L’Homme et la Terre/III/07

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Librairie universelle (Tome quatrièmep. 1-84).
LES COMMUNES : NOTICE HISTORIQUE


Conrad III, de Hohenstaufen, fut choisi comme empereur d’Allemagne en 1138 et passa la plus grande partie de son règne à lutter contre les ducs de Bavière, Henri le Superbe (mort en 1140) et son fils Henri le Lion.

Frédéric Ier, dit Barberousse, naquit en 1123. Allié par sa mère aux Welf, il tendit, en Allemagne du moins, à atténuer les contrastes entre Guelfes et Gibelins ; il succède en 1147 à son père comme duc de Souabe et accompagne son oncle Conrad III à la deuxième croisade. Il est élu empereur en 1152 et traverse une première fois les Alpes en 1154 pour prendre la couronne lombarde, enlever Rome des mains d’Arnaldo et la remettre au pape en se faisant reconnaître empereur. Il prend Milan en 1158, la détruit en 1162, puis de répression en répression arrive à se faire battre à Legnano en 1176. Assagi par le résultat de ses six descentes en Italie, il se consacre désormais plus spécialement à l’Allemagne avant de partir pour l’Orient, dont il ne revint pas.

Henri VI le Cruel (1190-1198) épousa l’héritière du royaume normand des Deux-Siciles ; il fut le geôlier de Richard Cœur de Lion et vainquit définitivement les Welf. Philippe, frère du précédent, vit susciter contre lui par le pape un anti-roi, Othon IV, fils de Henri le Lion, et mourut assassiné en 1208. Othon IV règne ensuite seul, mais, suivant forcément la politique de ses prédécesseurs, il subit l’excommunication papale, et meurt peu après avoir été défait à Bouvines, 1214.

Frédéric II, fils d’Henri VI, naquit en 1194 près d’Ancône. Il assiste en allié du roi de France à la bataille de Bouvines, et remplace Othon IV sur le trône, 1218. Mais, dès ses premiers mouvements, il est excommunié (1222), peu de temps avant son départ pour la Terre Sainte. Il y fut plus heureux que beaucoup de ses prédécesseurs, puisqu’il entra a Jérusalem, mais ses succès ne lui servirent de rien auprès des papes, qui devenaient de plus en plus exigeants. L’empereur est à nouveau excommunié en 1239 et meurt en 1250, inconnu de la plupart de ses sujets et rejeté de beaucoup d’autres.

Conrad IV (1250−1254), son fils, eut à peine le temps de conquérir l’Italie, et son petit-fils Conradin, né en 1262, disputant Naples à Charles d’Anjou, créature du pape, est pris et exécuté à seize ans. Crime auquel répondirent les Vêpres siciliennes quelque vingt ans plus tard.

Les papes antagonistes des Barberousse sont Adrien IV (1154−1159), Alexandre III (1159−1181), puis, pendant les dix années suivantes, Luce III, Urbain III, Grégoire VIII et Clément III. Innocent III (1198−1216) est le contemporain de l’empereur Othon IV. Honorius III et Grégoire IX (1227−1241) sont les premiers adversaires de Frédéric II, puis Célestin, Innocent, Alexandre, Urbain et Clément, tous quatrièmes du nom, assistent à la fin des Hohenstaufen.

Les Albigeois sont excommuniés en 1179 et les persécutions commencent. En 1208, l’assassinat du légat qui présidait aux auto-da-fé donna prétexte à la croisade. Béziers fut prise en 1209 (60 000 victimes), le Nord vainquit le Midi à la bataille de Muret (1213) et Albi ouvrit ses portes en 1215. Simon (de Montfort-l’Amaury) fut tué en 1218 sous les murs de Toulouse ; la prise d’Avignon termina la guerre.

Le douzième siècle et la première moitié du treizième furent en Allemagne l’époque des Wolfram von Eschenbach et des Walther von der Vogelweide ; en France, celle des Wace, Benoît de Sainte-Maure, Villehardouin et G. de Lorris.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
COMMUNES
Combien dure était pour les communes lombardes l’âpre
défense de leur liberté ; chaque année, elles voyaient
descendre des Alpes les chevauchées de pillards allemands,
effrayants ennemis, alliés plus dangereux encore !


CHAPITRE VII


MOYEN AGE. — MARAIS ET MONTS, PROTECTEURS DE L’INDÉPENDANCE

FORMATION DES COMMUNES LIBRES. — VENISE, PISE, GÊNES
GUELFES ET GIBELINS. — LES DEUX FRÉDÉRIC. — GUERRE DES ALBIGEOIS
VILLES DU NORD DE LA FRANCE ET DES FLANDRES
HANSE GERMANIQUE. — FONDATION DES UNIVERSITÉS

CONFLITS ET DÉCHÉANCE DES COMMUNES. — ARCHITECTURE OGIVALE

Malgré les termes vagues introduits dans l’usage commun, il en est beaucoup dont le sens a graduellement changé et que l’on doit interpréter différemment suivant les époques. Un de ces mots est celui de « moyen âge » que l’on a l’habitude d’appliquer maintenant à toute la période qui sépare la chute de Rome sous les coups des barbares et l’entrée des Turcs à Constantinople. Les historiens n’ont point créé ce vocable pour lui donner une acception semblable. Il était appliqué autrefois par les humanistes à la période pendant laquelle les écrivains n’employaient plus les formes classiques de la langue parlée depuis Cicéron jusqu’au règne de Constantin, mais s’exprimaient néanmoins en phrases latines. C’est au point de vue spécial de ce langage considéré comme le seul digne de servir à l’expression de la pensée que les siècles étaient divisés en âge supérieur, en âge moyen ou moyen âge et en âge inférieur, celui qui vit l’abandon du latin comme langue usuellement écrite et la formation littéraire des langues modernes[1]. Peu à peu, par une évolution lente dans l’emploi des termes, les historiens réunirent l’âge moyen et l’âge inférieur des philologues pour en faire le moyen âge, pris dans l’acception actuelle de période d’obscurité relative, de nuit entre les deux jours de la pensée.

Vico, dans sa Science Nouvelle. prit les siècles du moyen âge comme exemple de ce retour des âges après l’achèvement complet d’un cycle de l’histoire, marqué par la chute de l’empire romain. D’après lui, l’humanité recommençait le cours de son existence par un état de barbarie analogue à celle des temps les plus anciens mentionnés par les légendes. Il assimile les deux phases en en comparant tous les traits de fureur et d’ignorance. Il va même jusqu’à dire que, dans ces temps « malheureux » de la deuxième barbarie, « les nations étaient retombées dans le mutisme », puisque plusieurs siècles ne nous ont laissé aucun écrit en langues vulgaires et que le latin barbare du temps était compris d’un petit nombre de nobles seulement, tous ecclésiastiques[2] !

Sans doute cette délimitation entre le corso des temps classiques et le ricorso des âges d’ignorance n’eut pas la précision qu’imagine Vico, mais du moins, pour l’Europe occidentale, répond-elle à une réalité historique de premier ordre. Pour d’autres parties de la Terre, notamment pour l’Arabie, la Perse et la Syrie, qui resplendirent soudain, animées d’une foi nouvelle puis restaurées par la connaissance de la Terre, le développement des sciences et le progrès des arts et des lettres, les mêmes siècles, ici l’âge des ténèbres, furent là l’âge de la lumière par excellence. Le moyen âge, c’est-à-dire la phase de rétraction, de souffrance et de mort apparente, n’exista que pour les chrétiens d’Europe et coïncida avec la période pendant laquelle le christianisme, sous sa forme catholique et romaine, fut accepté sans protestation, sans hérésies, de la part des fidèles occidentaux.

Cl. J. Kuhn, edit.
périgueux : la cathédrale de saint-front
(voir page 66)

Compris de cette manière, le moyen âge aurait en effet commencé à la destruction de l’empire romain par les barbares, au sac de Rome par les Goths et les Vandales, mais il n’a certainement pas duré jusqu’à la circumnavigation de l’Afrique ou à la découverte du Nouveau Monde par les Colomb, les Cabot, les Vespuce. Bien avant cette époque, l’Europe occidentale avait repris sa force d’expansion : elle se manifesta dans les Croisades, dans les expéditions commerciales des marchands italiens, dans les progrès des métiers et des arts, et surtout dans la constitution des Communes. L’initiative individuelle, qui ne s’accommode point de la foi naïve, de l’obéissance mystique à pape ou empereur, créait une première Renaissance, deux ou trois cents ans avant celle qui porte spécialement ce nom dans l’histoire. La période splendide des libertés communales, si énergiquement revendiquées et défendues, l’âge qui vit naître la merveilleuse floraison des ogives, des rosaces et des flèches peuvent ils être confondus sous un même terme de langage méprisant avec les temps de l’ignorance et de la grossièreté barbares pendant lesquels les peuples se reprenaient lentement à la vie ? Evidemment les historiens auront à prévenir, par une terminologie nouvelle, la confusion qu’entraine ce mot de moyen âge appliqué improprement à deux époques différentes.

L’esprit de liberté, qui est le souffle de la vie et cherche sans cesse et partout à se faire jour, devait profiter du mouvement des Croisades. Le départ des seigneurs, avec soudards et gens d’armes, fut un grand allègement pour la plupart des sujets. Sans doute, princes, barons et vassaux avaient commencé par faire rendre aux taxes et aux impôts divers tout ce que la violence et l’astuce pouvaient extorquer à la population malheureuse ; ils laissaient leur pays appauvri, exsangue ; mais ils partaient enfin ; on voyait au loin disparaître leurs pennons dans le poudroiement des routes ! Et puis les maîtres n’avaient-ils pas été obligés par la dure nécessité du moment à faire de belles promesses, à concéder même de réels privilèges aux manants pour qu’ils respectassent les terres féodales et les châteaux pendant l’absence des garnisons, pour qu’ils obéissent bien dévotement aux gentes châtelaines et à leurs fils encore sans épées ! Conscients des réalités qu’ils laissaient derrière eux, beaucoup de seigneurs partaient à contre-cœur, mais, cédant à l’entraînement des foules, ils prenaient quand même la tête de leur contingent.

La plèbe des campagnes, les artisans des villes eussent pu songera venger les souffrances d’autrefois, du moins reprenaient ils partiellement leur autonomie et poussaient ils l’audace jusqu’à gérer quelque peu leurs affaires. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, les capitouls de Toulouse, représentant la bourgeoisie de cette ville, prirent graduellement la haute main dans l’administration de la commune durant l’absence de leur comte ; une transformation analogue s’accomplit dans toutes les autres cités de la contrée : le comté devint en fait une fédération, formée d’un grand nombre de petites républiques réunies sous l’honorifique protectorat du comte féodal. Lorsque Ramon ou Raymond V mourut en Orient, après avoir fondé le royaume de Tripoli, qu’il laissait à son fils aîné Bertran, la veuve, qui revint à Toulouse avec son jeune fils Alphonse Jourdain (n’Anfos Jordan) — ainsi surnommé d’après la rivière dans laquelle il avait été baptisé, — la veuve dut placer l’héritier sous la tutelle des capitouls et le faire élever par leurs soins. Aussi plus tard, lorsque se fit la terrible croisade à l’intérieur qui réduisit les populations du Languedoc à la servitude, les chevaliers français du nord vengèrent ils certainement bien moins les différences quelconques de doctrine religieuse que l’affront fait par les villes libres au pouvoir féodal.

N° 317. Pays des Frisons et des Dithmarschen.

En certaines contrées d’Europe les conditions favorables du milieu avaient permis aux habitants de se maintenir en communautés parfaitement indépendantes, inattaquables même. « Dans mon pays, dit fièrement Niebuhr, dans mon pays, chez les Dithmarschen, il n’y a jamais eu de serfs »[3]. C’est à la bonne nature qu’il était redevable de ce privilège. Si la terre des Frisons et des Dithmarschen s’est maintenue libre jusqu’au commencement du dix-septième siècle, malgré la pression des grands États féodaux qui confinaient au sud et au sud-ouest, c’est qu’elle était protégée par des marais difficiles à franchir, par des canaux vaseux, par des espaces coupés de fondrières, où se seraient enlizées les lourdes cavaleries des barons bardés de fer. Jaloux de rester seuls à connaître leur pays, les gens des marécages se gardaient bien d’initier à la pratique des gués périlleux les seigneurs et leurs hommes d’armes. La boue les défendait, mieux qu’ailleurs des bras de l’Océan ne protégeaient des populations insulaires.

C’est pour une raison analogue que, de l’autre côté des bouches rhénanes, les hommes des « terres neuves » de la Flandre étaient des hommes libres. Pour conquérir un sol ferme sur la mer et sur les fleuves, la « corvée » n’eût point suffi ; il fallait la liberté créatrice, la franche initiative, l’intelligence et la présence d’esprit dans le travail. Les « hôtes ». défricheurs et draineurs ambulants auxquels les princes féodaux de la terre ferme concédaient ces champs futurs, n’auraient pu accepter la rude besogne s’ils avaient été soumis au cens personnel et aux autres taxes qui pesaient sur les serfs, et surtout s’ils avaient eu des recors, des gens armés du glaive ou du bâton pour les surveiller dans leur travail : tout ce qu’on pouvait leur demander, c’était de promettre le paiement d’une redevance annuelle quand la terre aurait été conquise. Toute subvention préliminaire leur était inutile : qu’on les laissât libres d’agir, cela leur suffisait, la force leur était donnée par la puissance de l’association. Dans leur œuvre savante et de tous les instants, entreprise pour discipliner les éléments, ils devaient compter les uns sur les autres, se distribuer les travaux, tous également utiles à la réussite définitive, vivre dans une communauté d’efforts qui constituait une véritable république d’intérêts et d’amour mutuel. C’est par une collaboration de même nature que, bien avant les monarchies égyptiennes et assyriennes, les riverains du Nil, du Tigre, de l’Euphrate ont créé ces admirables campagnes dont les souverains absolus devinrent facilement les maîtres quand il n’y eut plus d’autre travail à faire que celui de la surveillance et de l’entretien. De même, lorsque les terres des Flandres, jadis périodiquement recouvertes par les eaux et dévorées en partie par une terrible inondation en 1170, eurent été asséchées, les comtes, n’ayant désormais plus de difficulté à les faire maintenir en bon état sous la direction, d’ailleurs inutile, d’intendants, de watergraven, dijkgraven ou moormeesters, lâchèrent de gouverner plus directement ces terres exondées ; même, grâce à l’exemple qui leur avait été donné par les paysans initiateurs, ils purent accroître, çà et là, l’étendue de leurs domaines palustres : c’est ainsi que Philippe d’Alsace, au douzième siècle, fit élever la grande digue du Zwyn et se vante dans ses chartes d’avoir desséché à ses propres frais de vastes territoires[4]. Cependant la forme des anciennes républiques communautaires se conserva longtemps et s’est encore perpétuée sous le nom de wateringen, wateringues ; du moins ces syndicats de paludiers ont-ils le reflet de leur passé glorieux.

D’ailleurs, lorsque ces conquérants des limons, ces créateurs de prairies et de terres arables se trouvèrent, dans leur propre pays, atteints par le pouvoir des seigneurs, ils se hasardèrent loin de leurs embouchures fluviales pour aller conquérir d’autres terres ou des estuaires étrangers. Connaissant leur force, ils ne craignaient aucune rivalité. Dès le début du xiie siècle (en 1106), et surtout pendant les deux générations suivantes, on voit des colonies de dessécheurs et de cultivateurs flamands former des républiques itinérantes. Elles s’emparent des marais du pays de Brème, et, çà et là, des bords de l’Elbe, elles poussent jusque dans le Holstein, jusqu’aux rives de l’Oder, où maintes campagnes gardent, depuis des siècles, le système de digues et l’assolement qui leur avaient été donnés alors, et où quelques restes des coutumes et du droit flamands étaient toujours reconnaissables avant la révolution de 1848[5]. D’autres bandes pénètrent également en France : on les voit à l’œuvre sur les rives de la Somme et de la Seine, de la Sèvre, de la Charente et de la Gironde, jusque dans les Landes. De « petites Flandres » parsèment, de Dunkerque à Rayonne, tout le littoral français. En Angleterre et en Écosse, on trouve aussi des vestiges d’établissements flamands ; des noms, tel Fordd Fleming, dans le sud du Pays de Galles, des usages locaux, des parlers différents, la vie distincte de certains habitants révèlent l’origine étrangère[6].

De même que les bras de mer, les vases et les marécages, les forêts épaisses, les défilés, les rochers, les âpres montagnes et les neiges, en un mot, tous les obstacles de la nature rendant l’attaque difficile et facilitant la défense protégeaient des communautés restées libres en dépit des guerres féodales. C’est ainsi qu’au cœur de leurs hautes vallées des Alpes, les Vaudois purent se maintenir à l’écart pendant des siècles ; on les y eut même oubliés si la nécessité de vivre n’eût forcé nombre d’entre eux de descendre annuellement de leurs cimes pour exercer quelque travail ou commerce fructueux dans les villes des plaines environnantes. Parmi les contrées réellement indépendantes, il en était d’ailleurs d’officiellement revendiquées par des seigneurs féodaux et qui, suivant les traités et les conventions, se distribuaient à tel ou tel maître suzerain, mais n’en formaient pas moins des groupements autonomes, bien protégés par leurs forêts et leurs montagnes, n’ayant d’autre lien de dépendance envers le personnage officiel, comte, duc ou baron, que l’hommage annuel de quelques produits de leur industrie et des formules polies de bonne amitié.

Ainsi, d’après les documents du moyen âge, la Suisse fut censée appartenir alternativement à l’empire germanique, au royaume d’Arles, puis de nouveau à l’Allemagne : en réalité, l’ensemble de la contrée se trouvait naturellement divisé en un grand nombre de gouvernements distincts, communautés de montagnards, villes libres, bourgs seigneuriaux, fiefs médiats et immédiats. Suivant que les territoires étaient plus ou moins ouverts à l’agression, ils avaient plus ou moins bien réussi à sauvegarder leur indépendance. Aussi, d’une manière générale, peut-on dire que la partie de la Suisse tournée vers les plaines allemandes fut pendant le cours des siècles celle que menaça le plus souvent l’invasion ; toutefois, des écrans protecteurs garantissent quelque peu les vallées : le lac de Constance et le coin furieux du Rhin forment une barrière transversale au nord de la Suisse et, plus loin, les hauteurs du Jura souabe, étalées largement entre Rhin et Danube, rejetaient à droite et à gauche les expéditions guerrières. Les voies historiques ont dû se tracer à l’ouest par la vallée qui borde le Rhin entre Vosges et Forêt noire, à l’est par les régions des sources danubiennes. Quant au grand chemin de pénétration en Suisse que les gens du nord, commerçants, immigrants pacifiques ou soldats, pouvaient atteindre, soit indirectement en contournant les montagnes de la Germanie méridionale, soit directement en franchissant des passages difficiles, celle voie se montre nettement indiquée par la nature dans la vallée de l’Aar, qui comprend, avec ses affluents et ses lacs tributaires, tout le large espace ouvert en forme de triangle entre les massifs des Alpes et les chaînes du Jura.

N° 318. Genève et la Percée du Rhône.
(voir page 12)


En cette région de plaines doucement ondulées, aux prairies alternant avec des bois et des roches isolées se dressant çà et là au bord des rivières, la féodalité trouva un terrain favorable pour son extension, et l’aspect des villes et des bourgs révèle encore très clairement l’ancien état social de la contrée. Cette Suisse champêtre, où les barons avaient solidement installé le régime aristocratique, coupait ainsi en deux la Suisse des montagnes avec ses vallées dont les populations constituaient par la force des choses autant de petites républiques, indépendantes de part et d’autre. Les combes allongées du Jura restaient séparées des vallées tortueuses des Alpes ; seulement, au sud, les deux systèmes orographiques, se rencontrant en pointe à l’extrémité sud-occidentale du Léman, établissaient le raccord entre les régimes sociaux : Genève et la percée du Rhône, coin de terre si remarquable au point de vue géologique, géographique, hydrologique, l’est également à celui de l’histoire.

Un autre district de la Suisse est d’une égale importance dans la succession des événements qui ont déterminé l’équilibre actuel de l’Europe. C’est la plaine où l’Aar, sur le point de se joindre au Rhin, reçoit ses affluents des Alpes centrales. C’est en cet endroit que les Romains avaient placé leur cité militaire, Vindonissa (Windisch), où se rencontraient les routes descendues des cols alpins, et cette même position stratégique devait être également utilisée par les Germains : les ruines du château féodal de Habsburg, d’où descendit la famille impériale régnant encore sur l’Autriche, ne s’élèvent elles pas au-dessus des campagnes où s’étendait la cité romaine ? Mais, dès que la forte main de Rome eut cessé de tenir cette clef de toutes les vallées, dont elle possédait aussi les cols supérieurs et où des armées avaient tracé de larges routes, les habitants de chaque val distinct avaient repris leur autonomie naturelle : ils la gardèrent pendant les mille ans du moyen âge, car les communautés montagnardes étaient désormais assez puissantes pour résister aux attaques des seigneurs couverts d’armures, montant péniblement des plaines basses.

Ces barons, pourtant, se présentaient d’ordinaire plus en clients qu’en prétendants à la suzeraineté. Attirés vers l’Italie où tant de cités somptueuses, tant de riches industries sollicitaient les pillards, les seigneurs allemands avaient besoin des bergers de la montagne pour se faire guider à travers les rochers et les neiges ; il leur fallait payer un droit de passage par des présents, des promesses et, souvent, une part du butin dans le sac des cités lombardes. Ainsi les vallées centrales des Alpes suisses, fédérées par leurs intérêts communs qui étaient à la fois de résister à la pression germanique et de l’utiliser par un péage régulier, se constituèrent graduellement en un noyau solide, pouvant servir de point d’appui aux communautés environnantes plus menacées ou situées d’une manière moins heureuse.

N° 319. Premier Noyau suisse.


C’est à la fin du treizième siècle, en 1291. que l’histoire mentionne la première association formelle conclue entre les cantons « forestiers » et la commune bourgeoise de Zurich ; mais bientôt il fallut conquérir en bataille cette liberté qui ne revient qu’aux forts, et, en 1315, toute une armée de chevaliers allemands vint se briser contre les pieux, les haches, les massues et les quartiers de rocs que maniaient les montagnards. Cette bataille de Morgarten commence l’histoire certaine de la Suisse, mais une histoire légendaire s’est enjolivée du mythe de Guillaume Tell, réminiscence de divinités solaires, que le patriotisme helvétique jaloux a dû pourtant finir par sacrifier, d’ailleurs d’assez mauvaise grâce.

Les Basques ou Euscaldunac, qui vivent à l’extrémité occidentale
Cl. J. Kuhn, édit.
porte principale de fontarabie
des Pyrénées proprement dites, et sur les deux versants, en Espagne et en France, sont aussi parmi les peuples de l’Europe qui durent leur longue indépendance politique et leur âpre amour de la liberté à la forme et au relief de la nature ambiante. On se demande tout d’abord pourquoi les républiques de ces montagnes ne se sont pas maintenues dans les vallées de la grande chaîne centrale. Là aussi les « universités » ou communes ont gardé pendant des siècles leur autonomie administrative, et telle ou telle coutume en désaccord avec les lois ou ordonnances des deux grands États limitrophes est encore de nos jours fidèlement, observée ; mais si, dans les grandes Pyrénées, nul groupe de communautés libres n’a pu se fédérer en une nationalité supérieure, à moins qu’on ne considère les vallées andorranes comme méritant d’être prises sérieusement pour une personnalité politique, c’est que les vallées sont adossées à une crête supérieure trop haute, trop difficile à franchir, et qu’elles sont séparées les unes des autres par des murs trop élevés : chacune d’elles était pour ses habitants peu nombreux une sorte de prison où les souverains de la plaine basse pouvaient facilement les bloquer. L’unité politique n’aurait pu naître d’une série de vallées aussi nettement isolées les unes des autres et relativement si petites en comparaison des grands bassins fluviaux qui les limitent au nord et au sud, la Garonne et l’Aude, l’Ebre et le Sègre.

N° 320. Pays Basque.

La ligne de traits interrompus limite le territoire en dehors duquel on ne parle que français ou castillan.

Les « Trois Provinces » sont Guipuzcoa, Viscaya et Alava ; mais elles ne contiennent que les trois cinquièmes des populations basques : la Navarre et le pays basque français (Labourd, Basse Navarre, Soule) fournissent chacun un autre cinquième. En tout, 500 000 ou 550 000 personnes utilisent l’euscaldunac.

Dans le pays basque, au contraire, les montagnes n’étaient pas assez hautes pour rendre les communications difficiles entre la France et l’Espagne, entre la mer et la dépression de l’Ebre. Les trois provinces vascongades « n’en font qu’une », ainsi que l’exprime le mot symbolique de la fédération, Irurat-bat : souvent aussi elles se sont unies spontanément à la Navarre. Mœurs, passions politiques et la langue même, en ses divers dialectes, se sont conservées en évoluant d’une manière indépendante. Autrefois les Basques furent assez forts pour résister avec le même succès. d’un côté contre les Sarrasins, de l’autre contre les Francs de Charlemagne ; de nos jours, quoique rattachés politiquement, sur un versant à la France, sur l’autre versant à l’Espagne, la ligne de démarcation ethnique est encore parfaitement reconnaissable entre Euscariens et gens d’autre origine, Béarnais ou Castillans.

Et l’on constate avec admiration que cette résistance s’est faite sans effort apparent, sans atteinte aux mœurs pacifiques de la population. Tandis que sur tout le pourtour de la Méditerranée, les habitants du littoral avaient dû se réfugier dans les villes en laissant la campagne déserte et s’environner d’une ceinture de murailles et de tours pour résister aux armées régulières et aux bandes de malandrins et de pirates, les familles basques ont aimé de tout temps à vivre isolées dans quelque beau site de leur pays de collines et de monts, à l’ombre d’un grand chêne, arbre symbolisant la tribu et son antique liberté. Cette belle confiance en eux-mêmes, d’où venait-elle aux Basques, sinon de la nature qui les protégea toujours ? Et cependant la voie majeure, qui, de tout le reste de l’Europe, mène dans la péninsule ibérique, passe précisément à travers ce pays euskaldunac, et si les passages fréquents de peuples étrangers n’arrivèrent pas à détruire la nationalité basque, c’est qu’on avait intérêt à la ménager, à lui demander la conduite plutôt que de se tracer une voie sanglante. Grâce à ces privilèges conférés par le sol même, certaines communes ou « universités » basques, telles Roncal et Elizondo, ont pu se maintenir avec des institutions qui étonnent par le sentiment de l’égalité personnelle et la préoccupation du bien public. Même dans les avant monts et dans la plaine ouverte au nord, les villes béarnaises devaient au voisinage et à l’exemple des Basques de pratiquer des libertés inconnues à toutes les autres communautés urbaines de la France.

Comme la Suisse et les Pyrénées, les monts Illyriens, le Monténégro, les âpres régions de l’Albanie nous montrent des populations républicaines également déterminées dans leur formation par les traits du milieu géographique.

Partout nous constatons la même loi générale, quelles que soient les différences provenant de l’infinie diversité du développement humain dans l’espace et dans le temps. L’Europe féodale présentait, dans sa vaste étendue, mille contrastes qui avaient soit facilité, soit retardé l’établissement du pouvoir des seigneurs et la hiérarchie des fiefs. En mainte contrée que ne protégeait ni détroit, ni forêt, ni mont, le groupe naturellement formé des villageois ou des « paysans » gardait malgré tout son droit collectif sur le sol et s’administrait lui-même : la féodalité ne pouvait s’en emparer tout d’abord.

Cl. J. Kuhn, edit.
village de renteria, dans le guipuzcoa


De même que, dans l’ancienne Gaule, le Romain avait affaire à la cité municipale revendiquant ses fors, élisant ses consuls, invoquant ses traditions de liberté, de même, dans la Germanie, le seigneur dut souvent commencer par demander appui aux gens de la glèbe avant de pouvoir les asservir. Lorsque le souverain envoyait son lieutenant à quelque village, les cultivateurs allaient au-devant de lui, tenant d’une main des fleurs, de l’autre le poignard ou le couteau, en demandant à l’ambassadeur quelle serait sa loi, celle du village ou celle du maître[7] : dans le premier cas, ils décoraient l’envoyé de leurs fleurs et l’accompagnaient au festin d’honneur avec des chants et des cris de joie : sinon, ils se rangeaient en bataille, défendant l’entrée de leurs cabanes. Même les légistes de Charlemagne avaient dû confirmer ces droits fondamentaux de la communauté villageoise : l’autonomie se maintint quand même, et dans plusieurs contrées avec assez d’énergie pour que le groupe de paysans se chargeât de sa propre défense contre les envahisseurs, Normands, Huns ou Arabes, et qu’il se construisit des remparts pour les transformer en cités : la commune urbaine naquit ainsi pour une bonne part du développement de la commune villageoise.

Partout où des républiques urbaines naquirent, au sein de la féodalité, la ville s’établissait d’autant plus solidement dans sa liberté municipale qu’elle se composait d’un groupement de hameaux ou de quartiers ayant gardé leur personnalité comme producteurs de denrées, comme marchands et consommateurs associés. A Venise, chacun des îlots fut longtemps une communauté indépendante, acquérant à part les vivres et les matières premières pour les distribuer entre les sociétaires. De même les villes lombardes étaient divisées en quartiers autonomes. Sienne est devenue fameuse dans l’histoire par les rivalités et les alliances, les brouilles et les réconciliations des vingt quatre petites républiques juxtaposées dans la grande république urbaine, Autour de la plupart des ville » du centre et du nord de l’Europe, les « voisinages » constituèrent autant de sous-municipes distincts gravitant vers le grand municipe : en Russie, chaque rue de la cité avait sa personnalité autonome[8].

L’ancienne Londres avant la conquête normande fut une agglomération de petits groupes villageois dispersés dans l’espace enclos par les murs, chaque groupe ayant sa vie et ses institutions propres, guildes, associations particulières, métiers, et ne se rattachant que d’une manière assez faible à l’ensemble municipal[9].

La cité du moyen Age normalement constituée nous apparaît comme le produit naturel de deux éléments d’association : d’abord celui des individus groupés suivant leurs intérêts de profession, d’idées, de plaisir, puis celui des voisinages, des quartiers, petites unités territoriales qui ne devaient point être sacrifiées au centre de la cité. Ainsi la ville type était à la fois une fédération de quartiers et de professions, de même que celle-ci était une association de citoyens. Par extension, des communes urbaines ou rurales s’unissaient en ligues : une confédération du Laonnais dura cent cinquante ans, et ne succombe qu’au milieu du XIIIe siècle ; la Creuse et le Lyonnais fournissent des exemples analogues.

L’histoire nous montre donc en toute évidence l’origine naturelle et spontanée des communes nées des conditions du milieu et de l’association forcée des intérêts. Pourtant des écrivains se sont laissé entraîner à une philosophie des choses vraiment trop facile, en attribuant à la volonté des princes la naissance et le développement des communes ; n’a-t-on pas répété des millions de fois, ne répète-t-on pas encore que Louis VI et Louis VII, en France, furent les « fondateurs des communes » ? Le fait est que parmi les pouvoirs existants qui se disputaient la possession des terres et la domination sur les hommes, il arriva souvent que l’un ou l’autre chercha temporairement son point d’appui contre ses rivaux sur les bourgeois des villes naissantes ou même sur le menu peuple des campagnes ; le pape tendait à susciter des ennemis à l’empereur et aux rois ; ceux-ci voyaient aussi avec plaisir se constituer des communes qu’ils pourraient opposer aux ingérences des évêques et aux révoltes des grands vassaux ; enfin ces derniers aimaient à trouver au besoin l’alliance des villes contre le suzerain temporel ou spirituel. De leur côté, les communautés, urbaines ou autres, encore faibles et d’autant plus rusées, profitaient de leur mieux des dissensions qui mettaient aux prises les pouvoirs souverains.

D’ailleurs, en cet immense chaos de guerres, de sièges et d’invasions qu’était l’époque féodale, les seigneurs les plus âpres à la lutte avaient parfois besoin d’un peu de tranquillité, et cette tranquillité, ils ne pouvaient l’obtenir qu’en limitant leur propre puissance et en concédant un certain jeu au sentiment de liberté chez les jeunes, les vaillants, les désespérés. Souvent ce fut même pour eux un moyen d’accroître indirectement leur force en s’appuyant sur l’aide reconnaissante de leurs obligés, soit contre d’autres seigneurs, soit contre les évêques ou les rois, toujours redoutables, qu’ils fussent amis ou ennemis. Aussi les provinces féodales se sont-elles parsemées de villes et de villages portant les noms de Francheville, Villefranche, Villefranque, Villafranca, Borgofranco, La Sauve, Sauveté, Sauvetat, Sauveterre, Freiburg, Freistadt et autres, et chacune de ces agglomérations pouvait devenir d’autant plus prospère qu’elle avait été le refuge d’hommes plus vaillants, plus décidés à maintenir envers et contre tous, surtout contre le patron fondateur, les franchises qu’on leur avait garanties.

Les Eglises qui, par leurs moines, avaient eu en maints endroits l’initiative du défrichement, prirent d’abord une plus grande part que les seigneurs à l’institution des sauvetés : elles pouvaient se constituer ainsi assez facilement en véritables fiefs religieux. Le clergé avait cet avantage capital de fonder des asiles où les nouveaux-venus, malheureux, voleurs ou même serfs, se trouvaient sous la sauvegarde efficace d’un saint universellement vénéré. Quatre croix, limitant l’espace sacré, indiquaient la protection divine, et c’est à leur abri que s’élevaient rapidement les maisons et cabanes des protégés de l’Eglise[10].

Mais si les prêtres fondaient volontiers des sauvetés, où se recrutaient pour eux des travailleurs et payeurs de dimes, ils étaient d’autant plus hostiles à la bourgeoisie naissante des villes qui spontanément revendiquaient des franchises. A cet égard, les princes ecclésiastiques furent beaucoup plus rêches et durs que les princes laïques. C’est que les évêques avaient un système tout fait, des doctrines arrêtées ; dans le gouvernement des villes comme dans celui de l’Eglise, ils se croyaient volontiers représentants de Dieu sur la terre. Ils ne voyaient que des rebelles dans ces bourgeois qui cherchaient à faire respecter leur autonomie, et, en effet, ils ne cédaient que lorsqu’on avait sonné le tocsin pour leur courir sus. Et puis les villes épiscopales possédaient tout un ensemble d’institutions qu’on ne pouvait modifier sans le changer du tout au tout. Les évêques comprenaient fort bien l’alternative redoutable. D’ailleurs ils étaient en général plus forts que les comtes et pouvaient mieux résister à la pression d’en bas. Les cités ecclésiastiques étaient plus solidement établies que les résidences princières, grâce à l’esprit conservateur de l’Eglise, qui leur assurait la durée. Tandis que le siège du gouvernement, et par suite l’appel des ressources financières, se déplaçait fréquemment chez les princes laïques, au gré de leur plaisir ou suivant les hasards de la guerre, l’évêque officiait toujours dans la même cathédrale, recevant toujours au même lieu les offrandes qu’on lui apportait de toutes les contrées environnantes : par sa persistance, l’institution était plus puissante que l’homme[11].

Mais en dépit de toutes les oppositions, qu’elles vinssent des rois, des seigneurs ou des prêtres, la commune devait se former quand même au sein de la société féodale, puisqu’elle était l’organe de besoins nouveaux dans la vie des nations : la bourgeoisie naissait avec l’industrie et le commerce.

N° 321. Sauveterre, Freiburg et autres Villes franches.
(voir page 19)

Les points noirs représentent, dans les péninsules Ibérique et Italique et les îles, des Villafranca, dans les pays de langue allemande, des Freiburg, en France, des Villefranche, trois Francheville et une Villefranque.

Les points ouverts sont en Lombardie des Borgofranco, en Allemagne des Freistadt, en Suisse l’agglomération des Franches Montagnes, en France des Sauve, Sauvetat et Sauveterre.

La carte est établie au moyen du dictionnaire Vivien de Saint-Martin, mais pour la France, le répertoire des communes et hameaux permettrait de relever une centaine de communes franches au lieu des 33 portées sur la carte.

Aussi comprend-on l’expression de joie profonde et solennelle que manifeste Augustin Thierry, l’un des plus remarquables et des plus dignes représentants du tiers état triomphant, lorsqu’il décrit l’affranchissement des premières communes françaises au moyen âge ; il parle en termes presque religieux des industriels et des marchands, conscients de leur œuvre, qui furent les augustes devanciers de l’ère dont le dix-neuvième siècle devait être l’époque de glorieuse floraison. Tout un appareil social nouveau se constituait au-dessous de l’organisation féodale, destiné à la remplacer un jour et à donner sa force spéciale à l’ensemble de la société politique. Inutiles à ce nouvel ordre de choses qui faisait surgir les grandes villes par l’appel des ouvriers et des artisans de toute espèce et donnait au commerce une expansion toujours croissante vers les pays lointains, les seigneurs ne pouvaient s’y accommoder. La « commune », « guilde », « corps de métier » ou corps de marchands était, par sa nature même, absolument autonome : elle achetait la matière première, la mettait seule en œuvre, en vendait seule les produits. Elle avait ses arbitres pour les différends qui pouvaient s’élever entre membres, et dès qu’elle se sentait assez puissante, organisait sa milice pour se défendre contre prêtre ou roi.

Ainsi se fondaient spontanément des associations suivant les diverses professions des individus et les conditions changeantes du milieu. À cette époque de force brutale, l’organisme administratif et policier n’avait pas encore assez de souplesse pour surveiller l’homme à chaque modification de son existence et l’isoler savamment du groupe naturel des compagnons de travail avec lesquels il risquait le combat de la vie. Chaque corps de métier avait ses guildes, ses « fréries », ses « confréries » ; même les mendiants, les femmes perdues s’unissaient en sociétés de défense. Des groupements temporaires se formaient également à bord des navires, tant les affinités naturelles cherchent à se satisfaire, jusque dans les milieux les moins favorables. Dès que la nef avait mis une demi-journée de navigation entre elle et le port, le capitaine rassemblait tout le personnel, matelots et passagers, et leur tenait ce langage que rapporte un contemporain[12] : « Puisque nous sommes à la merci de Dieu et des flots, chacun doit être l’égal de chacun. Nous sommes environnés de tempêtes, de hautes vagues, de pirates et de dangers, il nous faut donc garder l’ordre le plus parfait pour mener notre voyage à bonne fin. Commençons par faire une prière, demandons un vent favorable et la pleine réussite de nos projets, puis, selon la loi de la marine, nous nommerons ceux qui devront siéger sur les bancs des juges. » C’est donc au nom de l’égalité primitive des hommes que les marins, se sentant menacés par la mort, cherchaient à établir la justice entre eux, et c’est au nom de la même égalité qu’à la fin du voyage, les juges résignaient leurs fonctions et s’adressaient à leurs compagnons de péril : « Ce qui est arrivé à bord nous devons nous le pardonner réciproquement, le considérer comme non avenu… c’est pourquoi nous vous prions tous, au nom de l’honnête justice, d’oublier toute animosité ou rancune que l’un de nous pourrait garder contre un autre, et de jurer sur le pain et le sel de n’y point penser avec quelque idée mauvaise ». Même en débarquant, les membres de la guilde flottante tâchaient de se reconstituer en groupes nouveaux, et sur tout le pourtour de la Méditerranée chaque ville commerçante avait ses quartiers spéciaux où des colonies vénitiennes, génoises, provençales ou catalanes formaient autant de petites Venise, Gênes, Marseille ou Barcelone[13].

C’est naturellement en Italie, où le souvenir de la république romaine ne s’était jamais éteint, que le mouvement des communes libres atteignit le plus tôt une grande valeur historique. Même pendant le « premier » moyen âge, des cités autonomes n’avaient cessé d’exister. Telle fut la glorieuse Venise, qui devait d’ailleurs à la nature, comme les populations de la Frise et des Flandres, d’être protégée efficacement contre les attaques du dehors. Dès l’époque romaine l’un de ses îlots était habité, ainsi qu’en témoignent des restes de substructions anciennes, descendues actuellement au-dessous du niveau de la mer. Mais lors de la migration des Barbares, surtout après la chute d’Aquilée, où venait se concentrer tout le trafic de la mer Adriatique septentrionale, les gens de la terre ferme vinrent en grand nombre chercher un asile sur le sol tremblant des îlots parsemés devant la côte basse. Les avantages commerciaux qui appartenaient à la cité du littoral passèrent à la ville qui s’était transférée en pleine eau des lagunes. « Quelles furent les causes de la grandeur de Venise » ? se demande Cesare Lombroso, et la réponse qu’il se donne à lui-même tient à peine compte des conditions géographiques du milieu, « qui eurent cependant le rôle majeur dans la destinée de la République. Au point de vue de la défense, d’une importance capitale dans une période de guerres incessantes. Venise n’était elle pas également bien protégée du côté de la terre et du côté de la mer ? A l’ouest, les lits de vase molle où se seraient enlizées des armées hostiles ; à l’est, un cordon littoral et de sinueuses passes où nulle flotte ennemie n’eût osé s’aventurer. Pour bloquer la ville, l’adversaire aurait dû commander à la fois sur terre et sur mer.

Cette parfaite sécurité de Venise la rendit d’autant plus à craindre pour l’attaque, car les marins des lagunes avaient le choix du lieu de débarquement sur les divers points de la côte intérieure et celui de la porte de sortie vers la haute mer. Considérée sous l’aspect spécialement géographique, cette ville avait l’avantage d’être près de l’issue du Pô, le grand fleuve de l’Italie septentrionale, et de plusieurs autres rivières, Adige, Brenta, Piave, Livenza, Taglamiento, dont les vallées lui ouvraient autant de chemins naturels vers les Alpes : la région de campagnes qui s’incline vers les lagunes est d’une fécondité rare, due à l’excédent des eaux qui la parcourent, et, de toute antiquité, des routes faciles la traversent dans tous les sens.

Au point de vue mondial, Venise n’était pas moins heureusement située : grâce à la forme très allongée du golfe Adriatique, elle se trouve à la fois sur le bord de la mer et projetée à un millier de kilomètres dans l’intérieur du continent : par les longues étendues d’eau qui la rattachent à la mer Ionienne, elle appartient déjà au monde méditerranéen de l’Orient, tandis que par le voisinage des Alpes dont les cimes bleues découpent le ciel à l’horizon du nord, elle se trouve presque au pied des chemins de montagnes qui la mettent en communication avec l’Allemagne centrale, avec le triple versant de la mer Noire, de la mer Baltique et de la mer de Hollande. Tous ces avantages assurèrent d’autant mieux la suprématie commerciale à Venise qu’il n’y a point de havre naturel dans toute cette région des embouchures fluviales ; pour trouver un point sûr, il fallait suivre le développement curviligne de la côte jusqu’au crochet d’Ancône. Les bouches du Pô, faisant une large saillie dans les eaux de l’Adriatique, à une faible distance au sud des lagunes de Venise, sont trop changeantes, trop encombrées de boues pour que les marins aient pu essayer de les prendre pour chemin d’accès vers les cités de l’intérieur, dès que la batellerie primitive fut remplacée par de véritables navires tirant quelques pieds d’eau.

L’Adriatique était réellement l’ « épousée » de Venise, et, lorsque de la poupe du Bucentaure, le doge jetait son anneau de mariage dans les flots, le peuple assemblé voyait la réalité même dans cet acte symbolique.

N° 322. Venise et le littoral.


On voulut la faire, celle réalité. La république de Venise, fière de ses conquêtes sur tant de rivages lointains, revendiquait la possession de la mer elle-même. Tout l’espace maritime limité au sud par la plage de Ravenne, du côté italien, et, du côté dalmate, par le Quarnero, était tenu pour mer fermée, pour domaine purement vénitien, et ses fiscaux prélevaient un impôt considérable sur toutes les embarcations qui flottaient sur cette partie du golfe. De même Gènes considérait la haute mer comme le champ de ses navires et, lors de sa plus grande puissance, prétendait ne laisser aux villes voisines que la navigation de cabotage ; elle alla jusqu’à déterminer la distance à laquelle les marins de la Provence et du Languedoc auraient le droit de s’avancer dans la Méditerranée[14].

C’est cependant un fait remarquable que Venise aux âges de sa majesté tenait fort peu à faire de grandes complètes territoriales : elle limitait systématiquement ses possessions sur le continent d’Europe ou d’Asie, se bornant à l’annexion d’îles, d’îlots, de forts péninsulaires qu’il lui était facile de défendre au moyen de ses flottes, omniprésentes dans la Méditerranée orientale ; elle évitait volontiers tout contact hostile avec des puissances qu’il eût fallu combattre sur terre, et, dans le cas où ses intérêts l’exigeaient, savait susciter des champions qui se battaient pour elle. Fille de la mer, puis sa dominatrice, Venise confondait son histoire avec celle des lagunes et du golfe qui l’entouraient. Les insulaires, d’abord pécheurs et sauniers, puis commerçants pour l’expédition de leurs produits, constructeurs de navires, grâce à l’excellence et à la quantité des bois qu’ils trouvaient sur la côte de Dalmatie, avaient graduellement conquis l’hégémonie des échanges dans les escales d’Orient, et, par leurs relations avec des gens de toutes races et de toutes religions, étaient devenus « le grands connaisseurs d’hommes : c’est l’école de la mer » qui fit l’éducation de leurs diplomates si merveilleusement avisés[15].

Venise, étant la république italienne dont les marins dominaient l’Adriatique et l’entrée de la mer Ionienne, se trouvait par cela même la mieux située pour servir « l’entrepôt aux marchandises de l’Orient, soit qu’elles eussent été convoyées par les Arabes ou que des Grecs les eussent apportées par terre ou par mer à Constantinople. Aussi Venise se laissa facilement aller à l’indifférence religieuse : venant de musulmans ou de chrétiens, l’argent avait pour elle valeur égale. De même l’Eglise orthodoxe grecque lui paraissait bien valoir l’Église catholique ; c’est au onzième siècle seulement que la suzeraineté officielle de l’empire d’Orient fut remplacée pour Venise par celle du saint empire romain germanique, non moins virtuelle.

Cl. J. Kuhn, édit.
église saint-marc, à venise, construite de 977 a 1071.


L’influence de la Rome orientale fut si forte à Venise que l’ « oligarchie républicaine » de l’Adriatique se modela de diverses manières sur la « monarchie despotique » du Bosphore. Le grec, langue du trafic en Orient, servait à nombre de Vénitiens comme le parler savant par excellence. Au neuvième et au dixième siècle, l’avènement d’un empereur ou d’un doge fournissait prétexte à l’envoi d’un représentant à Bysance : presque toujours l’envoyé était un fils de doge, et sa mission accroissait ses titres de succession à la magistrature exercée par son père. Pendant toute la période où le dogat sembla tendre à devenir héréditaire et où l’association d’un fils au pouvoir de son père devint assez fréquente, le voyage à Constantinople créait même une sorte de droit d’aînesse à celui qui avait été choisi[16]. Les choses ne changèrent que lorsque les Génois, jaloux, eurent remplacé Venise dans la faveur des maîtres de Bysance, après la chute de l’Empire Latin, au milieu du treizième siècle.

Pendant les siècles de sa domination commerciale, Venise, qui posséda jusqu’à 3 500 navires montés par 36 000 marins, fut de beaucoup le centre le plus considérable de la circulation internationale des hommes et des choses. Après Gênes et les républiques ou communes privilégiées de l’Italie méridionale, elle n’avait d’autres concurrents que les cités commerciales des Flandres et de l’Allemagne; encore les bâtiments de ces villes ne servaient-ils que pour le cabotage des marchandises entre les divers ports affiliés à la hanse. Blottie au fond de l’Adriatique comme une araignée dans un coin de sa toile[17] elle avait tendu son fil dans toutes les contrées du monde connu pour attirer à elle et pour répartir les produits de valeur, auxquels elle avait su ajouter les objets de sa propre industrie, surtout les velours, les draps d’or et brocarts. Venise faisait argent de tout : c’est par ses soins qu’étaient vendues aux naïfs croyants occidentaux tant d’ « authentiques » reliques, provenant des tombeaux d’Orient[18].

Mais si l’aristocratie des marchands insulaires se sentait flattée de ses relations avec le fameux empereur d’Orient, elle était d’autant plus raide envers les gens du menu peuple et les habitants des cités italiennes de la terre ferme. Jamais gouvernement ne fut plus dur et plus impitoyable, plus « fermé » ; tel était l’accès des lagunes, tel était le cœur de son gouvernement. À moins d’une faveur spéciale, justifiée par de grands services rendus, nul étranger ne pouvait être domicilié à Venise qu’à la condition d’épouser une Vénitienne, et l’espion l’accompagnait partout. Le commerce était un monopole des seigneurs et les bourgeois ne pouvaient trafiquer qu’à des conditions très onéreuses. La plupart des marchandises que portaient des navires étrangers étaient ou prohibées ou confisquées, et, quand on consentait à en tolérer l’entrée, les importateurs devaient payer un droit égal à la moitié de la valeur. Les villes du continent soumises à la République ne pouvaient expédier leurs produits qu’en les faisant passer par la métropole, qui percevait de très forts droits de transit. Dans les colonies telles que la Crète, toutes les fonctions étaient confiées à des Vénitiens notables ; de méme, lorsque le gouvernement jugeait opportun de confier au commerce la direction d’une flottille, il prenait soin de choisir les capitaines et de régler le service du bord de la façon la plus minutieuse : l’œil de la police suivait les navigateurs jusque dans les ports des Flandres. Enfin, comme toutes les communautés de marchands, comme l’ancienne Carthage, Venise était d’une jalousie féroce pour le monopole des industries qui faisaient sa richesse. L’ouvrier émigré qui travaillait de son métier au profit d’un autre peuple était d’abord invité à revenir ; s’il refusait, le poignard en avait raison[19] ; ainsi le décrétait une des lois secrètes déposées dans la cassette de fer. Quant aux affaires d’argent, les Vénitiens les prenaient fort au sérieux, si bien qu’en 1369, ils gardèrent en gage la personne d’un empereur de Bysance, Jean V : celui-ci ne recouvra la liberté qu’après avoir reçu de son fils le montant de sa dette, extorquée aux habitants de Salonique[20]. C’est par un grand instinct de vérité que Shakespeare choisit la république de Venise pour y dramatiser ce fait terrible que l’intérêt et le capital, à défaut d’argent comptant, se paient par la chair et le sang du débiteur. Ce n’est point là une pure fiction ; la coutume féroce fut certainement en vigueur, puisqu’une trace en apparaissait encore au commencement du dix-neuvième siècle dans une loi de Norvège « permettant au créancier d’amener son débiteur devant le tribunal et de lui couper ce qui lui plairait sur son corps en haut ou en bas ».[21]

Venise ne perdit son rang que lorsque les voies de l’Océan se furent ouvertes devant les Diaz et les Colomb ; aujourd’hui, dans son voisinage, c’est un port en eau profonde, Trieste, qui joue le rôle autrefois assigné à la cité du Lido, en attendant que celle-ci, qui n’entend point abdiquer, se soit conformée aux nécessités de la navigation moderne.

Les autres grandes républiques maritimes d’Italie, Amalfi, Pise, Gènes, durent également à leur position géographique heureuse l’importance de leur trafic, et, par une conséquence naturelle, leur puissance politique. Mais Pise succomba vite ; la nature s’allia contre elle, puisque les alluvions de l’Arno et du Serchio comblaient graduellement le port ; à la fin du quatorzième siècle, les Pisans fortifièrent le village de Livorno, où leurs navires pouvaient trouver un abri, mais il agirent sans l’audace nécessaire et laissèrent à d’autres le soin de faire prospérer la cité nouvelle.

On remarque, à la simple vue de la carte, la position similaire que Gênes occupe, relativement à Venise, dans l’équilibre commercial de la péninsule Italique. L’une et l’autre cités se sont fondées vers la courbe la plus avancée de leur golfe, de manière à devenir des foyers de convergence pour le plus grand nombre possible de voies continentales : Gênes, aussi bien que Venise, était un lieu d’expédition et de répartition tout désigné pour un cercle très étendu. Mais lorsque la ville ligurienne était dépourvue d’un outillage de digues et de brise-lames, elle était librement ouverte sur la mer et recevait en plein la houle et les vents du large, de même qu’elle était exposée aux attaques d’une flotte ennemie. Au point de vue mondial, elle avait un autre désavantage d’importance majeure : elle communiquait beaucoup moins facilement avec le versant septentrional des Alpes. Les marchands génois franchissaient d’abord les Apennins, puis, au delà des plaines lombardes, avant d’atteindre les pentes qui descendent vers la Germanie, avaient à s’engager dans des défilés beaucoup plus élevés et plus difficiles que ceux utilisés par Venise.

La route la plus fréquemment suivie par les bandes germaniques était celle du Brenner (1 372 m.). De 144 expéditions entreprises à travers les Alpes par les souverains allemands durant le cours de l’histoire, 66, près de la moitié, choisirent cette voie. Pendant les trois siècles qui s’écoulèrent de 950 à 1250, quarante-trois armées descendirent en Italie par le Brenner ; mais, partis d’Innsbruck, les envahisseurs du nord ne s’engageaient pas dans les profondes gorges où rugit le torrent en aval de Sterzing, l’ancienne Vipitenum, sur la rivière Eisack ; ils gravissaient le col de Jaufen (3 100 m.), d’où ils redescendaient à Meran, sur l’Adige. Ce nom de Jaufen, autrefois Jauven, rappelle le nom latin, Mons Jovis, et témoigne de la fréquentation de ce passage du temps des Romains. De Trente à Vérone, le chemin principal ne longeait pas l’Adige, mais suivait une vallée parallèle, située à l’est, le beau val Sugana[22].

Ainsi les destinées des deux cités se trouvaient écrites d’avance pendant cette période qui avait fait échoir aux républiques italiennes le rôle de courtier entre l’Inde et l’Europe occidentale. Gênes ne pouvait être encore ce port de l’Allemagne qu’était Venise et que les souterrains percés à travers les Apennins et les Alpes ont depuis assuré au grand N° 323. Route du Brenner[23].
port de la Ligurie. Mais, n’ayant qu’une faible part du commerce de l’Europe centrale, Gènes avait d’autant plus cherché à se procurer d’autres monopoles. Par de nombreux traités conclus avec les villes rivales de la côte de Languedoc et de Provence, elle s’était assuré le rôle d’intermédiaire obligé pour les échanges des régions françaises avec toutes les contrées situées à l’orient de son méridien, notamment avec la Sicile ; c’est elle aussi qui, en Italie, devait le plus se tourner du côté de l’Océan, et l’on sait que, déjà au commencement du douzième siècle (1102-1104), Gênes prêta sa flotte à Henri de Portugal pour sa croisade sur la côte d’Afrique[24]. Pour les échelles du Levant, Gènes, à peine plus éloignée que Venise de ces lieux de marché, puisque l’une et l’autre avaient à faire passer leurs flottes par la mer Ionienne, tachait de se rendre indispensable aux empereurs de Bysance, et, par un traité formel conclu en 1261, le monopole commercial de la mer Noire lui fut concédé. Kaffa, la Théodosie des Milésiens, devint une seconde Gênes, comme elle avait été une seconde Milet, et fut alors le principal marché de l’Orient, le point d’attache des routes « génoises » pénétrant au loin vers les plaines de la Russie et jusqu’en Iranie, par les passages caucasiens.

Dans l’intérieur de l’Italie, d’autres cités populeuses avaient également grandi au confluent des routes historiques. C’est en Toscane, dans les bassins de l’Arno et du Serchio, dans la riche Lombardie et les contrées voisines, que se constituèrent ces communautés républicaines, faibles par l’étendue de leur territoire, mais si fortes par l’énergie des initiatives, par la vaillance et le dévouement des citoyens à leur idéal ou à leur parti. Ce fut une merveilleuse époque, à laquelle la société moderne doit prendre souci de rattacher directement ses origines, mais qui eut le tort de chercher un modèle plutôt dans l’histoire que dans sa propre expérience. Comme Arnaldo de Brescia, chaque ville italienne, essayant de se dégager du pouvoir féodal, regarda vers le passé de la Rome antique pour y trouver ses enseignements, pour instituer des consuls et tribuns chargés de défendre la liberté des citoyens contre toute attaque. Cette renaissance des municipalités se fait dans le sens du sud au nord, reprenant le chemin que l’influence de Rome avait suivi douze ou quinze cents années auparavant ; au commencement du douzième siècle, toutes les villes de l’Italie du nord se sont ainsi érigées en autant de Rome, mais toutes donnant à l’élément populaire une part plus importante que la cité des Sept Collines.

Combien dure devait être pour ces communes récentes l’âpre défense de leur liberté ! Les villes de la Lombardie n’avaient pas l’avantage d’être bien abritées comme Venise et Gênes, l’une par les terres inondées de son rivage, l’autre par le rempart des Apennins : moins favorisées que les cités de la Toscane, toutes défendues par des rideaux de montagnes, de collines, de régions forestières, elles ne possédaient pas même une butte de terre où dresser leur citadelle ; mais, assises dans la plaine rase, elles n’en essayaient pas moins de vivre à leur guise et, sentant leur force grandir par le travail, apprenaient quand même à se faire respecter : pourtant le danger renaissait sans cesse. Chaque année. Milan, Pavie, Crémone voyaient descendre des Alpes les chevauchées des pillards allemands, effrayants ennemis, alliés plus dangereux encore !

N° 324. Villes Lombardes.

Au sud-ouest de Reggio. C. indique l’emplacement du château de Canossa. Legnano se trouve au nord-ouest de Milan, à moitié chemin de la pointe méridionale du lac Majeur.

Il est vrai que toutes ces communes libres auraient pu se fédérer contre les ennemis du dehors et leur présenter ainsi un front inattaquable. Sous la pression des événements, des ligues partielles ou générales se firent souvent entre les cités lombardes, mais que de fois aussi, malgré le péril imminent, restèrent-elles désunies, ou même se déchiraient-elles, sacrifiant l’avenir à la satisfaction de leurs haines immédiates ! Le citoyen ne voyait guère au delà de sa propre cité et, souvent, dans la cité même, il ne se souciait que de son parti, du groupe des familles qui détenaient ou ambitionnaient le pouvoir. De là, des dissensions continuelles, des luttes et des vengeances qui faisaient des plus belles campagnes de l’Europe un immense champ de bataille et que la fureur immortelle du Dante devait poursuivre jusque dans les cercles de l’Enfer. Mais toutes ces multiples guerres des républiques italiennes, déplaçant incessamment leur centre de gravité, n’étaient que des épisodes dans la lutte séculaire qui mettait aux prises le pape et l’empereur, l’Europe centrale et le Midi. Les rivalités de famille à famille, de commune à commune, se fondaient dans la grande rivalité entre « Guelfes » et « Gibelins ».

Ces noms fameux, qui devaient être répétés surtout dans la riche Italie, rendez-vous de tous les pillards allemands, avaient pris leur origine dans les États germaniques. « Guelfes », tout d’abord, furent les partisans de la famille Welf dont les immenses possessions, en un tenant ou par enclaves, s’étendaient de la Baltique à la Méditerranée, et dont le représentant, Henri le Superbe, duc de Bavière, avait compté, en 1138, devenir le successeur de Lothaire au trône de l’empire. « Gibelins » furent ceux qui suivirent la fortune de son rival, le Waiblinger ou seigneur de Waibling, duc de Souabe, Conrad de Hohenstaufen. Ces deux mots, nés ainsi d’une simple compétition de candidats à l’empire, finirent par prendre une signification générale : on vit dans les Guelfes autant d’ennemis de l’empereur et d’amis du pape, tandis que les Gibelins furent considérés comme les adversaires du pontife de Rome, les partisans de l’empire et de l’autorité laïque. Mais dans ce remous formidable de guerres civiles et générales entre prêtres, rois et communes, les engagements pris, les traités et les alliances n’avaient que la valeur d’un jour et la mêlée des partis se modifiait incessamment. Au début même du conflit entre Guelfes et Gibelins, ne vit-on pas le pape se faire le champion de ces derniers contre sa propre cause ? Et quant aux républiques italiennes, n’ayant d’autre souci que leur liberté propre, n’étaient-elles pas toujours aux aguets pour savoir de quel côté elles avaient le plus de chance de se défendre ou de s’agrandir ? « Les Italiens, dit un mémoire du moyen âge, les Italiens voulaient toujours deux maîtres, pour n’en avoir réellement aucun. » Politique ingénieuse sans doute, mais politique lâche qui s’accommodait de toutes les bassesses, de toutes les trahisons, et devait fatalement aboutir au double asservissement des citoyens, au pape aussi bien qu’à l’empereur.

Mais les cités eurent de grands jours. Même le plus fameux des Césars allemands, Frédéric Barberousse, celui qui, dans la légende, personnifie par excellence l’empire germanique et qui, dans la réalité, affirma le plus énergiquement le droit divin des empereurs, maîtres à la fois spirituels et temporels, ce chevalier toujours armé ne fut pourtant pas assez fort pour vaincre la résistance des cités italiennes ; il dut une première fois (1155) passer devant Milan sans en tenter l’assaut, puis,
Bibliothèque Nationale. Cabinet des Estampes.
barberousse
après l’avoir enfin prise et avoir fait le simulacre de la restituer à la campagne par le labour de ses ruines (1162), il eut l’humiliation de lui voir redresser ses édifices et ses remparts, tandis qu’une place forte, Messandria ou Alexandrie, ainsi nommée en l’honneur du pape et construite d’après les procédés techniques les plus savants, s’élevait dans les plaines du Piémont, au foyer stratégique des principales routes militaires. Ces bourgeois méprisés appliquaient contre lui un art de la guerre supérieur au sien. Son armée s’étant fondue, il dut s’enfuir sous un déguisement, au risque, dans les défilés de Suse, d’être pris au passage. Entreprenant une nouvelle campagne, il vient se heurter contre les troupes des communes, groupées autour du grand char de bataille, du carrorio somptueux où flottait l’étendard des hommes libres, et subit, à Leguano (1176), une telle défaite qu’il n’en reprit plus désormais le chemin de la Lombardie. Il dut signer la paix, et dans l’église de Saint-Marc à Venise, s’incliner devant Alexandre III, baiser son pied tendu, vingt ans après avoir tenu l’étrier à Adrien IV.

Un des successeurs de Barberousse, Frédéric II, qui fut élu au début du treizième siècle, reprit la lutte contre les cités lombardes, avec moins de fougue mais avec plus de science, et l’on put un instant croire à sa victoire finale ; il succomba pourtant. Mais, tout en luttant contre les communes qui cherchaient à s’émanciper complètement de sa tutelle, il n’en était pas moins, dans une large mesure, le représentant du monde civilisé de l’Italie contre la barbare Allemagne ; de même, tout en prenant part aux croisades comme s’il était animé de la foi chrétienne, il pratiquait la tolérance à l’égard de ses sujets mahométans et se gérait presque en Oriental, dépouillant tous ses préjugés héréditaires d’Allemand et de catholique. Aussi dut-il à son tour entendre la Croisade proclamée, contre lui, et la lutte qu’il eut à soutenir contre le pape fut moins d’un rival que d’un hérétique. On lui attribua même des publications blasphématoires contre le culte officiel, contre ses saints, contre ses dieux. Homme intelligent et instruit, il étudiait sur le cadavre les organes du corps humain : prosateur et poète, il parlait et écrivait toutes les langues de son empire, l’arabe et le grec, l’italien et le provençal aussi bien que l’allemand.

En Sicile, dans l’Italie méridionale, sa politique fut la continuation de celle qu’avaient dû suivre les comtes normands. Ces conquérants, faiblement accompagnés, étaient trop peu nombreux pour ne pas avoir à tenir compte de tous les éléments politiques et nationaux qui s’équilibraient dans le pays : ils en conservèrent la balance, et, comme l’avaient fait les Arabes avant eux, respectèrent absolument la liberté religieuse, au grand scandale des chrétiens fervents. Au douzième siècle, la Sicile offrait un spectacle unique, admirable, celui d’une contrée dont tous les habitants adoraient le dieu qui bon leur semblait. L’autonomie administrative était sauvegardée chez les Arabes et les Berbères, chez les Juifs et les Grecs, aussi bien que chez les indigènes siciliens. Grâce à la liberté, ces éléments si divers, qui auraient pu alimenter d’âpres guerres civiles, n’entraient pas en fermentation de lutte, et le pays développait en paix son industrie et ses richesses : les Grecs y introduisirent la sériciculture : d’autres étrangers y apportèrent leurs professions et leurs métiers. Il est probable que la boussole, quelle qu’en soit l’origine première, locale ou d’importation étrangère par l’intermédiaire des Arabes, parvint dans les mers siciliennes à voir son usage généralisé. Le mot même est un vocable sicilien qui signifie caissette en bois. Quant à la marque de la fleur de lys, gravée, encore de nos jours, sur le cadran de la boussole, elle ne put être apposée que dans le domaine des Deux-Siciles, gouverné à la fin du treizième siècle par des princes de la maison d’Anjou, mais l’usage de cet ornement n’implique point que la découverte de l’aiguille aimantée même n’ait pas été bien antérieure.

N° 325. Empire de Frédéric II.


La première mention d’un navire se dirigeant par la boussole date de 1294 : à cette époque, le vaisseau le Saint-Nicolas, de Messine, avait à bord deux « calamites » ou « aiguilles de mer », avec leur appareil[25]. La légende d’un prétendu inventeur de la boussole, natif d’Amalfi, ne repose sur aucun document de l’époque et s’explique par une méprise de commentateurs modernes.

Frédéric II, vivant en prince oriental dans sa ville napolitaine de Lucera, dont il avait fait une industrieuse cité sarrasine, affectait un genre de vie qui devait en faire un véritable monstre aux yeux des chrétiens fanatiques. Un éléphant portait son étendard impérial, symbolisant ainsi le monde étranger à l’Europe, duquel il se réclamait. Malgré les ressources considérables que lui valaient ses domaines méditerranéens, il se trouvait en des conditions très difficiles, d’autant plus que son empire était géographiquement scindé ; sa résidence dans l’Italie méridionale se trouvait beaucoup trop en dehors du centre naturel de l’empire pour que la désorganisation ne se mit pas dans l’ensemble du grand corps : Rome et les villes lombardes que l’empereur allemand rencontrait sur son chemin s’ajoutaient souvent au multiple rempart des Alpes pour empêcher ou retarder sa marche. Le monde germanique et son maître officiel étaient si éloignés l’un de l’autre que les populations allemandes apprirent à se passer de leur gouvernement, et les cités commerçantes en profitèrent avec le plus grand zèle pour assurer leurs franchises et la liberté de leurs relations entre elles. Mais il était impossible que par contre coup l’empereur ne subît affront ou dommage. En effet, après la défaite et la mort de Frédéric II (1350), la race des Hohenstaufen, condamnée dans ses représentants à la vie d’aventures, finit par s’éteindre misérablement, et le pape, victorieux dans une lutte qui durait depuis deux cents ans et voulant extirper l’hérésie qu’avaient tolérée les princes allemands, confia la domination des « Deux-Siciles » à l’âpre et mauvais Charles d’Anjou : il attendait de ce roi des services analogues à ceux que son oncle, le monarque français, avait déjà rendus lors de l’écrasement des Albigeois.

Les anciennes provinces latinisées de la Gaule méridionale, de Marseille à Toulouse, moins souvent parcourues par les barbares que les plaines du Nord, s’étaient assez bien défendues contre les brutalités féodales. Grâce à leurs antiques privilèges urbains, à leur organisation municipale appuyée sur une longue tradition, et souvent aussi grâce à de fortes murailles et à leur vaillance, les citoyens des villes du Midi avaient maintenu et développé une civilisation très supérieure à celle de la France septentrionale ;
Cabinet des Estampes.
tournus. facade de l’église saint-philibert
ils avaient également profité du commerce des Arabes pour renouveler leurs arts, accroître leurs connaissances et de venir en Europe des initiateurs pour les sciences et pour les travaux de la pensée. Leur belle langue, qui devait bientôt déchoir pour des siècles à la condition de patois, était l’une des plus élégantes et des mieux formées entre les idiomes romans, et, même en dehors des contrées toulousaines et provençales, prenait une sorte de préséance ; on pouvait s’attendre à ce qu’elle succédât au latin comme langage des lettrés. Les « hérésies », ou ce que les catholiques appelaient ainsi, ayant ouvert les intelligences, on osait discuter, dans les château, et même sur les places publiques, les dogmes et les croyances, et l’on avait pu assister à de véritables conciles de la pensée libre ou s’affranchissant à demi.

Ce qui devait nuire aux villes du Midi dans leurs tentatives d’émancipation complète, c’est qu’elle, regardaient vers le passé, comme la Rome d’Arnaldo de Brescia : elles donnaient trop d’importance à leur organisation urbaine municipale, se complaisaient orgueilleusement dans le formalisme traditionnel de leurs cérémonies et n’étaient pas animées de l’esprit nouveau que les intérêts communs de l’industrie et du commerce donnaient aux villes de l’Italie lombarde et à celles du nord de l’Europe. La vie moderne ne put se produire avec assez d’élan dans ce milieu encombré des ruines de la civilisation romaine. D’ailleurs, si la féodalité affectait dans le midi des Gaules un caractère moins brutal que dans le reste du pays, c’était toujours le pouvoir de quelques-uns ayant des intérêts personnels absolument contraires à ceux de leurs sujets et disposant de grandes ressources en argent s’ajoutant à leur prestige.

Un autre fait, d’ordre géographique, contribua également à diminuer la force de résistance des populations du Midi. Elles ne présentaient pas un ensemble bien disposé pour la défense ; au contraire leur domaine était des deux côtés, de l’est et de l’ouest, complètement ouvert aux attaques du dehors, et, vers son milieu, il se trouvait tellement rétréci que les communications devenaient difficiles entre les défenseurs mêmes du pays. Du côté de la Provence et du Nîmois, la vallée du Rhône, et, du côté de la Guyenne, la vallée de la Garonne formaient de véritables entonnoirs dans lesquels pouvaient s’engouffrer les envahisseurs, tandis qu’à moitié distance de ces deux larges portes, le seuil qui réunit les campagnes de la basse Aude à celles de l’Hers, dans le bassin garonnais, se réduisait à un véritable défilé : Toulousains et Albigeois, séparés eux-mêmes par des chaînes secondaires, ne pouvaient aller secourir les Biterrois, ni, à l’occasion, être secourus par eux. Le relief même du sol, longtemps protecteur des Méridionaux lorsque l’attaque était désordonnée, proclamait, pour ainsi dire, la future victoire de la France du nord. Le grand massif des hautes terres, qui s’avance en pointe vers le sud, ne laissant aux gens du Languedoc qu’un étroit chemin de ronde entre les Cévennes et les avant-monts pyrénéens, montre rétrospectivement quelle devait être l’issue de la guerre dite des « Albigeois ».

Aux premières menaces de l’orage que la colère du pape et des moines contre les hérétiques allait amasser sur le midi de la France, le peuple naïf commença par mettre sa confiance dans le prince suzerain, s’imaginant que celui-ci représentait en sa personne tous les intérêts, tous les vœux de ceux qui lui rendaient hommage ; mais, ici comme en tant d’autres lieux, le premier traître à la cause des populations du Midi fut précisément l’homme chargé officiellement de la protection commune et du salut de tous. Raymond V, le comte de Toulouse, effrayé de l’avenir et des menaces du clergé, fit appel aux moines de Cîteaux
Musée du Prado.
auto-da-fé présidé par saint-dominique de guzman
peint par P. Berruguete.
pour défendre l’orthodoxie contre ses propres sujets, puis, reconnaissant « l’impuissance du glaive spirituel », fit appel au « glaive matériel » des rois de France et d’Angleterre. Il devait être servi à souhait et, comme après tout, il ne voulut point consentir à être dépouillé de ses États, il y gagna d’être excommunié « comme hérétique et fauteur d’hérétiques ».

Après lui, son fils Raymond VI, tenaillé par la frayeur, employa son règne à désorganiser la résistance de ses peuples contre l’étranger, et naturellement ne recueillit, pour prix de ses lâchetés, que la honte suprême d’avoir à se faire l’exécuteur des hautes œuvres au service de ses vainqueurs. Une ligue des communes de Languedoc et de Provence eût, certes, offert une résistance autrement efficace s’il ne lui avait fallu compter avec les faiblesses, les hésitations et les mensonges de leurs déplorables suzerains.

Le violent pontife Innocent III n’avait point à ménager un Raymond VI. La persécution des hérétiques fut officiellement organisée à Toulouse même, devant la résidence du comte, et deux moines de Cîteaux, nommés « juges des hérésies », devinrent les véritables maîtres de la cité : ce furent les premiers inquisiteurs, ceux qui fondèrent, pour une période de plus de six siècles, l’effrayant tribunal des cachots, des tortures et des bûchers. Aux moines armés du glaive spirituel, vinrent se joindre le légat du Pape, Pierre de Castelnau, et le missionnaire fanatique, « frère Domingo » ou Dominique, chanoine d’Osma, « le plus humble des prédicateurs »>, disait-il, mais un de ceux qui parlèrent le plus haut au nom de la volonté divine. Ce premier des dominicains fut avant tout un maudisseur. Les calembours, les coïncidences fortuites de noms eurent toujours une grande part dans les impressions que reçoit la foule et qui fixent pour longtemps ses légendes. Ainsi le chien symbolique des dominicains — Domini canis — justifiait dans l’imagination populaire les aboiements et les furieux assauts des moines blancs contre tous les hérétiques, de même que Pierre était réputé le fondateur de l’Eglise parce que tout édifice repose sur une « pierre d’angle » : Tu es Petrus et super hanc petram ædificabo.

Mais l’œuvre de purification n’avançait pas assez vite. C’est alors, en 1207, qu’Innocent III fulmina sa dernière menace contre Raymond, admirable exemple du langage diplomatique de l’époque : « Si nous pouvions ouvrir ton cœur, nous y trouverions et nous t’y ferions voir les abominations détestables que tu as commises. Mais parce qu’il parait plus dur que la pierre, on pourra difficilement y pénétrer en le frappant avec les paroles du salut… Cependant, quoique tu aies péché grièvement, tant contre Dieu et contre l’Eglise en général que contre nous en particulier, nous t’avertissons et nous te commandons de faire une prompte pénitence, proportionnée à tes fautes, afin que tu mérites d’obtenir les bienfaits de l’absolution. Sinon, comme nous ne pouvons laisser impunie une si grande injure faite à l’Eglise et même à Dieu, sache que nous te ferons ôter les domaines que tu tiens de l’Eglise, et, si cette punition ne te fait pas rentrer en toi-même, nous enjoindrons à tous les princes voisins de s’élever contre toi, comme ennemi de Jésus-Christ et persécuteur de l’Eglise, avec permission à chacun d’eux de retenir toutes les terres qu’il pourra t’enlever, afin que le pays ne soit plus infecté d’hérésie… »

Cette permission de pillage accordée aux voisins fut plus efficace que les objurgations, les anathèmes et les prières. La croisade prêchée contre le midi des Gaules fut surtout une affaire dont l’hérésie était le prétexte : c’est ainsi que, de nos jours, tous les conquérants européens de pays d’Afrique ou d’Asie donnent à leurs appétits et à leurs spéculations de belles raisons d’humanité, qui d’ailleurs ne trompent personne. Les aventuriers se présentèrent en foule, mais il leur fallait des mercenaires pour soldats et, sans force butin, comment les entraîner ? Car la foi était par elle-même bien insuffisante à stimuler leur zèle. Que des milliers et des milliers d’hérétiques « cathares », « patarins » ou « bons hommes », eussent sur la nature spirituelle du « Fils de Dieu » des opinions en désaccord avec celles des prélats, cela n’était pas suffisant pour soulever de fureur les masses profondes des populations de la Bourgogne ou de l’Ile-de-France : il leur fallait de plus substantielles raisons. Or le Midi était riche : ses industries en avaient fait un grand foyer d’appel pour les trésors du monde méditerranéen. En s’adressant aux gens de brigandage, aux pillards de toute espèce qu’avaient fait surgir les guerres féodales et les expéditions d’Orient, en donnant à leurs crimes passés et futurs l’absolution papale, accompagnée de la certitude du paradis, Simon de Montfort, Foulques, l’évêque troubadour, et le farouche Dominique purent réunir autour d’eux des bandes assez nombreuses pour s’attaquer aux puissantes communes du Midi. D’ailleurs, pillards et malandrins, appelés de toutes les contrées d’Europe, même du fond de l’Allemagne, n’avaient qu’à suivre en pays chrétien les traditions de ravage et de meurtre appliquées en pays musulman. L’entreprise devait porter également le nom de « croisade », bénéficier des mêmes prières et des mêmes encouragements que la marche à la délivrance du Saint-Sépulcre, fournir aux combattants une même part de terre et de butin. « Tout homme, fût-il certain de sa condamnation éternelle », obtiendrait son pardon par le seul fait de sa participation à la tuerie ; mais il pouvait aussi — chose sans doute plus précieuse à ses yeux — conquérir des sacs de monnaies sonnantes — de quoi s’acheter une seigneurie — à l’assaut de quelque riche cité de patarins, ou même d’une ville de bons catholiques, pourvu qu’on eût un prétexte de capture.

Que de fois clama-t-on, sous des formes peu variées, la fameuse parole du moine de Cîteaux, encourageant les soudards au massacre de Béziers : « Tuez, tuez, Dieu reconnaîtra les siens » ! On tua donc beaucoup, puis, après les batailles et les conquêtes, vinrent les opérations fructueuses du fisc et de l’Eglise : confiscations pour cause d’hérésie, impôts et amendes, marchandage des fiefs civils et ecclésiastiques. Dans le règlement de comptes, on s’entendait assez facilement avec les seigneurs et les barons, car le pauvre peuple avait à payer les différences, mais contre les villes, contre les communes dans lesquelles avait soufflé l’esprit de liberté, les vengeances furent impitoyables[26]. La franche initiative du citoyen, voilà l’ennemi !

Avec ses diverses vicissitudes, la guerre dura vingt ans, et même on put croire que Raymond VII, fils du lamentable comte qui s’était soumis à la honte d’une fustigation publique, ordonnée par le pape, finirait par reconquérir l’héritage paternel. Mais ce furent là des succès éphémères, et, d’ailleurs, des suzerains du Languedoc fussent-ils restés les maîtres officiels de ces provinces au lieu du roi de France, la situation eût été également désastreuse, car dans le pays en ruines, les industries étaient détruites. Pour la troisième fois, depuis le triomphe du christianisme, les pillards fanatiques du Nord se ruèrent sur la malheureuse cité de Toulouse pour en voler les trésors, en égorger les habitants. Pour la troisième fois, après les Francs de Clovis et les Austrasiens de Charlemagne, ceux qu’on appelait maintenant les Français firent jaillir du sol la fontaine de sang que la légende dit apparaître d’ère en ère sur la place du Capitole toulousain. Quoique destinée à de si terribles aventures, la grande cité du Midi occupe, il est vrai, un site trop bien placé comme centre de rendez-vous pour qu’elle ne se soit pas relevée après chaque désastre, superbe métropole de toute la contrée entre Aude et Gironde. Mais, en perdant sa liberté, la cité perdit ce qui rend la vie honorable et fière. Désormais les vaincus avaient forfait jusqu’au droit de penser, puisque l’Inquisition trônait au-dessus d’eux, soumettant à la surveillance et à la délation les moindres manifestations de la parole. De rage d’avoir laissé des morts échapper au supplice, les « frères » inquisiteurs s’ingénièrent même à brûler des cadavres, puis on alluma des corps vivants, « à la gloire de Dieu, de Jésus-Christ et du vénérable Dominique ». Bernard Guy, l’auteur de la Pratica des inquisiteurs, manuel des interrogatoires et des sentences, se vantait d’avoir brûlé 630 hérétiques en six années (1217 à 1223), d’en avoir torturé et emmuré des milliers. Pour éviter que la jeunesse destinée aux fonctions dites libérales pût se hasarder dans les voies de la pensée libre, on institua la prétendue « université » de Toulouse, établissement où ce que l’on nommait science devait être domestiqué au service de l’orthodoxie. Et, comme par dérision, c’est à l’époque même où l’on fondait cette grande école que la langue disparaissait : l’idiome délicieux des troubadours se répartissait en patois aux allures gauches et bégayantes[27]. Une des dernières œuvres toulousaines fut le beau poème de la « Croisade contre les Albigeois », composé par un inconnu en 1210 : « Quand blanchit l’aubépine… »

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vue ancienne de toulouse

La Catalogne et l’Aragon ne perdirent pas moins que la Provence et le Languedoc à l’abaissement du Midi français, qui fut la conséquence de la guerre des Albigeois. Jusqu’à maintenant, les historiens n’ont pas tenu compte de ce fait, pourtant si considérable, qu’au douzième siècle, avant la première invasion des Français du Nord, les Pyrénées n’étaient point tenues pour un obstacle aussi formidable qu’il l’est, même de nos jours, en plein siècle des chemins de fer. À cette époque, les relations étaient beaucoup plus fréquentes de l’un à l’autre versant des Pyrénées centrales qu’elles ne le sont devenues, sept cents années plus tard. On se visitait volontiers de Toulouse et de Carcassonne à Zaragoza et à Lérida ; des deux côtés la civilisation se développait parallèlement, sous les mêmes influences, et des alliances intimes se nouaient entre les populations des deux bassins de la Garonne et de l’Ebre, séparés par tant de forêts, de rochers et de pâturages. La langue était la même, sauf les quelques variantes des patois, les relations étaient constantes, les brèches des montagnes accessibles aux cavaliers et la mer de Cerdagne servaient de chemin commun aux visiteurs du Nord et du Sud. Lors de la terrible journée de Muret, en 1213, une moitié de l’armée dite « albigeoise » se composait d’Aragonais, venus, avec leur roi Pedro, par-dessus les cols aujourd’hui si peu fréquentés du Salât et de l’Ariège. Un des chroniqueurs qui racontent le massacre des Toulousains et des Aragonais dit qu’après la malheureuse rencontre « le monde en valut moins »[28]. Cette parole est certainement vraie. Lorsque la domination féodale des Français fut solidement établie dans les plaines méridionales et que le centre de gravité de toute la contrée comprise entre la Manche et la Méditerranée se trouva brusquement déplacé vers la Loire et la Seine, la vallée de l’Ebre fut du même coup privée de la force de gravitation qui la reliait aux campagnes d’outre-Pyrénées ; la rupture des rapports et échanges se fit de part et d’autre, en sorte que les Catalans et les Aragonais restèrent très amoindris dans leur résistance contre les Castillans des plateaux. La ruine de l’une des moitiés du monde provenço-catalan entraîna par contre-coup la perte de l’autre moitié. On peut dire que la nature elle-même prit part au recul de civilisation qu’amena la victoire de Simon de Montfort. Depuis lors, les Pyrénées se sont virtuellement dressées plus haut entre les deux peuples. Devenus la frontière de grands États dont soldats et douaniers gardent jalousement tous les abords, ces monts se sont transformés en un mur de séparation complète. Le commerce a fini par être presque supprimé, les relations de voisinage ont entièrement cessé ; à peine quelques rares contrebandiers se hasardent-ils sur les hauts pâtis défendus. C’est la nature que l’on accuse d’avoir créé cette barrière entre les hommes, mais c’est là un pur mensonge : le mal doit être surtout attribué aux mesquines jalousies, à la sotte réglementation des marches interdites entre les États limitrophes !

Dans la France du Nord, des rivalités d’origine, de langue, de mœurs, de religion n’eurent heureusement pas à s’ajouter aux luttes, déjà fort âpres et compliquées de massacres, qui donnèrent naissance aux communes. En divers lieux, des circonstances très favorables vinrent en aide au mouvement, mais partout où le pouvoir royal, féodal, religieux se maintint en toute sa force, la classe bourgeoise se débattit en vain pour acquérir le pouvoir. C’est ainsi que dans l’Ile-de-France, là où les intérêts du peuple semblaient à maints égards se confondre avec celui du roi, puisque leurs efforts communs tendaient à renverser les châteaux des petits seigneurs, à dégager les villes des brigands qui rôdaient autour d’elles et à rétablir les libres communications entre la Seine et la Loire, les gens des villes et des villages attendaient vainement la récompense du concours de leurs milices, mises avec enthousiasme à la disposition du suzerain. Celui-ci vendit bien quelques chartes communales, mais en dehors de son propre domaine. Mantes et Dreux furent les seules villes à lui directement soumises auxquelles il fit quelques concessions municipales ; Paris ne reçut aucune franchise ; précisément parce qu’elle était la capitale du royaume, elle resta privée de toutes ses libertés. De siècle en siècle et dans les conjonctures les plus diverses, des raisons analogues mirent la grande ville en suspicion et en tutelle.

N° 326. Guerre des Albigeois.

Mais la tension économique était si forte, à la fois dans le monde rural et dans le monde urbain, que, sur des centaines de points, se firent des tentatives, heureuses ou malheureuses, pour le groupement, de défense commune et d’entr’aide chez les paysans et chez les bourgeois. A la fin du onzième siècle, et pendant le cours du
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intérieur d’une halle au xve siècle
Miniature reproduite par le bibliophile Jacob Lacroix.
Le Moyen Age et la Renaissance.
douzième, le mouvement d’émancipation prit un caractère si intense, si rapide qu’on a pu le comparer à une sorte d’explosion. C’est que de tout temps et sans qu’il soit nécessaire de chercher l’existence de souvenirs ataviques, les hommes se sont unis spontanément en « conjurations », en « guildes », en « syndicats », en « fréries », de quelque nom qu’on veuille désigner les alliances entre individus qui souffrent des mêmes maux et cherchent à se libérer de l’oppression. Suivant les occasions et les milieux, le résultat des efforts varia singulièrement, et les combinaisons les plus diverses en furent la conséquence ; mais nulle part, il faut le dire, un groupe quelconque n’acquit son indépendance complète, sans aucun lien de vasselage, sans attache ou tradition par laquelle les anciens maîtres, leurs héritiers ou rivaux, ne pussent asservir à nouveau les affranchis.

En dehors des villes du Midi, le premier exemple d’une révolution communaliste en France est celui du Mans, dont les artisans, fort nombreux, essayèrent, dès 1069, de s’unir en commune avec les villages et châteaux environnants[29]. Mais la nouvelle association entrait en conflit avec un trop puissant suzerain, Guillaume le Conquérant, pour que son entreprise pût réussir : la ville dut se contenter de la confirmation bienveillante de « ses anciennes libertés et justices ». Dans le nord de la contrée, sur les confins des Flandres, les communiers devaient trouver un terrain plus favorable. En l’an 1076, la commune de Cambrai essaie de se fonder d’une façon violente contre l’évêque Gérard II. Un prêcheur populaire, Ramihrdus,

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sceaux de communes
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excitait la foule des artisans à la révolte contre le prélat simoniaque, mais il eut la simplesse de croire au serment de l’évêque et de désarmer. Bientôt la ville fut mise à feu et à sang, et Ramihrdus périssait sur le bûcher. Toute fois, l’ébranlement était donné. En 1101, la commune de Cambrai, rétablie pour un temps, se constitue même en république presque indépendante : elle possède une armée et fait main basse sur les revenus épiscopaux. Un mouvement général d’insurrection se propage de proche en proche, et, malgré les anathèmes, que pouvait l’Eglise contre la « Commune, nom nouveau, nom détestable »[30] ? On vit la plupart des cités épiscopales de la Picardie et pays voisins, Noyon, Beauvais, Laon, Amiens, Soissons se proclamer libres à leur tour. Les villes comtales de la même région obtinrent plus facilement leurs privilèges, maint seigneur étant à demi complice, heureux de trouver dans la bourgeoisie naissante une alliée contre des princes rivaux. L’aire de liberté où les révolutions communales furent la règle et transformèrent la société en subordonnant les évêques et les princes à la bourgeoisie, s’étendit, au nord de l’Ile-de-France, dans les bassins de l’Oise, de l’Aisne, de la Somme, de la Lys et de l’Escaut. C’étaient les contrées les plus industrieuses et les plus commerçantes de l’Europe occidentale, et là, par conséquent, devait naître l’état social nouveau. Déjà, durant la période de l’occupation romaine, les riverains de l’Escaut étaient habiles à tisser les étoffes de lin et préparaient le birris, que l’on apportait jusqu’au delà des Alpes. Les « prés salés » qui bordent le littoral étaient propres à l’élevage du mouton, et les habitants pouvaient sans peine recueillir la laine en quantités de beaucoup supérieures à leurs propres besoins. L’industrie drapière naquit spontanément de cet état de choses, « Les draps frisons du haut moyen âge ne sont, sous un autre nom, que les draps fabriqués à l’époque romaine par les Morins et les Ménapiens »[31]. Ils étaient bien connus aux foires de Saint-Denis dès les temps mérovingiens, puis on les exporta par chargements considérables sur les fleuves de la Belgique, vers le centre de l’Europe, tandis que les ports de mer les expédiaient dans la Grande-Bretagne et en Scandinavie. Tels furent les commencements de la prodigieuse fortune des villes industrieuses du nord de la France et des Flandres.

Un siècle avant les Croisades, les formes de contrat n’étaient connues et pratiquées que par les nobles et gens d’église ; mais voici que bourgeois et même paysans s’unissent pour obtenir des contrats, des « achats » d’affranchissement : c’est par centaines et par milliers que se multiplient les parchemins fixant les anciens droits et stipulant les nouveaux. Des serfs même deviennent libres dans les « sauvetés » et se font garantir leurs droits par écrit. Après la constitution des grandes communes urbaines à « foi jurée », une multitude de petites communes rurales s’établirent sur le même plan. En certaines contrées, ce fut la règle. Luchaire cite notamment quatre villages du pays de Laon et six villages du Soissonnais qui se constituèrent de part et d’autre en fédérations rurales[32]. La charte d’Arras fut le type modèle que l’on reproduisit dans la plupart des autres pactes municipaux. La ville acquit même une sorte de prééminence parmi les autres communes, peut-être parce qu’elle possédait un atelier monétaire : c’est devant les échevins d’Arras que les comtes de Flandre se réservaient de citer les magistrats des autres villes, accusés d’avoir prononcé de faux jugements.

N° 327. Villages fédérés du Laonnais.

Les grandes plaines agricoles, dont les villes ouvertes n’étaient que des lieux de marché pour les paysans des alentours, restèrent presque toutes sous la domination des seigneurs, les conditions de lutte étant trop désavantageuses pour les mécontents. C’est ainsi que dans la vallée de la Loire, sauf à Orléans, les bourgeois ne firent aucune tentative de fédération communale, du moins pas d’assez importante pour que l’histoire l’ait raconté. Mais au sud de la Loire, sur la grande voie historique de la France occidentale, Poitiers essaya de s’affranchir : c’était en 1137, première année du règne de Louis VII. Celui-ci comprit aussitôt le danger, et son premier souci fut de partir en guerre pour dissoudre la commune naissante. C’est que tout le Poitou eût été perdu pour lui, la métropole de la contrée ayant formé une confédération de paix et d’amitié avec toutes les autres villes et bourgades de la province. La ligue poitevine s’était constituée sur le modèle des fédérations lombardes : mais elle n’avait ni les ressources ni la vaillance des adversaires de Barberousse.

C’est dans les Flandres que les Communes du Nord eurent la période la plus glorieuse. Ce nom de Flandre éveille actuellement dans l’esprit l’idée d’un pays tout germanique : on appelle ainsi la partie de la Belgique où se parle l’ancien thiois, mais, à l’époque des révolutions communales, ce nom n’avait point de sens ethnographique spécial, la valeur en était purement politique et s’appliquait à toutes les contrées placées sous la suzeraineté des comtes de Flandre, aussi bien aux habitants d’Arras qu’à ceux de Bruges et de Gand. D’ailleurs, ne dit-on pas encore Lille en Flandre[33], quoique cette ville se trouve depuis temps immémorial en dehors des limites de l’idiome germanique désigné spécialement comme le parler flamand ? Les révolutions des Flandres antérieures au régime bourguignon n’ont eu nullement de caractère national comme des patriotes contemporains aimeraient à se le figurer : elles ont été purement communalistes et sociales, c’est-à-dire au fond beaucoup plus sérieuses qu’on ne voudrait les représenter. Mais il est également certain que, par une conséquence nécessaire, la résistance opiniâtre des cités flamandes a contribué à délimiter le pays du côté du Sud et à déterminer ainsi la préparation d’un futur État de Belgique.

Dans les Flandres, l’importance de Bruges, à la fois industrielle et commerçante, devint tout à fait exceptionnelle : c’est que plusieurs voies historiques majeures se réunissaient en son voisinage. Les fleuves navigables dans leur cours inférieur. Rhin, Meuse, Escaut étaient de par la nature les chemins principaux des échanges, mais la navigation n’en restait pas toujours libre, soit à cause des inondations, des changements de lits, des tempêtes, soit à la suite de difficultés fiscales, militaires ou politiques : aussi le commerce prisait-il fort cette ville reliée à la haute mer par un canal toujours accessible. Une grande route passant dans l’intérieur des terres dut remplacer souvent la voie fluviale : les marchands prenaient volontiers le chemin qui mène directement à l’ouest par le « trajet » de Maestricht[34] vers les terres basses de la Flandre.

N° 328. Comté de Flandre au xiie siècle.
La ligne en pointillé indique la limite actuelle des langues flamande et franco-wallone.
La Flandre faisait à cette époque partie du royaume de France, sauf le district situé sur la rive droite de l’Escaut, de Gand vers Alost.


Bruges, devançant Anvers, devint le vrai port du Rhin, quoique située à une grande distance de son embouchure, et, dans l’intérieur des terres, Gand fut l’entrepôt principal des marchandises entre l’Allemagne et les Pays-Bas[35]. Et non seulement les deux cités de Bruges et de Gand se trouvaient au point d’arrivée du grand commerce germanique, elles étaient aussi les lieux d’escale naturelle entre le midi et le nord de l’Europe. Bruges n’avait pas un caractère moins cosmopolite que Venise : c’est par elle que le droit maritime, né sur le bord de la Méditerranée, se fit connaître aux navigateurs de la mer du Nord ; ils le désignaient sous le nom de Zeerecht van Damme, d’après l’avant-port de Bruges, qui s’ouvrait jadis à l’extrémité de l’estuaire du Zwyn : c’est ainsi que, sur les côtes océaniques de France, les pratiques maritimes avaient été codifiées pour Français, Anglais et Rochellois sous le vocable de « coutume d’Oléron ». Précisément à cause de l’universalité de son commerce, Bruges devait se tenir en dehors de la confédération des villes libres de Germanie ; elle s’ouvrait trop largement aux transactions mondiales pour rétrécir son champ d’activité par des traités particuliers. Vers la fin du treizième siècle, un texte rédigé à l’usage des marchands énumère plus de trente contrées différentes, tant chrétiennes que musulmanes, « desqueux les marchandises viègnent à Bruges » ; nulle terre n’était comparable en trafic « encontre la terre de Flandre »[36]. Après la conquête de l’Artois par Philippe-Auguste, Bruges devint aussi la grande cité des banques aux dépens d’Arras : elle concentra dans ses comptoirs tous les éléments du commerce occidental.

En même temps que l’organisation communale se développait un mouvement de fédération entre artisans d’une même industrie et participants au même trafic. Sollicités par leurs intérêts solidaires, les marchands d’une cité s’associaient à des correspondants de cités voisines ou lointaines : un corps international naissait ainsi, indépendant des conditions de langues, de gouvernement et de coutumes. Dans chacune des villes alliées pour le commerce en général ou pour telle spécialité, la plupart des habitants n’ayant point d’intérêts communs continuaient de s’ignorer de marché à marché, tandis que de part et d’autre les bourgeois de la ligue fraternisaient par-dessus terre et mer. Cette vie nouvelle, qui pénétrait le corps de l’Europe et créait à son usage un organisme nouveau, annonçait un monde futur complètement distinct de celui qu’on avait expérimenté jusqu’alors, régi par le pape ou par l’empereur, par les moines ou par les barons.

Les premières origines de la Hanse, fort obscures d’ailleurs, remontent au commencement du onzième siècle.

Cl. Kuhn, édit.
halle et beffroi de bruges


À cette époque, les négociants de Cologne, associés à des bourgeois de villes westphaliennes, possédaient à Londres un comptoir privilégié où les achats et les ventes se faisaient pour eux avec de grands avantages. Plus tard, Lubeck qui devint le siège principal des diètes et des conseils ainsi que de la cour d’appel, prend part aux mêmes opérations ; elle détient le rang économique de « Reine de la Hanse » et, dans la mer Baltique, au milieu du treizième siècle, la « Wisby dorée », la puissante capitale de l’île Gotland et de tout le « tertial » hanséatique de l’Europe nord-orientale, « où les porcs mangeaient en des auges d’argent », devient le grand dépôt du commerce de l’Allemagne avec la Scandinavie, la Finlande, l’Ehstonie, la Livonie et « Messeigneurs » Pskov et Novgorod. Les « droits » de Wisby sont acceptés comme le code maritime de tous les navigateurs de la Baltique. Puis l’influence des marchands d’Allemagne domiciliés dans les comptoirs étrangers réagit sur la mère-patrie, et de nombreuses villes germaniques s’associent successivement sous le patronage de saint Nicolas et sous l’hégémonie des deux cités de Lubeck et de Hambourg, centralisant, celle-ci le commerce de la mer du Nord, la première celui de la mer Orientale.

Vers 1250, la confédération comprend dans l’Europe centrale plus de soixante-quinze villes dont l’alliance économique se transforme naturellement en ligue politique ; la conscience de leur force permet aux puissants bourgeois d’intervenir dans les événements contemporains et d’exprimer leur volonté, souvent appuyée sur des bandes militaires, recrutées à prix d’achat. En 1362, la flotte hanséatique venge des offenses commerciales sur la ville de Copenhague, que l’on dépouille de ses cloches, et bientôt après, les cités liguées imposent au Danemark un traité humiliant qui assure pour un temps la domination politique de la Hanse sur toute la Scandinavie.

Quelques-uns des comptoirs étrangers de la Hanse étaient de véritables colonies, entre autres des villages de pêche fondés dans les îles de Moen, de Bornholm, ainsi que dans la péninsule suédoise de la Scanie. Le dépôt de Bergen, en Norvège, n’avait pas moins de 3 000 résidants, immigrés d’Allemagne, et constituant deux petites républiques d’employés célibataires. De moindres établissements s’échelonnaient le long des côtes, en Angleterre, dans les Pays-Bas, en France dans les ports de Harfleur, Honfleur, La Rochelle, et jusqu’en Portugal. Dans les plaines orientales de l’Europe, la Hanse germanique étendait indirectement son empire sur les mille associations ou « artels » de chasseurs, pêcheurs, artisans de toute espèce, fixes, mobiles ou même errants, qui apportaient le produit de leur industrie dans les villes de marché. La France du nord avait également sa « hanse » : en 1287, une convention engage les bourgeois de Londres envers les marchands d’Amiens, de Corbie et de Nesle, assurant à ces derniers le traitement de combourgeois londoniens dans toute l’Angleterre, à condition pour eux de payer 50 marcs aux shérifs de Londres pour le déchargement et le chargement de leurs marchandises dans la cité (E. Nys).

N° 329. Villes de la Hanse germanique.

Les villes les plus distantes de la mer étaient Breslau (Bu), Erfurt (Er), Andernach (An) et Dinant (Di). — Lübeck, ville d’empire en 1226, conclut en 1241 un traité d’alliance avec Hamburg (H), puis avec Soest (So), avant Brème (B) et toute autre ville.

Les dispositions du Code maritime de Wisby étaient empruntées au Code de Lübeck, aux rôles d’Oléron, aux jugements de Damme et de Westkapelle (Flandre) et aux coutumes d’Amsterdam (A), de Stavoren (St) et d’Enkhuyien (En) (George Blondel).


Mais de tous les bourgeois étrangers commerçant à Londres, ceux dont on appréciait le plus le crédit et le bon or « sterling » étaient les Œsterlinger ou les « Easterlings » des comptoirs hanséatiques.

Les villes de la Hanse, liguées pour la défense de leurs intérêts commerciaux, se considéraient volontiers comme autant de républiques indépendantes de l’autorité impériale et royale, soumises uniquement à la juridiction des magistrats élus par elles : les enceintes, les fortifications régulières dont elles s’étaient entourées comme les autres villes les défendaient contre le suzerain ; désirant la paix pour le développement de leur commerce, elles imposaient un repos relatif aux seigneurs féodaux et à leurs lansquenets. Elles intervenaient aussi dans la politique des royaumes scandinaves, et, de 1361, date de la destruction de Wisby par un roi danois, jusqu’au milieu du seizième siècle régentèrent en quelque sorte l’Europe du nord. Mais les jalousies empêchèrent la ligue de se développer en proportion de l’accroissement des échanges européens. Manquant du sol nécessaire qui aurait pu lui servir de point d’appui[37], elle voulut néanmoins garder le monopole, se le réserver à jamais par des mesures prohibitives, et même limiter au profit des villes les plus puissantes le nombre et l’importance des marchés. Le commerce est essentiellement mobile et toutes les tentatives faites pour le fixer devaient effaroucher les intermédiaires et leur faire chercher des voies nouvelles. Le trafic se déplaça en grande partie, et la Hanse, frappée à mort, dépérit graduellement, absorbée par ses voisines politiques.

Ainsi que les représentants de l’Eglise, prêtres et moines, l’avaient pressenti quand ils lançaient leurs malédictions passionnées contre l’ « exécrable » commune, les bourgeois et les artisans des villes qui se liguaient pour la production industrielle et pour la vente de leurs marchandises se dégageaient forcément de l’influence ecclésiastique et même finissaient par lui devenir hostiles. Le sol des communes n’appartenait plus que pour une faible part aux chapitres ou aux couvents ; même en quelques cités, il avait été racheté complètement ; les prêtres ne jouissaient plus d’aucun privilège spécial et, lorsqu’ils se rendaient coupables de quelque délit, ils devaient se présenter comme tout autre citoyen devant les tribunaux civils ; les moines de Bruges n’avaient pas le droit, comme dans les autres villes des Flandres ou d’Allemagne, de débiter leur vin sous les voûtes des caves, franc d’accises[38]. On alla jusqu’à leur défendre de recevoir les offrandes et on leur enleva l’enseignement des enfants.

N° 330. La Hanse et Venise.

Les points noirs représentent les villes et comptoirs de la Hanse germanique ; les points ouverts indiquent les villes trafiquant surtout avec Venise et Gênes.

Les territoires recouverts de hachures sont les possessions territoriales de Gênes (Corse) et celles de Venise (Cypre, Candie, Nègrepont, littoral dalmate et grec).


Les marchands fondèrent pour leurs fils des écoles laïques, et, par un mouvement parallèle à celui des communes, les universités cessèrent d’être ce qu’elles avaient été d’abord, des corps ecclésiastiques fondés avec l’autorisation et sous la bénédiction du pape, comme les évêchés et les couvents. Grâce à l’hérésie, à l’esprit de liberté, elles s’éloignèrent de leur but principal, qui avait été d’enseigner en premier lieu les choses de l’ordre surnaturel, les « vérités de la révélation », en ne traitant les sciences de l’ordre naturel que dans leurs rapports de subordination à la théologie, maîtresse universelle du savoir.

Mais le bourgeois, tout
Cl. Giraudon.
scènes de la vie des écoliers parisiens
(Cathédrale de Paris, xiiie siècle)
en gardant encore la foi, ou l’illusion de la foi, cherchait à la concilier avec la raison, ou avec son bon sens pratique des choses. Une première université s’ouvrait à Bologne (1119), en continuation d’une Ecole de Droit, fondée en 425 par Théodose II ; puis après se créaient rapidement d’autres centres en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre, aux bord du Danube et du Rhin, tous semblables par leur division en facultés et le groupement des élèves. L’illusion des professeurs qui, tout en prétendant rester chrétiens, voulaient se montrer philosophes, ne pouvait aboutir qu’à la perversion et à la ruine de la foi : en tout discoureur se révélait déjà le protestant futur[39]. En dépit d’une résistance acharnée, l’influence d’Aristote finit par l’emporter sur celle de saint Augustin : bientôt aucun moine ne fut assez ignorant pour oser prétendre que la terre fût plate, tous les élèves sortis des universités avaient appris des Grecs et des Arabes qu’elle était ronde. A certains égards, les universités du moyen-âge étaient des corporations libres, indépendantes les unes des autres et de l’État. Elles pouvaient donc revendiquer fièrement leurs privilèges et libertés
Cl. Giraudon.
scènes de la vie des écoliers parisiens
(Cathédrale de Paris, xiiie siècle)
contre les princes et leurs mandataires ; mais par la théologie, dont toutes les autres sciences n’étaient que les servantes, elles étaient censées constituer une part de l’Eglise, tout en étant partiellement révoltées. Les étudiants ecclésiastiques y étaient beaucoup plus nombreux que les autres, car c’était dans la hiérarchie épiscopale que les ambitions avaient le plus de chance de pouvoir se satisfaire ; c’est dans ce sens qu’agissait le phénomène de « capillarité sociale » décrit par A. Dumont dans d’autres domaines. Comme l’Eglise, les universités étaient ouvertes à tous : elles recevaient des mendiants aussi bien que des chanoines et des princes ; il était parfaitement admis que des étudiants eussent recours à la mendicité ou au travail manuel pour subvenir à leurs dépenses ; une foule d’écoliers vivaient comme serviteurs d’étudiants riches, tout en jouissant officiellement des mêmes prérogatives en dehors de l’université. Mais, dans l’État distinct que constituait le vaste organisme de l’Ecole avec ses coutumes, ses lois, sa volonté divergente, la faveur ne manquait pas, comme dans tous les autres États, de graviter vers les grands. D’ordinaire, le recteur protégeait jalousement ses élèves contre le bourgeois, mais il exerçait sur eux un pouvoir absolu, au spirituel comme au temporel.

Le grand avantage des universités du moyen âge consistait en ce qu’elles n’avaient pas été rongées par la routine qu’impose la centralisation : à cet égard elles se rapprochaient de l’idéal rêvé par les penseurs beaucoup plus que les banales écoles de nos jours, où se dressent et s’estampillent les jeunes gens diplômés pour le combat de la vie. Ainsi les professions de maîtres et d’élèves n’étaient point essentiellement distinctes, surtout dans la Faculté de philosophie, généralement désignée sous le nom de « Faculté des artistes » ; les étudiants s’y instruisaient mutuellement, en sorte que tel membre de l’association, connaissant parfaitement une branche de la science, l’enseignait à ses camarades, pour s’asseoir à son tour sur les bancs des auditeurs quand un élève le remplaçait dans la chaire pour un autre cours[40]. Des hommes de tout âge étudiaient ensemble, car les universités n’étaient pas alors de simples usines à doctorats, et de nombreux étudiants poursuivaient longuement leurs recherches dans le milieu de savoir qui leur convenait, sans être forcés d’obéir à l’impérieuse obligation de se créer rapidement une carrière. Enfin, les universités avaient un caractère essentiellement international, comme l’Eglise ; elles appartenaient non à telle ville ou à tel district, non à un peuple, mais au monde cultivé tout entier, et les élèves, groupés en « nations », trouvaient une patrie commune dans la grande Ecole où les idées appartiennent à tous. C’est un des traits les plus aimables de cette période du moyen âge que l’esprit de cordiale fraternité avec lequel s’entretenaient les membres de la grande famille des chercheurs de savoir. Ils avaient bien conscience de former entre eux une grande république, faible par le nombre, il est vrai, mais étroitement unie par le sentiment d’un idéal commun.

Ainsi, sur le terrain de la science, la société laïque et bourgeoise travaillait incessamment à se dégager du joug royal et de la domination ecclésiastique ; le domaine de l’esprit lui appartenait par droit de conquête comme celui des métiers, du trafic et des arts. Mais le droit que donne la force ne lui revenait pas toujours dans ses luttes contre la noblesse, de l’étreinte de laquelle elle voulait se débarrasser ; les ambitions des hommes, alimentées par l’envie et la rancune, produits de l’inégalité sociale, faisaient constamment renaître l’aristocratie, même quand elle paraissait vaincue. Comme les républiques italiennes, les villes flamandes eurent à subir alternativement la domination du « peuple maigre » et celle du « peuple gras ». Les gens des lignages ou geslachten, les patriciens, appelés aussi les « hommes héritables », cherchaient à tout accaparer, le sol, les capitaux, les fonctions et les titres. Même quand les gens du peuple n’osaient pas se révolter directement contre eux, du moins s’enhardissaient-ils à refuser le travail, les grèves ou takehans se succédaient nombreuses, et l’on vit même, au commencement du treizième siècle, les villes manufacturières se grouper en une sorte de hanse pour défendre les intérêts des patrons contre les ouvriers turbulents ou suspects. Dans le sein des communes couvait la « lutte des classes », comme de nos jours dans toutes les nations industrielles. La guilde marchande ou manufacturière était une dure maîtresse à l’égard des artisans et prenait bien soin d’interdire aux pauvres cette émancipation qui, pour elle-même, lui avait paru si légitime. Les ouvriers étaient étroitement surveillés par des espions spéciaux, désignés en Flandre sous le nom d’eswardeurs (regardeurs). Les agents de la guilde avaient le droit d’entrer à toute heure dans tous les ateliers, « car l’inviolabilité du domicile, proclamée par les chartes urbaines, n’existait pas pour l’atelier ». On encourageait la délation en attribuant une partie de l’amende au dénonciateur, et, pour que la surveillance fût plus facile à exercer, on obligeait l’ouvrier à travailler en vue des passants, à sa fenêtre ou devant sa porte[41]. Aussi, chaque dissension civile trouvait-elle aussitôt des bandes armées chez les ouvriers mécontents. Les combats ensanglantaient souvent les rues de Bruges, de Gand, d’Ypres, de Douai ; tout prétexte, toute occasion renouvelaient le conflit.

Les communes du moyen âge, quelle que fût leur supériorité sur le régime féodal, contenaient donc en elles-mêmes le germe de leur propre mort. Elles eussent pu durer longtemps, ou du moins évoluer d’une manière normale, si elles avaient présenté une parfaite unité de sentiments et de vouloir contre l’ennemi extérieur, mais elles étaient forcément divisées par la lutte des classes. Il est vrai que les adversaires du dehors étaient également divisés, mais combien nombreux ! Les communes ressemblaient à des îles parsemées dans une mer sans bornes. Au-dessus des communes bourgeoises, les rois et les prêtres ; au-dessous les ouvriers et les paysans. Et c’est parce que ceux-ci étaient lésés que ceux-là, les anciens maîtres, devaient reconquérir le pouvoir. L’histoire nous dit combien la règle était méthodique et rigoureuse dans les villes hanséatiques, combien soucieuse de gains, étroite, impitoyable à l’égard de ceux qui n’appartenaient point à la ligue ! En dehors d’elle, comme en dehors de l’Eglise, point de salut ! L’étranger ne comptait aux yeux des hanséates que comme proie : il ne pouvait prendre de service à bord de leurs navires. On ne lui confiait aucune marchandise à charger ; à aucun prix un peu du bénéfice prévu ne devait s’égarer sur un intrus. Et la tourbe des paysans ne restait-elle pas presque toujours séparée de la ville, bien plus encore par le mépris des citoyens que par les murs d’enceinte et les fossés ? Que de fois même les villes s’entendirent-elles avec les seigneurs, par-dessus la tête du roturier, « pour gagner ainsi des alliances précieuses » et se firent-elles les pires ennemis de ceux qui auraient dû être leurs amis naturels ! Mais une victoire compliquée de félonie finit toujours par se changer en défaite : les seigneurs auxquels les communiers s’étaient confiés revenaient souvent dans la ville en dangereux alliés ou en dictateurs, surtout ceux qui avaient reçu le titre de « combourgeois » et qui, tout en étant censés des égaux, se considéraient encore comme des maîtres[42].

Quoi qu’il en soit, l’initiative si merveilleuse qui donna naissance aux communes témoignait d’une surabondance de force qui se manifesta dans tous les produits de l’activité et dont les monuments les plus superbes sont les édifices qui se dressent au centre des cités. L’esprit laïque eut donc une grande part dans ces œuvres, que leur nom même d’ « églises » pourrait à tort représenter comme d’origine purement religieuse.

Naturellement les racines multiples de cette admirable plante architecturale se développèrent dans toutes les formes antérieures de la civilisation, de même qu’au point de vue purement matériel, on peut les expliquer par tous les progrès successifs dans l’art de bâtir. Certes, la différence est grande entre les lourdes voûtes mérovingiennes, semblables à des cavernes, et les somptueuses cathédrales, s’épanouissant haut dans le ciel comme des fleurs gigantesques ; cependant on constate des unes aux autres toutes les transitions évolutives, semblables à celles de l’arbre des forêts.

Cl. Kuhn, édit.
notre-dame de paris, chimères et gargouilles


L’inexpérience des architectes, mêlée sans doute au sentiment de frayeur religieuse qui portait les peuples encore barbares à se cacher dans la terre pour parler à leurs divinités chthoniques, fait comprendre la forme des premières églises chrétiennes, complètement ou partiellement enterrées, avec des pleins cintres humides, noirs de mousse, soutenus par de lourds piliers. Plus tard, quand l’édifice se dégagea pleinement pour dresser ses nefs plus haut dans l’air libre, l’habitude se maintint jusqu’à la fin du onzième siècle, même jusqu’au douzième (de Caumont), de ménager des cryptes au-dessous de l’église : c’est là que l’on gardait les reliques, et le culte, célébré dans l’obscurité, y prenait un caractère plus mystérieux, plus formidable, comme si l’on y eût encore adoré les génies de la terre, à la fois dieux et démons.

Evidemment, l’influence orientale, symbolisée dans Bysance qui servait de boulevard à toute l’Europe contre le monde asiatique, offrit ses modèles aux édifices religieux qui s’élevèrent dans l’Occident aux époques de progrès et de paix relative succédant aux invasions barbares.

Cette influence dut être même beaucoup plus puissante qu’on ne se l’imagine d’ordinaire, car les nombreuses églises bysantines que l’on voit dans toute l’Europe, et notamment dans l’Auvergne, le Périgord, l’Angoumois, la Saintonge, témoignent en faveur de l’intimité, des relations fréquentes entre Constantinople et ces provinces. Certes, on comprend sans peine que les Vénitiens, ces commerçants si actifs comme intermédiaires des échanges dans la Méditerranée, aient eu parmi eux des artistes qui se soient inspirés du style de la somptueuse église dédiée aux saints Apôtres par Justinien, et qu’ils en aient profité pour élever leur propre monument de Saint-Marc ; mais on s’étonne de voir à la même époque (984 à 1047) se dresser à Périgueux la belle église à coupoles de Saint-Front[43] devenue le modèle de beaucoup d’autres édifices religieux entre Loire et Garonne, et, par évolution graduelle, le point de départ de l’architecture ogivale dans le reste de la France[44].

N° 331. Quelques Églises bysantines.

C’est même par delà Constantinople, semble-t-il, que l’on doit chercher quelques-uns des initiateurs directs des architectes de l’Occident : des artistes persans paraissent avoir exercé leur influence, non par intermédiaires et de proche en proche, mais par enseignement immédiat. M. Dieulafoy et autres archéologues ont reconnu avec étonnement que l’église de Saint-Philibert, à Tournus, sur la rive droite de la Saône, est un édifice de construction persane pour une bonne part : les piliers, les arcs, les pendentifs, les voûtes, tous les détails de celle œuvre du neuvième siècle ressemblent exactement à ceux que l’on trouverait dans un édifice de la même époque à Chiraz ou Ispahan et contrastent trait pour trait avec les formes correspondantes des constructions bysantines. Il faut admettre que certains des architectes persans qui résidaient alors en grand nombre à Constantinople furent englobés dans l’édit de proscription lancé par Léon l’Isaurien contre les iconoclastes, et finirent par se réfugier sur les bords de la Saône, où les moines de Tournus les employèrent, eux ou leurs élèves, à bâtir leur église abbatiale (Dieulafoy).

Plus tard, lors des Croisades, ce furent les Occidentaux eux-mêmes qui allèrent s’inspirer directement des formes de l’Orient, dans Halep, Edesse et Damas. Les maîtres maçons du Levant et du Ponant firent la connaissance les uns des autres, et, tandis que les côtes de Syrie se hérissaient de tours féodales d’une puissance d’architecture admirable, les églises des Gaules s’ornaient de fleurons et de sculptures, qui, tout en s’accordant d’une manière harmonieuse avec la nature environnante, apportaient néanmoins quelque chose d’étrange, comme le souvenir d’un monde lointain où les voyageurs chevauchent à l’ombre des palmiers. D’ailleurs, ceux qui érigèrent les flèches gothiques étaient les premiers à se vanter de ces origines orientales, et, sans savoir exactement quelle était la région mère, ils désignaient l’Asie d’une manière générale, Tyr, Jérusalem ou Babylone. Ainsi, dans l’histoire des progrès humains, ces mêmes Arabes qui reçurent des Persans et des Bysantins les trésors de la littérature et de la philosophie hellénique et collaborèrent par contre-coup au mouvement de la Renaissance, secondèrent également les Occidentaux dans leur œuvre la plus grandiose, celle de l’architecture ogivale au douzième siècle. Du reste, l’Orient ne s’était-il pas transporté tout entier pour ainsi dire d’Arabie, de Syrie, d’Iranie jusqu’en Sicile et en Espagne ? L’ensemble de tous ses produits, hommes et choses, ne se détournait-il pas vers l’Atlantique, et la pénétration des sentiments, des idées, des procédés n’avait-elle pas dû s’accomplir entre voisins, même ennemis ? « Cette évolution de l’architecture, dit Dieulafoy, fut le dernier succès de l’Islam. » Mais il s’en faut pourtant que l’Orient soit épuisé pour nous, et l’art persan, notamment, nous garde encore bien des enseignements au profit du charme et de l’élégance des demeures.

Les mystiques s’imaginent volontiers que les superbes cathédrales du moyen âge, dégagées des formes un peu lourdes de l’architecture romane, sont pour ainsi dire nées d’elles-mêmes par le seul élan de la foi, comme s’il suffisait de vouloir monter aux cieux pour y planer. A l’idéal, si élevé qu’il soit, il faut aussi le concours de conditions matérielles, et, ce concours, les communes de l’Occident qui dressèrent les églises et les beffrois, le trouvèrent dans l’enseignement de leurs devanciers, non moins que dans le développement de leur propre industrie locale.

N° 332. Quelques Cathédrales gothiques.
Quoi qu’on en dise, l’art implique par sa naissance même un état social dans lequel ont surgi des préoccupations nouvelles bien différentes de la naïve croyance. Dans sa période d’ardente foi, de mépris absolu des choses terrestres, de haine du monde visible et d’extase en visions divines, la religion croirait s’avilir en descendant jusqu’à l’art, incitation d’origine diabolique. La ferveur envers Dieu ne saurait trouver de joie dans la beauté des pierres, dans la majesté des nefs sonores, dans les proportions superbes des colonnades convergeant à la gloire de l’autel. Les apôtres du sacrifice, des macérations et du renoncement préfèrent les cryptes noires, même les cavernes des rochers. Les merveilleux édifices de la période romane et des siècles de l’ogive nous racontent, non la puissance de la religion, mais au contraire la lutte victorieuse que l’art, cette force essentiellement humaine, a soutenue contre elle ; ils nous disent le triomphe des ouvriers, gens qui frayaient peu avec les prêtres et n’étaient point aimés d’eux. Les « maçons », la corporation qui sut acquérir tant d’éclat à l’époque de la grande floraison architecturale, du douzième au quatorzième siècle, se trouvaient être déjà, par suite de leur opposition avec le clergé, de véritables « francs-maçons » et donnaient libre expansion à leurs sentiments par les caricatures et les satires en pierre dont ils ornaient les colonnes, les chapiteaux et les nervures des édifices. Bien que le clergé ait eu depuis le moyen âge le temps et les occasions de faire disparaître les traces les plus flagrantes de la haine ou du mépris qu’on lui portait, il reste pourtant un nombre suffisant de ces témoignages établissant la parfaite indépendance des artistes constructeurs et des bourgeois de la cité à l’égard des prêtres.

Les bâtisseurs de cathédrales se montrent également libres de toute ingérence ecclésiastique par les motifs d’ornement qu’ils tirent de la nature et de l’histoire profane. Le sculpteur médiéval introduisait dans son œuvre les belles formes qu’il avait vues dans les forêts et dans les champs : ainsi l’archéologue Saubinet a pu dresser la liste de vingt et une plantes de la flore indigène reconnues par lui dans les sculptures de la cathédrale de Reims[45]. Les tailleurs de pierre aimaient aussi à représenter les animaux, mais la difficulté du travail les obligeait à faire des caricatures, non des images fidèles : ils se laissaient aller à leur fantaisie pour tailler des gargouilles fantastiques, pour figurer des bêtes monstrueuses, dragons, serpents et guivres, symbolisant les démons spéciaux de chaque vice particulier et le grand Tentateur, qui devaient contraster avec les effigies des saints apôtres, prophètes, vierges, sibylles et des personnes divines ; si l’ignorance de l’artiste en anatomie l’obligeait à représenter, avec une gaucherie naïve, les êtres sanctifiés par la légende et la tradition. elle lui permettait aussi de donner aux diables les formes les plus chimériques, les contorsions les plus bizarres, mais ces groupes taillés n’en témoignaient pas moins d’une hantise de naturisme très éloignée du sentiment de la foi chrétienne.

Cl. J. Kuhn, édit.
amiens. sculptures en bois des stalles du chœur

On a pu se demander également si les colonnades des nefs épanouissant leurs faisceaux de branches vers le sommet des voûtes n’imitaient pas les allées majestueuses des forêts où l’on voit haut dans le ciel s’étaler superbement les lourdes ramures aux feuilles retombantes. De même il n’est pas impossible que les Arabes aient pris dans la pastèque ouverte le modèle des stalactites et des pendentifs qui émerveillent dans l’Alhambra, car l’homme, accoutumé à la vue de certaines formes, a la tentation naturelle de les reproduire ou du moins d’y prendre un motif d’ornement. C’est ainsi que, pour sa demeure, le primitif a souvent imité la caverne des fauves, les toits rustiques des singes et les galeries des fouisseurs, ainsi que, pour ses étoffes, il a pris pour modèles les tissus fibreux autour des stipes de palmiers et de bananiers, et que, pour ses armes, il a copié les épines et les dards des plantes, les cisailles et les poignards des animaux de proie[46].

Ce que les chrétiens, vraiment brûlés du zèle de la foi, pensaient de toutes ces magnificences du métal, du marbre et de la pierre, de toutes ces belles sculptures, des mille objets gracieux qui décoraient la basilique, le vrai pape du douzième siècle, le grand saint Bernard, le dit dans son Apologie[47] : « O vanité des vanités, moins vaine encore qu’insensée ! Des richesses des pauvres, on repaît les yeux des riches… Pourquoi ces singes impurs ? ces lions féroces ? ces monstrueux centaures ? ces hommes-bêtes ? ces tigres bariolés ? ces soldats qui combattent ? ces chasseurs qui sonnent de la trompe ?… Si nombreuse enfin et si étonnante apparaît partout la diversité des formes que le moine est tenté d’étudier bien plus les marbres que les livres, et de méditer ces figures bien plus que la loi de Dieu. »

Mais les mystiques de nos jours, prenant la défense de l’Eglise au siècle de saint Bernard contre saint Bernard lui-même, cherchent à nous démontrer que les monuments religieux du moyen âge, parfaits dans leur ensemble aussi bien qu’en chacune de leurs parties, représentent la « vérité » chrétienne en toute son ampleur, à la fois dans ses dogmes généraux et dans toutes leurs conséquences : chaque forme, chaque dimension et sous-dimension de l’édifice aurait un sens mystérieux et cacherait une vérité profonde ; l’église serait une Bible révélée en relief architectural comme les Saintes Écritures le sont en caractères hébraïques, et la moindre pierre du saint parvis correspondrait à un verset du Livre : l’inspiration en serait également divine.

Cl. Kuhn, édit.
pontigny (yonne), « quatrième fille de cîteaux ».
Type d’église construite sous l’inspiration de saint Bernard.


Sans aller jusqu’à ces affirmations extrêmes, l’opinion commune admet du moins que les formes générales de l’édifice religieux symbolisent largement les dogmes principaux de la foi ; mais tout le symbolisme chrétien ne se trouve-t-il pas réduit à néant par ce fait que la disposition des cathédrales reproduit exactement celle des basiliques romaines ? « Trois portes conduisaient dans le monument, dont la capacité intérieure était divisée, dans le sens de la longueur, en trois parties par une double rangée de colonnes à arcades… Les trois avenues parallèles ou nefs aboutissaient à une construction transversale, à un transept, élevé de quelques degrés au-dessus de l’aire de la nef et défendu par une balustrade. En face de la grande allée et au delà du transept, l’édifice s’arrondissait en hémicycle[48]. » Or ce sont là précisément les dispositions de la cathédrale ! Les Romains idolâtres auraient donc sans le savoir symbolisé la croix et le dogme de la Trinité. Et les églises rondes, fort nombreuses dans l’ancienne France, n’étaient-elles pas également imitées des rotondes romaines ? Le symbolisme, œuvre de patience inconsciente et de réflexion, ne précède pas les événements, il les suit.

La perspective historique nous montre la succession des faits à rebours, non dans leur période logique de formation, mais en sens inverse, dans leurs évolutions dernières ; or, la société moderne, infiniment plus complexe que celle du moyen âge, a nettement séparé le clergé du reste de la nation, les intérêts se sont différenciés d’une manière absolue, et les églises ont fini par être attribuées exclusivement aux cérémonies religieuses. On se laisse donc facilement entraîner à croire qu’il en fut toujours ainsi, ce que dément le témoignage des siècles successifs. Les documents anciens constatent que l’église était l’édifice de tous, le lieu d’assemblée populaire aussi bien pour les fêtes et les cérémonies civiles que pour les rites religieux. On peut citer en exemple les « pardons » de la catholique Bretagne : lors de ces concours de population, les divertissements profanes, qui étaient certainement d’origine antérieure au christianisme, l’emportaient de beaucoup sur les pratiques du culte dans la passion des paysans : les danses et les chants, les exercices athlétiques, la lutte et les courses avec des enjeux et des primes se célébraient joyeusement dans les landes entourant l’église ; encore au milieu du dix-huitième siècle, on dansait dans les nefs, en vue du maître-autel. La vieille complainte de saint Efflamm avait été « mise en vers » afin qu’on la chantât dans les églises[49].

Et dans tout le monde chrétien, comme en Bretagne, la vie sociale, non encore méthodiquement répartie en des édifices divers, convergeait tout entière vers l’église.

Cl. Kuhn, édit.
saint-martin de boscherville (seine-inférieure)


A l’époque où le commerce transformait déjà les villes en de puissants foyers d’appel pour les richesses de l’Occident et de l’Orient, les monuments publics commençaient à se différencier : on apprenait à bâtir des palais municipaux où les marchands bourgeois traitaient spécialement leurs affaires et celles de la cité, et des beffrois où veillaient des sentinelles, guettant les dangers qui se préparaient au loin ; mais l’édifice vers lequel se dirigeait surtout la foule des artisans, soit pour discuter des intérêts, soit pour se reposer du travail de la journée par la promenade dans les nefs sonores, par la conversation et la vue des choses belles, ce palais du peuple était toujours le sanctuaire à la triple colonnade : c’est à l’église que tout le peuple était convoqué par la grande voix de la cloche, la voix même de la cité, sur laquelle les prêtres n’avaient aucun droit[50].

La commune construisait le monument sur un plan d’autant plus grandiose et avec d’autant plus de richesse qu’elle-même était plus puissante : les cités, devenues assez libres pour braver leurs barons et leurs évêques, dressaient leurs cathédrales bien plus à leur propre gloire qu’à celle de Dieu, tandis que les villes dont les tentatives de révolte n’avaient pas réussi ne possédaient que de tristes, froides et pauvres églises. C’est en raison même de triomphantes insurrections communales que surgissent les fiers édifices comme pour entrer en lutte avec les manoirs voisins, appartenant aux seigneurs détestés. « Les villes qui les premières se font autonomes sont aussi les premières à bâtir des cathédrales gothiques (Noyon, Soissons, Laon, Reims, Amiens, etc.), et les plus beaux de ces monuments sont ceux des cités les plus libres (Laon, Reims, Amiens, Beauvais, Sens, etc.)[51]. Chaque cité libre se rappelait la parole qui fut prononcée dans le conseil communal de Florence quand Arnolfodi Lapo fut chargé de bâtir la cathédrale, en 1298 : « Les œuvres de la commune doivent être conçues de manière à répondre au grand cœur, composé des cœurs de tous les citoyens, unis en un même vouloir. » On comprend l’orgueil des bourgeois à la vue de ces merveilleux édifices qui étaient leurs œuvres. Lorsque le duc de Normandie, Henri Beauclerc, eut fait prisonnier Conan[52], le communier rebelle, il le mena au sommet d’une tour de Rouen : « Contemple les forêts et le fleuve, contemple la ville populeuse, ses remparts et ses belles églises, contemple toutes ces choses avant de mourir ! »

Etonnés par la grandeur des églises construites au douzième et au treizième siècle dans la France du nord, Léopold Delisle et Siméon Luce émettent l’opinion que cette contrée eut au moyen âge une population égale, sinon supérieure, à celle des mêmes provinces dans les temps actuels ; mais les vastes dimensions des églises ne sont point un indice probant d’une grande densité de population, car avant de se décomposer en de nombreux édifices spéciaux, le monument de la commune devait être beaucoup plus vaste que ne l’eussent demandé les simples besoins du culte.

Cl. Kuhn, édit.
cathédrale de york.


Cet édifice était, en effet, le centre de tout l’organisme urbain : maison communale, marché public, hôtel des corporations, grenier et magasin à laines. Quand on étudie dans les archives l’histoire des anciennes cathédrales, on y trouve sans cesse mention des actes passés par les notaires dans les diverses chapelles qui constituaient autant d’édicules ayant destinations distinctes[53].

La région dans laquelle l’art ogival prit sa forme définitive est précisément cette partie de la France septentrionale où se mélangèrent le mieux les éléments, celtique et germanique, d’où sortit la nationalité française. Elle est comprise entre les points extrêmes de Chartres, Rouen, Amiens, Reims, et les villes de Beauvais, Compiègne, Soissons, disposées de l’ouest à l’est transversalement à la vallée de l’Oise, constituant l’axe de ce pays si étonnant dans l’histoire de l’art, moins encore par ses magnifiques constructions civiles et religieuses que par les humbles demeures et les fermes qui nous restent du moyen âge.

Légende des Cartes nos 331, 332, 333.
Les listes dressées par C. Enlart dans son Manuel d’Archéologie Française comptent plus de 1 500 églises romanes et autant d’églises gothiques, sans compter les édifices de transition (Angers, Evreux, etc.) et ceux de style flamboyant (Aix, Auch, etc.).

La carte 331 n’indique qu’un choix, arbitraire sans doute, des mieux conservées parmi les églises bysantines ; la carte 332 ne mentionne que les églises, dites cathédrales, sans distinction de style ; la carte 333 donne les 27 plus belles églises anglaises. Quelques-unes d’entre elles, Canterbury, commencée en 1070, Durham en 1093 (voir gravure Liv III, Ch. VI), Norwich en 1094, représentent la période normande ; la plupart des autres sont franchement gothiques. — Sur cette carte, R, Cl, L, remplacent respectivement Runnymede, Clarendon, Lewes, citées au chapitre suivant.

Comparée à la construction française, la cathédrale anglaise est plus longue (Winchester atteint 170 m. avec la chapelle de la Vierge), moins haute (Westminster, la plus élevée, seule dépasse notablement la moitié hauteur de Beauvais, 47 m.), moins large de nef ; le transept fait largement saillie sur les bas côtés, la tour la plus importante est située à l’intersection des voûtes, le chevet est généralement rectangulaire. Voici les dimensions de quelques édifices des deux pays avec la date d’érection[54].

Salisbury 
(1220-1258) long. int. 137 m. larg. nef 25 m. haut. nef 26 m.
Westminster 
(1245-1269) 154 23 32
York 
Fin du xiiie s. 147 32 28
Winchester 
(1360-1400) 162 26 23
Bourges 
(1192-1324) 124 42 38
Chartres 
(1194-1260) 134 transept 76 37
Rouen 
(1202-1302) 135 facade 54 28
Amiens 
(1220-1258) 143 nef 52 43


Les petits édifices religieux, élevés à cette époque en l’espace de quelques années et présentant, grâce à cette rapidité de construction, une parfaite ! harmonie d’ensemble dans toutes leurs parties, sont plus instructifs pour les hommes d’étude que les grandes cathédrales, achevées presque toutes au quatorzième siècle, lorsque le premier élan des fondateurs avait fait place chez les continuateurs à la lassitude, même à un sentiment d’impuissance, ou bien à la virtuosité. Quelques-unes de ces petites églises sont, dit Renan, « des modèles aussi purs, aussi frappants d’unité que le plus beau temple grec », et cela est surtout vrai des petites églises romanes des Charentes, du Poitou et de la Normandie (Deshain).

N° 333. Cathédrales Anglaises.

Issue de l’Ile de France, pays qui, tout en étant lui-même fortement germanisé, s’était le premier dégagé de la féodalité germanique, l’architecture nouvelle mit cent années à se propager dans les autres contrées d’Europe, en se modifiant suivant les conditions locales et suivant les connaissances des habitants dans l’art de bâtir. L’école des novateurs devait naturellement trouver d’autant moins de disciples que le pays était plus riche en monuments et que les résidants de la contrée pouvaient se vanter de leur prééminence artistique. Ainsi les provinces du midi français, appartenant à un cycle de civilisation bien antérieur à celui du nord et richement pourvues de nobles édifices aux vastes proportions, n’eurent que faire d’élever dans chacune de leurs cités des constructions de style analogue à celles du bassin de la Seine. Mais à l’est, dans les riches vallées de la Moselle et du Rhin, où le mouvement social et artistique se développait parallèlement à celui de l’Ile de France ; au nord, dans les Flandres, où l’industrie faisait naitre de riches communes pleinement conscientes de leur force ; au nord-ouest, dans l’Angleterre, que les Normands rattachaient filialement à la France par les arts, et même, en partie, par la langue ; dans tous ces pays, l’architecture ogivale fleurit en monuments splendides. Seulement les architectes anglais, plus pratiques, plus sages dans leur idéal de beauté que leurs frères continentaux, dressèrent des cathédrales relativement moins hautes, plus solides dans leurs vastes proportions et plus faciles à exécuter dans leur entier.

Au sud-ouest, les bâtisseurs de l’art ogival, suivant la voie historique par Bordeaux, Bayonne et la brèche biscayenne des Pyrénées, gagnèrent ainsi l’Espagne, où, parmi tant d’autres témoignages de leur audace et de leur science, se dresse la cathédrale de Burgos, puis le Portugal, où l’art des gens du nord, en contact avec celui des Mauresques, éleva les édifices les plus charmants par le mariage des deux styles. Quant à l’Italie, elle se vit partagée en deux domaines : dans la partie septentrionale de la Péninsule, c’est la « manière » allemande venue du Rhin et de la Ravière qui prévalut dans les quelques ornementations ogivales que les Italiens, fiers de leur supériorité dans l’art, jusqu’alors incontestée, consentirent à faire pour leurs édifices religieux et féodaux. Dans la partie méridionale au contraire et en Sicile, c’est la « manière » normande ou plutôt française qui se manifesta chez les constructeurs. Toutefois de part et d’autre, au sud comme au nord de l’Italie, le génie national qui pouvait montrer avec orgueil les puissantes masses romaines surplombant les églises des chrétiens modifia profondément le style gothique dans celles des cités qui firent appel aux artistes étrangers. Mais très loin, par delà l’Italie, vers l’extrémité orientale de la Méditerranée, les monuments de Cypre, s’élevant en pays vierge, pour ainsi dire, gardent fidèlement leur caractère d’origine. Telle cathédrale de Famagouste ou de Nicosie, tel monastère des montagnes de Cérines ressemble d’une manière étonnante aux édifices similaires de la France ; ils furent d’ailleurs construits aux mêmes époques, aux treizième et quatorzième siècles, et par des architectes de même origine, ayant eu la même éducation.

Cl. J. Kuhn, édit.
cathédrale de burgos


L’île de Cypre était devenue l’une des terres européennes les plus prospères, grâce au mouvement de colonisation qui se maintint pendant la période de près de quatre siècles que dura la domination chrétienne, ce fut bien autre chose qu’une simple invasion d’aventuriers, comme ses historiens furent tentés de le croire. Chose étrange et qui témoigne bien de la différence des milieux, ces belles églises gothiques des villes cypriotes ne reçurent point de toits : elles étaient construites, comme jadis les temples grecs, pour laisser entrer dans leurs nefs la franche lumière du jour[55]. Sur le continent voisin, dans l’Asie mineure et la Syrie, les architectes français élevèrent aussi de fort belles constructions en observant les conditions imposées par le sol et le climat, mais en se laissant à peine influencer par le style des bâtisseurs islamites et les souvenirs de l’art des Hellènes.

De même que les communes, leur grande manifestation artistique, l’architecture ogivale, contenait en soi les germes de sa décadence, et ce merveilleux style qu’on appelait spécialement « français », opus francigenum, s’éteignit dans sa patrie d’origine, bouleversée par la guerre de Cent ans, mais pour se continuer plus longtemps en Allemagne, où il trouva d’admirables interprètes. Quand même l’ancienne ferveur se fût maintenue, et que les criminels, les prisonniers, les captifs, les corvéables n’eussent pas été forcés par le bâton de terminer ou du moins de continuer des monuments qui avaient été commencés comme une œuvre d’amour par d’enthousiastes compagnons, l’art ogival devait périr de sa mort naturelle, par l’abus du tour de force et du prodige. Comme par une sorte d’ironie du destin, la religion qui se disait éternelle cherchait à prendre pour demeures exclusives les édifices auxquels devait forcément manquer la durée. Les temples égyptiens et grecs, les palais romains étaient bâtis pour l’éternité, et c’est à grand’peine que les démolisseurs parviennent à les détruire, tandis que les églises dites « gothiques » tombent d’elles-mêmes en pièces, malgré les contre-forts extérieurs qui leur font comme un squelette de baleines. Leurs colonnettes légères, leurs voûtes aériennes s’élèvent avec une si inconcevable hardiesse que le premier sentiment de tous les admirateurs est celui de l’inquiétude : le peuple expliquait jadis ces merveilles de l’équilibre par le fait de pactes avec le diable : Dieu lui même n’aurait pu se prêter à ce miracle. Aussi les dégradations, causées par le temps et les frémissements du sol, donnaient-elles en peu de temps l’aspect de ruines à ces constructions insuffisamment assises, et nul édifice gothique ne serait debout de nos jours, après une courte existence de cinq à sept siècles, si l’on ne travaillait sans cesse à les restaurer.

cathédrale de famagouste, île de cypre


D’ailleurs la floraison de l’art n’avait pas duré longtemps et, dès le quatorzième siècle, la décadence avait commencé. La Renaissance n’eut point à se reprocher, comme on l’a souvent dît, d’avoir violemment détourné l’art de la voie normale ; quand elle vint donner au monde un idéal nouveau, l’art du moyen âge n’existait déjà plus, ou du moins ses fleurs les plus délicates avaient perdu leur beauté première. Les constructions qui restaient par centaines, par milliers, avec leur fier aspect de puissance et de solidité, c’étaient les tours, les remparts, les enceintes et les châteaux forts. Les bâtisseurs, ne prévoyant pas que l’homme deviendrait un jour le maître d’une foudre nouvelle, avaient cru édifier pour la durée des temps : plus acharnés à fortifier leurs repaires que les citoyens des villes ne l’étaient à continuer leurs églises inachevées, les barons savaient dresser autour de leurs rocs sourcilleux des murs vraiment infranchissables, si ce n’est à la trahison ou à la faim.



  1. Godfr. Kurth, Congrès Scientifique international des Catholiques, tenu à Fribourg en 1877.
  2. Science Nouvelle, édit. franç. de 1844, pp. 373, 374.
  3. Jules Michelet, Histoire Romaine. 1 vol., p. 9.
  4. H. Pirenne, Histoire de la Belgique.
  5. Avendt, Des Colonies flamandes dans le nord de l’Allemagne.
  6. Howard Read, Journ. of the Manchester Geog. Society, 1903.
  7. F. Dahn, Urgeschichte der germanischen und romanischen Volker, cité dans Pierre Kropotkine, L’Entr’Aide, p. 178.
  8. Ernest Nys, Recherches sur l’histoire de l’Economie politique, pp. 34, 35.
  9. R. Green, Conquest of England.
  10. A. Luchaire, Histoire de France, par B. Lavisse, tome II, 2e partie, p. 340.
  11. H. Pirenne, Histoire de la Belgique, p. 121.
  12. Jean Janssen, Getchichte des deutschen Volkes.
  13. Oscar Peschel, Geschichte des Zeitalters der Entdeckungen, p. 13.
  14. W. Heyd ; Ernest Nys, Un Chapitre de l’Histoire de la Mer.
  15. Friedrich Katzel, Das Meer als Quelle der Völkergrösse, pp. 58, 59.
  16. J. Armingaud, Archives des Missions Scientifiques, 2e série, t. IV, p. 328.
  17. Guillaume de Greef, Essai sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, Ann. de l’Inst. des Sc. Soc., 1900.
  18. Fr. Cosentini, Grandeur et Décadence de Venise.
  19. Daru, Histoire de Venise.
  20. Milenko R. Vesnitch, Le Droit international dans les Rapports des Slaves méridionaux au moyen âge, p. 39.
  21. Guillaume de Greef, Essai sur la Monnaie, le Crédit et les Banques, p. 50.
  22. A. Hedinger, Handelsstrasten über die Alpen in vor und frühgeschichtlicher Zeit, Globus, 15 sept. 1900.
  23. La Carte est à l’échelle de 1 à 2 000 000.
  24. Sophus Ruge, Topographische Studien zu den portugiesischen Entdeckungen auf den Küsten Afrikas.
  25. Ch. de la Roncière, Un Inventaire de Bord en 1294, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1897.
  26. La Croisade contre les Albigeois, Edition Mary-Lafon, Introduction, p. 28.
  27. Louis Brand, Trois Siècles de l’Histoire du Languedoc, p. 76.
  28. Les Croisades contre les Albigeois, Edition Mary-Lafon, p. 149.
  29. A. Luchaire, Les Premiers Capétiens. Histoire de France d’Ernest Lavisse, tome II. 2e Partie., p. 348.
  30. Abbé Guibert de Nogent, cité par A. Luchaire, Les Premiers Capétiens, p. 349.
  31. H. Pirenne, Histoire de la Belgique, tome I, p. 5, voir aussi pp. 171-179.
  32. A. Luchaire, Les Communes françaises à l’époque des Capétiens, pp. 69 et suiv.
  33. H. Pirenne, Histoire de la Belgique, p. 89.
  34. Maestricht, traduction du nom latin Trajectum ad Maas.
  35. H. Pirenne, Histoire de Belgique, I, pp. 240-244.
  36. Wamkœnig-Gheldolf, Histoire de la Flandre, t. II, p. 516, cité par Pirenne.
  37. Friedrich Ratzel, Das Meer als Quelle der Vœlkergrœsse, p. 46.
  38. H. Pirenne, Histoire de la Belgique, t. I, p. 258.
  39. Victor Amould, Histoire Sociale de l’Eglise, Société nouvelle, janv. 1897, pp. 32, 34.
  40. Jean Janssen, l’Allemagne à la Fin du Moyen Age, p. 74.
  41. H. Pirenne, Histoire de la Belgique, t. 1. pp. 255, 256.
  42. Pierre Kropotkine, L’Etat, son Rôle historique.
  43. Ed. Corroyer, Les Origines de l’Architecture française au Moyen Age, séance publique annuelle des cinq académies, 25 oct. 1898.
  44. F. de Verneilh, Architecture byzantine en France. — Voir diverses gravures du chapitre des Croisades.
  45. Emile Motte, Une Heure d’Art.
  46. Désiré Charnay, Mission scientifique, 1881.
  47. S. Bernardi Apologia, ad Guillelmum S. Theodorici abbatem, cité par Nap. Peyrat, Les Réformateurs de la France et de l’Italie, au douzième Siècle, pp. 25, etc.
  48. Batissier, Histoire de l’Art monumental, p. 309.
  49. La Villemarqué, Barzas Breiz, p. 488 ; — Ch. Letourneau, Évolution littéraire, p. 485.
  50. J. Michelet, Histoire de France, XVI, p. 95.
  51. Raoul Rosières, Ouvrage cité, p. 258.
  52. Hanoteaux, Société Normande de Géographie, 1900, t. I, p. 24.
  53. Thorold Rogers, cité dans Humanité Nouvelle, juillet 1898, p. 117
  54. Bruce Home, Notes manuscrites.
  55. Camille Enlart, Société de géographie de Paris. Séance du 4 déc. 1896, Bulletin 2e trimestre 1897.