ouvriers, le typographe Adolphe Boyer, se suicide aussi, par désespoir : est-ce donc, comme le voulait George Sand, « le regret d’une féodalité qui du moins nourrissait l’esclave ? » Est-ce « le tourment d’une vaine espérance ? » Est-ce donc, avec « la multiplication du travail, l’augmentation de la misère ? »

Ce qui est certain, c’est que tout le monde à présent lui parle sans cesse de sa misère et qu’il éprouve une sorte de jouissance amère à ce qu’on lui en parle. Il veut l’avoir continuellement dans les oreilles et devant les yeux, il aime à s’en faire une obsession. D’autres romanciers, Alexandre Dumas, Frédéric Soulié, sollicitent l’élément populaire ; mais ils n’ont pas une saveur assez acre. A la bonne heure, le mélodrame de Félix Pyat, qui gratte, racle et écorche, Les deux Serruriers, Le Chiffonnier de Paris. L’émeute même est mise à la scène : ainsi l’émeute lyonnaise de 1834, dans Toussaint ou la fille du prolétaire, par Antony Thouret.

Le « prolétaire » est le roi du jour. C’est aux « prolétaires » que s’adressent les livres d’histoire, comme le Peuple, de Jules Michelet ; c’est aux « prolétaires » que Lamartine raconte en poète l’Histoire des Girondins (j’en ai retrouvé, beaucoup plus tard, des livraisons chez un forgeron de village) ; c’est pour les « prolétaires » tout spécialement que sont faites les histoires, déjà mentionnées, de Cabet et de Laponneraye. Les « prolétaires » sont emportés par une si grande curiosité de savoir qu’on en voit mordre au Dictionnaire politique de Pagnerre et Duclerc. Des « prolétaires » suivent, à la mairie de l’ancien IIIe arrondissement, les cours où, sous prétexte d’astronomie, Auguste Comte s’échappe souvent en généralités philosophiques et politiques. Mais ils ne sont avides de rien autant que de leur propre histoire. Ils se plaignent et s’admirent dans les rapsodies, aussi ennuyeuses et prétentieuses que déclamatoires, de Vinçard aîné et de Robert (du Var). Écoutons un peu celui-ci, Robert (du Var), Histoire de la classe ouvrière, publiée de 1845 à 1848. N’est-il pas juste de dessiner, en marge de cette page, comme l’a fait, étourdi de cette fumée, l’ami qui l’a copiée pour moi, un encensoir et un poignard sur un autel, au pied duquel se traine une procession de dévots rampans ?


Prolétaire, réjouis-toi, s’écrie le thuriféraire Robert, ton affranchissement s’avance, il est sûr, il est certain : pourquoi ? parce que les douleurs qui t’assiègent, tu en connais la cause et le remède ; parce que tu es au-dessus du fait par l’idéal que tu as incarné, tu as conçu une vie supérieure à celle que le capitalisme t’a faite, et cherche à te prolonger. Prolétaire, tu n’es plus seulement républicain, tu es socialiste, socialiste comme l’étaient ou le sont Saint-Simon, Fourier, Owen, Pierre Leroux, Louis Blanc, Proudhon. Tu comprends comme eux la solidarité humaine, l’association ; tu raisonnes du capital ; tu parles science, art ; tu sais ce que vaut un homme, qu’il soit prolétaire ou bourgeois ; instruit, éduqué par tes frères les réformateurs, tu as mis comme un sceau sur ton cœur la formule de la République : « Liberté, Égalité, Fraternité. » Bien plus, ô prolétaire, poussé, exalté par la vie nouvelle qui t’anime, tu sais souffrir, combattre et mourir pour cette vie. Donc tu t’affranchiras ; donc l’exploitation de l’homme par l’homme doit s’effacer, — donc l’heure n’est pas loin où, au lieu d’être salarié, dépendant, tu seras frère et associé, et partant libre. Cela sera, parce que ce qui se passe dans toi aujourd’hui (domine de cent coudées les misérables résistances des castes qui s’affaibliront de plus en plus devant ton idéal, comme les ténèbres devant le jour. Tu l’as vu par cette histoire, ô travailleur ! quand, esclave, tu eus compris l’évangile, tu devins, d’autorité, serf ; quand, serf, tu eus compris les philosophes du XVIIIe siècle, tu devins prolétaire ; eh bien ! aujourd’hui tu as compris le socialisme et ses apôtres ; qui peut t’empêcher de devenir associé ? Tu es Roi, Pape, Empereur — sous ce rapport ta destinée est entre tes mains.


« Roi, pape, empereur, » c’est encore trop peu dire. Robert (du Var) se retient mal de dire : « Tu es Dieu ! » Jamais César de Rome, jamais despote d’Asie, jamais Néron, jamais Héliogabale ne furent plus bassement adulés, que ce peuple. On lui chante, il se chante à lui-même des hymnes :


Chapeau bas devant la casquette,
A genoux devant l’ouvrier !


On recueille les gouttes de sa sueur, comme les gouttes d’un sang précieux. Pour mieux le flatter, on l’imite, on le plagie, on le singe. Être ouvrier équivaut à tout savoir ; faire l’ouvrier, à tout pouvoir. Tocqueville en est vivement frappé, sinon choqué :


J’apercevais donc, remarque-t-il, un effort universel pour s’accommoder de l’événement que la fortune venait d’improviser, et pour apprivoiser le nouveau maître. Les grands propriétaires aimaient à rappeler qu’ils avaient toujours été ennemis de la classe bourgeoise et toujours favorables à la classe populaire ; les bourgeois eux-mêmes se souvenaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été ouvriers, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l’obscurité inévitable des généalogies, jusqu’à un ouvrier qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d’un malotru qui eût fait sa fortune par lui-même. On prenait autant de soin à mettre en évidence celui-là qu’on en eût mis, quelque temps auparavant, à le cacher, tant il est vrai que la vanité des hommes, sans changer de nature, peut donner les spectacles les plus divers. Elle a une face et un revers, mais c’est toujours la même médaille.


Oui, c’est peut-être toujours la même médaille, et peut-être c’est toujours la même figure, mais ce n’est plus le même homme. Cet homme, l’homme de 1848, n’est semblable à aucun homme qui ait été, à aucun homme qui sera ; il n’a pas eu d’ancêtre et n’aura pas de descendant. Dans le long développement de l’humanité, c’est un type qui ne peut se fixer et qui ne dure que quelques années. Tâchons de le saisir au passage. Il est à la fois sublime et stupide, vénérable et ridicule, honnête, pur et fait pour être berné, digne d’être donné en exemple à la fois de ce qu’on devrait faire et de ce qu’on ne doit pas faire. Impossible de sentir plus noblement, mais plus à tort, de penser plus généreusement, mais plus mal, de raisonner plus sincèrement, mais plus faux. Les railleurs l’appellent « une vieille barbe, » et cette barbe est plus vieille encore qu’ils ne le croient, puisqu’elle a commencé de pousser en 1830. Il a fallu, pour produire un tel phénomène, un tel accident, la coïncidence de toutes sortes de causes, la rencontre de toutes sortes de circonstances : les trois Glorieuses, et la déception qu’elles ont laissée, l’échec des conspirations armées, la prédication communiste, et l’orientation du vœu populaire vers la réforme électorale ; la formation d’un prolétariat industriel et son agglomération dans les centres ; de l’autre côté, la formation d’une féodalité financière, livrée à la spéculation sans frein, comme dans les affaires de chemins de fer ; en face de la démocratie grandissante, une « bureaucratie » envahissante ; l’ignorance totale où est la bourgeoisie qui vote de tout ce qui traverse et ravage l’esprit des masses qui ne votent pas ; cette bourgeoisie absorbée dans l’adoration du veau d’or, affamée et assoiffée de jouissances immédiates, incapable soit de se modérer, soit même de dissimuler ; et, en face d’elle, les déshérités d’hier et de toujours pris aujourd’hui d’une furieuse envie que la roue tourne, et de tourner la roue, fût-ce par la force, afin que demain ce soit leur tour ; chez les bourgeois, le dédain de la politique, à l’instant où leur intérêt leur commanderait le plus de ne pas s’en éloigner, et où les ouvriers, précisément, s’y éveillent ; en somme, une bourgeoisie sans résistance, sans confiance en rien, ni en son roi, ni en son droit, ni en la foi, ni en la loi, ni en quoi que ce soit, d’un scepticisme bas et bref, et qui met toute son activité, comme toute sa conscience, à s’enrichir ; le gros de la nation, les fameux vingt-quatre vingt-cinquièmes, ayant une demi-instruction pour se prendre aux sophismes, des forces pour l’œuvre de violence ; assez de souffrances réelles pour entretenir les haines et les appétits ; assez peu de misère vraie pour n’en pas être abrutie, et même assez de bien-être naissant pour le goûter agréablement et en désirer davantage ; un gouvernement, enfin, trop attentif aux exercices parlementaires, aux manœuvres de M. Thiers et aux humeurs de M. Odilon Barrot ; rempli d’ailleurs de bonnes intentions et qui fait beaucoup pour les ouvriers, mais sans le dire, tandis qu’il vaudrait mieux le dire très fort, même sans le faire.

Dans ce milieu et dans ce moment passe l’homme de 1848. Et il a rapidement passé. Mais qu’il ait passé, quelque chose en a été changé dans l’homme des temps à venir. Cette variété de l’espèce humaine a déterminé une variation dans l’espèce ; l’aventure de cet ouvrier a conditionné depuis lors la vie de la classe ouvrière. 1848 n’a pas été seulement le point de jonction des deux révolutions, politique et économique. Ç’a été le point d’aboutissement de la plus grande des révolutions, celle qui enfante toutes les autres, les amène, les déchaîne, ou les rend toutes possibles : la révolution psychologique.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1913.