L’Homme de fer (1877)/Chapitre 14

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Albin Michel (p. 130-135).

XIV

COMMENT FINIT LA PASSE D’ARMES DE SAINT-SULPICE


On se demanda pourquoi le duc de Bretagne se laissait émouvoir par ce mince événement. Le duc fut en effet sur le point de s’élancer : que lui importait le dénouement original de cette galanterie ? Ceux qui étaient du Roz et qui connaissaient l’écuyer Jeannin furent grandement surpris, au contraire, de son impassibilité. Jeannin aimait sa fille à l’adoration, et son respect pour Berthe, la fiancée d’Aubry, n’avait point de bornes. Pourtant Jeannin resta immobile, nonchalamment assis sur la selle aussi calme en apparence que si Jeannine et Berthe eussent été pour lui des étrangères.

Le nain Fier-à-Bras aurait pu donner, sur ce sujet, quelques explications à la foule, mais l’échanson d’un duc est presque un homme d’État. Fier-à-Bras se sentait venir de la prudence. Il fut discret pour la première fois de sa vie.

Un épisode nouveau vint distraire d’ailleurs l’attention générale.

Tandis que les deux jeunes filles, changeant de couleur et les yeux baissés, demeuraient comme étourdies de leur équivoque triomphe, Aubry de Kergariou mit pied à terre et franchit d’un saut la balustrade qui ferait la lice. Il saisit vivement la moitié de la couronne qui était sur les genoux de Jeannine et la réunit à la seconde moitié suspendue encore au voile de Berthe.

L’Homme de Fer avait repris sa marche lente et regagnait l’extrémité orientale du champ-clos, après avoir salué une dernière fois l’estrade royale.

Jeannine ne bougea pas. Ses joues, tout à l’heure si roses, devinrent blanches comme le lin de sa gorgerette. Berthe rougit, au contraire, jusqu’aux nattes de ses merveilleux cheveux blonds. Chacune des deux jeunes filles interprétait à sa manière l’action d’Aubry. Jeannine le remerciait dans son âme ; Berthe, heureuse et laissant voir naïvement la profondeur de sa joie, essuya ses yeux pleins de larmes.

Aubry ne voulait point de partage ; Aubry lui rendait l’hommage tout entier ; Aubry, à la face des deux souverains, de tous les chevaliers et de la foule immense, se déclarait hautement son chevalier.

Elle comprenait cela ainsi, la pauvre Berthe. Sa longue souffrance prenait fin à cette allégresse inespérée ; elle voyait devant elle, ouvert et radieux, le paradis des heureuses tendresses.

Aubry redescendit les gradins, sauta en selle et se retrouva au milieu des chevaliers bretons qui s’ébranlaient pour entamer la seconde partie du tournoi. Ils étaient quinze qui marchaient au-devant des autres, le duc en tête, afin de toucher les écus suspendus aux poteaux de la tente royale. Aubry resta en ligne avec ces quinze lances d’élite, bien qu’il n’eût point été choisi. Le duc lui fit signe de s’éloigner ; Aubry n’obéit pas.

Bien plus, il devança le groupe des chevaliers poursuivants et alla donner de sa lance contre l’écu de sable à la croix arrachée d’argent. Mme Reine ne put retenir un cri en voyant cela. Son fils venait de provoquerau combat le plus terrible de tous les champions présents, le comte Otto Béringhem.

L’Homme de Fer !

L’écu de Béringhem rendit un son retentissant et prolongé. Berthe perdit ses belles couleurs ; Jeannine essuya son front où perlait la sueur froide.

Le duc de Bretagne fit comme Aubry, sa lance frappa l’écu de l’Homme de Fer. Les autres chevaliers choisirent des adversaires à leur gré. De Plœuc eut le sire de Laval. Goulaine eut Estouteville qui, soit dit entre parenthèses, était le seigneur et maître de cette considérable dame de Torcy ; Rieux eut Bourbon. Coëtquen eut Commingues, l’ïsie Adam eut Nompar de Caumont, etc., etc.

— Pasques-Dieu ! s’écria Fier-à-Bras, car moi et le roi nous jurons de la même sorte, messire Aubry n’y va pas par quatre chemins ! Voyez s’il s’est retiré devant le duc !

Aubry restait en effet en face de l’écu malgré le défi de François qui avait suivi le sien. Otto Béringhem sortit de la tente. Il avait le choix entre ses deux provocateurs mais le choix ne pouvait guère être douteux ; comment hésiter entre la fanfaronnade de ce pauvre enfant et le défi sérieux du duc de Bretagne ? Otto n’hésita point, en effet, il laissa de côté le duc et choisit l’enfant.

Le duc fut réduit à toucher l’écu de Beaujeu.

Les Bretons tournèrent bride pour prendre champ. Belle et grande joute, cette fois sauf le petit Aubry qui n’avait point encore gagné ses éperons, et que le duc de Bretagne, suivant l’opinion commune, aurait dû renvoyer à l’école, poursuivants et tenants étaient tous chevaliers accomplis. L’attention redoubla autour de l’enceinte ; dans l’enceinte, hérauts, sergents, écuyers se rangeaient aux places les plus favorables pour ne rien perdre du choc mémorable qui allait avoir lieu. Le seul être qui, dans cette réunion, ne montra aucune curiosité, fut l’écuyer Jeannin. C’était à n’y point croire. Jeannin, le fier homme d’armes qui avait usé sa vie au milieu des coups de lance, Jeannin, le soldat vaillant, Jeannin qui voyait en outre engagé dans cette grave partie son élève chéri, le fils unique de son maître, Jeannin restait à l’écart, endormi à moitié sur sa selle et aussi inditlérent à tout ce qui se passait que si la joute eût été à cent lieues de lui.

Les gens du Roz remarquaient bien cela. Fier-à-Bras riait dans le collet de son pourpoint.

Malgré sa prudence d’homme d’État, il grommela deux ou trois fois :

— Vous allez voir, vous allez voir, notre oncle Jeannin n’est pas mort !

— Ma fille Jouanne, ajouta-t-il, interpellant à haute voix la petite gardeuse d’oies qui avait le front, les joues et le cou pleins de sable, c’est pour toi et le pâtour que notre sire le roi de France a donné la fête !

— La demoiselle de sang noble qui reçoit la couronne, bouquet, ou guirlande des mains du chevalier vainqueur, disait pendant cela dame Josèphe de la Croix-Mauduit, encore est-ce parfois une écharpe brodée ou même un sautoir, suivant le caprice du maître des joutes, ladite demoiselle, si son éducation ne fut point négligée, doit se lever, rougir, trembler légèrement et faire trois révérences tronquées pour marquer le grand trouble où la jette cette distinction inespérée. Elle doit en outre balbutier quelques paroles inintelligibles et telles que l’émotion les laisse échapper. Il n’est point mal qu’elle pose sa main au-devant de ses yeux pour parer à l’éblouissement qui la va prendre. Bette, et vous, Biberel, j’invoque votre double et loyal témoignage : ma nièce a-t-elle vaqué à tous ces devoirs ?

Comme maître Biberel et Bette allaient répondre, les fanfares éclatèrent aux deux extrémités de la lice. La terre ne trembla point sous le pas lourd des chevaux, parce que le sable inerte amortissait le choc, mais il se fit un grand bruit de fer et le vent souleva deux tourbillons furieux. Les tourbillons se rencontrèrent au centre de l’arène. Ce fut comme un coup de tonnerre.

Fier-à-Bras battit des mains en voyant deux Bretons et trois Français mordre le sol. Le duc avait désarçonné Beaujeu.

— Regardez, regardez, s’écria le nain, qui tendit ses deux petits bras vers le quartier des Bretons ; la joue est close pour aujourd’hui, et nous allons avoir un autre spectacle.

Une chose étrange avait eu lieu. L’Homme de Fer courant contre messire Aubry, avait évité le coup de lance de son jeune adversaire sans le frapper lui-même. Passant entre Aubry et son voisin Coëtlogon, il avait percé la ligne bretonne, et, au lieu de se retourner comme les autres, il piqua des deux vers la tente ducale.

Auprès de la tente, il n’y avait plus que l’écuyer Jeannin.

On put voir Otto Béringhem fondre à pleine course sur ce pauvre bon Jeannin sans défiance, le saisir par la ceinture, l’enlever d’un bras puissant et le coucher en travers sur le garot de son vigoureux cheval.

Mme Reine et Jeannine poussèrent ensemble un cri de détresse. Mais ce cri fut étouffé sous la grande clameur qui s’éleva dans les rangs des chevaliers de Bretagne :

— Trahison ! trahison ! Sauvez le duc !

Le duc ? Ce n’était donc pas le bon Jeannin qui avait demandé à boire ? C’était peut-être lui qui venait de désarçonner bel et bien le sire de Beaujeu ?

— Qu’est cela ? dit le roi paisiblement.

Il savait ce que c’était mieux que personne.

L’échange des armures entre le duc Français et Jeannin avait été décidé en conseil, devant dix braves seigneurs tous très discrets. Gare aux secrets gardés par tant de loyautés !

Ce fut incontinent un tumulte effroyable. Ce qu’il y eut de gens écrasés, nous ne saurions point le dire. Goton accusa depuis Mathurin d’avoir profité de la bagarre pour essayer de l’étouffer dans la presse.

— Bette, dit dame Josèphe, soutenez-moi d’avance au cas où je me trouverais mal ultérieurement. Veillez à ce que le faucon, effrayé par ce tapage, ne prenne point sa volée. Je crois comprendre que le duc notre seigneur court un danger par trahison ; tirez votre épée, maître Biberel, et rendez-vous au combat en ayant soin de dire qui vous êtes au service de la dame de la Croix-Mauduit.

— Le duc ! le duc ! Sauvez le duc !

Dames et gentilshommes se mêlaient sur les gradins. Cependant, l’homme qui avait joué le rôle de François de Bretagne dans la passe d’armes, souleva la grille de son casque et cria d’une voix tonnante :

– Bretagne-Malo ! À nous les Bretons ! Au riche duc !

— Jeannin ! fit Mme Reine stupéfaite.

— Mon père ! s’écria Jeannine.

Le cheval du bon écuyer bondissait sous l’éperon.

L’Homme de Fer était monté si vigoureusement qu’il avait déjà franchi l’enceinte avec son fardeau. Il courait en grève et se dirigeait vers le Mont Saint-Michel.