L’Homme de fer (1877)/Chapitre 3

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Albin Michel (p. 25-35).



III

LE RENDEZ-VOUS


À la place où naguère s’agitait follement la fête, tout était silencieux et sombre. C’est à peine si la baraque incendiée jetait encore une lueur faible dans cette grande et complète obscurité. La nuit était sans lune ; des vapeurs lourdes et chaudes couvraient les étoiles. On entendait le bruit sourd de la mer qui arrivait à l’embouchure du Couesnon. Les gens de Normandie avaient regagné Beauvoir ou Ardevon, les gens de Bretagne s’étaient mis en marche pour Saint-Georges ou le Roz. Pontorson regorgeait : il n’y avait point de place pour les paysans, dans ses maisons pleines de gentilshommes ou tout au moins de bourgeois.

Ceux qui demeuraient trop loin pour retrouver leur logis s’étaient arrangés comme ils avaient pu dans une manière de camp, formé de huit ou dix douzaines de tentes, qui s’abritait derrière la ville.

La ville elle-même dormait. Point de fête qui tienne quand a sonné le couvre-feu. Les fenêtres de l’hôtel du Dayron, situé hors de l’enceinte, restèrent éclairées quelque temps encore, puis elles cessèrent de briller l’une après l’autre, hormis une seule, dont les rideaux fermés laissaient passer une lueur.

Dans la plaine, la tente ducale, la tente royale et le fastueux tabernacle où le comte Otto Beringhem avait donné festin, se taisaient. Il eût fallu passer tout près de l’une d’elles, pour entendre le pas des sentinelles qui veillaient alentour.

Un homme rôdait cependant sur la rive bretonne, non loin de la baraque en cendres du pauvre père Rémy. Cet homme était un vieillard et portait le costume monacal.

— Dix heures et puis une, disait-il en cheminant avec peine, cela fait onze, maintenant comme autrefois. Et il y a longtemps que je ne m’étais vu hors de mon lit à pareille heure !

— Quand tu répéteras cela vingt fois ! se répondit-il à lui-même en haussant les épaules.

— Ne te fâche pas, ne te fâche pas, je ne le répéterai plus !

Frère Bruno s’arrêta tout en face de la cabane incendiée et baissa la voix pour dire en soupirant

— Ah ! quel caractère !

Le fait est qu’il n’y avait plus moyen de discuter : au moindre mot il s’emportait !

Frère Bruno resta un instant appuyé sur son bâton. Il regardait d’un air triste le petit tas de cendres et de charbons presque éteints.

— Au mois d’août de l’an soixante-neuf, murmura-t-il en secouant sa tête sur laquelle il avait ramené son froc prudemment, à cause de l’humidité de la nuit, le pauvre nain Fier-à-Bras, surnommé l’Araignoire parce qu’il avait les cheveux hérissés, mourut brûlé à l’assemblée de Pontorson avec le père Rémy, du bourg de Tinténiac, et un homme de Jersey, qui avait six pieds de haut. Ce fut l’Ogre maudit qui mit le feu à leur baraque, car ils étaient dans une baraque où ils jouaient des farces et soties, ce qui ne doit point être une préparation bonne pour paraître devant Dieu. Le nain Fier-à-Bras s’appelait, de son vrai nom, Perrin Boireau ; il était page pour rire, bouffon ou fou de messire de Coëtquen, seigneur de Combourg. Il avait plus d’esprit qu’il n’était gros et mangeait volontiers des tourtes du village d’Ardevon, lesquelles sont en vérité tendres et bien faites.

Frère Bruno ayant prononcé à haute voix cette oraison funèbre, pour les besoins de son répertoire de bonnes aventures, poussa un gros soupir. Pendant qu’il soupirait, un bruit léger se fit entendre dans la nuit. Pauvre Fier-à-Bras ! son petit corps et sa grosse tête chevelue ne devaient plus réjouir au dessert les hôtes du sire de Combourg. Personne n’avait pu s’échapper de la loge condamnée, autour de laquelle, tant qu’avait duré l’incendie, un cordon serré de soudards avait veillé l’estoc au poing. Mais si l’esprit du nain revenait sur terre, il devait rire dans la brise des nuits. Ce bruit qui se faisait entendre ressemblait au rire sec et strident du nain. C’était peut-être l’esprit du nain qui passait avec le vent du large.

Frère Bruno poursuivit son chemin, il allait vers le pont.

— Je ne sais pas si j’ai jamais vu une nuit plus noire, dit-il.

— Voilà, enfin, un mot de vrai répliqua la partie batailleuse et maussade de son individu ; ce n’est pas malheureux !

— Mon Dieu mon cher enfant, reprit frère Bruno avec douceur, quand je me trompe, c’est de bonne foi. La nuit est noire, je le dis… et maintenant que je me souviens, j’en ai vu de plus noires.

— Bon bon s’écria frère Bruno méchant, j’étais sûr que le vieux fou se repentirait de sa parole véridique !

Frère Bruno s’arrêta tout court. Il croisa ses bras sur sa poitrine.

— Mon ami, dit-il, je te donne l’exemple ; je retiens un mot un peu vif qui allait m’échapper. Crois-tu que tu n’aies pas, toi aussi, tes défauts et tes ridicules ? Tu serais donc le seul ! Tu bavardes, tu bavardes… Tiens ! Javotte de chez les Maurever, ta nièce… Et que celle-là est une grosse jouffue ! Javotte te l’a dit : on t’appelle Bruno la Bavette. Certes, ce n’est pas bien de donner des sobriquets aux gens d’église ; mais les gens d’église ont tort de les mériter, voilà tout. Attrape !

Il trébucha contre une pierre et faillit tomber tout de son long. Pour le coup, il se prit à rire.

— Ah ! ah ! ah ! s’écria-t-il, l’aventure est bonne, mon cousin ! pendant que tu m’accuses d’être bavard, tu bavardes tant et si bien que tu te casses le nez ! On voit la paille dans l’œil du voisin, on ne voit pas dans le sien la poutre ! Bryot, le bègue de Saint-Léonard-en-Tréguier, me disait toujours que je n’avais pas la langue bien pendue. Melaine Chrestien, qui jouait du serpent à l’abbatiale de Fougères et qui était ivrogne endurci, conseillait aux plus sobres de ne point tant boire. La femme dudit Melaine accoucha une fois de deux enfants jumeaux : un garçon et une fille. La fille fut sœur converse à la Madeleine ; le fils tourna de côté ; on le pendit à Vannes en soixante et un, voilà huit ans de cela. Il avait un soir coupé la bourse de Jean Riboust, le gros tanneur de Redon, et il y avait dans la bourse…

— Là ! là ! s’interrompit frère Bruno ; ta voix s’enroue, mon camarade ! Repose-toi ; tu n’as plus ta langue de quinze ans !

Il arrivait à la tête du pont. Le Couesnon, un bavard, aussi, babillait sur les gallets de son lit. Frère Bruno releva son froc qui gênait sa vue et fit effort pour percer les ténèbres. Il n’y avait personne sur le pont.

— Si le petit Jeannin me fait croquer le marmot ici, pensa le bonhomme, je lui en dirai mon avis. Du diable si je courrais la prétentaine par une nuit semblable pour un autre que lui. Je sens venir l’orage ; dans une heure il va éclairer, dans une autre heure pleuvoir et tonner. Ce qu’on va penser de moi au couvent, je vous le demande !…

— Parbleu ! on pensera ce qu’on voudra, n’est-ce pas ?

— Sans doute, je dis seulement qu’on s’étonnera de notre absence.

— Moi, je m’en bats l’œil !

— Toi, tu n’as pas la gravité qui convient à ton âge. Un religieux ne doit point parler comme un soldat. Je sais bien que ce n’est pas une affaire, Jérôme me remplacera bien pour une nuit.

— Et pour deux aussi, par ma foi !

— Savoir…

— Et pour trois ! si tu crois que tu es utile au couvent !

— Aussi utile que toi, mon ami… Sarpebleu ! tu me ferais jurer !

— Jure, vieux pécheur ! Ne te gêne pas !

Frère Bruno frappa du pied et ferma les poings.

— Ne me pousse pas ! s’écria-t-il avec une véritable colère : il y aurait de quoi se jeter à l’eau.

— Eh bien ! nous sommes sur le pont ! jette-toi, jette-toi ! je t’en défie !

Le spectre de Fier-à-Bras ne devait pas être bien loin, car un éclat de rire grinça aux oreilles de frère Bruno. En même temps la voix de Jeannin s’éleva vers l’autre bout du pont.

— Est-ce vous, mon digne frère ? demanda-t-elle.

— C’est moi, répondit le moine convers ; mais pourquoi ris-tu par cette triste nuit, petit Jeannin ?

Le premier éclair entr’ouvrit la nuit et montra le visage du bon écuyer, qui, certes, n’était point trop joyeux.

— Pourquoi je ris ? répéta-t-il sans comprendre.

— Ne t’ai-je pas entendu rire ?

— Non, mon frère ; je croyais que c’était vous ou votre compagnon.

— Mon compagnon ? répéta frère Bruno a son tour. Puis se reprenant un peu confus, il ajouta : Bien, bien, petit Jeannin, je sais ce que tu veux dire. Quand je chemine, seul, la nuit, j’ai coutume de réciter tout haut mes patenôtres… Mais arrivons au fait, je te prie, et ne perdons pas de temps précieux en paroles inutiles. T’ai-je raconté jamais, petit Jeannin, la bonne aventure du Malandrin Pierre d’Acigné, qui détroussa, sur ce pont même où nous sommes, dom Vincent, prieur des bénédictins de Cancale ? Il ne faisait pas encore nuit close, et dom Vincent venait tranquillement sur sa mule.

Jeannin lui serra fortement le bras.

— Avez-vous confiance en moi, mon frère ? demanda-t-il.

— Presque autant que si tu étais gentilhomme, mon petit Jeannin, répondit Bruno sans hésiter.

— Ce n’est pas assez, dit l’homme d’armes.

— Eh bien ! répliqua encore Bruno, une fois plus que cela. Es-tu content !

Jeannin lui lâcha le bras et passa le revers de sa main sur son front.

— Non, murmura-t-il, je ne suis pas content et ce n’est pas assez.

— Que faut-il ?

— Il me faut la confiance qu’on a pour son frère ou pour son père.

Bruno se gratta l’oreille.

— Je te connais depuis du temps, Jeannin, dit-il après un silence ; c’est moi qui te montrai à jouer des deux bras comme un homme, là-bas, au siège de Tombelène. Te souviens-tu ? je t’appelais Peau-de-Mouton… Apprends-moi ce que tu veux et je ferai mon possible.

— Ce que je veux, mon frère Bruno, je ne le sais pas encore bien moi-même. Ma tête travaille depuis hier, mais elle n’est pas habituée à travailler ; elle va lentement à la besogne. Répondez-moi d’abord franchement : Êtes-vous pour la Bretagne ou pour la France ?

— Est-ce que la France et la Bretagne sont en guerre ? Si elles sont en guerre, saint Archange que devient mon mariage entre le dauphin Charles et la jeune duchesse Anne ?

— Mon frère, on aura le loisir de faire la paix d’ici-là. Pour qui êtes-vous ? pour le duc ou pour le roi ?

— Je suis pour les bons hommes, mon fils. Vive Dieu ! allons-nous voir courir les lances ? Les canons de Saint-Michel qui lancent des boulets de pierre vont-ils gronder ? L’Évangile commande d’aimer la paix, mais Moïse et Josué ont fait la guerre, oui, bien par l’ordre du Très-Haut. Je bats mon froc quand je veux qu’il soit net ; sans la lance et sans l’épée le monde mourrait de paresse… Alleluia ! je rajeunis de vingt ans à penser que les bannières vont flotter au soleil !…

— Vous ne m’avez pas répondu, mon frère, interrompit Jeannin.

— Eh bien ! le sais-je, moi, pour qui je suis ? s’écria le moine bonnement. Le Mont-Saint-Michel est en France, mais si peu ! Nous buvons les pommes de Bretagne. Quant à la question de patrie, je suis né sur la rivière du Couesnon, qui n’est ni ceci ni cela : ma mère avait un pied au pays des ducs, un pied sur la terre du roi. Si mon cœur est breton, ma rate est française. Je te dis, petit Jeannin, Noël pour les bonnes gens ! voilà ma devise.

— L’écuyer de madame Reine écoutait ce bavardage avec une attention grave.

— Alors, dit-il, mon frère, vous n’avez point d’attachement personnel pour le roi ?

— Le roi est mon prochain.

— Point de répugnance particulière pour le duc ?

— Le duc est mon prochain.

— Si le duc voulait assassiner le roi…

— Vrai Dieu ! interrompit l’honnête moine convers, je défendrais le roi !

— Mon frère, dit Jeannin en lui posant sa large main sur l’épaule, voulez-vous m’aider à défendre le duc que le roi veut assassiner ?

Bruno se recula ébahi.

— Et le mariage ! balbutia-t-il, car cette idée ne voulait point sortir de son esprit ; je commence à croire que le compère Gillot, de Tours en Tourainc, n’a pas joué franc jeu. Le mariage était arrangé. Pourquoi les deux beaux-pères veulent-ils s’entr’assassiner maintenant ?

Jeannin n’eut garde de relever la hardiesse de cette expression, « les deux beaux-pères », appliquée à Louis XI et à François de Bretagne, à l’occasion des fameuses fiançailles. Il répéta sa question patiemment.

— Mon petit Jeannin, répondit Bruno cette fois, si nous défendons le duc, te fera-t-on chevalier ?

— Je ne sais, mon frère.

— Voilà ce qu’il faut savoir. Fier-à-bras, la pauvre créature… quand on pense qu’il riait de si bon cœur, ce matin ! As-tu vu cet homme de Jersey le dévorer, toi ? Ce devait être un spectacle curieux. Dieu ait son âme, car il avait une âme, malgré l’exiguïté de son corps… Fier-à-Bras donc, la pauvre créature, me disait hier ces propres paroles « Si Jeannin n’est pas chevalier, sa fille mourra ». Le fallot avait du bon sens, et les sages pouvaient profiter parfois à son entretien. Je ne comprends pas bien pourquoi ta fillette mourrait si tu n’étais pas chevalier, ami Jeannin, mais je l’ai vue ce jourd’hui sur la terrasse du Dayron ; elle m’a envoyé de loin un gentil baiser avec un bon sourire : je ne veux pas qu’elle meure !

L’écuyer de madame Reine avait courbé la tête. Sans la nuit noire, le moine convers aurait surpris une larme qui brillait dans ses yeux.

— Jeannine ne mourra pas, mon frère, murmura-t-il ; pourquoi Dieu enlèverait-il à un pauvre homme sa dernière joie ? Fier-à-Bras avait du bon sens, comme vous le dites, mais il parlait souvent à tort et à travers.

Ils tressaillirent tous deux, accoudés qu’ils étaient au pont. Une voix qui semblait sortir de dessous l’arche, confondue avec le murmure de l’eau sur les galets, prononça distinctement ces deux mots :

— Tu mens !

Le moine et l’écuyer gardèrent un instant le silence.

— Je l’avais déjà entendu rire là-bas, murmura Bruno ; son âme est peut-être en peine et tu as parlé un peu légèrement d’un mort, ami Jeannin. Désormais, si tu m’en crois, nous gagnerons chacun notre gîte ; je n’aimerais pas à causer plus longtemps en ce lieu.

Jeannin l’arrêta au moment où il s’éloignait déjà.

— Mon frère, dit-il d’une voix ferme, nous nous séparerons quand j’aurai votre parole. Puisque vous n’aimez pas le roi plus que le duc, défendez le duc comme vous auriez défendu le roi.

— Écoute ! fit le moine qui prêtait l’oreille ; n’a-t-on point encore parlé ici près ? Il y a des âmes tourmentées qui volent dans l’air, d’autres qui nagent en suivant le fil de l’eau. Je promets bien que Fier-à-bras aura ce qu’il lui faut de prières

— Merci ! fit la voix mystérieuse dans la nuit.

Les dents du bon moine claquèrent.

— Le soir de la fête, grommela-t-il pourtant, ce même jour du mois d’août en l’an soixante-neuf, la voix du nain décédé qui sort de dessous l’arche et qui dit la première fois : Tu mens ! la seconde fois merci !

— Cela me rappelle, ajouta-t-il tout haut et passant son bras un peu tremblant sous celui de Jeannin, l’aventure du défunt Thual, qui revint battre sa femme en quarante-deux, à l’heure où il avait coutume de la battre de son vivant… et aussi l’aventure de Suzon Mignot, du bourg de Genest en Normandie. Suzon avait volé trois gerbes dans le champ de Guyot Mélin, vers la fin d’août, et ce fut au commencement de septembre qu’on la mit au cimetière. Les trois gerbes étaient encore dans la grange de Samuel Mignot, mari de feue Suzon. Ce Samuel était soupçonné de juiverie, et j’ai ouï dire une fois au diacre de Saint-Nicolas que le père de Samuel faisait le sabbat, avec bien d’autres, dans la ferme abandonnée qui est au bord de la grève, devant le bourg… Donc les trois gerbes… non… c’est Suzon Mignot… mais si fait, je dis bien : les trois gerbes qui restaient dans la grange…

— Bavard ! bavard ! bavard ! prononça par trois fois sous l’arche la voix mystérieuse.

Le moine se tut, mais ce fut pour ajouter aussitôt :

— Bavarder n’est pas mon défaut, mais pour une fois, si j’ai bavardé, eh bien ! je ferai pénitence.

— Jeannin, mon ami, se reprit-il, que cet exemple te profite ; tu es enclin à parler longuement. Dis-moi, en peu de paroles, ce qu’un pauvre vieux moine convers peut faire pour ton duc François, et dépêche !

Le bon écuyer ne demandait pas mieux que d’être bref.

— Vous m’avez dit, mon frère, répondit-il, que vous étiez comme les deux doigts dans la main avec Guy Legriel, premier sergent des archers de la communauté.

— J’ai dit la vérité.

— Par vous et par lui, continua Jeannin, pourriez-vous faire qu’une demi-douzaine de bons compagnons comme moi eût entrée dans l’enceinte du couvent ?

— Tu n’as pas besoin de moi pour entrer, petit Jeannin ; la porte est tous les jours ouverte.

— Les bons compagnons dont je vous parle, répliqua Jeannin en baissant la voix, seraient armés…

— Voire ! interrompit Bruno, veux-tu me faire finir mes jours dans l’in-pace ? Des gens armés au couvent ! Benedicamus Domino ! Legriel n’y peut rien, le bon camarade qui est à jeun chaque matin jusqu’à l’heure de sa première tasse. Qui accuserait-on ? le tourier. Connais-tu les cachots, petit Jeannin ? Celui où messire Aubry, le père de ton jeune seigneur, fut enfermé vers l’an cinquante, est libre et vacant. Six pieds cubiques taillés au vif du roc ! On a de quoi se retourner, j’espère ! Nenni, nenni, mon homme ! tu en as assez dit : jete dispense du reste !

— S’il vous plaisait m’écouter… insista Jeannin.

— Point, point, cela ne me plaît pas. On m’a promis un lit pour cette nuit dans la tente du gruyer juré, qui est dressée là-bas au nord de la rivière. J’y devrais être déjà. Bonsoir, petit Jeannin !

Le brave écuyer ne répondit pas. Il s’assit sur le parapet du pont et mit sa tête entre ses mains. Frère Bruno descendit jusqu’à la berge et se prit à cheminer au bord de l’eau, le long des buissons de saules blancs et d’aunes. En cheminant, vous pensez bien qu’il causait avec lui-même.

— Peur ? se disait-il, de quoi aurais-tu peur ?

— Qui te parle d’avoir peur ?

— Je te sens, parbleu, mon cousin ! Tu tremblotes comme un vieux chat !

— Devisons d’autre chose. As-tu vu ce Jeannin ! Le roi ! le duc ! Que me fait le duc ? Je suis sujet du roi, et je suis charge d’un poste de confiance. Si le roi et le duc ont des affaires ensemble…

Le feuillage des aunes s’agita tout auprès de lui.

— Le roi s’est moqué de toi ! dit cette voix aigrelette et contenue qui naguère s’était fait entendre sous l’arche.

Frère Bruno pressa le pas. Mais l’agitation des saules blancs et des aunes semblait le suivre. On eût dit que tous ces buissons avaient la fièvre sur son passage. Le frisson se communiquait de l’un à l’autre, et les touffes de feuillage frémissaient à tour de rôle. Pas un souffle de vent dans l’air. Le tonnerre grondait au lointain, et les éclairs embrasaient l’horizon à de longs intervalles, du côté de la haute mer.

Frère Bruno ne parlait plus, mais il pensait :

— Pourvu que j’arrive à la tente du gruyer juré avant l’orage !

— Tu n’y arriveras pas ! prononça la voix qui répondait à sa pensée.

Et de la feuillée frémissante, ce refrain monotone incessamment sortait :

— Le roi s’est moqué de toi ! le roi s’est moqué de toi !