L’Homme de neige/Dédicace

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 1-7).


À MAURICE SAND


Nous prions le lecteur de vouloir bien entrer avec nous au cœur du sujet de cette histoire, comme il fait quand, au théâtre, la toile se lève sur une situation que les personnages vont lui révéler.

De même, et par conséquent, nous le prions de pénétrer avec nous d’emblée dans le centre de la localité où se passe l’aventure, avec cette différence qu’au théâtre le rideau se lève rarement sur une scène vide, et qu’ici, le lecteur et moi allons nous trouver quelques instants tête à tête.

C’est dans un local assez bizarre et peu réjouissant que nous voici transportés : salle carrée, régulière au premier coup d’œil, mais dont un des angles rentre évidemment plus que les trois autres, pour peu qu’on observe le carré du plafond de bois sombre, dont les solives en saillie sont engagées plus que de raison dans le coin qui répond au nord-est.

Cette irrégularité est, d’ailleurs, rendue plus frappante par la présence d’un escalier de bois dont la rampe se découpe en balustres d’une menuiserie assez recherchée, ouvrage d’un caractère massif qui paraît de la fin du xvie siècle ou du commencement du xviie. Cet escalier monte six marches, se repose à un petit palier, tourne carrément, et va engager la dernière de ses six autres marches dans la muraille. Il y a eu là autrefois, évidemment, une porte qui a été supprimée. Les dispositions de l’édifice ont été changées ; on eût dû supprimer également l’escalier, qui ne sert plus qu’à encombrer l’appartement. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Telle est, cher lecteur, la question que nous nous adressons l’un à l’autre. Malgré cette preuve de respect ou d’indifférence, la pièce que nous explorons a conservé intact son antique confort. Un vaste poêle circulaire, où depuis longtemps on n’a pas allumé de feu, sert de support à une très-belle pendule dans le genre de Boule, dont les vitres ternies et presque irisées par l’humidité envoient dans l’ombre des reflets métalliques. Un joli lustre de cuivre, dans le goût hollandais, descend du plafond, et, couvert d’une épaisse couche d’oxyde, ressemble à un bijou de malachite. Onze bougies de cire, intactes bien que jaunies par le temps, se dressent encore dans ces vastes bobèches de métal qui avaient l’avantage de ne pas laisser perdre une goutte de cire, et le désagrément de répandre sur le bas de l’appartement une ombre épaisse, tandis que toute la clarté était renvoyée au plafond.

La douzième bougie de ce lustre est consumée jusqu’aux trois quarts. Cette circonstance nous frappe, ami lecteur, parce que nous regardons toutes choses avec attention ; mais elle aurait fort bien pu nous échapper à cause de l’étrange ornement qui couvre en partie le lustre et ses bougies, et qui retombe en plis opaques le long de ses branches. Vous croyez peut-être que c’est un lambeau d’étamine grise jeté là jadis pour préserver les cuivres. Touchez-y, si vous pouvez y atteindre : vous verrez que c’est un amas quasi parchemineux de toiles d’araignée couvertes de poussière.

Ces toiles d’araignée sont, d’ailleurs, partout, le long des cadres enfumés des grands portraits de famille qui occupent trois parois de l’appartement ; elles forment aux angles des murs des festons superposés avec une sorte de régularité, comme si, sous la forme d’une araignée, quelque parque austère et diligente eût entrepris de tapisser ces lambris déserts et d’en voiler le moindre recoin.

Mais, d’araignées, vous n’en trouverez pas une : le froid les a endormies ou tuées, et, si vous êtes forcé, ce que je ne vous souhaite pas, de passer la nuit dans cette lugubre salle, vous n’aurez même pas, pour vous distraire de la solitude, le bruit régulier de l’insecte travailleur. La pendule, dont le tic tac ressemble à celui de l’araignée, est également muette. Son aiguille est arrêtée sur quatre heures du matin, Dieu sait depuis combien d’années !

Je dis quatre heures du matin, vu que, dans le pays où nous voici, la sonnerie des anciennes horloges indiquait parfois la différence des heures de la nuit avec celles du jour, par la raison qu’en ce pays nous avons des jours de cinq heures, et, partant, des nuits de dix-neuf. Pour peu que la fatigue du voyage vous procurât un long sommeil, vous risqueriez de ne pas savoir, en vous éveillant, si vous êtes au lendemain ou au surlendemain de votre arrivée. Si la pendule était remontée, elle vous le dirait ; mais elle ne l’est pas, et Dieu sait si elle pourrait l’être.

Dans quel pays sommes-nous donc ? Nous allons le savoir sans sortir de la chambre. Sur tout le haut de la paroi irrégulière à laquelle se soude l’escalier, et dont plus de la moitié inférieure est revêtue, comme les autres, d’un lambris de chêne, nous voyons de grandes pancartes placées là peut-être à cause de leur forme. Plus larges que hautes, elles meublent la portion du mur que ne couvre pas la boiserie. Elles y sont donc reléguées plutôt qu’exhibées, et il nous faudra monter les douze marches de cet escalier engagé dans la muraille pour nous convaincre que ces longues bandes de parchemin, coloriées dans les tons les plus durs, sont des cartes de géographie ou de navigation, et des plans de villes fortes.

L’escalier nous conduit précisément à la hauteur de celle de ces cartes qui représente la localité, et qui a été mise là sans doute pour pouvoir être consultée au besoin, ou pour masquer la place d’une porte supprimée.

Ce gros serpent vert qui monte au milieu du tableau, c’est la mer Baltique. Je présume que vous la reconnaissez à sa forme de dauphin à double queue, et aux innombrables déchiquetures de ses fiords, golfes étroits et sinueux qui entrent profondément dans les terres et les rochers.

Ne vous égarez pas du côté de la Finlande, qui est là enluminée en jaune d’ocre : cherchez sur l’autre rive la partie moyenne de la Suède coloriée en lie de vin, et vous reconnaîtrez, à ses lacs, à ses rivières, à ses montagnes, la province de Dalécarlie, contrée encore passablement sauvage à l’époque où ce récit va nous transporter, c’est-à-dire au siècle dernier, vers la fin du règne bénévole et tracassé d’Adolphe-Frédéric de Holstein-Gottorp, ancien évêque protestant de Lubeck, marié ensuite à Ulrique de Prusse, l’amie de Voltaire, la sœur de Frédéric le Grand ; enfin, autant que je puis croire, nous sommes en 1770.

Un peu plus tard, nous verrons l’aspect de cette contrée. Qu’il vous suffise quant à présent, cher lecteur, de savoir que vous êtes dans un vieux petit château perché sur un roc, au beau milieu d’un lac glacé ; ce qui naturellement doit vous faire supposer que je vous y transporte en plein hiver.

Un dernier coup d’œil sur la chambre pendant qu’elle est à nous ; car, toute triste et froide qu’elle est, on va bientôt se la disputer. Elle est meublée de vieux sièges de bois assez artistement travaillés, mais massifs et incommodes. Un seul fauteuil relativement moderne, c’est-à-dire un fauteuil du temps de Louis XIV, couvert d’une soie jaunie et tachée, mais encore assez moelleux et d’une forme commode pour dormir, semble fourvoyé dans l’austère compagnie de ces chaises vermoulues à grands dossiers, qui, depuis plus de vingt ans, n’ont pas quitté la muraille. Enfin, dans un angle opposé à celui de l’escalier, un vieux lit à quatre colonnes torses, garni de rideaux de soie usée, ajoute par son délabrement à l’aspect sinistre et désolé du local.

Mais retirons-nous, lecteur. La porte s’ouvre, et vous êtes forcé désormais de vous en rapporter à moi pour savoir de quels événements passés et futurs je viens de vous montrer le théâtre.