L’Homme de neige/13

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 54-86).


XIII


Il nous est permis, pendant que cette dépêche court après le baron, de courir nous-mêmes au chalet de Bœtsoï, d’où ce brave danneman voulait emmener Christian sans autre arme qu’une corde et un bâton ferré.

— Attendez ! dit le major, il faut que notre ami soit équipé et armé. Votre épieu est bon, maître Joë ; mais un bon coutelas norvégien sera meilleur, et un bon fusil ne sera pas de trop.

Cédant aux instances du major et du lieutenant, Christian dut endosser une veste de peau de renne et chausser des bottes de feutre sans semelle et sans couture, chaussure souple comme un bas, ne glissant jamais sur la glace ou la neige, et impénétrable au froid. Puis l’ayant armé et muni de poudre et de balles, les amis de Christian lui mirent sur la tête un bonnet fourré, et l’on tira au sort les places pour la chasse.

— J’ai le numéro 1 ! s’écria le major tout joyeux ; c’est donc moi qui cède ma place à Christian et qui me poste à cent pas derrière lui ; le lieutenant est à ma gauche, le caporal à ma droite, à cent pas aussi de chaque côté. Partez donc et comptez vos pas ; nous suivrons quand vous aurez compté cent, et que vous nous ferez signe.

Toutes choses ainsi réglées, le danneman et Christian ouvrirent la marche, et chacun suivit, en observant les distances convenues. Christian s’étonnait de cet ordre de bataille dès le départ.

— L’ours est-il donc si près, demanda-t-il à son guide, que l’on n’ait pas dix fois le temps de se poster à l’approche de sa tanière ?

— Le malin est très-près, répondit le danneman. Jamais malin n’est venu prendre ses quartiers d’hiver si près de ma maison. Je me doutais si peu qu’il fût là, que dix fois je suis passé presque sur son trou sans pouvoir supposer que j’avais un si beau voisin.

— Il est donc beau, notre ours ?

— C’est un des plus grands que j’aie vus ; mais commençons à parler bas : il a l’ouïe fine, et, avant un quart d’heure, il ne perdra pas une de nos paroles.

— Vos filles n’étaient pas effrayées d’un pareil voisinage ? dit Christian en se rapprochant du danneman et en baissant la voix pour lui complaire, car ses appréhensions lui paraissaient exagérées.

À cette question, Joé Bœtsoï roidit sa grosse tête sur ses larges épaules et regarda Christian de travers.

— Herr Christian, mes filles sont d’honnêtes filles, dit-il d’un ton sec.

— Est-ce que j’ai eu l’air d’en douter, herr Bœtsoï ? dit Christian étonné.

— Ne sais-tu pas, reprit le danneman en faisant un effort pour prononcer un nom qui lui répugnait, ne sais-tu pas que l’ours ne peut rien contre une vierge, et que, par conséquent, une honnête fille peut aller lui arracher des griffes sa chèvre ou son mouton sans rien craindre ?

— Pardon, monsieur le danneman, je ne le savais pas ; je suis étranger, et je vois qu’on apprend du nouveau tous les jours. Mais êtes-vous bien sûr que l’ours soit si respectueux envers la chasteté ? Mèneriez-vous une de vos filles avec vous en ce moment ?

— Non ! les femmes ne peuvent pas laisser leur langue en repos ; elles avertissent le gibier par leur caquet. C’est pour cela qu’il ne faut point de filles ni de femmes à la chasse.

— Et, si par hasard, vous voyiez l’ours poursuivre les vôtres, vous ne seriez pas effrayé ? vous ne tireriez pas dessus ?

— Je tirerais dessus pour avoir sa peau, mais je ne serais pas inquiet pour mes filles. Je te répète que je suis sûr de leur conduite.

— Mais votre sœur la sibylle, elle a sans doute été mariée ?

— Mariée ? dit le danneman en hochant la tête.

Puis il reprit avec un soupir :

— Mariée ou non, Karine ne craint rien des mauvaises langues.

— Les mauvaises langues viennent-elles jusqu’ici vous tourmenter, maître Joë ? J’aurais cru que, dans ce désert…

Le danneman haussa les épaules, et prit, sans répondre, une figure mécontente.

— Vous ai-je encore déplu sans le savoir ? lui demanda Christian quelques instants après.

— Oui, répondit le danneman, et, comme il n’est pas bon d’aller ensemble où nous allons quand on a quelque chose sur le cœur, je veux savoir pourquoi tu m’as demandé si Karine avait peur de l’ours. Je n’irai pas plus avant, que je ne sache si tu as eu une mauvaise pensée contre elle ou contre moi.

Devant cet appel à sa sincérité, fait avec une sorte de grandeur antique, Christian se sentit embarrassé de répondre. Il avait, en questionnant Bojtsoï sur Karine, cédé à un mouvement de curiosité qui tenait à des causes mystérieuses en lui-même, et qu’il lui était impossible d’expliquer. Il crut s’en tirer par une rectification du fait.

— Maître Joë, dit-il, je n’ai pas demandé si votre sœur avait peur de l’ours, mais si elle avait été mariée, et je ne vois rien d’offensant dans ma question.

Le paysan le troubla par un regard d’une pénétration extraordinaire.

— La question ne m’offense pas, dit-il, si tu peux me jurer n’avoir écouté, avant de venir chez moi, aucun mauvais propos sur ma famille.

Et, comme Christian, se rappelant les paroles du major, hésitait à répondre, Bœtsoï reprit :

— Allons, allons ! j’aime mieux que tu ne mentes point. Tu n’as pas de raisons pour être mon ennemi, et tu peux me dire ce que l’on t’a raconté de l’enfant du lac.

— L’enfant du lac ! s’écria Christian. Qu’est-ce que l’enfant du lac ?

— Si tu ne sais rien, je n’ai rien à te dire.

— Si fait, si fait ! reprit Christian… Je sais… Je crois savoir…. Parlez-moi comme à un ami, maître Joë. L’enfant du lac est-il le fils de Karine ?


— Non, répondit le danneman, dont la physionomie s’anima d’une singulière exaltation. Il était bien à elle, mais il n’avait pas été conçu et enfanté comme les autres. Karine a eu du malheur, comme il en arrive aux filles qui apprennent des choses au-dessus de leur état, et qui lisent dans les livres d’une religion que nous ne devons plus connaître ; mais elle n’a pas fait le mal qu’on dit. J’ai été trompé là-dessus comme les autres, moi qui te parle ! Il fut un temps, j’étais encore bien jeune alors, où je voulais envoyer une balle dans la tête d’un homme dont Karine parlait trop dans ses rêves ; mais Karine a juré à notre mère et à moi qu’elle haïssait cet homme-là. Elle l’a juré sur la Bible, et nous avons dû la croire. L’enfant a été nourri dans la montagne par une daine apprivoisée, qui suivait Karine comme une chèvre. Elle demeura plus d’un an seule avec lui dans une autre maison que nous avons, bien plus haut que celle où tu es entré. Quand l’enfant a été sevré, nous l’avions reçu chez nous et nous l’aimions. Il grandissait, il parlait et il était beau ; mais, un jour, il est parti comme il était venu, et Karine a tant pleuré, que son esprit s’est envolé pendant longtemps après lui. Il y a bien du mystère là-dessous. Ne sait-on pas qu’il y a des femmes qui mettent des enfants au monde par la parole seulement, de la même manière qu’elles les ont conçus, en respirant trop l’air que les trolls de nuit agitent sur les lacs ? Karine avait trop demeuré là-bas, et on sait bien que le lac de Waldemora est mauvais. En voilà assez là-dessus. C’est le secret de Dieu et le secret des eaux. Il ne faut pas mal penser de Karine. Elle ne travaille pas, elle ne sert à rien qui se compte et qui se voie dans une maison ; mais elle est de celles qui, par leur savoir et leurs chants, portent bonheur aux familles. Elle voit ce que les autres ne voient pas, et ce qu’elle annonce arrive d’une manière ou de l’autre. C’est assez parlé, je te dis, car nous voilà devant le fourré, et, à présent, il ne faut plus penser qu’au malin. Écoute-moi bien, et ensuite plus un mot, plus un seul, quand même il irait de la vie…

— Quand même il irait de la vie, dit Christian ému et frappé du mystérieux récit du danneman, il faut que vous me parliez de cet enfant qui a été élevé chez vous. N’avait-il pas aux doigts quelque chose de particulier ?

La figure du danneman se colora, malgré le froid, d’une vive rougeur.

— Je vous ai dit, reprit-il d’un ton irrité, tout ce que je voulais dire. Si c’est pour m’insulter dans l’honneur de ma famille que vous êtes venu manger mon pain et tuer mon gibier, prenez garde à vous ou renoncez à la chasse, herr Christian, car, aussi vrai que je me nomme Bœtsoï, je vous laisse seul avec le malin.

— Maître Bœtsoï, répondit Christian avec calme, cette menace m’effraye beaucoup moins que la crainte de vous affliger. Je vous permets de me laisser seul avec le malin, si bon vous semble : je tâcherai d’être plus malin que lui ; mais je vous prie de ne pas emporter de moi une mauvaise opinion. Nous reprendrons cet entretien, je l’espère, et vous comprendrez que jamais la pensée d’outrager l’honneur de votre famille n’a pu entrer dans mon esprit.

— C’est bien, reprit le danneman ; alors parlons du malin. Ou il fuira lestement avant que nous ayons gagné sa tanière, et alors tu tireras sur lui, ou il acceptera le combat et se lèvera debout. Tu sais bien où est la place du cœur, et, avec ce bon couteau, il faudrait que la main te tremblât pour le manquer. Fais attention à une seule chose, c’est qu’il ne désarme pas ta main droite avant d’avoir saisi ton bras gauche, car il voit très-bien les armes, et il a plus de raisonnement qu’on ne pense. Vas-y donc doucement et tranquillement, sans te presser. Tant que le malin n’est pas blessé, il n’est pas insolent, et il ne sait pas bien ce qu’il veut faire. Quelquefois il grogne et se laisse approcher. Quant à moi, j’ai coutume de lui parler et de lui promettre de ne lui faire aucun mal : ce n’est pas mentir que de mentir à une bête. Je te conseille donc de lui dire quelque parole caressante : il a assez d’esprit pour comprendre qu’on le flatte, il n’en a pas assez pour deviner qu’on le trompe. Et maintenant, attends que je voie si ces messieurs prennent bien la direction qu’il faut pour cerner la tanière ; car, si la bête nous échappait, il ne faudrait pas qu’elle pût échapper aux autres. Je reviens dans cinq minutes.

Christian resta seul dans un site étrange. Depuis le chalet, il avait fait avec son guide environ une demi-lieue au sein d’une forêt magnifique jetée en ondes épaisses et larges sur le dos de la montagne. La profusion des beaux arbres dans ces régions et la difficulté de les transporter pour l’exploitation sont cause de la prodigalité pour ainsi dire méprisante, on oserait même dire impie, avec laquelle sont traitées ces nobles productions du désert. Pour faire le moindre outil, le moindre jouet (les pâtres dalécarliens, comme les pâtres suisses, taillent et sculptent très-adroitement le bois résineux), on sacrifie sans regret un colosse de verdure, et souvent, pour ne pas se donner la peine de l’abattre, on met le feu au pied : tant pis si l’incendie se propage et dévore des forêts entières ! En beaucoup d’endroits, on voit des bataillons de monstres noirs se dresser sur la neige, ou, dans l’été, sur une plaine de cendres. Ce sont des tiges calcinées qui ne servent plus de retraite à aucun animal, et où règnent le silence et l’immobilité de la mort[1]. Ceux qui chassent en Russie s’affligent de trouver dans les splendides forêts du Nord la même incurie et les mêmes profanations.

Le lieu où Christian se trouvait n’avait été ni brûlé ni abattu ; il offrait une scène de bouleversement moins irritante, le spectacle d’un abandon imposant et d’une destruction grandiose, due aux seules causes naturelles : la vieillesse des arbres, les éboulements du sol, le passage des ouragans. C’était l’aspect d’une forêt vierge qui aurait été saisie dans les glaces voyageuses des mers polaires. Les grands pins fracassés s’appuyaient tout desséchés sur leurs voisins verts et debout, mais dont ils avaient brisé la tête ou les maîtresses branches par leur chute. D’énormes rochers avaient roulé sur les pentes, entraînant un monde de plantes qui s’étaient arrangées pour vivre encore, tordues et brisées, ou pour renaître sur ces débris communs. Ce cataclysme était déjà ancien de quelques années, car de jeunes bouleaux avaient poussé sur des éminences qui n’étaient que des amas de détritus et de terres entraînées. Au moindre vent, ces arbres, déjà beaux, balançaient les glaçons au bout de leurs branches légères et pendantes avec un bruit rapide et sec qui rappelait celui d’une eau courant sur les cailloux.

Ce lieu sauvage était sublime. Christian voyait, à mille pieds au-dessous de lui, l’elf ou strœm (c’est ainsi qu’on appelle tous les cours d’eau) présenter les mêmes couleurs et les mêmes ondulations que s’il n’eût pas été glacé. À cette distance, il eût été impossible à un sourd de savoir s’il ne roulait pas ses flots avec fracas, car l’œil était absolument trompé par sa teinte sombre et métallique, toute boursouflée d’énormes remous blancs comme de l’écume. Pour Christian, dont l’oreille eût pu saisir le moindre bruit montant du fond de l’abîme, l’aspect agité de ce torrent impétueux contrastait singulièrement avec son silence absolu. Rien ne ressemble à un monde mort comme un monde ainsi pétrifié par l’hiver. Aussi le moindre symptôme de vie dans ce tableau immobile, une trace sur la neige, le vol court et furtif d’un petit oiseau, cause-t-il une sorte d’émotion. Cette surprise est presque de l’effroi, quand c’est un élan ou un daim dont la fuite retentissante éveille brusquement les échos endormis de la solitude.

Et cependant Christian ne songeait pas plus à admirer en ce moment la nature qu’à se préparer à combattre le malin. Une pensée douloureuse et terrible avait traversé son âme. Le récit bizarre du danneman, d’abord très-obscur à cause de son langage incorrect et de ses idées superstitieuses, venait de s’éclaircir et de se résumer dans son esprit. Cette sibylle rustique qui avait été séduite par le troll du lac, cet enfant mystérieux élevé dans le chalet du danneman, et disparu à l’âge de trois ou quatre ans, ces hallucinations de mémoire que Christian avait éprouvées durant le repas, et qui n’étaient peut-être que des souvenirs tout à coup réveillés…

— Oui, se disait-il, à présent, la mémoire ou l’illusion me revient. Les trois vaches perdues… il y a une vingtaine d’années, le coup de fusil qui a arrêté la quatrième… Il me semble que je l’entends, ce coup mortel, il me semble que je vois tomber la pauvre bête, et que je ressens l’impression de douleur et de regret que je ressentis alors ; ce fut peut-être la première émotion de ma vie, celle qui éveille en nous la vie du sentiment. Mon Dieu, il me semble que tout un monde oublié se ranime et se lève devant moi ! Il me semble que c’est là-bas, au tournant du rocher, sur le bord de ce talus à pic, d’un ton rougeâtre, que la scène s’est passée. Il me semble y être ! Était-ce moi ou mon âme dans quelque existence antérieure ?… Mais, si c’est moi, qui donc est mon père ? Quel est cet homme que le danneman a failli tuer lorsque le soupçon n’était pas encore endormi par la superstition ? Pourquoi la sibylle… ma mère peut-être !… a-t-elle frissonné tout à l’heure en touchant mes doigts ? Elle était plongée dans une sorte de rêve, elle n’a pas regardé ma figure ; mais elle a dit que j’étais le baron !… Et tout à l’heure, quand j’ai demandé au danneman si l’enfant n’avait pas aux mains un signe particulier, sa colère et son chagrin ne prouvent-ils pas qu’il avait remarqué et compris ce signe héréditaire, peut-être plus apparent chez l’enfant qu’il ne l’est maintenant, chez l’homme ?

» D’ailleurs, quand même il l’eût observé aujourd’hui chez moi, son esprit était loin de faire un rapprochement. Il ne lui est pas venu à la pensée de chercher à me reconnaître. Il n’a vu en moi qu’un étranger curieux et railleur qui lui demandait le secret de sa famille, et ce secret, c’est sa honte ; il aime mieux en faire une légende, un conte de fées. On l’offense en doutant du merveilleux qu’il invoque ; on l’irrite en lui disant que l’enfant avait peut-être les doigts faits comme ceux du baron Olaüs. Il n’y a, dit-on, que la vérité qui offense : j’avais donc deviné… La pauvre Karine n’a-t-elle pas été effrayée en me prenant pour son séducteur ?

» Son séducteur ! qui sait ? Cet homme, haï et méprisé de tous, lui a peut-être fait violence. Elle aura caché son malheur, elle aura exploité la croyance aux esprits de perdition, pour empêcher son jeune frère le danneman de s’exposer en cherchant à tirer vengeance d’un ennemi trop puissant. Pauvre femme ! Oui, certes, elle le hait, elle le craint toujours ; elle est devenue voyante, c’est-à-dire folle, depuis son désastre ; elle avait reçu une sorte d’éducation, puisqu’elle sait par cœur les antiques poésies de son pays, et, quand elle s’exalte, elle trouve, dans le souvenir confus de ces chants tragiques, des accents de menace et de haine. Enfin, rêverie spécieuse ou commentaire logique, je crois voir ici le doigt de Dieu qui me ramène à la chaumière d’où j’ai été enlevé… Pourquoi, et par qui… ? Est-ce le danneman, voyageur intrépide, qui m’a conduit au loin pour délivrer sa sœur d’un remords vivant, ou sa famille d’une tache brûlante ? Dois-je croire plutôt à la jalousie de la femme d’Olaüs, selon l’hypothèse rapportée par le major ?

Toutes ces pensées se pressaient dans le cerveau de Christian, et son âme était navrée d’effroi et de douleur. L’idée d’être le fils du baron Olaüs ne faisait que redoubler son aversion. En de telles circonstances, il ne pouvait voir en lui qu’un ennemi de l’honneur et du repos de sa mère.

— Qui sait encore, se disait-il, si ce n’est pas lui qui m’a fait enlever pour se dérober à quelque promesse, à quelque engagement contracté envers sa victime ? Ah ! s’il en était ainsi, je resterais dans ce pays. Sans chercher à me faire reconnaître, je me mettrais au service du danneman ; par mon travail et mon dévouement, certes je me ferais estimer de lui, aimer peut-être de cette famille qui est la mienne, et je pourrais m’efforcer de rendre, sinon la raison, du moins la tranquillité à cette pauvre voyante, comme j’avais réussi à ramener le calme dans les rêves de ma chère Sofia Goffredi. Bizarre destinée que la mienne, qui m’aurait ainsi condamné à avoir deux mères égarées par le désespoir ! Eh bien, cette condamnation imméritée, c’est un devoir qui m’est tracé pour arriver à quelque mystérieuse récompense. Je l’accepte. Karine Bœtsoï ne se rappelle peut-être pas qu’elle a perdu son enfant, mais elle retrouvera les soins et la protection d’un fils.

En ce moment, il sembla à Christian qu’on l’appelait. Il regarda devant lui et de tous côtés ; il ne vit personne. Le danneman lui avait dit de l’attendre, il devait revenir le chercher ; Christian hésita ; mais au bout d’un instant, un cri de détresse le fit bondir, saisir ses armes, et s’élancer dans la direction de la voix.

En escaladant avec une prodigieuse agilité les arbres renversés, les monceaux de débris durcis par la glace et les monstrueuses racines entrelacées, Christian arriva sans le savoir à vingt pas de la tanière de l’ours. L’animal terrible était couché entre lui et cet antre ; il léchait le sang qui teignait la neige autour de ses flancs. Le danneman était debout sur le seuil du repaire, pâle, les cheveux au vent et comme hérissés sur sa tête, les mains désarmées. Son épieu, brisé dans le flanc de l’ours, gisait auprès de l’animal, et, au lieu de songer à ôter son fusil de la bandoulière pour l’achever, Betsoï semblait fasciné par je ne sais quelle terreur, ou enchaîné par je ne sais quelle prudence inexplicable.

Dès qu’il aperçut Christian, il lui fit des signes que celui-ci ne put comprendre ; mais il devina qu’il ne fallait point parler, et visa l’ours. Heureusement, avant de tirer, il leva encore une fois les yeux sur Joë Bœtsoï, qui lui intima, par un geste désespéré, l’ordre de s’arrêter. Christian imita sa pantomime pour lui demander s’il fallait l’égorger sans bruit, et, sur un signe de tête affirmatif, il marcha droit à l’ours, qui, de son côté, se leva tout droit en grondant pour le recevoir.

— Vite, vite ! ou nous sommes perdus ! cria le danneman, qui avait pris son fusil et semblait guetter quelque chose d’invisible au fond de la tanière.

Christian ne se le fit pas dire deux fois. Présentant aux étreintes un peu affaiblies de l’ours blessé son bras enveloppé de la corde, il l’éventra proprement, mais sans songer que l’animal pouvait tomber en avant, et qu’il fallait se rejeter vivement de côté pour lui faire place. L’ours, heureusement, tomba de côté et entraîna Christian dans sa chute, mais sans que ses redoutables griffes, crispées par le dernier effort de la vie, pussent saisir autre chose que le pan de sa casaque. Ainsi enfoncé dans la neige et pour ainsi dire cloué par le poids et les ongles du malin sur le bord de son vêtement, Christian eut quelque peine à se débarrasser, et il y laissa une notable partie de la veste de peau de renne que lui avait prêtée le major ; mais il n’y songea guère. Le danneman était aux prises avec d’autres ennemis ; il venait de tirer au juger dans l’antre obscur, et un autre malin noir, jeune, mais d’assez belle taille, était venu à sa rencontre d’un air menaçant, tandis que deux oursons de la grosseur de deux forts doguins se jetaient dans ses jambes, sans autre intention que celle de fuir, mais d’une manière assez compromettante pour la sûreté de son équilibre. Le danneman, résolu à périr plutôt que de livrer passage à sa triple proie, s’était arc-bouté contre les troncs d’arbre qui formaient au repaire une entrée en forme d’ogive naturelle. Il luttait contre le jeune ours, que son coup de fusil avait blessé ; mais, ébranlé malgré lui par les petits, il venait de tomber, et le blessé, furieux, se jetait sur lui, quand Christian, sûr de son coup d’œil et de son sang-froid, brisa d’une balle la tête de l’animal, à un pied au-dessus de celle de l’homme.

— Voilà qui est bien, dit le danneman en se relevant avec agilité.

Mais les deux oursons lui avaient passé sur le corps, et il ne songeait qu’à ne pas les laisser échapper.

— Attendez, attendez ! lui dit Christian en suivant de l’œil les deux fugitifs, voyez ce qu’ils font !…

Les deux oursons s’étaient dirigés vers le cadavre de leur mère et s’étaient glissés et blottis sous ses flancs ensanglantés.

— C’est juste, dit le danneman en frottant son bras, que l’ours noir avait meurtri à travers la corde ; ce n’est pas à nous de les tuer. Nous avons chacun notre proie. Appelle tes camarades ; moi, je suis trop essoufflé, et puis j’ai eu peur, je le confesse Je l’ai échappé belle. Sans toi… Mais appelle donc. Je te dirai ça tout à l’heure.

Et, tandis que Christian appelait de toute la force de ses poumons, le danneman, un peu tremblant, mais toujours attentif, rechargeait à la hâte son fusil pour le cas où les oursons abandonneraient le corps de leur mère, et voudraient fuir avant l’arrivée des autres chasseurs.

Ils parurent bientôt, arrivant de trois côtés, avertis déjà par les coups de fusil, Larrson, le premier, criant victoire pour Christian à la vue de l’ourse énorme couchée à ses pieds.

— Prenez garde ! arrêtez-vous ! s’écria Christian. Notre ourse était pleine, elle vient de mettre bas deux beaux petits. Je vous demande grâce pour ces pauvres orphelins. Prenez-les vivants.

— Certes, répondit Larrson. À l’aide, camarades ! Il s’agit ici de faire des élèves !

On entoura le cadavre de l’ourse et on le souleva avec précaution, car il y a toujours à se méfier de l’ours qui paraît mort. On s’empara avec quelque peine des deux petits, qui déjà montraient les dents et les griffes, et qui furent liés et muselés avec soin ; après quoi, on eut le loisir d’admirer l’ample capture qu’avait recelée la tanière, et il y eut des regrets à demi exprimés que le danneman s’empressa de prévenir.

— Il faut que vous me pardonniez ce que j’ai fait, dit-il aux jeunes officiers. Je me doutais bien que cette grande bigarrée était une mère : l’ai-je dit, qu’elle était bigarrée ? Oh ! je l’avais bien vue ; mais je n’avais pas pu bien voir les petits, et, quant à l’ami, je ne l’avais pas vu du tout. On m’avait bien dit que souvent la mère emmenait dans son hivernage un jeune malin qui n’était ni le père de ses petits, ni même un individu de son espèce, pour défendre et conduire ses enfants, dans le cas où elle serait tuée. Je ne le croyais pas beaucoup, ne l’ayant jamais vu. À présent, je le vois et j’y croirai. Si je l’avais cru, j’aurais emmené deux de vous afin que chacun pût abattre une belle pièce ; mais qui pouvait s’attendre à cela ? Ne comptant pas tirer, je n’avais pris mon fusil que par précaution, dans le cas où le herr que je conduisais manquerait son coup et se mettrait en danger. Quant à l’épieu ferré, je croyais si peu m’en servir, que je n’avais pas seulement regardé si celui que je prenais était en bon état… Eh bien, voici ce qui est arrivé, continua le danneman en s’adressant à Christian. J’avais dit que je reviendrais te prendre après avoir posté les autres, et, quand cela a été fait, je pensais revenir droit sur toi ; mais il faut croire que quelque bête avait dérangé mes brisées de la nuit dernière ; car, sans m’égarer précisément, j’ai passé devant la tanière et je ne me suis reconnu que quand il était trop tard pour reculer, La maligne m’avait entendu ; elle revenait sur moi, parce qu’elle avait des petits. J’ai essayé de lui faire peur avec mes bras pour la faire rentrer chez elle ; elle n’a pas voulu avoir peur, elle s’est levée. Je lui ai fendu le ventre, il le fallait bien, et, en même temps, j’ai appelé par deux fois. Au bruit de ma voix, l’ami s’est montré à l’entrée de la maison, et, pour l’empêcher de se sauver, j’ai couru me mettre devant, sans songer que mon épieu était resté brisé auprès de la mère. Je la croyais morte ; mais, quand j’ai été là, elle s’est relevée, recouchée et relevée deux fois. Alors le temps m’a paru bien long avant de te voir arriver, herr Christian ; car, d’un côté, j’avais la mère, qui, d’un moment à l’autre, pouvait retrouver la force de se jeter sur moi, et, de l’autre côté, l’ami, qui s’était reculé au fond du trou et qui attendait ce renfort pour me chercher querelle, sans compter les deux petits, que je m’attendais bien à avoir dans les jambes quand la bataille serait engagée. Pour faire face à tout cela, je n’avais qu’un coup de fusil, et ce n’était pas assez, je n’osais pas seulement coucher en joue, car, à la vue de l’arme braquée, les malins se décident plus vite. J’ai eu peur, je peux bien l’avouer sans honte, puisque je n’ai pas lâché pied, et que voilà les quatre pièces dans nos mains. J’ai attendu, ça m’a paru un an, et pourtant je crois que tu es venu vite, herr Christian, puisque tout s’est bien passé…, oui, très-bien passé, je dis, et tu es un homme ! Je suis fâché qu’il y ait eu auparavant trois mots de fiel entre nous deux. Cela est oublié, et je te dois mon cœur comme je te dois ma vie. Embrassons-nous, et considère que je t’embrasse comme si tu étais mon fils.

Christian embrassa avec effusion le Dalécarlien, et celui-ci raconta aux autres comment, après avoir lestement achevé l’ours corps à corps, le jeune homme avait tué l’ami fort à propos, à deux pouces de sa chrétienne figure. Christian dut défendre sa modestie de l’exagération du danneman quant à ce dernier point ; mais, comme Bœtsoï, enthousiasmé, n’en voulut rien rabattre et qu’il n’y avait aucun moyen d’aller aux preuves, l’exploit du jeune aventurier prit des proportions colossales dans l’imagination de Larrson et de ses amis. Leur estime pour lui augmenta d’autant, et il n’y a point trop lieu de s’en étonner. La présence d’esprit est la faculté du vrai courage. On plaint celui qui succombe, on admire celui qui réussit. Sans consentir à s’admirer lui-même, Christian éprouvait une vive satisfaction d’avoir acquis des droits à l’amitié du danneman, qu’il s’obstinait à regarder désormais comme son proche parent ; mais il se garda bien de revenir à ses imprudentes questions. et il résolut de chercher ailleurs la vérité, dût-il y perdre beaucoup de temps et y dépenser beaucoup de patience.

Les deux ours morts, et surtout la mère, étaient d’un poids considérable, plus de quatre cents livres entre eux deux. Les traîner dans les aspérités du terrain, d’où l’on avait peine à se tirer soi-même, semblait impossible. Des chevaux mêmes n’en fussent pas venus à bout. Comme le jour allait bientôt décroître, et que l’on voulait rejoindre la chasse du baron, on se trouvait embarrassé de richesses. Les oursons mêmes, qui ne voulaient pas marcher, devenaient fort incommodes.

— Allez-vous-en, dit le danneman ; avec mes enfants, j’aurai bientôt abattu deux ou trois jeunes arbres et fabriqué une claie sur laquelle nous chargerons le tout, et que nous ferons glisser jusque chez moi. De là, je vous enverrai la prise par mon traîneau et mon cheval, et tout cela vous arrivera dans deux heures à votre bostœlle pour que vous puissiez montrer votre chasse à tous vos amis.

— Et nous renverrons demain les animaux morts, dit Larrson ; car c’est à vous seul que nous voulons confier le soin de les écorcher et de les préparer, N’est-ce pas votre avis, Christian ?

— Je n’ai pas d’autre avis que le vôtre, répondit Christian.

— Pardon ! reprit le major, nous avons acheté un ours au danneman : c’est celui que vous avez tué : il vous appartient, comme celui qu’il a tiré est à lui, s’il ne veut nous le vendre.

— Il les a tués tous deux, dit Christian ; je n’ai fait que les achever ; je n’ai droit à rien.

Il y eut un assaut de délicatesse où le danneman se montra aussi scrupuleusement loyal que les autres. Enfin Christian dut céder, et accepter l’ours femelle pour sa part. Les deux oursons furent payés comme un ours au danneman, qui dut accepter en toute propriété l’ami de madame l’ourse. Toutes choses ainsi réglées, le major et ses amis voulurent emmener Christian ; mais celui-ci refusa de les suivre.

— Je n’ai que faire, leur dit-il, à la chasse du baron, laquelle, m’avez-vous dit, n’a rien d’intéressant après celle-ci. Je n’ai, d’ailleurs, pas le temps de m’y rendre. Je dois rentrer au Stollborg le plus tôt possible pour m’occuper de ma représentation. Songez que, pour deux jours encore, je suis lié par un contrat au métier de fabulato. Je reste ici pour aider le danneman à emporter les malins ; après quoi, je profiterai de son traîneau pour retourner jusqu’au lac. N’oubliez pas que vous avez promis à M. Goefle et à moi de venir me voir au Stollborg.

— Nous irons après le souper et la comédie, répondit le major. Comptez sur nous.

— Et moi, dit le danneman à Christian, je vous réponds de vous faire arriver au lac avant la nuit.

Il n’y avait pas beaucoup de temps à perdre. Les officiers allèrent rejoindre leurs traîneaux de campagne, et le danneman, aidé de Christian, de son fils Olof et de sa fille aînée, qui étaient venus les retrouver, procéda avec une grande adresse et une grande promptitude à la confection de son traîneau à bras. Quand le gibier fut chargé, on le fit descendre promptement, les uns tirant, les autres poussant ou retenant, jusqu’au chalet.

Dès qu’on y fut arrivé, Christian chercha des yeux la voyante. Le rideau du lit était fermé et immobile. Était-elle encore là ? Il eût voulu revoir cette femme mystérieuse et tâcher de lui parler ; mais il n’osa pas approcher de son lit. Il lui sembla que le danneman ne le perdait pas de vue, et que toute apparence de curiosité lui eût beaucoup déplu.

La plus jeune des filles du danneman apporta de l’eau-de-vie fabriquée dans la maison, cette fameuse eau-de-vie de grain, dont plus tard Gustave III fit un monopole de l’État, créant ainsi un impôt onéreux et vexatoire qui lui fit perdre toute sa popularité, et qui, de fait, replongea dans la misère ce peuple qu’il avait délivré de la tyrannie des nobles. L’usage fréquent de l’eau-de-vie est-il une nécessité de ces climats rigoureux ? Christian le pensait d’autant moins que cette boisson, fabriquée par le danneman en personne, et dont il était fier, arrachait littéralement le gosier. Le brave homme pressait son hôte d’en boire largement, ne comprenant pas qu’après avoir tué deux ours, il n’éprouvât pas le besoin de s’enivrer un peu. Christian ne pouvait pousser jusque-là l’obligeance, et, bien qu’il eût souhaité être de force à griser Bœtsoï sans se griser lui-même, circonstance qui eût peut-être amené la prompte découverte du secret de la famille, il se borna à boire du thé laissé à son intention par le major, et qui lui fut servi bien chaud dans une tasse de bois très-délicatement taillée et sculptée par le jeune Olof.

Le jeune homme se sentait un peu humilié d’avoir pris le plaisir princier de tuer un ours aux dépens de ses amis ; car, en somme, cet ours appartenait au danneman, comme tout gibier appartient sans conteste à celui qui le découvre sur ses terres. On avait fait présent à Christian de sa capture, c’est-à-dire qu’on l’avait payée pour lui. Il apprit avec plaisir du danneman que ce payement n’avait pas encore été effectué, le major et ses amis n’ayant pas prévu que la chasse serait aussi abondante, et n’ayant pas apporté l’argent nécessaire. Christian s’informa du prix.

— C’est selon, dit le danneman avec fierté ; si on me laisse la bête, comme il arrive quelquefois, ce n’est rien qu’un remercîment que je dois à celui qui m’a aidé à l’abattre ; mais sans doute, herr Christian, tu souhaites garder la peau, les pattes, la graisse et les jambons ?

— Je ne souhaite rien de tout cela, dit en riant Christian. Qu’en ferais-je, bon Dieu ? Je vous prie de garder le tout, herr Bœtsoï, et, comme je présume que vous avez le droit, de vendre un peu plus cher à ceux qui prennent sur vos terres le plaisir de la chasse qu’à ceux qui achètent purement et simplement une denrée, je vous prie d’accepter trente dalers que j’ai là sur moi…

Christian acheva sa phrase en lui-même :

— Et qui sont tout ce que je possède.

— Trente dalers ! s’écria le danneman, c’est beaucoup

tu es donc bien riche ?

— Je le suis assez pour vous prier de les accepter.

Le danneman prit l’argent, le regarda ; puis il regarda les mains de Christian, mais sans en rien remarquer que la blancheur.

— Ton or est bon, dit-il, et ta main est blanche. Tu n’es pas un homme qui travaille, et pourtant tu manges le kakebroë comme un Dalécarlien. Ta figure est du pays et ton langage n’en est pas… Les habits que tu avais en venant ici ne sont pas plus beaux que les miens. Ce que je vois, c’est que tu es fier ; c’est que tu ne veux pas que tes amis, qui t’ont cédé le plaisir de tuer le malin, dépensent encore leur argent pour toi.

— Précisément, herr Bœtsoï, vous y voilà.

— Sois tranquille. Joë Bœtsoï est un honnête homme ; il ne recevra rien de tes amis, puisque tu lui laisses ton gibier. Quant à accepter de toi une récompense… cela dépend. Peux-tu me jurer, sur l’honneur, que tu es un jeune homme riche, un fils de famille ?

— Qu’importe ? dit Christian.

— Non, non, reprit le danneman ; tu m’as sauvé la vie, je ne t’en remercie pas, c’est ce que j’aurais fait pour toi ; mais tu es un fin tireur, et, de plus, tu es un homme qui sait écouter un autre homme. Si, quand je t’ai fait signe là-bas, tu n’avais pas voulu aller comme je voulais, nous étions dans un mauvais pas tous les deux… et moi surtout, sans épieu et le bras mal entouré. Je suis content de toi, et je voudrais que mon fils fût de ta mine et de ton caractère, car tu es un garçon hardi et doux ; donc, si tu n’es pas riche, ne fais pas avec moi semblant d’être riche. À quoi sert ? Je ne suis pas dans la misère, moi ! Je ne manque de rien selon mes besoins, et, si tu manquais de quelque chose, tu pourrais t’adresser à Joë Bœtsoï, qui ne serait pas en peine de trouver trente dalers et même cent, pour rendre service à un ami.

— J’en suis bien certain, herr Bœtsoï, répondit Christian, et je viendrais à vous avec confiance, non pas pour vous demander cent ni trente dalers, mais de l’ouvrage à votre service. Il n’est pas dit que cela n’arrivera point ; mais, si cela arrivait, j’aurais bien plus de plaisir à me présenter après vous avoir payé ce qui vous est dû et ce qu’un riche vous payerait. Je ne suis pas venu ici en qualité de pauvre, vous ne me devez rien.

— Je ne veux rien, dit le danneman, reprends ton argent, et viens me trouver quand tu voudras. Que sais-tu faire ?

— Tout ce que vous m’apprendrez, je le saurai vite.

Le danneman sourit.

— C’est-à-dire, reprit-il, que tu ne sais rien ?

— Je sais tuer les malins, au moins !

— Oui, et très-bien. Tu sais même manier la hache et tailler le bois. J’ai vu cela. Mais sais-tu voyager ?

— C’est ce que je sais le mieux.

— Dormir sur un banc ?

— Et même sur une pierre.

— Sais-tu le lapon, le samoïède, le russe ?

— Non, je sais l’italien, l’espagnol, le français, l’allemand et l’anglais.

— Ça ne me servira de rien, mais ça me prouve que tu peux apprendre à parler de plusieurs manières. Eh bien, reviens quand tu voudras, avant la fin du mois de thor (janvier), et, si tu veux aller à Drontheim, et même plus loin, je serai content de ne pas voyager seul… Ou bien, si j’emmène Olof, qui me tourmente pour commencer à courir, tu garderas ma maison. Mes deux filles sont fiancées, je t’en avertis. Évite de donner de la jalousie à leurs fiancés, ce serait à tes risques. Soigne la tante Karine ; elle est douce, mais il ne faut pas la contrarier : je l’ai défendu une fois pour toutes.

— Je la soignerai comme ma mère, répondis Christian ému ; mais, dites-moi, est-elle malade ou infirme ? Pourquoi… ?

— On te dira cela, si tu restes à la maison. Que veux-tu gagner à mon service ?

— Rien.

— Comment, rien ?

— Le pain et l’abri, n’est-ce pas assez ?

Herr Christian, dit le danneman en fronçant le sourcil, tu es donc un paresseux ou un mauvais sujet, que tu ne songes pas à l’avenir ?

Christian vit qu’en montrant trop de désintéressement, il avait fait naître la méfiance.

— Connaissez-vous M. Goefle ? dit-il.

— L’avocat ? Oui, très-bien ; c’est moi qui lui ai vendu son cheval, un bon cheval, celui-là, et un brave homme, l’avocat !

— Eh bien, il vous répondra de moi. Aurez-vous confiance ?

— Oui, c’est convenu. Reprends ton argent.

— Et si je vous priais de me le garder ?

— C’est donc de l’argent volé ? s’écria le danneman redevenu méfiant.

Christian se mit à rire en s’avouant à lui-même qu’il était un diplomate très-maladroit.

— Croyez-moi, dit-il au danneman, je suis un homme simple et sincère. Je ne suis pas habitué à être cru sur parole ; ma figure paraît bonne à tout le monde. Si vous ne prenez pas mes trente dalers aujourd’hui, le major voudra vous les donner demain, et c’est ce qui me blesse.

— Le major ne me donnera rien, parce que je n’accepterai rien, répondit le danneman avec vivacité. C’est donc toi qui doutes de moi, à présent.

Christian dut renoncer à laisser sa mince fortune dans cette maison, qui servait peut-être d’asile à sa mère. Ce débat de délicatesse eût pu dégénérer en querelle, vu que le danneman arrosait largement d’eau-de-vie son naïf orgueil de paysan libre. D’ailleurs, le traîneau était prêt, et Christian devait partir. Pour rien au monde, il n’eût voulu manquer les deux représentations qui devaient le mettre à la tête de cent dalers, et lui permettre, par conséquent, d’embrasser, sans rien devoir à personne, le nouveau genre de vie qu’il rêvait.

Il croyait que le danneman comptait l’accompagner ; mais, au lieu de monter dans le traîneau, Bœtsoï remit les rênes à son fils, en lui recommandant d’aller prudemment et de revenir de bonne heure.

— J’espérais avoir le plaisir de votre compagnie jusqu’à Waldemora, dit Christian au danneman.

— Non ! répondit celui-ci, je ne vais pas à Waldemora, moi ! Il faut que j’y sois forcé ! Adieu, et au revoir !

Il y avait tant de hauteur et de dédain dans le ton du danneman en parlant de Waldemora, que Christian, en lui serrant la main, craignit qu’il ne s’aperçût de la conformation de ses doigts, et que cette ressemblance, fortuite ou fatale, ne détruisît toute leur amitié ; mais la difformité était si légère, et le danneman avait la main si rude, qu’il ne s’aperçut de rien et envoya encore plusieurs fois de loin un adieu cordial à son hôte.

Malgré les recommandations de son père, Olof gagna le fond de la vallée au triple galop de son petit cheval, debout, lui, sur l’avant du véhicule et les rênes entortillées autour du bras, au risque d’être lancé au loin dans une chute et d’avoir tout au moins les deux poignets démis.

  1. Ce n’est que très-récemment que l’État s’est préoccupé, trop tard peut-être, d’arrêter ces dévastations en Suède.