L’Homme et la Terre/II/02

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masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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CAUCASIE
Les légendes voyagent avec les peuples,
de montagne en montagne.


CHAPITRE II


CAUCASE : RELIEF, VERSANTS, PASSAGES

DAGHESTAN ET MINGRÉLIE. — POPULATIONS. — ANTI-CAUCASE: RELIEF ET ROUTES

ARMÉNIENS ET KURDES. — HISTOIRE

Le Caucase appartient au monde ancien, plus par son mystère que par son histoire. Il était si peu connu qu’on le désignait d’ordinaire comme le « Mont » par excellence, en le prenant, indifféremment, soit pour un vaste ensemble de montagnes, soit pour un pic solitaire, pour un massif isolé, comparable au mont Argée ou au mont Ararat. Par contraste, d’aucuns s’imaginaient que la région montueuse du Caucase s’étendait jusqu’aux bornes du monde, jusqu’aux espaces glacés où règne l’éternelle nuit. Cependant des mythes nombreux, diversement racontés par les peuples, du plateau de l’Iran aux rivages méditerranéens, pointaient vers ces monts comme vers une région où des peuples puissants avaient leur origine et où des événements d’importance majeure dans la destinée de l’homme s’étaient accomplis. Mais « les extrêmes se touchent  », bien plus encore dans le monde chaotique de l’ignorance que dans le conflit des passions humaines. Les mêmes prodiges, les mêmes événements que l’on signalait comme ayant eu lieu sur les cimes du mont Caucase étaient ceux qui s’étaient accomplis pour les Hindous sur les pics de l’Himalaya et pour les Iraniens sur l’Elvend ou le Demavend ; c’étaient également ceux qui, de l’autre côté de l’Ancien Monde, devaient se produire sur les sommets des monts occidentaux. L’Atlas porte le Ciel — ou la Terre — ce que la logique se refuse à comprendre, mais qui est un jeu pour la fable ; de même le « mont à la double pointe », c’est-à-dire l’Elbruz actuel, est le berceau des Dioscures — les deux étoiles Castor et Pollux —, et la draperie frangée de ses neiges se rattache au voile immense du firmament. D’après la légende hellénique, héritage de nations plus anciennes, un Titan, « voleur de feu », fut cloué sur le mont Caucase par la jalousie des dieux. Mais avant lui, combien d’autres Prométhées avaient été fixés au sommet d’une montagne, écrasés sous le poids des rochers. C’est ainsi que Zohak hurlait vainement dans une caverne du Demavend, de même que plus tard Encelade tendait ses muscles impuissants à renverser la masse de l’Etna. Les légendes voyagent avec les peuples de cime en cime.

Si peu connu que fût le mont Caucase comme orientation, forme et relief, du moins était-il désigné très justement comme une limite entre deux mondes. Le Caucase est un fragment du « diaphragme » qui sépare le continent d’Asie en deux versants, du nord et du sud, et qui se continue en Europe par des crêtes interrompues, monts de la Tauride, Alpes, Pyrénées et monts Cantabres. Mais de toute cette succession d’arêtes, aucune n’est plus nette, plus franchement découpée que celle du Caucase proprement dit, qui se profile de la mer Caspienne à la mer Noire ; la continuité de la saillie terrestre est bien marquée de part et d’autre. L’extrémité occidentale du rempart caucasien s’affile en pointe de lance vers la péninsule de Taman pour reparaître, après une courte interruption, dans les montagnes de Crimée ; les massifs orientaux semblent brusquement limités par les eaux de la Caspienne, mais un seuil sous-marin se prolonge de l’ouest à l’est entre deux cuvettes profondes de la mer intérieure et va rejoindre sur le rivage transcaspien la chaîne bordière que l’on désigne parfois sous le nom de « Caucase des Turkmènes », et qui, sous diverses appellations vulgaires, limite au nord-est le plateau d’Iran par ses chaînons parallèles pour aller se fondre dans les hauts remparts de l’Hindu-kuch.

N° 73. Relief du Caucase et des Monts d’Arménie.

Les deux versants du Caucase, au nord et au sud, contrastent absolument. Vers le septentrion, les montagnes s’abaissent par degrés, soit par des massifs latéraux, soit par des « petits Caucases » ou arêtes secondaires alignées parallèlement à la grande chaîne, suivant un ordre décroissant d’altitude. Mais dans l’ensemble, la pente est rapide, puisque les cavaliers, galopant dans la poussière de la steppe, aperçoivent en plein ciel, au dessus des forêts sombres, au-dessus des glaces étincelantes, les sommets vaporeux les plus élevés. La plaine basse borde partout le pied des monts, semblable à une mer qui bat la racine des falaises. D’ailleurs cette étendue presque horizontale fut en effet une mer à une époque géologique peu éloignée de nous : en cette dépression des terres s’unirent les golfes avancés de la mer Noire et de la Caspienne, et il en reste même cette admirable coulée du Manîtch à double versant qui est incontestablement, au point de vue de la géographie physique, la fosse divisant l’Europe et l’Asie.

La face du Caucase qui regarde le soleil ne domine que des plaines fluviales limitées par des monts visibles de la grande crête et se rattache à d’autres systèmes de montagnes et de plateaux. Un haut chaînon transversal ayant encore près d’un millier de mètres, au seuil le plus bas, sous-franchi par le chemin de fer de Tiflis à Batum, réunit les massifs les plus élevés du Caucase à l’ensemble des monts que l’on a quelquefois désignés sous le nom d’Anti-Caucase. Au sud des vallées de la Kura et du Rion, tout l’espace compris entre les deux mers est occupé par des hauteurs qui dépassent en maints endroits la zone où peut séjourner l’homme. Quelques très hauts sommets, cônes d’anciens volcans, l’Alagöz, l’Ararat, le Bingöldagh, commandent la région de leurs pointes neigeuses. De distance en distance se dressent les cimes superbes d’où l’on voit le chaos apparent des chaînes qui se profilent, d’un côté vers le plateau d’Iran, de l’autre côté vers le grand quadrilatère de l’Asie Mineure et la côte de la Syrie.

Ce contraste physique entre les deux versants caucasiens se répercute dans l’histoire des nations. Evidemment les hommes de la steppe, cheminant librement devant eux sans autre obstacle que des monticules de sable mouvant, des salines basses, des marais sans profondeur, doivent avoir d’autres mœurs, une autre évolution politique et sociale que les montagnards entourés de tous les côtés par des vallées profondes dont les habitants communiquent difficilement avec d’autres patries. D’un côté, la population aura des tendances à la vie instable et nomade ; elle fera son apparition, puis, refoulée par d’autres migrateurs, elle quittera le pays sans laisser de traces. De l’autre côté, les peuples cantonnés en leur massif de montagnes ou parqués en leurs bassins de culture, bien limités, se composeront de bergers et d’agriculteurs résidants ayant un genre de vie stable, des institutions permanentes, des rapports déterminés avec les nations limitrophes. L’histoire les embrasse volontiers dans ses descriptions et ses récits, tandis qu’elle reste longtemps ignorante des hordes fugitives et lointaines qui s’agitaient au delà du Caucase.

Musée de l’Ermitage, à St-Pétersbourg.

scythes armés de lances, d’après le vase de kul-oba

Aux origines de l’humanité consciente, les monts d’entre Caspienne et Pont-Euxin présentent donc deux faces à caractère bien distinct, le côté de la civilisation relative, celui de la barbarie ; la lumière au midi, et l’ombre sur le versant du nord. Cependant des échanges pouvaient avoir lieu de l’une à l’autre région, mais plus encore par une voie détournée que directement par les passes des montagnes. On a constaté, durant le cours des siècles, que les mouvements de migrations et de conquêtes se sont faits très fréquemment de l’Asie antérieure et des plaines Sarmates — la Russie méridionale — en se propageant à l’ouest par la Thrace européenne, le long des rives de la mer Noire. Jadis les Kimmériens et les Scythes, de même que les Turcs à une époque plus récente, firent ainsi le grand circuit en suivant les côtes, conformément à la « loi du moindre effort ».

Pourtant, si âpre d’accès, si difficile à l’escalade que soit le multiple rempart du Caucase, placé obliquement entre les deux mers, sur une longueur d’un millier de kilomètres et séparant l’une de l’autre des contrées fort différentes par la nature du sol et le climat, des peuples en fuite ou dans l’élan victorieux des expéditions guerrières vinrent fréquemment se heurter contre ces monts et tentèrent de les franchir. C’est en des occasions tout exceptionnelles, lors des grands ébranlements nationaux, qu’aux échancrures favorables dans les hautes arêtes, des bandes armées cherchèrent à forcer un passage ou que se produisit un mouvement de migration lente.

La première de ces portes naturelles — le Darial — s’ouvre vers le milieu de l’isthme, mesuré de l’est à l’ouest au lieu le plus étroit, où l’on compte environ 500 kilomètres de mer à mer. Des deux côtés, de la Cis-Caucasie à la Trans-Caucasie, on s’élève vers le point faible de la chaîne par une large vallée, au nord celle du Terek, au sud celle de la Kura, les deux fleuves les plus abondants du Caucase ; les alignements des montagnes ne présentent dans la région du seuil qu’une centaine de kilomètres d’épaisseur. Le point le plus haut du col, dit aujourd’hui le « mont de la Croix » — Krestovaya Gora — (2 263 mètres), n’atteint pas la limite des neiges persistantes, qui, dans certaines parties du Caucase, ne se trouve qu’à 3 500 et même à 4 000 mètres d’altitude. La route à suivre pour traverser la montagne en cet endroit est d’autant mieux indiquée que la chaîne du nord, prolongement de l’arête majeure du Caucase occidental, est complètement coupée par les eaux du Terek ; il n’y a là qu’une seule crête à traverser et le voyageur qui a remonté par gorges et vallées le long du fleuve et contourné l’énorme massif du Kazbek franchit un étroit rempart et descend déjà dans la vallée d’un affluent de la Kura.

Or, dès les origines de l’histoire, on constate que des populations de provenance iranienne, les Osses ou Ossètes, qui se donnent eux-mêmes le nom d’Iron, s’étaient solidement établies sur la voie de passage et occupaient les deux parois d’entrée et de sortie. Grâce à cette prise de possession, les Osses purent défendre cet important chemin du Caucase, qui devait être un centre d’attraction par excellence pour les peuples migrateurs ; mais le danger dut être parfois très pressant, surtout à l’époque où le déluge des barbares descendait vers le midi, et « c’est ainsi qu’il y a environ quatorze siècles, les deux empereurs de Rum et d’Iran, Justinien et Chosrav Anurchivan (Chosroès le Juste), unirent leurs efforts pour garder les portes du Darial, dans le défilé central, contre les envahisseurs Khasar.

N° 74. Passage du Darial.

Une autre porte naturelle du Caucase est celle qui s’ouvre à l’est, le long des côtes de la Caspienne. Les montagnes s’abaissent de ce côté assez brusquement et laissent entre leurs promontoires de larges vallées où serpentent les torrents descendus des hautes neiges. Même au pied des falaises, les plages de la mer offrent un large et commode chemin, grâce à l’abaissement des eaux marines, dont le niveau actuel se trouve à 27 mètres en contre-bas de la mer d’Azov. C’est par ce passage qu’ont pénétré, du sud au nord, les diverses populations émigrantes descendues du plateau d’Iran ou des hautes terres voisines, Mèdes et Perses, Turcs et Tartares, Tat et Talich.

Le Caucase représente un immense barrage que les peuples en marche cherchent à franchir en son point faible. Par un phénomène de poussée ethnologique parfaitement analogue au mouvement des eaux qui se produirait dans un réservoir, les émigrants se heurtent contre l’énorme mur, et ne peuvent le traverser, puisque la seule porte d’écluse ouverte dans l’épaisseur du rempart est celle où se sont établis les Osses, appuyés sur les ouvrages de défense construits dans la gorge de Darial ; ils auront donc à se glisser à droite en une longue veine par le passage qui suit le littoral de la Caspienne. En dehors de la brèche, le flot mobile des migrateurs se reploiera en tournoyant dans les plaines comme un immense remous, projetant même sa crête refluante dans quelque dépression du revers de la montagne. C’est en effet là ce qui s’est produit : inondation des eaux, inondation des hommes obéissant aux mêmes lois. Ainsi nous voyons les Tat et les Talich du bassin de la Kura pénétrer au loin dans l’étroit couloir des « Portes de Fer » ; de même le territoire des Tartares Azerbeïdjani se continue au nord par celui des Tartares Rumîk, et ceux-ci ont pour voisins dans les plaines de la Cis-Caucasie leurs devanciers, les Tartares Nogaï, tandis que d’autres Tartares encore, les Karatchaï, ont été projetés par la poussée de migration jusque dans les vallées caucasiennes du versant septentrional. Mais la coulée de ces peuples venue du sud par le passage de la rive Caspienne se rencontre dans les basses plaines avec un déluge d’autres populations touraniennes arrivées par la large ouverture ménagée entre les monts Oural et la mer Caspienne.

Si les immigrants du sud ont à diverses reprises suivi le bord occidental de la Caspienne pour se répandre au nord dans les plaines Sarmates, le mouvement ethnique a pu se produire en sens contraire, et c’est pour éviter ces invasions de nomades barbares que les dominateurs de la Trans-Caucasie s’occupèrent souvent de fortifier le défilé, surtout à l’endroit le plus favorable pour la résistance, connu aujourd’hui sous le nom turc de Derbent ou « Porte de Fer ». Avant l’invention de l’artillerie, le mur de défense, qui se prolongeait à une trentaine de kilomètres dans les montagnes et pénétrait dans la mer par une haute jetée, était véritablement infranchissable. Firduzi, dans le Livre des Rois, en attribue la construction au grand Macédonien, et la réédification à Chosrav Anurchivan : entre ces deux bâtisseurs, la chronique mentionne aussi le roi sassanide Yesdidjerd II, qui vivait au temps de l’invasion des Huns ; pour tous ces rois, il s’agissait de barrer la route aux peuples « monstrueux » du nord, aux « effroyables Gog et Magog », ou, suivant la terminologie mabométane, aux Yadjuj et Vladjuj[1].

N° 75. Daghestan, Portes de Fer.

Le poète persan décrit ainsi l’œuvre d’Alexandre : « Ayant déposé par couches successives des lits de cuivre, de fer, de plomb, de pierres, de troncs d’arbres et de fascines, il fit allumer et attiser le tout par cent mille forgerons, jusqu’à ce que tous les métaux fussent fondus en une seule masse. » Le mur que nous voyons aujourd’hui est censé le reste de ce rempart d’Alexandre.

En dépit des Alexandre et des autres rois légendaires, les Yadjuj et les Madjuj, c’est-à-dire des envahisseurs de toutes les races du nord, passèrent par le chemin fatal, qui d’ailleurs n’est point barré dans sa partie septentrionale. Et cette région du Caucase, dite aujourd’hui le Daghestan ou « Pays des Montagnes », entre la pointe d’Apcheron et la vallée du Sulak, les vallées rayonnent vers l’est, le nord-est et le nord, et c’est ainsi que successivement purent se glisser vers l’intérieur du massif des multitudes de ces fugitifs et conquérants qui, avec les immigrants du versant méridional, se pressent en une si étonnante Babel de nations hétérogènes.

Toute la partie occidentale du Caucase comprise entre le Darial et le Bosphore cimmérien (kimmérien) présente une très grande unité dans ses éléments ethniques, unité qui correspond d’une manière frappante avec la simplicité de sa formation orographique. En premier lieu, la chaîne occidentale, très régulière dans son orientation vers le nord-ouest, se présente réellement comme un mur inexpugnable sur un développement d’environ 200 kilomètres, du Kazbek à l’Elbruz ou Minghi-Taou ; en outre, la faible épaisseur relative de la chaîne ne laissant à l’intérieur qu’un petit nombre de bassins favorables à la colonisation, les migrateurs que la lutte pour l’existence avait menés au pied du Caucase occidental ou de ses chaînons parallèles, soit au nord, soit au sud, devaient s’arrêter dans leur marche ou se replier latéralement dans la direction de la mer. La montagne ne leur offrait dans cette partie de son arête qu’un petit nombre de brèches transversales invitant les voyageurs à l’ascension ; les murs parallèles qui se succèdent du nord au sud sont très difficiles à franchir, les plus bas à cause de leurs roches abruptes et de leurs forêts continues et presque impénétrables, les plus hauts à cause de leurs neiges. Quant à tenter un voyage circulaire pour contourner de l’un à l’autre versant l’extrémité du Caucase occidental, il eût été presque chimérique de l’entreprendre, car sur la rive méridionale, les promontoires, tous faciles à défendre par un petit nombre d’hommes, plongent par centaines dans les flots de la mer Noire.

Il y a deux mille années, une armée de travailleurs, sous les ordres de Mithridate, s’installa sur ce littoral pour y tracer une route en corniche comme celle qui suit le rivage de la Méditerranée entre Nice et la Spezia : c’était le seul moyen d’unir les deux moitiés de l’immense empire, au nord et au sud du Pont-Euxin ; mais cette route n’eut son effet que pendant un petit nombre de décades, car les empereurs de Rome, ni ceux de Bysance, ne prirent aucun souci de l’entretenir ; les Russes ne la rétablirent qu’après un abandon de vingt siècles.

N° 76. Vallées fermées du Caucase occidental.
(Voir page 456.)

Au massif de montagnes, un dans sa formation, correspond une population une par ses origines, ses mœurs et son histoire, mais que le cantonnement en petits groupes a puissamment différenciée. A l’exception des Svanes du haut bassin de l’Ingur, et des Karatchaï, « gens du Torrent Noir », des vallées septentrionales voisines de l’Elbruz, tous les habitants des montagnes de l’ouest appartenaient au groupe des nations plus ou moins mélangées que l’on désignait jadis sous le nom générique de Tcherkesses ou Circassiens. Il est vrai que les Kabardes (Kabardin, Kabertaï) de l’est, les Adighé du nord-ouest, les Abazes ou Abkhazes du versant méridional présentent entre eux de notables différences provenant du sol, du climat et des relations de commerce, mais ils constituaient un groups ethnique parfaitement reconnaissable. Telle était, d’une manière générale, la distribution des peuples dans le Caucase avant l’arrivée des Russes, et l’on peut dire en toute certitude qu’à l’époque antéhistorique, les conditions du milieu, analogues à celles de nos jours, déterminaient un groupement de même nature chez les rares habitants.

Quelle que fût l’origine de telle ou telle tribu des montagnes, la nature de la contrée condamnait la plupart des indigènes à une existence entièrement isolée. Les vallées du Caucase, n’offrant qu’une porte du côté de la plaine et limitées de tous les autres par les neiges, des glaciers inaccessibles, constituaient autant de domaines distincts, parfois même de véritables prisons, d’immenses chausse-trapes dans lesquelles des peuplades se trouvaient enfermées, gardant leur individualité particulière. Telle vallée de la Svanétie (Souanétie, Svanie) ou du Daghestan était un monde véritablement clos où quelque famille emprisonnée vivait inconnue des nations du dehors ; formant à elle seule une petite humanité ignorant la grande humanité du vaste monde.

En aucune autre région montagneuse de l’Europe et de l’Asie, on ne constate l’existence de tant de groupes humains se distinguant nettement des uns des autres et se refusant à reconnaître des liens de parenté pourtant incontestables. C’est que nulle autre contrée que le Caucase ne présente en même temps et au même degré des caractères d’ordre plus différent, n’exerce, par la richesse naturelle de sa flore et la douceur de son climat, une si grande force d’attraction, ne détient, par la forme de ses bassins à difficile issue, une telle puissance de fixation.

Un passage de la Géographie de Strabon (liv. XI, ch. ii, p. 16), très fréquemment cité, relate que, d’après les récits des marchands, « trois cents peuples » se rencontraient parfois sur le marché de Dioscurias, la Sukhum-Raleh actuelle. Le géographe grec, protestant contre cette exagération, évalue cependant à soixante-dix le nombre des populations diverses à langues distinctes dont les représentants échangeaient leurs denrées dans la ville des Dioscures : ces renseignements précis, Strabon les devait sans doute à Moapherne, l’oncle paternel de sa mère, qui avait été gouverneur de la Colchide (liv. XI, ch. ii, p. 18), et l’on peut d’autant mieux croire à leur vérité approximative que, pour la seule Transcaucasie, le recensement de 1891 énumère soixante-six peuples différents, et que l’on en compte un peu plus de quatre-vingts pour l’ensemble du Caucase. Il y a donc coïncidence, à dix-huit cents ans d’intervalle, entre le dire de Strabon et les relevés précis fournis de nos jours par les ethnologistes et les statisticiens ; l’histoire témoigne que, malgré les migrations et les déplacements, le fonds ethnique est resté le même : plusieurs peuplades, tels les Svanes, sont cantonnées immuablement dans la citadelle de montagnes qu’habitaient leurs aïeux. D’ailleurs Strabon donne de cette prodigieuse variété des Caucasiens une explication tout à fait erronée, absurde plutôt : « Il faudrait l’attribuer, dit-il, à la vie errante que mènent ces peuples » ; c’est tout le contraire. Cette variété provient de la semi-fermeture des vallées caucasiennes dans lesquelles les tribus sont forcément isolées : elles ne peuvent entremêler leurs vies, et ne se connaissent que par les rencontres des marchands en des lieux de foire lointains.

Ainsi divisée en domaines nombreux, la Caucasie ne pouvait constituer un empire, un état homogène : tout au plus des pillards descendus de la montagne dominaient-ils temporairement les populations terrorisées des plaines adjacentes, ou bien des conquérants de la campagne ouverte pénétraient-ils dans quelque vallée tributaire ; mais les facilités de la défense et les difficultés de l’attaque, jointes à la presqu’impossibilité des transports, devaient maintenir pendant des siècles l’équilibre premier des nombreuses petites nationalités juxtaposées. C’est du dehors qu’arrivaient fatalement les conquérants, et ils n’ont pu se maintenir qu’à une époque où les plaines du nord, occupées par une population très considérable, lui fournissaient, par l’industrie et la richesse, une énorme puissance d’attaque. Ces conditions n’ont été remplies que pendant le courant du siècle dernier, qui vit naître la puissance de la Russie dans ces parages.

Toutefois les cent petites nations isolées devaient trafiquer les unes avec les autres, et de proche en proche s’établit un mouvement commercial qui fut déjà considérable dès les temps mythiques, ainsi que nous le raconte la légende de la Toison d’or. Les Grecs naviguaient directement vers les bouches du Phase, le Rion actuel, mais ils recevaient surtout par des intermédiaires les métaux et autres objets de valeur provenant de la région du Caucase. Dans la division naturelle du travail qui s’opère parmi les peuples, conformément aux conditions spéciales de leur milieu, certaines tribus se chargèrent du transport, et, grâce à leur métier pacifique, nécessaire à tous, acquirent partout le droit d’hospitalité. C’est ainsi que l’on a de très sérieux indices pour admettre l’existence d’un commerce établi régulièrement entre le Caucase et les bords de la mer Baltique par l’entremise des Osses — peut-être aussi par celui des Ases immigrés en Scandinavie, — et que des liens de parenté rattacheraient à la population occupant alors et occupant encore les deux versants du passage du Darial[2].

Comparés à la muraille qui se dresse obliquement entre les deux mers — Pont-Euxin et Caspienne, — les divers massifs auxquels on donne quelquefois le nom d’Anti-Caucase, n’ont aucune régularité dans leur distribution et présentent plusieurs centres de formation et de résistance, compliqués de cassures et de plissements qui témoignent d’une histoire géologique très mouvementée. On peut reconnaître dans ce dédale plusieurs alignements de montagnes, mais nulle part de longues arêtes continues comme le mur caucasien. Les chaînes ont été découpées sans ordre apparent en plusieurs fragments secondaires par les gaves et les fleuves : ici le Rion et le Tchorukh, ailleurs l’Araxe et la Kura, à l’ouest et au sud-ouest les divers affluents de l’Euphrate, au sud-est ceux du Tigre ont déblayé un cube énorme de débris pour le distribuer en alluvions dans la mer Noire, la Caspienne et le golfe Persique. Ces grandioses phénomènes d’érosion eurent pour résultat de vider la plupart des étendues d’eau qui occupaient jadis les cavités de ces hautes terres, mais il en reste encore un certain nombre, grandes et petites. Moins élevé en moyenne et de dimensions plus vastes, l’Anti-Caucase offre des pentes forcément moins rapides que celles des monts caucasiens et par conséquent il doit retenir ses bassins lacustres plus longtemps avant qu’ils soient vidés par les profondes coupures des lits fluviaux.

N° 77. Relief des monts d’Arménie.

Les monts Arméniens, qui dressent leurs escarpements au sud des campagnes transcaucasiennes, reposent sur une base uniforme d’environ 2 000 mètres, diversement érodée par les torrents. Plusieurs massifs commandent çà et là le socle du plateau désert ou les profondes vallées découpées à leur base. De la percée de l’Euphrate à celle de l’Araxe et de la plaine de la Kura au versant des monts tournés vers le Tigre, le voyageur parcourt une contrée inégale où, sur des espaces de centaines de kilomètres en longueur, il voit de toutes parts un cercle d’horizon dentelé de montagnes. Des géants comme le volcan Alagoz ou « Mont Bigarré » et comme le Masis, plus connu dans le monde occidental sous le nom d’Ararat, dominent ce chaos apparent, mais nulle part de manière à limiter complètement un domaine géographique sans issue facile vers l’extérieur. Le pays présente partout des obstacles, que partout aussi on peut franchir ou tourner. De là quelque chose de vague ou d’imprécis dans l’aspect de la contrée : on ne sait quel nom lui donner parce qu’elle n’a pas de limites naturelles et que de tous les côtés elle se termine par des zones de transition. A l’ouest, la ligne de séparation entre l’Asie Mineure et l’Anti-Caucase est marquée, beaucoup moins par le cours du haut Euphrate ou Kara su, « l’Eau Noire », que par la dépression générale de la contrée, tout le long du méridien qui continue au nord la partie la plus occidentale de la vallée du fleuve.

A proximité du golfe d’Alexandrette, la plaine où se trouvent de nos jours Biredjik et Marach se continue au nord vers la courbe très allongée de la côte sud-orientale du Pont-Euxin par des plateaux relativement faciles d’accès : l’ensemble de la région constitue une coupure assez nette de l’une à l’autre mer et peut être considérée comme formant la racine de la péninsule d’Anatolie. Cependant un écran de montagnes masque au sud cette contrée de transition entre l’Arménie et l’Asie Mineure, et l’Euphrate lui-même, plusieurs de ses affluents, enfin le Djihun coulant vers la Méditerranée ont à traverser

cette barrière par d’âpres défilés. Au nord, sur le versant de la mer Noire, d’autres gorges étroites où grondent les rivières correspondent à celles de l’irrégulière série des remparts méridionaux.

N° 78. Racine de la péninsule d’Anatolie.

Dans leurs hautes vallées, les diverses branches maîtresses de l’Euphrate font partie d’une aire géographique tout à fait différente de celle des plaines d’en bas. L’unité apparente donnée par l’écoulement des eaux entre les régions montagneuses des gaves supérieurs et le cours sinueux des fleuves proprement dits est purement illusoire. La direction même que prennent les deux rivières Muhrad-su et Kara-su pour former le haut Euphrate est celle de l’orient à l’occident, et se rattache historiquement beaucoup plus à la vallée de l’ancien Halys de Cappadoce, le moderne Kizil Irrnak, qu’à celle des fleuves de la Mésopotamie. Dans les régions septentrionales, le mouvement des nations se faisait de l’est à l’ouest, de l’Arménie vers l’Asie Mineure ou inversement, tandis qu’au sud le va-et-vient des hommes avait lieu dans un sens perpendiculaire, du nord au sud, dans les émigrations, et du sud au nord dans les marches d’invasion et de conquête.

L’appellation d’Arménie sous laquelle le pays qui fait face au Caucase est souvent désigné, d’après ses habitants les plus civilisés, ne présente une certaine valeur qu’au point de vue purement ethnologique, et d’ailleurs, même avant les massacres des dix-neuvième et vingtième siècles, peu nombreux étaient les districts où les représentants de cette nation se trouvaient en majorité ; très souvent les Arméniens ont dû se déplacer en diverses directions sous la pression des peuples voisins.

Même les noms locaux ont fréquemment changé. Le nom d’Ararat, aujourd’hui exclusivement appliqué à la grande montagne du Masis, avait autrefois une signification beaucoup plus ample. Sous la forme assyrienne Urartu ou Arartu, ce terme désignait constamment la partie nord-orientale de l’Arménie, surtout la plaine de l’Araxe : pour saint Jérôme encore, l’Ararat était, non le volcan superbe, mais la vaste campagne fertile s’étendant vers la Caspienne. En un mot, l’Ararat était le pays des Alarodiens (ou Araratiens) mentionnés par Hérodote[3].

D’autre part, le nom « Arménie paraît avoir été anciennement donné à la partie sud-occidentale de la contrée ainsi dénommée de nos jours. Hérodote ne connaît d’Arméniens que sur le haut Euphrate, près de la Phrygie et dans les montagnes où le Halys prend sa source[4]. La migration de ce groupe humain se fit donc dans la direction de l’occident à l’orient et finit par aboutir à la vallée de l’Araxe[5]. C’est vers le début de la dynastie des Akhéménides que des Arméniens ou Haïkanes — « Ascaniens » — auraient peuplé les alentours du massif de l’Ararat, devenu le centre géographique de leur domaine. Un souvenir de l’ancien séjour se trouve dans le nom d’Achkenaz, antique appellation des Phrygiens. D’après un très grand nombre de philologues, la mer connue jadis sous les noms de Pontos Axenos ou Axeinos aurait été ainsi désignée à cause des Ascaniens de ses rivages : plus tard, les marins grecs auraient modifié ce mot pour lui donner dans leur langue un sens de bon augure.

Il suffit de comparer les massifs irréguliers de l’Anti-Caucase et des monts dits vaguement Taurus arménien avec la longue chaîne du Caucase, étroite, difficilement abordable, pour comprendre combien le mouvement de l’histoire devait être différent dans les deux régions : les monts et les plateaux du district méridional, coupés de routes traversières, sont beaucoup plus faciles à franchir que le formidable rempart septentrional qui barrait la route aux peuples en marche.

Les terres hautes de l’Arménie — dont la partie la plus massive fait directement face au Caucase et profile ses chaînes parallèles ou ramifiées entre le plateau de l’Iran et le cours supérieur de l’Euphrate — ne peuvent être considérées comme un corps géographique ayant un caractère réel d’unité, mais on comprend bien qu’une nation dominant par le nombre, par la force ou par la valeur relative de sa civilisation ait tenté d’y former un empire, et de subjuguer les populations des plaines environnantes. Cependant il faut constater aussi que cette région est attaquable sur tous les points de sa vaste circonférence : de toutes parts s’ouvrent des brèches dans le mur de la citadelle.

Ainsi les populations enfermées dans les bassins de la Kura et du Rion, c’est-à-dire dans la large avenue transcaucasienne, pouvaient sur plusieurs points chercher une issue pour elles-mêmes ou pour l’excédent de leurs jeunes hommes. Une première porte facile leur était ouverte au sud par la vallée de l’Araxe ; ceux qui la remontaient, assez nombreux et assez vaillants pour en refouler les aborigènes, contournaient toute la moitié orientale de l’Anti-Caucase et pénétraient sans escalade jusqu’au merveilleux jardin d’Erivan, entre les deux bassins de l’Alagôz et du Masis, où ils pouvaient choisir, vers les cent sources de l’Euphrate, le passage qui leur paraissait le moins haut et le moins défendu. Pour les habitants des campagnes transcaucasiennes qui se trouvent vers le centre de l’isthme, le chemin d’attaque le plus favorable était celui qu’emprunte maintenant la route carrossable, par le col de Delijan et la rive occidentale du Gok-tchaï ; arrivés sur ces hauteurs, ils pouvaient soit descendre dans la plaine d’Erivan, soit gagner à l’ouest la région de partage des pentes, dont les Russes modernes ont pris soin de s’emparer pour en utiliser à leur profit les points stratégiques : là s’élèvent les citadelles de Kars et d’Alexandropol. La haute vallée de la Kura offre un quatrième passage, et, par le littoral de la mer Noire, dans le Lazistan, d’autres peuples gagnaient les sentiers qui rayonnent sur les pâturages autour du bassin du Tchorukh.

La facilité relative d’accès que présentaient aux peuples migrateurs les monts de l’Anti-Caucase et du Taurus explique les guerres incessantes qui ont sévi dans ces contrées et les déplacements nombreux de populations qui s’y sont produits. Les habitants, pressés de divers côtés, mélangés, fragmentés, sont en conséquence limités d’une manière beaucoup moins précise que leurs voisins du Caucase ; les territoires d’habitation ont changé beaucoup plus souvent ; des migrations ont eu lieu dans tous les sens ; les langues, les races, les traditions se sont mélangées : de prétendus Turcs sont d’origine grecque, des Juifs ou Kurdes se disent Arméniens. Les Kurdes sont d’ailleurs ceux qui, depuis les origines de l’histoire, paraissent avoir le mieux gardé leur type, et cela se comprend, car ils habitent les districts montagneux les plus élevés et les plus abrupts : les envahisseurs cherchant des chemins faciles pour aller à leurs conquêtes se sont écartés prudemment des escarpements arides et des vallées supérieures souvent obstruées par les neiges.

A la diversité des races de l’Anti-Caucase et du Taurus correspond celle des religions, et le motif de cette grande variété de cultes se retrouve dans les conditions géographiques du milieu, non point, comme on aimait à le répéter autrefois, dans les « mystérieux décrets de la Providence ». Les montagnes bordières de l’Asie Mineure sont situées vers le centre de gravité des contrées où naquirent le mazdéisme, le judaisme, le christianisme, et le conflit de ces diverses croyances, de ces forces enfermées dans une même arène devait nécessairement produire des religions mixtes, notamment celles qui, sous diverses formes, reçurent le nom générique de « gnosticisme ». Puis tous ces cultes furent condamnés à de nouvelles évolutions, lorsque l’Islam eut à son tour apparu sur la scène de l’Asie antérieure et méditerranéenne. Ce sont là des phénomènes qui se rattachent au domaine de la mécanique sociale et se conforment à ses lois.

Les Arméniens, épars sur les pentes des monts et dans les hautes vallées autour de l’Ararat, ne trouvèrent jamais dans leurs pays natals de ressources suffisantes pour leur entretien ; comme tant d’autres peuples montagnards, ils devaient aller gagner leur vie en des contrées étrangères ; mais ce qui les distinguait d’autres migrateurs, c’est que l’élément intellectuel était fortement représenté chez eux.

N° 79. Routes de l’Anti-Caucase.


Un fait géographique important explique en partie ce privilège des Haïkanes : leur patrie s’entremêle à celle des Kurdes comme les fils divers dans un tapis, et consiste surtout en terrasses largement aérées, en vastes campagnes bordant des rivages lacustres ou remplissant le fond de bassins jadis inondés, tandis que, dans le voisinage immédiat, des massifs abrupts de montagnes, coupés de défilés, de gorges difficiles, donnent asile à des bergers, vivant là-haut, dans les neiges, d’une existence âpre et périlleuse. Le contraste de la nature se présente sur mille points dans toute cette région tourmentée, et une opposition correspondante se montre dans les mœurs et les qualités héréditaires des populations respectives. Grâce au milieu, les unes se mirent surtout à l’agriculture, associée à un commerce d’émigration périodique, les autres s’en tinrent à l’élève des troupeaux, complétée, en temps et lieu, par des expéditions de brigandage.

Quoi qu’il en soit, les habitants de l’Anti-Caucase n’eurent pas fréquemment le bonheur de se maintenir indépendants, même durant l’existence du royaume dit de Van : tel ou tel ensemble de vallées ne pouvait former un groupe autonome qu’aux époques pendant lesquelles de grands empires envahissants ne s’étaient pas constitués au midi. Nous ne connaissons du reste l’histoire de la région montagneuse qui s’étend du lac de Van au lac d’Urmiah, c’est-à-dire du pays d’Urartu — identique à l’Ararat des Hébreux — que par les annales assyriennes, car l’art de l’écriture, enseigné par les scribes ninivites, mais appliqué à un idiome sans rapport avec l’assyrien, ne pénétra dans cette contrée qu’à l’époque d’Assurnasirpal. Pendant une période d’au moins sept cents années, commençant trente-quatre siècles avant l’époque actuelle, l’influence des Assyriens fut prépondérante en Urartu, et même, sous le roi Sargon, la domination exercée directement par les conquérants du sud paraît avoir été acceptée sans aucune tentative de résistance. Elle fut, à vrai dire, plus d’une fois violemment troublée par des invasions kimmériennes et scythes ; le nom de ce dernier peuple se retrouve même dans celui de Sacasène, province du haut Araxe, cité par Strabon. Quelques documents signalent aussi des guerres entre les princes de Van et les Hétéens, établis dans la Syrie du nord[6].

Sur la portion du territoire d’Arménie appartenant actuellement à l’empire russe, Nikolski et d’autres archéologues ont, jusqu’en l’année 1895, découvert vingt-trois grandes inscriptions cunéiformes, et l’on en connaît en tout une centaine dans l’ensemble du pays arménien qui se prolonge au sud et à l’est, jusque dans l’Azerbeïdjan ; il est vrai que toutes ne sont pas encore déchiffrées, quelques modifications des signes assyriens rendant la lecture de ces documents pétrographiques assez difficile. De tous ces monuments écrits, le plus remarquable est celui recouvrant de ses cinq cents lignes une des parois du piédestal de rochers qui porte la citadelle de Van, attribuée par la légende à la fabuleuse Sémiramis : il raconte les hauts faits d’un roi Argichtis Ier qui, pendant une éclipse de la puissance assyrienne précédant le règne de Tiglatphalazar II (Tugultipalesharra), poussa ses conquêtes jusqu’à la Méditerranée syrienne.

Dessin de G. Roux, d’après une photographie.
le lac et la citadelle de van


L’ordre géographique dans lequel se succèdent ces inscriptions montre quelle était la direction des voies historiques : par la forme même des plateaux et des massifs de montagnes, elle était, pour ainsi dire, dictée d’avance, et depuis cette époque, elle n’a point changé. La civilisation qui prévalait dans ces contrées à l’époque de l’influence assyrienne paraît avoir été, à bien des égards, supérieure à celle des populations actuelles, puisque des canaux d’irrigation rayaient les lianes des collines au-dessus de toutes les vallées et que maintenant on en est réduit à des projets pour les rétablir à grands prix. Il reste encore beaucoup à faire pour restaurer en leur ancien état les réseaux d’arrosement dans toute l’antique Arménie ; la longue sujétion du peuple l’a privé de l’énergie nécessaire pour le bel aménagement de son domaine.

Après les Assyriens vinrent les rois Mèdes, dont l’Arménie resta tributaire ; puis Cyrus supplanta les souverains de la Médie, pour agrandir encore leur empire et rattacher plus étroitement à sa puissance la nation des Haïkanes ; enfin, lorsque la domination persane s’écroula, l’Arménie partagea le destin de toutes les contrées qu’embrassait la conquête d’Alexandre. Le pays de l’Ararat faisait désormais partie du monde assujetti à l’Occident.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. D’Ohsson, Voyage d’Abou et Cassim.
  2. Champeaux, Science sociale ; — Vivien de St-Martin, Recherches sur les Populations primitives du Caucase.
  3. livre III, 94 ; Fr. Lenormant, Les Origines de l’Histoire, tome II, pp. 2, 3 et suiv.
  4. Livre I, 72, 194 ; VII, 73.
  5. Moïse de Khorène ; Fr. Lenormant, Les Origines de l’Histoire, tome II, pp. 372 et suiv.
  6. A. H. Sayce, Les Hétéens, Annales du Musée Guimet, p. 50.