L’Homme de neige/2

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 55-92).


II


Que faisait Cristiano pendant toutes les péripéties de l’installation de M. Goefle ? Le lecteur a bien deviné que le lutin railleur, errant autour du pauvre Ulph dans la cuisine et dans la cave, n’était autre que notre aventurier à la recherche de son souper. Les douleurs et les angoisses d’Ulphilas lui avaient permis de prendre, presque sous son nez, les mets les plus portatifs de la cuisine. Quant à la cave, il avait été moins heureux. En soufflant la lumière du poltron, il s’était trouvé dans une si complète obscurité, qu’il avait craint d’être enfermé à jeun dans ce souterrain, et qu’il avait rebroussé chemin au plus vite, se consolant par la pensée qu’il reprendrait les bouteilles montées par Ulph dans un moment plus favorable.

Durant le quart d’heure qu’il avait perdu à explorer avec précaution le passage secret du salon de l’ourse (passage dont nous parlerons plus tard, et d’où il ne sortit pas sans peine, pour s’introduire furtivement dans le logement de M. Stenson), notre aventurier n’avait pu signaler l’arrivée de M. Goefle. Il pensa donc que les apprêts du souper étaient en vue du vieux régisseur. Puis, avant de reprendre possession du local qu’il s’était choisi, il avait voulu se mettre en quête du souper de son âne, et il avait erré dans la petite cour attenante à l’enceinte du préau quelques moments après le dernier accès de terreur d’Ulphilas, et il n’avait pas pu jouir de la réjouissante apparition de M. Goefle en bonnet de nuit, conduisant triomphalement l’âne à l’écurie, avec son kobold en habit rouge. Comme il explorait tout et ouvrait toutes les portes qui n’étaient pas trop cadenassées, Cristiano découvrit enfin celle de l’écurie, et se réjouit de voir maître Jean soupant de bon appétit et foulant une épaisse litière de mousse sèche, en compagnie d’un joli cheval noir qui paraissait l’accueillir de bonne grâce.

— Vraiment, pensa Cristiano en caressant le noble animal, les bêtes sont parfois plus raisonnables et plus hospitalières que les hommes. Depuis deux jours que nous voyageons dans ce pays froid, Jean a été un sujet d’étonnement, de peur ou de répugnance dans plusieurs maisons et villages de paysans, et moi-même, malgré les mœurs affables du pays, me voilà tombé dans je ne sais quel repaire d’esprits chagrins ou préoccupés, où je suis forcé d’aller à la maraude comme un soldat en campagne, tandis que ce bon cheval, sans demander à Jean la raison de ses longues oreilles, lui fait place au râtelier, et le considère d’emblée comme un de ses semblables. Allons, Jean, bonne nuit, mon camarade ! Si je te demandais qui t’a amené ici et servi à souhait, tu n’aurais peut-être pas la complaisance de me répondre, et, si je ne te voyais attaché par la corde, je penserais que tu as eu l’esprit d’y venir de toi-même. Quoi qu’il en soit, je vais faire comme toi et souper sans aucun souci du lendemain.

Cristiano referma l’écurie et rentra dans la salle de l’ourse, où l’attendait l’agréable surprise d’un couvert servi en belle vaisselle et en lourde argenterie, sur une nappe bien blanche, sauf quelques taches de confitures laissées par Nils autour de son assiette.

— Tiens ! se dit gaiement l’aventurier, ils ont fini, ou bien ils ont commencé par le dessert ! Mais qui diable s’est installé là en mon absence ? Puffo n’eût pas été si délicat que de mettre un couvert ; ce n’est guère son habitude en voyage. D’ailleurs, il est allé chercher fortune au château neuf ; autrement, je l’eusse rencontré dans mon exploration du vieux château. Et puis je n’ai jamais compté sur ce camarade-là pour la moindre assistance. S’il a trouvé, dans une cuisine quelconque, un coin pour s’attabler, je suis bien sûr qu’il ne songe guère à moi, et j’ai fort bien fait de songer à moi-même. C’est égal, si, par hasard, il revenait dormir ici, il ne faut pas que le pauvre diable gèle à la porte de ce manoir.

Cristiano alla rouvrir la porte du préau, que Ulph n’avait pas manqué de refermer après l’arrivée de M. Goefle, et il revint avec la résolution bien arrêtée de se mettre à table n’importe avec qui, de gré ou de force.

— C’est mon droit, se disait-il encore ; la table est vide, et j’apporte de quoi la remplir agréablement. Si j’ai ici un compagnon, pour peu qu’il soit aimable, nous ferons bon ménage ensemble ; sinon, nous verrons qui des deux mettra l’autre dehors.

En devisant ainsi, Cristiano alla voir si on n’avait pas touché à son bagage. Il le trouva rangé dans le coin où il l’avait caché et où personne ne l’avait aperçu. Il examina alors la malle, la valise et les effets de M. Goefle, épars sur des chaises, le linge bien plié, tout prêt à être emporté dans quelque armoire, les habits étendus sur les dossiers des siéges pour se défriper ; enfin la valise vide, sur le couvercle de laquelle il lut ces mots : M. Thormund Goefle, avocat à Gevala et docteur en droit de la Faculté de Lund.

— Un avocat ! pensa l’aventurier. Eh bien, ça parle, un avocat ! ça doit toujours avoir un peu d’esprit ou de talent. Ce me sera une agréable compagnie, pour peu qu’il ait le bon sens de ne pas juger l’homme sur l’habit. Où peut-il s’être fourré, cet avocat ? C’est quelque invité aux fêtes du château de Waldemora, qui, comme moi, aura trouvé la maison pleine, ou qui, par goût, aura choisi ce romantique manoir pour son gîte, ou bien plutôt c’est l’homme d’affaires du riche baron, car, en ce pays de castes et de vieilles haines, les bourgeois ne sont peut-être pas invités à se réjouir avec les nobles. Que m’importe ! L’avocat est sorti, voilà ce qu’il y a de certain. Il aura été causer avec l’ancien régisseur, ou bien il est dans cette chambre à deux lits dont on m’a parlé, et dont je ne vois point la porte. La chercherai-je ? Qui sait s’il n’est pas couché ? Oui, voilà le plus probable. On aura voulu le servir, il aura refusé, se contentant de confitures et ne souhaitant que son lit. Qu’il dorme en paix, le digne homme ! moi, je m’arrangerai très-bien de ce grand fauteuil, et, si j’ai froid… parbleu ! voilà une magnifique pelisse fourrée et un bonnet de voyage en martre zibeline qui me garantiront le corps et les oreilles. Voyons si j’y serai à l’aise !… Eh ! oui, fort bien ! pensa Cristiano en endossant la pelisse et en coiffant le bonnet. Quand je songe que j’ai travaillé dix ans à des choses sérieuses pour ne pas avoir de quoi revêtir d’un bon manteau mon pauvre corps, aujourd’hui fourvoyé dans les régions hyperboréennes !

Cristiano avait étalé ses provisions sur la table, savoir : une langue de Hambourg fort appétissante, un jambon d’ours fumé à point et un superbe tronçon de saumon fumé et salé.

Pour manger plus à l’aise, il allait se débarrasser de la toilette de voyage du docteur, lorsqu’il lui sembla entendre un bruit de clochettes passer sous l’unique fenêtre de la salle de l’ourse. Cette grande fenêtre, située vis-à-vis du poêle, était cependant garnie d’un double châssis vitré, comme dans toutes les demeures confortables, anciennes ou modernes, des pays septentrionaux ; mais le châssis extérieur attestait l’état d’abandon du Stollborg. Presque toutes les vitres étaient brisées, et, comme le vent avait cessé, on entendait distinctement les bruits extérieurs, les masses de neige nouvellement tombée se détachant des anciennes couches solidifiées et s’effondrant avec un son mat et mystérieux le long des rochers à pic, les lointaines clameurs de la ferme sur la rive du lac, et les gémissements plaintifs des chiens saluant de malédictions inconnues le disque rouge de la lune à l’horizon.

Cristiano eut la curiosité de voir le traîneau qui sillonnait, si près de son refuge, la glace du lac, et, ouvrant le premier châssis, il passa la tête par le châssis brisé pour regarder dehors. Il vit distinctement une fantastique apparition glisser au pied du rocher. Deux chevaux blancs magnifiques, conduits par un cocher barbu et habillé à la russe, emportaient légèrement un traîneau, qui semblait briller comme une pierre précieuse aux nuances fugitives. Le fanal, placé très-haut sur l’élégant véhicule, simulait une étoile emportée dans un tourbillon, ou plutôt un feu follet acharné à la poursuite du traîneau. Sa lumière, projetée en avant par le réflecteur d’or rouge, lançait des tons chauds sur la neige éclairée en bleu par la lune, et irisait la vapeur flottante autour des naseaux et des flancs de l’attelage. Il n’y avait rien de plus gracieux et de plus poétique que ce char sans roues qui semblait être celui de la fée du lac, et qui passa comme un rêve sous les yeux éblouis de Cristiano. Sans nul doute, en traversant Stockholm et les autres villes du pays, il avait déjà vu des traîneaux de toute sorte, depuis les plus luxueux jusqu’aux plus humbles ; mais aucun ne lui avait semblé aussi pittoresque et aussi étrange que celui qui s’arrêta au pied du rocher ; car, il n’y avait plus à en douter, un nouvel hôte, opulent cette fois, venait prendre possession ou connaissance de la silencieuse retraite du Stollborg.

— Le traîneau m’a donné un joli spectacle, pensa Cristiano ; mais que le diable emporte ceux qui sont dedans ! Voilà, je parie, une anicroche grave au paisible souper que je me promettais !

Mais la malédiction expira sur les lèvres de Cristiano : une voix douce et vraiment mélodieuse, une voix de femme, qui ne pouvait appartenir, selon lui, qu’à une femme charmante, venait de sortir du traîneau. La voix disait, dans une langue que Cristiano n’entendait pas, et qui n’était autre que le dialecte de la localité :

— Crois-tu donc, Péterson, que tes chevaux pourront monter jusqu’à la porte du vieux château ?

— Oui, mademoiselle, répondit le gros cocher emmitouflé de fourrures ; la neige de ce soir les gênera bien un peu, mais d’autres y ont passé déjà : je vois des traces fraîches. N’ayez pas peur, nous monterons.

Les abords du Stollborg, que M. Goefle avait traités de roidillon, consistaient en un véritable escalier naturel, formé par les feuillets schisteux et inégaux du rocher. En été, il y eût eu de quoi estropier chevaux et voitures ; mais, dans les pays du Nord, l’hiver rend tout passage praticable et tout voyageur intrépide. Une épaisse couche de neige glacée, solide et unie comme le marbre, comble les trous et nivelle les aspérités. Les chevaux, ferrés en conséquence, escaladent les hauteurs et descendent avec aplomb les pentes ardues ; le traîneau verse peu et presque toujours sans danger. En quelques minutes, celui-ci était à la porte du petit manoir.

— Il faudrait sonner avec précaution, dit la voix douce au cocher. Tu sais, Péters, je ne voudrais pas être vue par le vieux régisseur, qui peut-être redit tout à son maître.

— Oh ! il est si sourd ! répondit le cocher en mettant pied à terre. Ulph ne dira rien, c’est mon ami. Pourvu toutefois qu’il veuille ouvrir ! Il a un peu peur la nuit ; c’est tout simple, le château…

Péterson allait probablement parler des apparitions du Stollborg, mais il n’en eut pas le temps. La porte s’ouvrit comme d’elle-même, et Cristiano, tout aussi bien emmitouflé que le cocher, grâce à la pelisse et au bonnet fourré de l’avocat, se présenta sur le seuil.

— C’est bien, le voici, dit la voix douce. Range-toi par là, Péterson, et, je t’en prie, ôte les clochettes de tes chevaux ! Je te l’avais tant recommandé ! Prends patience, mon pauvre garçon ; je ne te ferai guère attendre.

— Prenez votre temps, mademoiselle, répondit le dévoué serviteur en essuyant les glaçons de sa barbe ; il fait très-doux ce soir !

Cristiano ne comprit pas un mot de ce dialogue, mais il n’en écouta pas moins avec ravissement la voix douce, et il présenta son bras à une petite personne tellement enveloppée dans l’hermine, qu’elle ressemblait à un flocon de neige plus qu’à une créature humaine. Elle lui adressa bien la parole, toujours en dalécarlien, et sans qu’il put deviner quels ordres elle lui donnait ; mais c’étaient des ordres, il n’y avait pas à en douter à l’intonation, quelque douce qu’elle fût. On le prenait donc pour le gardien du vieux manoir, et, comme en aucun pays le ton du commandement n’exige d’autre réponse que la pantomime de la soumission, Cristiano se trouva dispensé de comprendre et de répondre, durant le court trajet qu’il eut à franchir avec la petite dame, sous la galerie qui conduisait de la porte de la cour à celle du donjon.

En la menant vers la salle de l’ourse, Cristiano obéissait à un instinct d’hospitalité, sans savoir si elle accepterait sa bonne intention. Il avait de même obéi à un instinct de curiosité en allant à sa rencontre, et, dans cet instinct-là, il y avait aussi celui de la galanterie, encore tout-puissant à cette époque sur les hommes jeunes ou vieux, dans quelque monde qu’ils fussent classés.

Cependant la jeune dame, qui avait suivi son guide, fit un mouvement de surprise en se trouvant dans la fameuse chambre.

— Est-ce donc là la salle de l’ourse ? dit-elle avec un peu d’inquiétude. Je n’y étais jamais entrée.

Et, comme Cristiano, faute de comprendre, ne lui répondait pas du tout, elle le regarda à la lueur de l’unique bougie placée sur la table, et s’écria en suédois :

— Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas Ulphilas ! À qui donc ai-je l’honneur de parler ? Est-ce à M. Goefle en personne ?

Cristiano, qui comprenait et parlait très-bien le suédois, se rappela rapidement le nom écrit sur la valise de l’avocat, et, tout aussi rapidement, il s’aperçut qu’enveloppé de la défroque dudit avocat, il pouvait bien se divertir, fût-ce pour un instant, à jouer son rôle. Étranger, isolé, perdu dans un pays dont, par des circonstances toutes particulières que nous saurons plus tard, il parlait la langue, mais où il ne tenait à personne et n’était pas forcé de prendre la vie au sérieux, il trouvait naturel de s’amuser quand l’occasion s’en présentait. Il répondit hardiment et à tout hasard :

— Oui, madame, c’est moi qui suis maître Goefle, docteur en droit de la Faculté de Lund, exerçant la profession d’avocat à Gevala.

En parlant ainsi, il trouva sous sa main un étui à lunettes qu’il ouvrit à la hâte. C’étaient les lunettes vertes que mettait l’avocat en voyage pour préserver ses yeux de la fatigante blancheur des neiges. Charmé de cette découverte, que la providence des fous semblait jeter sur son nez, il se sentit parfaitement déguisé.

— Ah ! monsieur le docteur, lui dit l’inconnue, je vous demande mille pardons, je ne vous voyais pas ; je n’ai, d’ailleurs, jamais eu le plaisir de vous voir, et je vous prenais pour le gardien du Stollborg ; précisément je lui ordonnais, en lui promettant une gratification qui a dû vous faire rire, de vous demander pour moi un moment d’entretien.

Cristiano s’inclina respectueusement.

— Alors, reprit l’inconnue, vous m’autorisez à vous entretenir d’une affaire… un peu embarrassante… un peu délicate ?

Ces deux mots sonnèrent à l’oreille de l’aventurier d’une façon si réjouissante, qu’il oublia le moment de vive contrariété causée à son appétit par cette visite inattendue, pour ne plus songer qu’au désir de voir la figure de la visiteuse, enfoncée sous son capuchon d’hermine.

— Je vous écoute, répondit-il en prenant un ton grave : un avocat est un confesseur… Mais ne craignez-vous pas, si vous gardez votre pelisse, de vous enrhumer en sortant ?

— Non, dit l’inconnue en acceptant le fauteuil que lui offrait son hôte ; je suis une vraie montagnarde, moi, je ne m’enrhume jamais.

Puis elle ajouta naïvement :

— D’ailleurs, vous ne me trouveriez peut-être pas mise convenablement pour la conférence que je viens solliciter d’une personne grave et respectable comme vous, monsieur Goefle ; je suis en toilette de bal.

— Mon Dieu ! s’écria Cristiano étourdiment, je ne suis pas un vieux luthérien farouche ! une toilette de bal ne me scandalise pas, surtout quand elle est portée par une jolie personne.

— Vous êtes galant, monsieur Goefle ; mais je ne sais pas si je suis jolie et bien mise. Ce que je sais, c’est que je ne dois pas vous cacher mes traits, car toute défiance de ma part serait une injure à votre loyauté, que je viens invoquer tout en vous demandant conseil et protection.

L’inconnue détacha son capuchon, et Cristiano vit la plus charmante tête qu’il eût pu s’imaginer ; un vrai type suève, des yeux d’un vrai bleu saphir, de fins et abondants cheveux d’un blond doré, une finesse et une fraîcheur de carnation dont rien n’approche dans les autres races, et, à travers la pelisse entr’ouverte, un cou élancé, des épaules de neige et une taille fluette. Tout cela était chaste comme l’enfance, car la mignonne visiteuse avait tout au plus seize ans et n’avait pas fini de grandir.

Cristiano ne se piquait pas de mœurs austères ; il était l’homme de son temps, mais non celui du milieu hasardé où il se trouvait jeté par les circonstances. Il avait de l’intelligence, par conséquent de la délicatesse dans l’esprit. Son regard s’arrêta tranquille et bienveillant sur cette rose du Nord, et, s’il avait eu quelque pensée perfide en l’attirant dans la tanière de l’ourse, cette pensée fit vite place à celle d’une aventure enjouée ou romanesque, mais honnête, à coup sûr, comme l’aimable et candide visage de sa jeune hôtesse.

— Monsieur Goefle, reprit celle-ci, encouragée par l’attitude respectueuse du prétendu avocat, à présent que vous connaissez ma figure, qui, je l’espère, n’est pas celle d’une méchante personne, je dois vous dire mon nom. C’est un nom qui vous est bien connu… Mais je suis intimidée de vous voir rester debout, quand, moi, je suis assise sur l’unique fauteuil de cette chambre. Je sais le respect que je dois à un homme de votre mérite… j’allais dire de votre âge, car je m’étais, je ne sais pourquoi, habituée à l’idée de vous voir très-vieux, tandis que vous me paraissez beaucoup plus jeune que le baron.

— Vous me faites trop d’honneur, répondit Cristiano en enfonçant sur ses yeux et le long de ses joues le bonnet fourré à oreillettes rabattues ; je suis vieux, très-vieux ! Il n’y a que le bout de mon nez qui puisse paraître jeune, et je suis forcé de vous demander pardon de ne pas me découvrir en votre présence ; mais votre visite m’a surpris… J’avais ôté ma perruque, et me voilà forcé de vous cacher comme je peux mon crâne chauve.

— Ne faites donc aucune cérémonie, monsieur Goefle, et daignez vous asseoir.

— Si vous le permettez, je resterai debout près du poêle à cause de ma goutte qui me tiraille, répondit Cristiano, qui se trouvait placé ainsi la tête dans l’ombre, tandis que la maigre clarté de la bougie se portait tout entière sur son interlocutrice. Veuillez me dire à qui j’ai l’honneur…

— Oui, oui, répondit-elle vivement. Oh ! sans m’avoir jamais vue, vous me connaissez bien ! C’est moi qui suis Marguerite.

— Ah ! vraiment ? s’écria Cristiano du ton dont il eût dit : « Je n’en suis pas plus avancé. »

Heureusement, la jeune fille était pressée de s’expliquer.

— Oui, oui, reprit-elle, Marguerite Elvéda, la nièce de votre cliente.

— Ah ! ah ! ma cliente…

— La comtesse Elvéda, sœur de mon père le colonel, qui était l’ami du malheureux baron ?

— Le malheureux baron…

— Eh ! mon Dieu, le baron Adelstan, dont je ne prononce pas sans émotion le nom dans cette chambre, et qui a été assassiné par des mineurs de Falun… ou par d’autres ! car, enfin, monsieur, qui sait ? êtes-vous bien certain que ce fussent des ouvriers de la mine ?

— Oh ! pour cela, mademoiselle, si quelqu’un peut jurer sur l’honneur qu’il n’en sait rien du tout, c’est votre serviteur, répondit Cristiano d’un ton pénétré, qui, interprété autrement par la jeune fille, parut la frapper vivement.

— Ah ! monsieur Goeflle, dit-elle avec vivacité, je le savais bien, que vous partagiez mes soupçons ! Non, rien ne m’ôtera de l’idée que toutes ces morts tragiques dont on a parlé, et dont on parle encore tout bas… Mais sommes-nous bien seuls ? Personne ne peut-il nous entendre ? Tout cela est si grave, monsieur Goefle !

— En effet, la chose paraît grave, pensa Cristiano en allant voir si la porte d’entrée était fermée, et en affectant la démarche d’un vieillard ; seulement, je n’y comprends goutte.

— Il fit de l’œil le tour de la salle, et n’aperçut pas plus qu’il ne l’avait encore fait la porte de la chambre de garde, qui était fermée entre M. Goefle et nos deux personnages.

— Eh bien, monsieur, reprit la jeune personne, comprenez-vous que ma tante veuille me faire épouser un homme que je ne puis m’empêcher de regarder comme l’assassin de ma famille ?

Cristiano, n’ayant pas la moindre notion des faits en question, prit le parti de pousser aux éclaircissements en abondant dans le sens de sa nouvelle cliente.

— Il faut, dit-il un peu cavalièrement, que votre tante soit folle… ou quelque chose de pis !

— Ah ! pardon, monsieur Goefle, ma tante est une personne que je dois respecter, et je ne l’accuse que d’aveuglement ou de prévention.

— Aveuglement et prévention, peu m’importe à moi ! Ce que je vois clairement, c’est qu’elle veut forcer votre inclination.

— Oh ! cela, assurément, car j’ai horreur du baron ! Elle ne vous l’avait donc pas dit ?

— Tout au contraire ! Je croyais…

— Oh ! monsieur Goefle, pouviez-vous croire qu’à mon âge j’eusse le moindre goût pour un homme de cinquante-cinq ans ?

— Ah ! oui-da ! il a cinquante-cinq ans par-dessus le marché, le personnage à qui l’on vous destine ?

— Vous faites semblant d’en douter, monsieur Goefle ! Vous savez pourtant bien son âge, vous qui êtes son conseil, et l’on dit même son ami dévoué… mais je n’en crois rien.

— Oh ! parbleu ! vous avez bien raison. Je veux être pendu si je me soucie de lui ! Mais comment l’appelez-vous, ce monsieur-là ?

— Le baron ? Vous ne savez donc pas de qui je vous parle ?

— Non, sans doute ; il y a tant de barons dans ce monde.

— Mais ma tante vous a bien dit…

— Votre tante, votre tante !… Est-ce que je sais ce qu’elle dit, votre tante ? Elle ne le sait peut-être pas elle-même !

— Hélas ! pardonnez-moi : elle ne le sait que trop ! c’est une volonté de fer. Il est impossible qu’elle ne vous ait pas fait part de ses projets sur moi, puisqu’elle prétend que vous les approuvez !

— Moi, approuver qu’une charmante enfant comme vous soit sacrifiée à un barbon ?

— Ah ! vous voyez bien que vous savez l’âge du baron !

— Mais de quel baron encore une fois ?

— De quel baron ? Faut-il vous nommer l’homme de neige ?

— Ah ! oui-da ! il s’agit de l’homme de neige ? Eh bien, j’avoue que je n’en suis pas plus avancé.

— Comment, monsieur Goefle, vous ignorez le surnom du plus puissant, du plus riche, en même temps du plus méchant, du plus haïssable de vos clients, le baron Olaüs de Waldemora !

— Quoi ! le propriétaire de ce château ?

— Et du château neuf, sur l’autre rive du lac, et de je ne sais combien de mines de fer, de plomb ou d’alun, et de plusieurs vallées, forêts et montagnes, sans compter les champs, les bestiaux, les fermes et les lacs ; le seigneur enfin d’un bon dixième de la province de Dalécarlie ! Voilà les raisons que ma tante me donne du matin au soir pour me faire oublier qu’il est vieux, triste, malade, et peut-être chargé de crimes !

— Tudieu ! s’écria Cristiano tout étonné, voilà un aimable personnage chez qui je me trouve !

— Vous vous moquez de moi, monsieur Goefle ! vous ne croyez pas au crime !… C’était donc pour me railler que vous disiez tout à l’heure ?…

— Ce que je disais tout à l’heure, je suis prêt à le redire ; seulement, je voudrais savoir de quel crime vous accusez mon hôte.

— Je ne l’accuse pas ; c’est la rumeur publique qui m’a habituée à voir en lui l’assassin de son père, de son frère, et même celui de sa belle-sœur, la malheureuse Hilda !

— Comment ! rien que ça ?

— Mais vous savez bien qu’on le dit, monsieur Goefle ; n’avez-vous pas été chargé dans le temps… ? Non, je me trompe, c’est votre père qui a dû être l’avocat du baron Olaüs dans ce temps-là. Le baron a produit je ne sais quels actes… On n’a rien pu prouver contre lui ; mais jamais on n’a su la vérité et jamais on ne la saura, à moins que les morts ne sortent du tombeau pour la dire.

— Cela s’est vu quelquefois, répondit Cristiano en souriant.

— Vraiment, vous croyez… ?

— C’est une manière de dire qui appartient au vocabulaire de ma profession ; vous savez, quand une preuve inattendue, une lettre perdue, une parole oubliée…

— Oui, je sais ; mais on n’a rien retrouvé, et, depuis quinze ou vingt ans, le silence et l’oubli se sont faits. Le baron Olaüs, soupçonné et haï d’abord, est venu à bout de se faire craindre, et tout est dit. À présent, il pousse la confiance et la présomption jusqu’à vouloir se remarier. Ah ! que Dieu me préserve d’être l’objet de ses poursuites ! Il a, dit-on, beaucoup aimé sa femme ; mais, quant à la baronne Hilda, on croit généralement…

— Que croit-on ?

— Je vois que ces histoires de paysans n’ont pas été jusqu’à vous, monsieur Goefle, ou bien vous en riez, puisque vous voilà installé tranquillement dans cette chambre.

— En effet, il y a quelque histoire là-dessous, répondit Cristiano frappé d’un souvenir récent. Les gens de la ferme me disaient ce soir : « Allez-y et racontez-nous demain comment la nuit se sera passée ! » Il y a donc un lutin, un revenant…

— Il faut croire que, fantôme ou réalité, il y a quelque chose d’étrange ; car maître Stenson lui-même y croit, et le baron peut-être aussi ; car, depuis la mort de sa belle-sœur, il n’y a, dit-on, jamais remis les pieds, et même il a fait murer une certaine porte…

— Par ici, dit Cristiano en montrant le haut de l’escalier.

— C’est possible, je ne sais pas, répondit Marguerite. Tout cela est très-mystérieux, et je vous croyais au courant de choses que j’ignore. Je ne crois pas aux revenants !… Pourtant je ne voudrais pas en voir, et rien au monde ne me déciderait à faire ce que vous faites en voulant dormir ici. Quant au baron, que l’histoire du diamant soit vraie ou fausse…

— Ah ! ah ! encore une histoire ?

— Celle-là est la moins vraisemblable de toutes, j’en conviens, et je ne peux pas m’empêcher de rire en vous la répétant. On raconte dans les chaumières des environs que, par amour pour sa femme, qui était aussi méchante que lui, il a confié son corps à un alchimiste, qui l’a fait réduire dans un alambic, et qu’il en est résulté un gros diamant noir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il porte au doigt une bague étrange que je ne peux pas regarder sans terreur et sans dégoût.

— Ce qui est bien la preuve ! dit Cristiano en riant ; mais jugez donc si un pareil sort vous était réservé ! Je sais bien qu’il ne pourrait sortir de l’alambic où vous cuiriez qu’un joli diamant rose de la plus belle eau ; mais ce n’en serait pas plus gai pour vous, et je vous conseille de ne pas vous exposer à la cristallisation.

Marguerite éclata de rire ; les échos de l’antique salle répétèrent ce rire frais et enfantin d’un façon si mystérieuse, qu’elle eut peur tout à coup, et, redevenant triste, elle dit d’un ton découragé :

— Allons, c’en est fait, je le vois, monsieur Goefle, vous êtes un homme aimable et spirituel, on me l’avait bien dit ; mais, en espérant que vous penseriez comme moi, et que vous seriez mon appui et mon sauveur, je m’étais bien trompée. Vous pensez comme ma tante, vous traitez de rêverie tout ce que je viens de vous dire, et vous repoussez la plainte de mon cœur ! Que Dieu me prenne en pitié, je n’ai plus d’espoir qu’en lui !

— Ah çà, voyons ! répliqua Cristiano, ému de voir de grosses larmes couler sur ces joues si fraîches et tout à l’heure si riantes, vous ne comptez donc pas sur vous-même ? Que venez-vous me raconter là ? Vous m’annonciez une confession délicate, et tout se borne à m’apprendra qu’on vous présente un parti qui ne vous convient pas et un futur qui vous est antipathique. Je m’imaginais recevoir la confidence d’un amour… ne rougissez pas pour cela ! Un amour peut être pur et légitime, quand même il n’est pas autorisé par l’ambition des grands parents. Un père, une mère peuvent se tromper, mais il est pénible de combattre leur influence. Vous, vous êtes orpheline !… Oui, puisque vous dépendez d’une vieille tante… Je l’appelle vieille, et vous secouez la tête ! Mettons qu’elle soit jeune… Elle en a sans doute la prétention ! Moi, je ne m’y connais plus apparemment ! Je la croyais vieille. Si elle ne l’est pas, raison de plus pour l’envoyer… je ne veux pas dire promener, mais faire de meilleures réflexions, tandis que vous demanderez conseil à quelque vieil ami, à M. Goefle… c’est-à-dire à moi, enfin à quelqu’un qui puisse vous faire épouser l’heureux mortel que vous préférez.

— Mais je vous jure, mon cher monsieur Goefle, répondit Marguerite, que je n’aime personne. Dieu ! il ne manquerait plus que cela pour être à plaindre ! C’est bien assez de haïr quelqu’un et d’être obligée de souffrir ses assiduités.

— Vous n’êtes pas sincère, ma chère enfant, reprit Cristiano, qui arrivait à jouer avec conviction et une sorte de vraisemblance le personnage de M. Goefle : vous craignez que je ne redise vos confidences à la comtesse, ma cliente !

— Non, cher monsieur Goefle, non ! Je sais que vous êtes plus qu’un homme d’honneur, vous êtes un homme de bien. Tout le monde vous considère, et le baron lui-même, qui pense mal de tout le monde, n’ose parler mal de vous. J’ai tant d’estime et de confiance en vous, que je guettais votre arrivée ici, et il faut que je vous dise comment l’idée de vous voir m’est venue : ce sera vous dire en deux mots mon histoire, que ma tante ne vous a peut-être pas racontée bien exactement.

» J’ai été élevée au château de Dalby (dans le Wœrmland, à une vingtaine de lieues d’ici), sous les yeux de ma tutrice, la comtesse Elfride d’Elvéda, sœur de mon père. Quand je dis sous ses yeux… Ma tante aime le monde et la politique. Elle suit la cour à Stockholm, et les affaires de la diète l’intéressent plus que moi, qui, depuis ma naissance, vis dans un assez triste manoir avec une gouvernante française, mademoiselle Potin. Celle-ci heureusement est très-douce et m’aime beaucoup. Ma tante vient, deux fois par an, voir si j’ai grandi, si je parle bien français et russe, si je ne manque de rien, et si le rigide pasteur de notre église veille bien à ce que nous ne recevions jamais d’autre visite que la sienne et celle de sa famille.

— Et ce n’est pas gai ?

— Non ; mais j’aurais tort de me trouver malheureuse. Je travaille beaucoup avec ma gouvernante, je suis assez riche et ma tante est assez généreuse pour que je ne souffre d’aucune privation ; puis mademoiselle Potin est aimable, et, quand nous nous ennuyons, nous lisons des romans… oh ! des romans très-honnêtes et très-beaux ; qui nous font oublier notre solitude et nous montrent toujours le crime puni et la vertu récompensée !

— Comptez là-dessus !… C’est égal, il n’y a pas de mal à le croire et à se conduire en conséquence… Mais, dans cette solitude et à travers ces pages de roman, aucun joli garçon ne s’est glissé dans la maison ou dans la cervelle, en dépit du pasteur et de la tante ?

— Non, jamais, je vous le jure, monsieur Goefle, répondit Marguerite avec candeur. Cependant je peux bien vous dire que mon esprit s’était formé une certaine image du mari que ma tante m’a tout à coup annoncé il y a huit jours, et que, quand elle m’a montré M. le baron Olaüs de Waldemora en me disant : « C’est lui, soyez aimable ! » je l’ai trouvé si différent de mon rêve, que je n’ai pas été aimable du tout.

— Je le conçois. Alors votre tante ?…

— S’est moquée de moi. « Vous êtes une sotte, m’a-t-elle dit. Une fille bien née ne doit jamais se mettre l’idée de l’amour en tête. On ne se marie pas pour aimer, mais pour être une grande dame. J’entends que vous soyez baronne de Waldemora, ou bien je vous jure que vous resterez prisonnière toute votre vie dans ce château, sans voir âme qui vive. Je ferai plus, je chasserai mademoiselle Potin, qui a la mine de vous donner de mauvais conseils. Décidez-vous ; je vous donne un mois. Le baron nous invite à aller passer les fêtes de Noël[1] dans sa riche résidence en Dalécarlie. On s’y amusera beaucoup. Ce ne seront que chasses, bals et spectacles. Vous prendrez là une idée de sa richesse, de son crédit, de son autorité, et vous reconnaîtrez que vous ne pouvez jamais espérer un mariage plus brillant et plus honorable. »

— Alors… vous avez dit oui ?

— J’ai dit : « Oui, allons en Dalécarlie, puisque vous me donnez un mois de réflexion. » Je n’étais pas fâchée de voir un pays nouveau, des fêtes, des figures humaines enfin. Seulement, depuis huit jours que nous sommes dans ce pays, je vous jure, monsieur Goefle, que je trouve le baron encore plus désagréable qu’il ne m’avait semblé le premier jour.

— Mais vous allez rencontrer chez le baron,… si ce n’est déjà fait, quelque personnage moins fâcheux, à qui vous ouvrirez votre cœur, comme vous le faites en cet instant, et qui vous donnera l’espoir du bonheur et le courage de la résistance, bien mieux que ne sauraient le faire les conseils d’un vieil avocat !

— Non, monsieur Goefle, je n’ouvrirai mon cœur à personne que vous, et je ne prendrai certainement aucune confiance dans les personnes que je pourrai rencontrer au château de Waldemora. Je vois très-bien que le baron les a habilement choisies parmi des obligés ou des ambitieux qui le craignent ou le flattent, et tous ces gens-là, sauf quelques personnes excellentes qui ne me font pas la cour, se courbent devant moi comme si j’étais déjà la femme de leur patron ! Je ne sens que du mépris et de l’éloignement pour ces courtisans de province, tandis que j’ai foi en vous, monsieur Goefle ! Vous êtes l’homme d’affaires du baron, mais vous n’êtes pas son homme lige. Votre fierté et l’indépendance de votre caractère sont bien connues. Vous voyez ! ma tante n’avait pas réussi à me tromper. Elle me disait que vous approuviez toutes ses idées, et je pouvais m’attendre à trouver en vous un persécuteur plein d’ironie et de mépris pour mes rêves romanesques ; mais le frère de mademoiselle Potin, qui est gouverneur dans une famille de votre province, vous connaissait particulièrement. Vous savez bien, M. Jacques Potin, à qui vous avez rendu des services…

— Oui, oui, un charmant garçon !

— Charmant, non ! Il est bossu !

— Charmant au moral ! La bosse n’y fait rien.

— C’est vrai, c’est un homme distingué, qui nous a dit de vous tant de bien, que j’ai résolu de vous voir en cachette de ma tante. Mademoiselle Potin, qui s’enquiert adroitement de toutes choses, a su le jour et l’heure auxquels vous étiez attendu au château neuf. Elle a guetté votre arrivée, elle a su que, trouvant trop de monde au château neuf, vous alliez prendre gîte au Stollborg. Elle m’a avertie du regard comme j’achevais ma toilette de bal sous les yeux de ma tante. Alors ma tante, ayant à s’habiller elle-même, ce qui prend toujours deux heures au moins, est passée dans son appartement. Mademoiselle Potin est restée dans le mien, afin d’inventer des prétextes pour me dispenser de paraître devant la comtesse au cas où celle-ci me demanderait. Je me suis glissée par un escalier dérobé jusqu’au bord du lac, où Potin avait dit à mon fidèle Péterson de m’attendre avec le traîneau, et me voilà ! Mais, écoutez ! il me semble que les fanfares du château neuf annoncent l’ouverture du bal. Il faut que je me sauve bien vite ! Et puis ce pauvre cocher qui se gèle à m’attendre ! Adieu, monsieur Goefle ; voulez-vous me permettre de revenir demain, dans la journée, pendant que ma tante dormira ? car elle danse et se fatigue beaucoup au bal, et je pourrai fort bien venir en me promenant avec ma gouvernante.

— D’ailleurs, si la tante se fâchait, répondit Cristiano avec un accent un peu plus jeune qu’il n’eût fallu, vous pourrez fort bien lui dire que je vous prêche dans son sens.

— Non, dit Marguerite avertie par une méfiance instinctive plutôt que raisonnée, je ne voudrais pas me moquer d’elle, et peut-être ferai-je aussi bien de ne pas revenir. Si vous me promettez tout de suite de la faire renoncer à cet odieux mariage, il n’est pas nécessaire que je vous importune de mes inquiétudes.

— Je vous jure de m’intéresser à vous comme à ma propre fille, reprit Cristiano en s’observant davantage ; mais il est nécessaire que vous me teniez au courant de l’effet de mes soins.

— Alors je reviendrai. Comme vous êtes bon, monsieur Goefle, et quelle reconnaissance je vous dois ! Oh ! j’avais bien raison de me dire que vous seriez mon bon ange.

En parlant ainsi avec effusion, Marguerite s’était levée, et tendait ses petites mains au prétendu vieillard, qui les baisa le plus respectueusement qu’il put, et qui contempla un instant la ravissante petite comtesse dans sa robe de satin rose pâle, garnie de grèbe. Il l’aida paternellement à agrafer sa pelisse d’hermine, à remettre le capuchon sans écraser les rubans et les fleurs de sa coiffure ; puis il lui offrit le bras jusqu’à son traîneau, où elle disparut dans les coussins d’édredon comme un cygne dans son nid.

Le traîneau s’envola, sillonnant la glace d’une traînée lumineuse, et il avait disparu derrière les rochers du rivage avant que Cristiano, debout sur ceux du Stollborg, eût songé au froid qui le coupait en deux, et à la faim qui le coupait en quatre.

C’est que, sans parler d’une émotion assez vive dont il ne cherchait pas à se rendre compte, le jeune aventurier était retenu par un spectacle admirable. La bourrasque, complètement apaisée, avait fait place à cette bise du Nord qui, au contraire de celle de nos climats, souffle de l’ouest, et balaye le ciel en peu d’instants. Les étoiles brillaient comme jamais, dans les contrées méridionales, Cristiano ne les avait vues briller. C’étaient littéralement des soleils, et la lune elle-même, à mesure que son croissant montait dans l’atmosphère épurée, prenait l’éclat stellaire que ne se permettent point chez nous les simples planètes. La nuit, déjà si claire, s’éclairait encore du reflet des neiges et des glaces, et les masses du paysage se découpaient dans cet air transparent comme dans un crépuscule argenté.

Ces masses étaient grandioses. Des montagnes granitiques à formes anguleuses, mais couvertes de neiges éternelles, enfermaient un horizon étroit, ouvert seulement en vallée vers le sud-ouest. Les plans et les détails se perdaient un peu dans la nuit ; mais la forme générale du tableau était accusée par la vaste échancrure du ciel bleu que la rupture de la chaîne granitique laissait à découvert. Cristiano, qui était arrivé au Stollborg pour ainsi dire à tâtons, à travers les tourbillons de neige, sut s’orienter assez bien pour comprendre qu’il y était venu par ce fond doucement ondulé, et il se rendit à peu près compte de la situation des gorges de Falun, station où il avait déjeuné le matin, tandis que M. Goefle, rapidement conduit par un vigoureux cheval, s’y était arrêté plus tard et plus longtemps.

La vallée, ou plutôt la chaîne d’étroits vallons qui conduisait de Falun au château de Waldemora, venait donc aboutir à une impasse apparente, amphithéâtre irrégulier de hautes cimes, formé par un des contre-forts de la chaîne du Sevenberg (autrement monts Sèves ou Sevons), qui sépare cette partie de la Suède centrale de la partie méridionale de la Norvége Deux torrents impétueux descendent des hauteurs du Sevenberg, du nord-ouest au sud-est, longeant la chaîne à droite et à gauche, et se précipitant, à mesure qu’elle s’abaisse, l’un vers la Baltique, l’autre vers le lac Wener et le Rattégat. Ces deux torrents, qui peu à peu deviennent des fleuves, sont la Dala et la Klara ; nous disons le Dal et le Klar.

Le Stollborg se trouvait planté sur un tertre rocailleux, au fond d’un des petits lacs formés par le Klar, ou par un de ses impétueux affluents. Le lecteur ne tient pas à une géographie trop minutieuse ; mais nous pouvons lui décrire la localité sans trop d’erreur dans ses caractères principaux : un paysage tourmenté qui, dans la nuit transparente, brillait comme un assemblage de forteresses de cristal jetées sur des points inégaux de la façon la plus capricieuse et la plus hardie ; des granits glacés enfermant les trois quarts de l’horizon, des micaschistes glacés se déchirant en formes moins grandioses et plus bizarres sur les plans moins élevés ; enfin mille cascatelles glacées suspendues en aiguilles de diamant le long des roches, et se donnant rendez-vous vers un torrent plus large, enchaîné aussi sous la glace, et comme soudé au lac, dont les bords ne se distinguaient que grâce à des talus et à des aiguilles de pierre brute sur le flanc noir desquels l’hiver n’avait pu mettre sa teinte blanche et uniforme.

— On me l’avait bien dit, pensa Cristiano, que les dures nuits du Nord avaient, pour les yeux et pour l’imagination, des splendeurs inouïes. Si je m’en retournais à Naples dire que les nuits de Naples ne parlent qu’aux sens, et que qui n’a pas va l’hiver sur son trône de frimas ne se fait pas la moindre idée des merveilles de l’œuvre divine, je pourrais bien être honni ou lapidé. Qu’importe ? Vraiment tout est beau sous le ciel, et, pour quiconque sent cette beauté, peut-être que la dernière impression semble toujours la plus complète et la plus digne d’enthousiasme. Oui, il faut que ceci soit sublime, puisque me voilà oubliant le froid, que je croyais ne pouvoir jamais supporter, et même trouvant une sorte de plaisir à respirer cet air qui vous entre dans la poitrine comme une lame de poignard. Certes, j’irai jusqu’en Laponie, dût Puffo m’abandonner et le pauvre Jean crever sur la neige. Je veux aller voir la nuit de vingt-quatre heures et la petite lueur de midi au mois de janvier. Je n’aurai pas de succès dans ce pays-là ; mais la petite somme que je gagnerai ici me permettra de voyager en grand seigneur, c’est-à-dire seul et à pied, sans rien faire que voir et sentir la fine fleur de la vie, le nouveau, c’est-à-dire le jour qui sépare le désir de la lassitude, et le rêve du souvenir.

Et le jeune homme à l’imagination avide cherchait déjà de l’œil, dans le fond du cirque des hautes montagnes, l’invisible route qu’il aurait à suivre pour monter vers le nord, ou pour passer en Norvége. Déjà il s’y voyait en rêve, suspendu au bord des abîmes et chantant quelque folle tarentelle, à la grande stupéfaction des antiques échos Scandinaves, lorsque les sons d’un orchestre éloigné apportèrent à son oreille les refrains classiques d’une vieille chanson française, probablement très-moderne chez les Dalécarliens. C’était la musique du bal donné dans le château neuf, par le baron Olaüs de Waldemora, à ses voisins de campagne, en l’honneur de la charmante Marguerite d’Elvéda.

Cristiano rentra en lui-même. Tout à l’heure il avait des ailes pour s’envoler au cap Nord ; maintenant, toute sa pensée, toute son aspiration, toute sa curiosité se reportaient sur ce château illuminé qui rayonnait au bord du lac, et semblait exhaler dans l’atmosphère des bouffées de chaleur artificielle.

— Ce qu’il y a de certain, se dit-il, c’est que, pour cinq cents écus (et Dieu sait pourtant si j’aurais besoin de cinq cents écus !), je ne quitterais pas cet étrange pays ce soir, dussé-je être transporté par les walkyries au palais de saphirs du grand Odin. Demain, je reverrai cette fée blonde, cette descendante d’Harald aux beaux cheveux ! — Demain ?… Mais non, je ne la reverrai pas demain ! Ni demain, ni jamais ! Dès demain, le fortuné mortel qui porte légitimement le doux nom de Goefle ira au château neuf réclamer la confiance de sa cliente, la tante Elvéda, et travailler peut-être, en véritable homme d’affaires sans entrailles, au mariage du farouche Olaüs avec la douce Marguerite ! Demain, la douce Marguerite saura qu’elle a été trompée, et par qui ? Que de colère, que de mépris seront la récompense de ma bonne tenue et de mes sages conseils !… Mais tout cela n’empêche pas que je n’aie faim et que je ne commence à sentir la petite fraîcheur de cette nuit de décembre entre les 61e et 62e degrés de latitude. Ça me fait penser au temps où je me plaignais de l’hiver de Rome !

Cristiano reprenait le chemin de la salle de l’ourse, lorsqu’il crut devoir donner un charitable coup d’œil à son âne. C’est alors qu’il remarqua plus particulièrement le traîneau de M. Goefle remisé sous le hangar. Comment de la vue de ce traîneau à une résolution folle l’esprit de l’aventurier passa soudainement, c’est ce que nous ne saurions bien expliquer. Ce que nous savons, c’est qu’au lieu d’aller se mettre à souper tranquillement les reins au poêle, il se mit à contempler l’habit noir complet étalé par le docteur en droit sur le dossier d’une chaise, dans la salle de l’ourse.

Cristiano aurait cru que le grave personnage imité par lui au hasard devait porter un costume suranné et tant soit peu crasseux. Loin de là : M. Goefle, qui avait été assez joli garçon, s’habillait fort bien, était soigneux de sa personne, et tenait à honneur de montrer son jarret ferme, ainsi que sa taille, encore droite et bien prise, dans un costume sévère, mais de bon goût. Cristiano endossa l’habit, qui lui allait comme un gant ; il découvrit la boîte à poudre et la houppe, et jeta un léger nuage sur sa riche chevelure noire. Les bas de soie étaient un peu étroits du mollet, et les souliers à boucles un peu larges ; mais quoi ! en Dalécarlie y regardait-on de si près ? Bref, en dix minutes, Cristiano se trouva habillé en honnête fils de famille, professeur es n’importe quoi, étudiant ou membre de n’importe quelle Faculté savante, profession grave, mais tournure charmante et tenue irréprochable.

On devine bien que l’aventurier tira le cheval de M. Goefle de l’écurie après avoir prié Jean de ne pas trop s’ennuyer tout seul, qu’il attela le docile Loki au traîneau, alluma le fanal, et descendit comme un trait de flèche le chemin escarpé du Stollborg.

Dix minutes après, il entrait dans la cour illuminée du château neuf, jetait d’un air dégagé les rênes aux grands laquais galonnés accourus au bruit des clochettes de son cheval, et franchissait quatre à quatre les degrés du perron de l’opulente résidence.

  1. Les fêtes de Noël, en Suède et en Norvège, durent du 24 décembre au 6 janvier.