L’Homme et la Terre/III/17

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Librairie universelle (tome cinquièmep. 69-126).
CONTRE-RÉVOLUTION : NOTICE HISTORIQUE


1799. 
9-10 nov. (18 et 19 Brumaire), Coup d’Etat ; 24 déc., Bonaparte premier Consul.
1800. 
14 juin, Marengo ; 3 déc., Hohenlinden ; 24 déc., attentat de la rue Saint-Nicaise.
1801. 
9 fév., traité de Lunéville ; 15 juil., établissement du Concordat. Évacuation de l’Egypte.
1802. 
25 mars, paix d’Amiens ; « épuration » des corps élus ; 19 mai, création de la Légion d’honneur ; 16 août, rappel des émigrés ; 2 août, Bonaparte nommé Consul à vie. — Expédition de Saint-Domingue.
1803. 
12 mai, rupture de la paix ; évacuation d’Haïti.
1804. 
Conspiration de Cadoudal ; 21 mars, exécution du duc d’Enghien ; 18 mai, Napoléon devient « empereur de la République » ; 2 déc., cérémonie du sacre.
1805. 
Camp de Boulogne ; 26 mai, Napoléon couronné à Milan ; 19 oct., capitulation d’Ulm ; 21 oct., Trafalgar ; 2 déc., Austerlitz ; 26 déc., paix de Prèsbourg.
1806. 
1er janv., abandon du calendrier républicain ; 14 oct., Iéna et Auerstaedt ; 21 nov., décret ordonnant le blocus continental.
1807. 
7-8 fév., Eylau ; 14 juin, Friedland ; 8 juil., paix de Tilsitt ; 30 nov., les Français à Lisbonne ; 17 déc., bombardement de Copenhague.
1808. 
Mai, à l’entrevue de Bayonne, Napoléon dépose Charles IV et Ferdinand VII ; 22 juil., capitulation de Baylen ; 30 août, capitulation de Cintra.
1809. 
20 fév., prise de Saragosse ; 22 avril, Eukmühl ; 21-22 mai, Essling ou Aspern ; 6 juil., Wagram ; 14 oct., paix de Vienne. Le Pape est conduit de Rome à Savone.
1810. 
Révoltes à Buenos Aires, Caracas, au Mexique.
1811. 
Recul des Français en Espagne ; 20 mars, naissance du roi de Rome. — Succès des insurgés argentins.
1812. 
24 juin, entrée des Français en Russie ; 5-7 sept., Borodino ou Moskova ; 19 oct., abandon de Moscou ; 25 nov., passage de la Bérésina ; oct., conspiration du général Mallet. — Première locomotive de Stephenson.
1813. 
26-27 août, Dresde ; 16-18 oct., Leipzig. — 13 fév., bataille de Salta et libération de l’Argentine ; Bolivar à Caracas.
1814. 
Campagne de France ; 31 mars, capitulation de Paris ; 20 avril, adieux de Fontainebleau. Restauration.
1815. 
1er mars, Napoléon débarque au golfe Juan ; 18 juin, Waterloo. Terreur blanche ; 26 sept., traité de Paris.
1816. 
Exil des Conventionnels. Nouvelle apparition de Bolivar au Venezuela.
1817. 
Traversée des Andes par San Martin et bataille de Chacabuco.
1818. 
Bataille de Maipo ; libération du Chili.
1819. 
Libération des Andes grenadines.
1820. 
1er janv., Riego s’empare de Cadix.
1821. 
7 avril, prise d’Athènes par les insurgés grecs ; 19 juin, défaite des hétaïristes en Valachie ; 5 oct., prise de Tripolitza. — Libération du Venezuela.
1822. 
21 juil., chute de l’acropole. — Séparation du Brésil et du Portugal. — Champollion déchiffre la pierre de Rosette.
1823. 
31 août, combat du Trocadéro ; prise de Cadix ; 5 nov., pendaison de Riego.
1824. 
19 avril, mort de Byron. — Libération du Pérou.
1825. 
5 fév., Ibrahim-Pacha débarque en Morée ; 26 déc. (14 ancien style), conspiration des Dékabristes. — Premier chemin de fer ouvert au public, de Stockton à Darlington.
1826. 
26 avril, prise de Missolonghi par les Turcs ; 25 (13) juin, pendaison des Dékabristes.
1827. 
20 oct., bataille de Navarin. — Dans l’archipel polaire, Parry parvient à la latitude 82° 40′.
1828. 
Les Français en Morée. Compétition dynastique en Portugal.
1829. 
14 sept., la Turquie reconnaît l’indépendance de la Grèce.
1830. 
6 juil., prise d’Alger. Journées de juillet (24 à 26). Journées de septembre à Bruxelles (23 à 27). 29 nov., soulèvement en Pologne.

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
CONTRE-RÉVOLUTION
L’œuvre entière de Napoléon consista
dans la violation méprisante de toutes les
harmonies naturelles.


CHAPITRE XVII


DIX-HUIT BRUMAIRE. — EMPIRE FRANÇAIS. — GUERRES EUROPÉENNES

RESTAURATION ET RÉACTION. — INTERVENTION FRANÇAISE EN ESPAGNE
GUERRES D’ÉMANCIPATION DES COLONIES ESPAGNOLES. — BRÉSIL
INDÉPENDANCE HELLÉNIQUE. — DÉKABRISTES. — JUILLET 1830. — BELGIQUE
POLOGNE, ITALIE, ESPAGNE, ANGLETERRE. — ABOLITION DE L’ESCLAVAGE

CONQUÊTE D’ALGÉRIE. — PROGRÈS MATÉRIELS. — ROMANTISME ET CLASSICISME

La France s’était abandonnée lorsque Bonaparte vint la prendre ; elle ne croyait plus à la liberté, mais elle croyait à la force et s’enivrait de la rumeur des conquêtes : le moment était donc venu pour elle d’obéir à un général d’armée. Les étapes de l’asservissement furent très rapides. Moins de trois mois après avoir quitté l’Egypte, l’ « homme providentiel » pénètre à la tête de ses soldats dans la salle des « cinq cents » et disperse les législateurs dont le président même était son frère et son complice. Ce fut l’attentat du 18 brumaire (9 nov. 1799), qui supprimait la République et rétablissait la monarchie, sous d’autres formes et sous un autre nom. D’abord, le général Bonaparte se contenta du titre de consul, qu’il voulut bien partager avec un Roger Ducos et un Siéyès, le même abbé qui, après avoir inauguré la révolution bourgeoise par sa brochure sur le Tiers état, vint en clore le cycle par une constitution faite à l’usage du despote nouveau et concentrant tous les pouvoirs dans la main de l’Etat.

Mais il fallait se débarrasser de tous les républicains qui restaient en France, que les honneurs, les places, l’argent, les ambitions militaires n’avaient pas assagis et dont le silence forcé ne garantissait pas la future obéissance. Une conspiration royaliste vint à point pour faciliter la déportation de ces hommes haïs que l’on envoya mourir de la fièvre dans les marais de la Guyane. La partie de l’armée la plus suspecte d’esprit républicain fut désignée pour la mort : on l’expédia dans l’île de Saint-Domingue, mêlée à des bandes de chouans revêches. Bonaparte se promettait ainsi un double avantage. Non seulement il écartait des soldats dont il aurait pu redouter l’indiscipline, mais il donnait un gage à tous les partisans de l’ancien régime en France et en Europe par sa brutale tentative en vue du rétablissement de l’esclavage des noirs. Cette même armée, qui avait été chargée de proclamer la République, la suppression des corvées et du servage sur les bords du Rhin, recevait maintenant pour mission d’asservir de nouveau les nègres et de rétablir la traite. En moins de deux années, le climat de Saint-Domingue et la fureur des noirs eurent raison de 35 000 hommes qui avaient débarqué au Cap Haïtien au commencement de 1802, et qui menaient avec eux des chiens de combat habitués à se nourrir de la chair des nègres ; les derniers Français furent emmenés prisonniers par la flotte anglaise en novembre 1803. La France perdit ainsi la belle colonie qui, avant Cuba, portait le nom de « Perle des Antilles ».

Quant à l’île double de la Guadeloupe qui s’était vaillamment reconquise, en 1794, sur les envahisseurs anglais et qui, sous pavillon français, s’était fièrement gouvernée d’une manière autonome, en assurant aux noirs armés leurs droits de citoyens libres, Bonaparte ne pouvait tolérer qu’elle continuât de donner un aussi bel exemple de liberté populaire. Une armée d’invasion vint rétablir de force l’esclavage, auquel des milliers de noirs, préférant la mort, surent échapper par le suicide en masse, tandis que des milliers d’autres, menés en Europe et dressés en chiourmes militaires, périrent à la peine dans tous les postes périlleux ou insalubres. Ce qui restait à la Guadeloupe de population noire ou blanche était suffisamment averti, et, lorsque les Anglais se présentèrent devant l’île, on les accueillit en foule désabusée, « sans haine et sans amour ».

Cabinet des Estampes.Bibl. Nationale.
le dix-huit brumaire
(Caricature anglaise.)

A l’égard des États-Unis déjà puissants, Bonaparte se garda bien de procéder avec la même insolence. Sans consulter d’ailleurs les colons de la Nouvelle-Orléans et autres établissements de la contrée, il vendit pour la somme de quatre-vingts millions à la république américaine tout le territoire de la « Louisiane », aux espaces encore très mal connus, qui s’étendait des bouches de l’Alabama, dans le golfe du Mexique, jusqu’à l’estuaire de la Columbia dans le Grand Océan, domaine comprenant au moins 2 500 000 kilomètres carrés, cinq fois la superficie de la France. Sans doute, cette acquisition à l’amiable, qui doublait du coup la surface des terres de colonisation possédées par les États-Unis et qui leur assurait pour l’avenir les routes de l’Atlantique au Pacifique, cet achat ne faisait que devancer d’un petit nombre d’années ou de décades l’occupation qui se serait produite par la simple force des choses, sous la pression de millions d’hommes, grossissant rapidement en nombre et dont l’ascendant était devenu irrésistible.

En règle avec les anciens propriétaires d’esclaves, les représentants par excellence de ce que l’on appelle le « principe de la propriété », le Premier Consul voulut réconcilier d’une manière éclatante son pouvoir personnel avec le grand élément conservateur de l’antique autorité, avec le catholicisme. Le Concordat fut conclu. Par ce pacte avec l’Eglise, qui rétablissait les anciennes formes du culte, le futur empereur espérait que son pouvoir, prôné conformément aux rites, ferait désormais partie du dogme religieux : il voulait donner à sa personne un caractère sacré. D’autre part, il se flattait d’avoir enserré les prêtres dans le réseau de la hiérarchie administrative ; il croyait les tenir comme d’humbles fonctionnaires. Il est vrai que les catholiques sincères se sentirent profondément humiliés de ces conventions bâtardes qui mélangeaient les deux autorités ; mais l’Eglise a la vie longue, et que de fois les prêtres dont le devoir était désormais de servir l’Etat s’en révélèrent-ils les maîtres ! Le rétablissement du catholicisme dans sa pompe officielle fut considéré comme une grande victoire par les fidèles de l’ancien culte, et ils en surent gré au « nouveau Moïse », malgré les intempérances de langage et les brutalités dont son despotisme et son manque de savoir-vivre le rendirent coupable à l’égard de maint haut prélat et du pape lui-même.

Et tandis qu’une volonté maîtresse imposait à la France la restauration de l’Eglise officielle, Chateaubriand, un de ces idéologues auxquels Bonaparte vouait une haine spéciale, collaborait à l’œuvre de réaction religieuse par son Génie du Christianisme, travail purement littéraire et tout en surface, qui vantait l’élégance des cathédrales, la sonorité des cloches et le circuit rapide des faucons dans le ciel bleu : pour plaider la cause de la religion déchue et en rallumer la flamme, il eût fallu croire éperdument, du fond d’une âme simple, à la mission du Crucifié ; or, ni l’homme d’Etat ni le poète n’avaient cette « foi qui transporte les montagnes ». Quant à la masse du peuple, déshabituée des cérémonies religieuses et des processions solennelles, mais encore pénétrée de l’esprit catholique de despotisme intellectuel et d’obéissance, elle tendit de nouveau l’échine au harnais traditionnel. Cependant rien ne fit oublier l’interrègne.

le mont saint-michel.
La reconstitution de l’Eglise entraînait la réorganisation de l’instruction publique. On n’y manqua point : l’université se modela sur l’armée. Le maître, qui était surtout le général en chef des forces de terre et de mer, avait en vue de former des soldats, et l’éducation départie dans les écoles, les collèges, les lycées devait préparer à celle des casernes. Désormais on ne tint aucun compte des diversités de race ni de milieu pour varier en proportion l’enseignement des élèves : partout on eut à se conformer aux mêmes pratiques et à la même méthode d’enseignement, tout dut se régler à la baguette du tambour. Nulle initiative ne fut permise au professeur : il n’était plus qu’un instrument, qu’un porte-voix, ayant à répéter à l’heure dite, à la minute, les formules édictées en haut lieu. Jamais la pensée ne fut tenue plus en mépris que sous le règne du « petit caporal » ; toute supériorité intellectuelle était odieuse à cet homme qui voulait dominer seul et être le maître des âmes comme il était le maître des corps. Lorsqu’il eut saisi des mains du pape la couronne impériale pour se la poser sur la tête (1804), il prit soin de sa propre apothéose consacrée par le catéchisme scolaire : « Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et en particulier à Napoléon notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire. Honorer et servir notre empereur est honorer et servir Dieu même ».

La guerre en permanence, interrompue de courtes trêves pour la reconstitution des armées, était devenue le fonctionnement normal de l’empire. Sur terre, des triomphes inouïs se succédaient coup sur coup et la France s’entourait d’Etats conquis gravitant autour d’elle ; mais sur mer, tout ce qui lui restait de puissance après Aboukir était brusquement annihilé. Devant le cap Trafalgar, Nelson détruisit la flotte impériale jointe à celle de l’Espagne ; désormais tous les pontons, tous les esquifs qui battaient encore pavillon français n’avaient plus qu’à se blottir au fond des ports ; tout au plus, protégés par les signaux de terre, pouvaient-ils se glisser le long des côtes de refuge en refuge.

Cette impuissance absolue sur mer contribua certainement par contre-coup à lancer sur l’Europe toutes les forces agressives de la France[1]. Austerlitz, léna, Wagram répondirent aux victoires anglaises d’Aboukir et de Trafalgar. De son côté, la Grande Bretagne, seule à commander les mers, put croire dorénavant qu’elle était la maîtresse du monde, ou du moins de tous les rivages de la Terre, ce fut le commencement de la thalassocratie anglaise qui devait durer près d’un siècle. L’aristocratie nobiliaire et commerciale qui gouvernait la nation puisa dans cet orgueil une force indomptable. Elle employa dans sa formidable lutte contre Napoléon toutes ses ressources en argent et en hommes, accumulant les emprunts et les dettes, ruinant les industries, réduisant les foules prolétaires à une misère sans nom, mais avec la certitude qu’après la victoire définitive, lors de l’épuisement général de l’Europe, elle serait la première parmi les puissances et qu’elle jouirait même d’une véritable hégémonie, grâce à son monopole des manufactures et à la possession des marchés lointains.

C’est alors que Napoléon conçut le projet d’enlever à l’Angleterre son marché par excellence en subjuguant définitivement l’Europe. Le blocus continental (1806) devait isoler complètement la Grande Bretagne, en faire plus qu’une île, une terre perdue au delà des océans déserts. Il était désormais interdit à quiconque de rester neutre dans la lutte ; le petit État du Danemark en fit la dure expérience lorsque, en septembre 1807, le gouvernement anglais, sachant aussi bien que son illustre antagoniste méconnaître le droit des gens, fit bombarder Copenhague par ses vaisseaux ; quatre jours durant, la ville fut couverte de feu et la flotte se retira ayant tué plus de deux mille paisibles habitants.

Il est vrai qu’en coupant ainsi toutes relations entre la terre ferme et sa dépendance naturelle d’outre-Manche, l’empereur appauvrissait ses sujets, les privait des produits manufacturés et les ramenait ainsi vers la barbarie primitive, mais l’espoir d’attirer plus de mal à l’ennemi qu’il ne s’en faisait à lui-même le soutenait dans cette lutte insensée. Le mouvement des échanges était donc presque complètement interrompu et ne se maintenait çà et là que grâce à la contrebande, d’ailleurs encouragée en secret par maint dignitaire de l’Empire qui en tirait un ample profit. Nul doute que l’âpre intérêt commercial n’ait été pour une forte part dans le soulèvement des peuples qui se produisit contre l’empire après ses premiers désastres. D’ailleurs ce fut justice : on ne cherche pas impunément à se placer en travers de la marche des nations.

Or, l’œuvre entière de Napoléon, en tant qu’il ne se laissa pas porter par le reflux normal de la réaction triomphante, consista précisément en une intervention brutale et capricieuse dans tous les événements européens, dans la violation méprisante de toutes les harmonies naturelles qui proviennent de l’accord des peuples avec le milieu et dans le sens de leur développement historique ; il ignorait, et voulait ignorer tout ce qui aurait pu donner à son œuvre une stabilité au moins momentanée.

N° 438. L’Empire de Napoléon en 1811.

Les hachures inclinées recouvrent le territoire relevant directement de l’Empereur et qui fut divisé en départements ; les hachures verticales indiquent les pays dont les potentats lui étaient plus ou moins soumis.

Ainsi, sans aucune raison, si ce n’est celle de doter malgré lui son frère ainé Joseph et de lui imposer le gouvernement d’un royaume (1806), l’empereur attire le roi d’Espagne, Charles IV, et son fils Ferdinand à Bayonne, sur territoire français, et, par la menace, force les deux princes à l’abdication. Mais la nation ne se laissa point donner aussi facilement qu’une couronne. Elle résista avec une vaillance qui ne fut jamais dépassée. En aucun siège on ne vit armée plus froidement résolue à mourir que le fut la garnison de Saragosse, alors que les troupes défendant la ville de maison en maison et voyant le cercle de feu se rétrécir autour d’elles allèrent s’agenouiller dans l’Eglise tendue de noir, assister à leurs propres funérailles[2]. Mais des gens qui restaient indifférents à leur propre mort n’étaient point hommes à s’offusquer de tous les crimes de la guerre et des horreurs qui en sont la conséquence : l’atavique férocité manifestée pendant la guerre de sept siècles contre les Maures, puis durant la période fanatique de l’Inquisition, se réveilla contre l’étranger qui, lui-même, apportait la violence et la cruauté ; jamais scènes plus hideuses ne furent reproduites que dans Los Estragos de la Guerra, témoignage que nous a laissé Goya, d’après l’atroce réalité, de ces sanglantes années. D’ailleurs, la guerre de l’Indépendance espagnole contre les armées de Napoléon fut dans son essence intime beaucoup plus inspirée par la haine religieuse que par les revendications politiques. Certes, elle nous apparaît par ses grands côtés comme le réveil d’un peuple contre son oppresseur, mais ce peuple obéissait avant tout à ses prêtres qui voyaient dans les Français des gens sans foi, des athées révolutionnaires et destructeurs d’images. L’ennemi était surtout qualifié d’ « hérétique » et de « juif ». C’est là ce qui donna son caractère d’acharnement féroce à la guerre d’Espagne. A la fin de la tuerie, les généraux de Napoléon, dont chaque victoire était inutile, durent évacuer la péninsule, ramenant avec un gros butin les débris de leurs armées que harcelaient les Anglais de Wellington, autres hérétiques et fils du diable avec lesquels il fallait bien patienter !

Et cette guerre d’Espagne durait encore lorsque se produisit une autre effroyable guerre : celle de Russie, encore une conception impériale qui ressemblait à l’expédition d’Egypte par le côté romantique de l’aventure, loin de toute ligne de ravitaillement et d’appui. Naturellement hostile à toute idée d’indépendance nationale, Napoléon n’avait pas même eu la précaution d’émanciper la Pologne en passant, et de se créer ainsi un précieux quoique bien tardif allié. Epuisé d’hommes par la bataille de Borodino, il entra pourtant à Moscou, d’où l’incendie le chassa. Et, tandis qu’il s’enfuit rapidement en berline de voyage, l’armée bat en retraite à travers les neiges, les marécages, les forêts, les fleuves débordés, les glaces en dérive.

Cl. Kuhn, édit.
saragosse, la cathédrale au bord de l’èbre.


Les Cosaques, les loups poursuivent, harcèlent la multitude en déroute : ce n’est plus qu’une traînée de bandes laissant derrière elle des cadavres, des armes, des blessés et des prisonniers. Des 740 000 hommes que Bonaparte avait amenés en Russie, 14 000 seulement retraversèrent la frontière ! Il y eut pourtant une conséquence du terrible drame militaire que l’on peut qualifier d’heureuse : il mit en contact avec les Slaves et les Allophyles de la Russie d’Europe et d’Asie des milliers de jeunes Occidentaux prisonniers qui, entrés dans la vie civile des Slaves, furent des civilisateurs, des porteurs d’idées. Nombre de révolutionnaires russes de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle racontent la part considérable qu’eurent ces prisonniers français sur l’émancipation de leur pensée.

L’empire se hâtait vers la fin. La France n’avait guère plus de soldats valides, et maintenant on recrutait les éphèbes pour les grandes tueries. Les peuples, voyant baisser l’étoile de Napoléon, se révoltaient successivement contre lui. En pleine bataille, les Saxons changèrent de rangs : ils l’avaient aidé à se défendre, ils aidèrent à le combattre et à le poursuivre. Le théâtre de la lutte fut reporté en France même, Paris fut occupé et l’empereur enfermé dans l’île d’Elbe ; mais la cage de l’aigle était trop rapprochée de son ancienne aire : il s’en échappa bientôt, et la France dévastée, exsangue, dépourvue de toute volonté, n’ayant plus une parole à dire, quoiqu’il s’agit de sa destinée même, laissa Bonaparte reprendre le pouvoir, comme elle avait permis que Louis XVIII le reçût des rois étrangers moins d’une année auparavant et comme elle laissa celui-ci le ramasser de nouveau cent jours après.

La nation entière était vraiment paralysée, impuissante contre les hordes ennemies, qui venaient de l’Orient, traînant avec elles jusqu’à des tireurs d’arc, Bachkir et Kalmut[3] ! Et pourtant, après le désastre de Waterloo, quand les garnisons étrangères s’établirent pour la deuxième fois dans les citadelles françaises, on s’aperçut que l’esprit de la Révolution avait continué souterrainement son œuvre, puisque le monarque comprit que tout d’abord il devait se présenter à ses nouveaux sujets en tenant à la main une charte parlementaire. Il prétendait l’octroyer gratuitement, mais l’eût-il donnée s’il ne s’y fût senti forcé ?

La restauration de la dynastie dite légitime des Bourbons, ainsi que la déposition de toute la famille ou du clan Bonaparte, même l’exécution de l’un d’eux, le roi de Naples, Murât, révélaient le plan des rois qui disposaient maintenant du sol de l’Europe : ils voulaient, envers et contre tous, rétablir l’état politique et social du « concert » des nations tel qu’il existait avant la prise de la Bastille ; ils entendaient que la Révolution française, que l’empire même n’eussent pas laissé de trace.

Après sa victoire, si chèrement achetée, qui la laissait sous le fardeau d’une dette nationale, alors considérée comme formidable, de vingt milliards, et qui avait réduit plus d’un million d’hommes à une misère sans espoir, la Grande Bretagne s’était enfermée dans son « isolement splendide », tandis que les trois grandes puissances de l’Europe continentale, la Russie, l’Autriche, la Prusse, s’étaient étroitement rapprochées pour constituer la « Sainte Alliance » ; des formules mystiques indiquaient le caractère sacré de leur union. Les trois souverains se plaçaient sous la direction immédiate de Dieu, et, quoique représentant trois cultes différents, orthodoxie grecque, catholicisme latin, protestantisme, se laissaient également diriger par l’esprit de la Rome papale, par son intolérance religieuse : sous cette direction savante, ils voulaient rétablir à tout prix le « principe » d’autorité.

Cl. P. Lafitte et Cie.
congrès de vienne, 1814-1815.

Les deux grands hommes du Congrès étaient Metternich (assis à droite), auteur de la formule : « L’homme commence au baron », et Talleyrand (debout à gauche) : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée ».

L’acte de la « Sainte Alliance ». préparé de novembre 1814 à juin 1815 par le congrès de Vienne, et signé à Paris le 26 septembre 1815 entre les souverains de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, déclarait que les trois signataires se considéraient comme « délégués par la Providence pour gouverner trois branches de la même famille », et cette famille, on devait la dresser suivant l’antique méthode du châtiment d’amour. En France, la réaction nobiliaire et cléricale se rattachait frénétiquement à l’ancienne tradition monarchique et se conformait aux ordres du pape, à la direction des missionnaires jésuites ; des miracles, accompagnés çà et là de massacres, se firent dans les provinces où la masse du peuple était encore pleinement asservie à ses prêtres, l’oppression devint si violente et si haineuse contre ceux qui ne se prosternaient pas dévotement devant l’Eglise triomphante que toutes les oppositions, même les plus disparates, en vinrent à se réconcilier : les vieux républicains qui avaient planté les arbres de la liberté et proclamé les droits de l’homme s’associaient avec les bonapartistes idolâtres dont les yeux étaient toujours tournés vers Sainte-Hélène. De nouvelles déceptions, des révolutions avortées se préparaient ainsi pour les générations futures.

Les premières victimes du zèle de la Sainte Alliance furent précisément les hommes de dévouement qui avaient lutté avec le plus d’ardeur contre Napoléon, l’ennemi commun. La « ligue de la Vertu », Tagendbund, qui s’était constituée en société secrète pour la reconquête de l’indépendance et de l’unité allemandes, fut officiellement dissoute et ses membres les plus actifs se virent persécutés par le gouvernement même qu’ils avaient rétabli dans sa force ; les camaraderies d’étudiants furent âprement surveillées ; le régime de l’espionnage se glissa dans la jeunesse pour la désunir et la corrompre ; on alla même jusqu’à poursuivre les sociétés de gymnastique comme autant de repaires de la révolution haïe.

A l’orient de l’Europe, l’œuvre de réaction se produisit sous une autre forme, par l’accroissement du territoire asservi. La « Sainte Russie » s’annexa ce qui restait de la Pologne, le grand-duché de Varsovie, avec promesse impériale d’en observer la constitution, d’y respecter la liberté de la presse et celle de l’individu, enfin de maintenir la représentation nationale ; mais un empereur ne se sent jamais lié par ses engagements, les hommes d’Etat qui l’entourent trouvent toujours le moyen de justifier le crime : les Polonais eurent à partager l’asservissement des Russes et des autres sujets de l’Empire, Européens et Asiatiques.

Par un phénomène remarquable de contraste facilement explicable, il se trouva que l’Espagne, seule en Europe, fit exception à ce mouvement général de retour en arrière : les hommes avaient retrempé leur énergie dans la lutte, et si les populations de la Péninsule eussent été laissées à elle-même par la réaction européenne, c’est la révolution qui eût triomphé du droit divin.

N° 439. Le détroit de Gibraltar.

L’île de Léon est le nom du pédoncule, maintenant rattaché au continent, et à l’extrémité duquel se trouve Cadiz. T = Trocadéro, combat du 31 août 1823.


Ramené à Madrid par les alliés, le roi Ferdinand VII, qu’entourait toute une cour d’inquisiteurs et de moines, s’était empressé de restaurer le régime du bon plaisir ; ne daignant point consentir à faire la part du feu comme Louis XVIII en France, il repoussa la constitution que les Cortès avaient votée en 1812, pendant la guerre d’insurrection contre les Français, et se déclara maître absolu. L’inquisition, rétablie, se mit à fonctionner non seulement contre les hérétiques, mais aussi et surtout contre les libéraux ; les prisons s’emplirent ; des milliers d’Espagnols, et des meilleurs, prirent le chemin de l’exil. Mais le besoin de liberté qui agitait la nation dans ses profondeurs, conséquence logique de l’héroïsme persévérant qu’elle avait montré dans sa guerre d’indépendance, était trop impétueux, trop général pour que le roi, pauvre personnage ignare, inintelligent et lâche, pût trouver en soi et dans son entourage de confesseurs jésuites les ressources nécessaires à la lutte.

Cl. J. Kuhn, édit.
le rocher de gibraltar
Vue prise du fond de la baie d’Algésiras.

Des révoltes éclatèrent sur tous les points de l’Espagne et la guerre de partisans recommença comme au temps de Napoléon. Même l’armée se retourna contre le régime des prêtres. Riego s’empare (1820) des forts de l’île de Léon qui commandent au sud les abords de Cadiz, et l’hymne que chantent ses soldats est repris avec enthousiasme en Galice, en Biscaye, en Navarre, à Mureie et à Madrid ; on brûle les cachots de l’Inquisition, on se met en marche vers le palais du roi.

Alors l’histoire se répète, et les péripéties qui s’étaient déroulées en France à la veille de la Révolution se reproduisent en Espagne. Le roi effrayé promet le
la grotte de calypso dans l’île de péréjil[4]
rétablissement de la constitution de 1812 et renouvelle son serment au peuple entassé devant le pavillon royal. L’Inquisition est abolie par décret, et les prisons rendent leurs captifs ; même deux martyrs, qui souffrent encore des suites de la torture subie dans les cachots du Saint-office, siègent comme ministres dans le conseil ; on abolit les majorats ; les couvents, dans lesquels s’était accumulée la richesse du pays, sont obligés d’en rendre une part. La bourgeoisie triomphante se fait courtoise et parlementaire, tandis que le roi, ruminant sa vengeance, machine des conspirations avec la « junte apostolique » de l’intérieur et avec les souverains étrangers. C’est alors qu’on vit ce curieux spectacle d’une armée française pénétrant en Espagne (1823) pour y accomplir une mission analogue à celle dont l’armée de Brunswick avait été chargée en France au commencement de la grande Révolution : le duc d’Angoulême, neveu du roi Louis XVIII, commandait les forces d’invasion, qui s’avançaient prudemment dans ces redoutables défilés, où, quelques années auparavant, tant d’autres Français avaient été massacrés. Mais cette fois les envahisseurs étaient favorisés par le clergé, et l’  « armée de la foi », formée de bandes recrutées çà et là dans les villages, autour des couvents et des églises, leur ouvrait les chemins. En moins de dix mois, la campagne était terminée : l’armée française s’était emparée de Cadiz en délivrant le roi de la captivité respectueuse à laquelle il était soumis, et de nouveau le malheureux, rendu à son instinct de brutalité féroce et protégé par une armée d’occupation qui le défendait contre son propre peuple, put se livrer avec joie à la persécution de ses ennemis. Mais la désorganisation financière et administrative ne fit que s’accroître ; l’Espagne eut même à subir la honte de voir les corsaires d’Alger capturer ses navires et dévaster ses côtes sans qu’il lui fût possible de se défendre.

La détresse de la monarchie espagnole se compliquait des guerres extérieures qu’elle avait alors à soutenir contre ses colonies d’Amérique. On sait avec quelle âpreté jalouse les successeurs de Charles-Quint avaient veillé sur leurs possessions d’outre-mer. Ils avaient tâché de faire les ténèbres et le silence sur ces territoires immenses et n’en exploitaient eux-mêmes les richesses que par un strict monopole attribué à quelques maisons financières, qui étaient également soumises à une soupçonneuse inquisition. Cartes, plans, statistiques, documents d’histoire et d’ethnologie étaient scrupuleusement cachés dans les archives, et peine de mort était prononcée non seulement contre les pirates qui violaient les côtes défendues mais aussi contre les naufragés qu’y jetaient les accidents de mer. Ce ne fut pas donc l’un des moindres triomphes de l’esprit philosophique du dix-huitième siècle que l’autorisation gracieuse donnée à des astronomes français de mesurer un arc de méridien sur le plateau des Andes équatoriales et, plus tard, la licence de voyages d’exploration concédée à des Espagnols et à des étrangers. C’est ainsi qu’on vit un Félix de Azara, envoyé spécialement pour délimiter les frontières hispano-portugaises, s’occuper cependant de la géographie des contrées platéennes, des mœurs de la population, des animaux et des plantes de la pampa, puis publier ses recherches en de grands ouvrages destinés au public. De même, les Néo-Grenadins Mutis et Caldas, les Espagnols Ruiz et Pavon s’occupèrent de l’histoire naturelle des régions andines.

N° 440. Empire Hispano-Américain.

Amérique centrale : G., Guatemala ; H., Honduras ; S., San Salvador ; N., Nicaragua ; C.-R., Costa-Rica ; P., Panama. — Guyane : G., Georgetown ; P., Paramaribo ; C., Cayenne — Antilles : J., Jamaïque ; H., Haïti ; S. D., Saint-Domingue ; Pu., Puerto-Rico.


Enfin, Alexandre de Humboldt, savant riche, bien apparenté, fortement recommandé par la diplomatie européenne, réussit à forcer l’entrée du Nouveau Monde espagnol, en compagnie de son ami Bonpland (1799), et put accomplir ce mémorable voyage dans l’Amérique équinoxiale et sur le plateau mexicain, qui fut une véritable révolution dans la connaissance de la Terre et des hommes.

Evidemment l’évolution naturelle devait tendre à séparer de l’Espagne ses colonies américaines comme elle avait séparé de la Grande Bretagne les treize groupements politiques devenus les États-Unis. Au sud comme au nord du double continent, les descendants des Européens subissaient avec rancœur et mépris les ordres qui leur venaient de la mère-patrie, devenue pour eux l’étranger, malgré la communauté de la langue et des traditions ; privés de toute initiative dans la gérance de leurs intérêts locaux, ils n’acceptaient qu’avec rage et le sentiment de leur droit violé la direction des personnages inexpérimentés et incompétents qu’on leur envoyait d’Europe, principalement pour se faire une grosse fortune dans leur proconsulat ; mais dans les contrées de l’Hispano-Amérique, ces groupes de mécontents étaient restés pendant trois siècles trop peu nombreux et trop clairsemés pour que leurs sentiments tacites pussent se transformer en un grand mouvement de révolte collective. La tension des esprits n’était pas assez puissante encore ; la vapeur contenue n’était pas arrivée à une pression suffisante pour vaincre la résistance des parois solides qui l’enfermaient. D’ailleurs, la situation se trouvait particulièrement compliquée dans l’Amérique espagnole par ce fait, que les blancs peu ou point civilisés, qu’ils fussent Espagnols ou créoles, s’y trouvaient en contact plus ou moins immédiat avec les populations autochtones qui constituaient la masse de la nation et contrastaient avec eux par les langues, les traditions, les conditions économiques, l’état intellectuel et moral.

Les Hispano-Américains étaient donc en présence de difficultés capitales que n’avaient pas rencontrées les Anglo-Américains dans leurs premières tentatives d’indépendance politique. Même par un singulier enchevêtrement des forces en lutte, les révolutions de l’Amérique espagnole, très multiples dans leurs origines et leurs manifestations, prirent en maints endroits un caractère nettement clérical et rétrograde : ce furent tout d’abord autant de contre-révolutions. La désagrégation politique et militaire qui se produisait alors dans l’état de la péninsule Ibérique ayant pour conséquence forcée de livrer à elle-même chacune des colonies, celles-ci durent d’abord, sans résistance ni appui de la métropole, chercher individuellement un équilibre naturel, conforme à l’idéal composite qui représentait la résultante de leurs intérêts et de leurs vœux. Or, presque partout, les soulèvements, loin d’être suscités par des revendications républicaines, libérales ou même patriotiques, se réclamèrent de la fidélité à l’ancien régime. C’est aux cris de « Vive Ferdinand VII », le souverain légitime de l’Espagne, même à ceux de « Vive la sainte Eglise » que se levèrent les insurgés : ils se croyaient fervents royalistes, quoique l’obéissance ne transige point, mais leurs révoltes, de nature conservatrice pourtant, n’en contenaient pas moins en germe des révolutions futures.

Le premier choc qui causa l’ébranlement général de l’Amérique espagnole fut l’entrée des troupes de Napoléon dans la Péninsule, puis à Madrid : en déposant le roi Bourbon sur le continent d’Europe, l’empereur lui suscitait, par contre coup, de l’autre côté des mers, du rio Bravo del Norte au rio de la Plata, des multitudes de défenseurs, qui, lancés dans le conflit des batailles, se retrouvèrent dix ou vingt ans après en un milieu nouveau, bien différent de celui qu’ils avaient rêvé. De tous les éléments en lutte, fidélité monarchique et ferveur républicaine, dévotion catholique et liberté de la pensée, ressouvenir des vieilles races précolombiennes et désir de constituer une grande nation humaine sans préjugés d’origine et de couleur, aucun, soit asservissement économique, soit libération du travail, ne triompha complètement et, de tous les conflits, des compromis, des concessions mutuelles, sortirent des républiques politiquement indépendantes, d’où l’esclavage des noirs avait disparu, de même que le régime oppressif des repartimientos et de la misa, mais qui, presque toutes, restaient soumises à l’Eglise romaine et au gouvernement militaire. Les anciennes nations aztèque, maya, muysca, quichua, guarani s’étaient reconstituées en groupes ethniques et, en même temps, transformées en peuples modernes, avec de nouveaux alliages de race, une langue, un idéal renouvelés.

L’immensité des territoires compris dans l’Amérique espagnole, des montagnes Rocheuses aux étendues de la pampa, empêchait d’avance tout mouvement d’ensemble dans les insurrections et les guerres qui devaient aboutir à la constitution des républiques hispano-américaines. Les distances étaient trop grandes pour que les communications fussent possibles ; tout au plus de vagues échos apportaient les nouvelles, plus ou moins déformées, des événements accomplis. Les soulèvements se produisirent à des milliers de kilomètres d’éloignement respectif, et l’on s’étonne même que la solidarité des intérêts entre les défenseurs de l’indépendance commune ait pu triompher de tant d’obstacles matériels pour amener peu à peu une certaine unité d’efforts entre des populations groupées autour de centres si distants les uns des autres.

Cette localisation forcée des premières tentatives d’indépendance permet à plusieurs villes de revendiquer l’honneur d’avoir été les initiatrices de la liberté, suivant l’importance qu’elles attribuent à tel ou tel mouvement prémonitoire. Dès l’année 1809, Quito s’était prononcée au nom de « Ferdinand VII et de la sainte Eglise » ; mais cette révolution locale, due à quelques avocats créoles, se fit sans que la nation écuadorienne y prît la moindre part et sans que les vibrations se propageassent au delà des frontières. A Mexico, à Caracas, à Buenos-Aires, les soulèvements eurent une portée plus considérable et furent les points de départ des luttes nationales qui durèrent pendant plus d’une dizaine d’années pour aboutir enfin à la défaite définitive de l’ancienne métropole.

En 1808 déjà, des troubles ayant éclaté dans la ville de Mexico, le vice-roi Iturigaray avait été emprisonné, mais la révolution proprement dite n’éclata que deux années plus tard, dans le village de Dolorès, au nord de la capitale, sous la direction du curé Hidalgo, « au nom de la sainte Religion et du bon roi Ferdinand VII ». La lutte, très meurtrière, se continua moins entre des partis nationaux qu’entre des sectes religieuses, adoratrices, l’une de Notre-Dame de Montserrat : c’étaient les Espagnols, l’autre de Notre-Dame de Guadalupe : c’étaient les Indiens de l’Anahuac. Grâce à des révolutionnaires généreux qui vinrent de la Péninsule même pour donner aux révoltés de l’Anahuac un sens plus élevé de la guerre qui avait déjà coûté tant de victimes, l’indépendance de la « Nouvelle Espagne », connue désormais sous son nom de Mexique, fut enfin proclamée, et les Gachupines, dénomination haineuse sous laquelle on embrassait tous les Espagnols, durent quitter le Nouveau Monde. Mais que de fois la république mexicaine ressembla-t-elle à un empire absolu, à un héritage de Montezuma !

Quant aux populations de l’Amérique Centrale, divisées actuellement en cinq républiques distinctes, elles ne prirent à la lutte contre l’Espagne qu’une part assez nonchalante et subirent successivement des tyrannies diverses, dont l’étiquette est devenue républicaine depuis 1823. Le travail intime qui se produisit dans ces nations où, sauf dans le Costa-Rica, l’élément indigène, encore mal « latinisé », l’emporte de beaucoup, consista surtout dans le conflit entre les deux tendances de la centralisation politique et de l’autonomie locale. Le manque forcé de relations entre des foyers de vie très éloignés, n’ayant aucun centre de puissance d’attraction considérable, a nécessité la rupture de la région isthmique en États correspondant à autant de pays ayant chacun leur caractère physique bien déterminé, une véritable individualité géographique. Le Guatemala possède une ossature continue de plateaux et de cônes volcaniques parallèles à l’Océan : le Salvador, beaucoup plus populeux en proportion mais de bien moindre étendue, ouvre de larges vallées entre ses volcans alignés ; le Honduras se déploie en un immense éventail vers la côte basse de la mer des Antilles, tandis que son versant méridional s’incline en un hémicycle régulier autour du golfe de Fonseca ; le Nicaragua n’a de régions peuplées que sur le pourtour de son grand lac, élevé seulement d’une trentaine de mètres au-dessus de la mer, et le Costa-Rica est une zone transversale de grande hauteur se redressant entre les deux mers et bordée au nord d’une chaîne de volcans. L’ensemble de l’Amérique Centrale, sinueux et découpé, n’a point d’unité géographique, et la nature, autant que la rivalité des ambitions locales, a contribué à l’insuccès des tentatives de fédération qui se sont produites à diverses reprises pendant le cours du dix-neuvième siècle.

Dans le continent méridional du Nouveau Monde, les grands intérêts avaient gravité principalement autour de Buenos-Aires et de l’estuaire de la Plata dont l’importance commerciale était déjà grande et dont il était facile de prévoir les hautes destinées mondiales. Les Anglais, devenus les maîtres incontestés de l’Océan après la destruction des flottes espagnole et française à Trafalgar, s’étaient empressés, en 1806, de faire une démonstration navale devant Buenos-Aires et de proposer aux Argentins leur patronage et leur concours en cas de révolte contre l’Espagne. Mais on se défia prudemment de leurs offres intéressées et par deux fois les « Portenos ou résidants du Port » de Buenos-Aires les obligèrent au rembarquement. C’est à la pleine indépendance qu’ils pensaient déjà, et dès le commencement de 1810 une junte révolutionnaire s’installait dans la capitale. En peu d’années, les insurgés arrachèrent tout le territoire de L’Argentine à la domination des Espagnols. Quant à l’enclave naturelle comprise entre les deux fleuves Paraguay et Parana, ses habitants, Guarani silencieux, obéissaient avec ferveur à la petite aristocratie des blancs de l’Asuncion, comme au temps de la « réduction » ils avaient obéi à leurs confesseurs, les missionnaires jésuites ; ils avaient accompli prestement leur révolution politique en se dégageant scrupuleusement de toute solidarité avec leurs voisins de l’Argentine. Pendant plus d’un quart de siècle, le petit Etat, dit république de Paraguay, resta presque complètement fermé aux étrangers, autant que l’étaient alors la Chine et le Japon. Il est vrai que cette fermeture fut imposée par un homme, type presque inégalé de ces despotes auxquels tout un peuple obéit aveuglément. Francia, fils d’un Français et d’une Paraguayenne, se traça une ligne de conduite rigoureuse à laquelle il se conforma toujours. Il régna par la terreur, mais sans cruauté : maître des âmes, il l’était des corps, à la fois dictateur politique et confesseur universel.

Toutes les autres populations soulevées de l’Amérique espagnole se sentaient heureusement solidaires dans leurs revendications contre leurs anciens maîtres. L’Argentine en donna un glorieux exemple, en 1817, lorsque les cinq mille hommes qui formaient l’armée de San Martin franchirent les Andes avec tout leur attirail de guerre pour aller au secours des insurgés du Chili. Les troupes espagnoles attendaient l’ennemi à l’issue du col de la Cumbre, où passait le sentier suivi par tous les voyageurs, mais le général argentin, dérobant sa marche, s’était porté au nord par le Valle Hermoso ou « Beau Val », vers un col, ou boqueti, de 3 565 mètres de hauteur, d’où il redescendit sur le versant du Pacifique pour tourner les positions des Espagnols et leur infliger, à Chacabuco, une première défaite, suivie l’année d’après de la victoire décisive de Maipo. Une flottille chilienne débarrassa même le littoral de toutes les tentatives des anciens maîtres.

Dans la partie septentrionale du continent, c’est aussi à la solidarité des petites armées d’insurrection qui s’étaient formées sur plusieurs points du territoire, des bouches de l’Orénoque aux terres salines de l’Atacama, que les républiques américaines durent de pouvoir conquérir leur indépendance après de terribles péripéties et même des désastres qui paraissaient définitifs. C’est en 1810 que l’insurrection éclata dans Caracas contre le régime espagnol : elle fut bientôt étouffée, le terrible tremblement du sol qui renversa la capitale et plusieurs autres villes du Venezuela ayant été considéré par les nombreux dévots de la contrée comme une punition d’en haut.

N° 441. Valparaiso et l’Aconcagua.


Mais la lutte reprit sur d’autres points, notamment dans la Nouvelle-Grenade, et plusieurs batailles heureuses remportées par le patriote Bolivar lui ouvrirent les portes de Caracas (1810). Bientôt il eut à fuir pour la seconde fois et à reprendre la campagne sur les plateaux néo-grenadins. Poursuivi par l’insuccès, il se retire encore à l’étranger, puis, en 1816, il apparaît de nouveau dans le Venezuela, et cette fois il peut lutter avec acharnement sans abandonner le territoire contesté et commence par s’assurer le concours des esclaves en proclamant l’abolition de la servitude. C’est alors que la guerre prend une allure vraiment révolutionnaire et républicaine. Le roi Ferdinand VII est oublié, et les Llaneros des grandes plaines du Venezuela, non moins hardis que les Gauchos des pampas platéennes, parcourent l’espace sur leurs chevaux rapides, enivrés de leur sauvage indépendance. Se massant et se dispersant tour à tour, ils surprennent l’ennemi en lui échappant soudain ; on voit même un escadron de ces bandes se lancer en plein fleuve pour s’emparer à la nage d’une flottille espagnole. D’après la légende, cette merveilleuse cavalerie était composée de fantômes : c’étaient des revenants, des âmes, qui entouraient le général Paez, le meilleur lieutenant de Bolivar. D’un autre côté, on voit le gouverneur général écrire au roi à la suite d’une victoire sur les Colombiens : « Toute personne sachant lire et écrire a été traitée comme rebelle ; en détruisant tous ceux qui ont ce savoir, j’espère couper à la racine l’esprit de rébellion ».

En 1819, la région des montagnes grenadines était déblayée de soldats espagnols ; deux ans après, la victoire de Garabobo (juin 1821) libérait le Venezuela, mais Porto-Cabello résista jusqu’en 1823. Entre-temps, Bolivar était allé au secours des Ecuadoriens et des Péruviens. Là aussi, à Ayacuclio (19 décembre 1824). les Espagnols furent mis en déroute. Sauf Callao, qui ne tomba qu’en 1826, tout l’immense empire colonial de Philippe II s’était constitué en républiques nominales n’ayant certes pas encore conquis leurs libertés civiques, mais jouissant déjà d’une pleine indépendance comme États autonomes. Même dans la mer des Antilles, où pourtant le gouvernement espagnol pouvait envoyer plus facilement des secours, la moitié de l’île d’Española qui lui restait s’était également affranchie de son pouvoir, d’abord sous drapeau colombien, puis en alliance avec Haïti. L’Espagne garda, pour près d’un siècle encore, l’île de Cuba, « la perle des Antilles » et Puerto Rico avec un cortège d’îlots faiblement habités. De tout ce Nouveau Monde que lui avait donné Colomb, elle n’avait su conserver que ses plantations de sucre et de tabac avec leurs campements d’esclaves.

Délivrées de maîtres ou tuteurs étrangers, les républiques hispano-américaines en profitèrent rapidement pour développer leur commerce, désormais ouvert à toutes les nations européennes ; mais elles n’en restaient pas moins pénétrées des préjugés anciens, du vieil esprit théocratique des Aztèques et des Inca, à peine modifié par le régime de la monarchie cléricale qui avait sévi
Cabinet des Estampes.Bibl. Nationale
simon bolivar, 1783-1830
pendant trois siècles. Le changement le plus considérable produit dans les masses populaires provenait de la guerre d’indépendance où leurs diverses passions s’étaient exaltées, aussi bien l’amour du pillage et la férocité que l’audace et la vaillance. En outre, le libre contact avec des immigrants de toute origine devait élargir les esprits et préparer l’alliance future entre les hommes. Mais les républiques naissantes n’étaient pas encore prêtes à s’unir en cette grande fédération à laquelle les conduisaient les luttes communes récemment supportées, l’expérience de tribulations analogues, le souvenir des mêmes souffrances, l’usage d’une langue policée et la disposition géographique du continent, si bien équilibré dans ses contours, qui leur sert de demeure.

Le congrès de Panama, auquel Bolivar convia les républicains, les représentants des républiques hispano-américaines (1824), n’aboutit qu’à des échanges de politesse et à des résolutions sans portée : il était impossible que des populations encore barbares, comme l’étaient les descendants métissés des Muysca, des Quichua, des Aymara, des Araucans, pussent apprécier la valeur de l’union fédérale entre des contrées lointaines qui connaissaient à peine le nom l’une de l’autre, et le sens même du choix que Bolivar avait fait de Panama comme amphictyonie de l’Amérique émancipée devait leur échapper complètement. Que pouvaient-elles savoir de ce seuil des deux mers, destiné à devenir un jour le grand intermédiaire des richesses sur la rondeur terrestre ? D’ailleurs, le mouvement de réaction qui succède immanquablement aux convulsions soudaines se produisait alors dans tous ces États, et Bolivar lui-même, qui s’acharnait à l’œuvre impossible de cumuler les présidences de républiques, contribua pour une forte part à cette œuvre rétrograde. Se substituant aux anciens maîtres, il voulut gouverner par les mêmes moyens, suppression des journaux, rétablissement des monastères et de leurs écoles, interventions militaires, restauration de la dictature. Mais il n’eut pas le temps d’exercer le pouvoir absolu. Déposé avec honneur, il s’éteignit (1830) dans son domaine de San Pedro, près de Santa Marta, en se plaignant de la destinée : « Qu’avons-nous fait sinon de labourer la mer ? » s’écriait-il. Mais avait-il bien compris les événements dont il avait été le principal acteur et qui, tout en détachant de l’Espagne ses anciennes colonies, les avaient fait entrer dans la grande confédération de nations progressistes, librement ouvertes à l’influence de la civilisation européenne ?

En même temps que l’Espagne, le petit royaume de Portugal vit ses immenses possessions coloniales du Nouveau Monde lui échapper, en apparence par le contre coup des révolutions d’Europe, mais en réalité par incompatibilité d’humeur entre les autorités de la métropole et les habitants de la colonie. Les Portugais de l’Amérique, devenus presque aussi nombreux que ceux du littoral d’origine, se sentaient assez forts désormais pour refuser obéissance aux injonctions venues de Lisbonne et prétendaient se gouverner eux-mêmes. A cet égard, l’opinion se trouva tellement unanime que le Brésil, tout en se manifestant comme État monarchique, se détacha du Portugal sans crise révolutionnaire, même sans effusion de sang ; il lui suffit, en 1822, de donner le choix à son régent Pedro de Bragance entre l’exil ou un trône impérial. Entre son loyalisme de soldat et son ambition de prince, le personnage n’hésita pas, et le Brésil prit son rang parmi les grands États autonomes.

Tandis que le domaine de la civilisation à type européen s’accroissait dans le Nouveau Monde de toutes les régions continentales où résonnaient les langues de l’Ibérie, espagnol et portugais, il s’annexait dans le bassin de la Méditerranée cette petite terre de Grèce, précieux, héritage des temps passés que les conquérants Osmanli avaient rattachée violemment pendant quelques siècles au monde de la culture asiatique. Par un mouvement de reflux dans le sens d’Occident en Orient, l’Europe reprenait la contrée qui, parmi toutes, devait être considérée comme le pays même des origines, celui dans lequel s’était accompli, cent générations auparavant, ce grand labeur intellectuel et moral qui fut le point de départ de notre activité moderne.

Après l’intervention russe, en 1770, les Hellènes de la Morée et des îles avaient eu à subir de terribles représailles, surtout de la part des bandes albanaises que le gouvernement turc avait lâchées dans la Grèce avec licence de meurtre et de pillage. De nouveau, on put se demander si les vaincus pourraient se relever de leurs désastres.

Certes, La race grecque, ou plutôt l’ensemble des diverses populations qui parlaient l’idiome hellénique et que l’on comprenait sous le nom de « Grecs », aurait été complètement exterminée, jamais la nation n’aurait pu resurgir, si le régime imposé par les conquérants turcs après la prise de Constantinople avait duré plusieurs générations. Tous Les Grecs avaient été déclarés esclaves, sans droit de rien posséder en propre, et, passé l’âge de dix ans, chacun devait payer un tribut, le haratzch, pour racheter une année de vie. Chaque année, les chrétiens avaient à livrer un enfant sur cinq, afin qu’il fût élevé dans le culte de l’Islam et dressé à la guerre contre ses propres compatriotes. Beaucoup de mères tuaient leurs fils de leur propre main pour les soustraire à cette effroyable destinée, puis elles se tuaient aussi. Heureusement, les Turcs ignorants, incapables de gérer l’administration formaliste de ce qui avait été l’empire bysantin, devaient s’en remettre pour cette besogne à des étrangers, c’est-à-dire précisément à des Grecs qui devenaient responsables pour l’ensemble de leur nation et qui, moyennant finances ou complaisances, réussissaient souvent à se faire accorder des privilèges pour eux-mêmes ou les gens de leur nationalité. Bientôt le jour vint où les Grecs ne furent plus obligés de livrer leurs enfants pour le service des armées ; même nombre d’entre eux, grâce à leur souplesse aussi bien qu’à leur intelligence des affaires, arrivèrent à exercer des fonctions diplomatiques fort élevées comme drogmans, secrétaires, ambassadeurs effectifs sinon officiels.

Bien plus, des Phanariotes, c’est-à-dire des Grecs nés dans le quartier de Constantinople dit le Phanar ou le « fanal », obtinrent, en 1731, la domination de la Moldavie et de la Valachie sous la suzeraineté du sultan. D’ailleurs les maîtres Osmanli n’exerçaient point d’exactions savantes : ils s’emparaient des terres, ou bien se bornaient à piller les récoltes et les maisons, à demander doubles et triples impôts, à bâtonner les mécontents, mais dans leur groupement civique, les Grecs avaient toujours conservé les anciennes coutumes, et, sous la responsabilité d’archontes ou de démogérontes, la direction de leurs écoles et de leurs églises. Non seulement la pratique mais aussi l’étude de leur langue avaient contribué à maintenir chez eux la conscience de l’unité nationale. Les Turcs leur permettaient également le libre exercice de leur religion et donnaient à leur patriarche une place éminente à côté de la Sublime Porte : la tolérance du mépris était poussée si loin de la part des vainqueurs que dans leurs prières quotidiennes les orthodoxes grecs demandaient à Dieu et aux saints l’écrasement des barbares, c’est-à-dire de leurs maîtres turcs[5].

Même l’appropriation des terres par les pachas turcs avait tourné contre eux en forçant les Grecs dépossédés à tourner leur génie naturel vers l’industrie et surtout vers le commerce : ce déplacement de travail eut pour conséquence de livrer tout le mouvement des échanges à des hommes qui, par leur nom, leur langue, leur apparence même, et souvent par leur propagande active, étaient les porteurs de l’esprit d’indépendance et rattachaient les uns aux autres, sur tous les points de l’Orient hellénique, les éléments d’une constante conjuration. Enfin, il existait encore des Grecs qui, malgré la conquête mahométane, avaient su garder intact le trésor de leur nationalité : c’étaient les Armatoles de la Thrace, de la Macédoine et de la Thessalie, qui gîtaient dans les hautes vallées, sur les plateaux escarpés, et qui, grâce à la complicité des paysans d’en bas, se montraient soudain dans les fermes des Osmanli ; c’étaient aussi les Klephtes, ou brigands de l’Epire, du Parnasse, du Taygète qui défendaient fièrement leur « liberté sur la montagne ». Ces pillards furent les Grecs par excellence et fournirent ses plus hardis, ses plus tenaces champions à la liberté renaissante de la nation. C’est même chez eux que la langue continua de fleurir littérairement : ils l’enrichirent de leurs chants superbes qui devinrent presque une épopée pendant la guerre de l’Indépendance.

N° 442. La Grande Grèce.

Dès la fin de l’empire napoléonien, des Grecs patriotes s’étaient adressés aux diplomates assemblés à Vienne pour leur demander de comprendre l’Hellade dans leur plan de remaniement de l’équilibre européen. Mais leur supplique avait été dédaigneusement écartée. Il ne leur restait plus qu’à compter sur eux-mêmes et à se constituer çà et là en sociétés secrètes, soit pour cultiver simplement leur idéal, soit pour préparer les conspirations en vue de la révolution future. C’est ainsi que se fondèrent ou se développèrent la société athénienne des Philomus, puis en Théssalie l’Hetaïrie ou « camaraderie fraternelle » qu’inspirait le poète Constantin Rhigas. En 1821 déjà des hétaïristes se soulevaient en Roumanie, comptant un peu sur le prestige de leur chef, le prince Alexandre Ypsilanti, qui était fils d’un hospodar valaque et général russe : peut-être espéraient-ils aussi l’intervention de l’empereur de Russie, auquel ils attribuaient l’ambition pieuse de vouloir reconstituer l’empire de Bysance. Mais la Sainte Alliance ne permit point aux souverains d’Europe de se commettre avec des révoltés, ceux-ci furent bientôt abandonnés de tous, aussi bien de leurs puissants alliés que de la population serbe et des paysans roumains qui, tout, en haïssant leurs maîtres turcs ou phanariotes, se méfiaient de leurs libérateurs, les patriotes philhellènes. Vaincus en bataille rangée, ces premiers héros de l’indépendance grecque n’eurent qu’à mourir. L’un d’eux se fit sauter dans un couvent avec toute sa bande.

Cependant des voix avaient répondu dans la Morée et dans les îles aux insurgés de la Roumanie. L’évêque Germanos avait appelé les Grecs aux armes, la Messénie s’était déclarée indépendante et, dans l’espace de quelques mois, une flotte de 180 petits navires, jouant à cache-cache dans le labyrinthe des Cyclades, enlevait les embarcations turques, harcelait la garnison des ports. A la fin de l’année 1821, les insurgés s’emparaient de Tripolitza, la capitale de la Morée ; une première assemblée nationale se réunissait dans Argos, puis à Epidaure, et les délégués trop pressés d’entrer dans le concert des États européens se donnaient un président ou proedros avec pouvoirs royaux, le prince phanariote Alexandre Mavrocordatos ; mais les Hellènes n’avaient pas encore donné assez de preuves pour que les grandes puissances adoratrices du succès leur fussent devenues favorables, et l’opinion publique, plus puissante que les États officiels, n’avait pas encore été suffisamment émue. La Porte eut le répit nécessaire pour organiser ses armées et ses flottes d’invasion, et manda le fils du vice-roi d’Egypte, Ibrahim-Pacha, qui pénétra dans la Morée à la tête de 20 000 hommes, dressés à la tactique européenne par des officiers français (1826). Les massacres et la dévastation furent horribles : la Morée devint une solitude, tandis que, de l’autre côté de l’isthme de Corinthe, la ville de Missolonghi, où s’étaient réfugiés des milliers de Grecs et de philhellènes, parmi eux le grand poète Byron, eut à subir un siège de près d’une année, qui se termina par une percée héroïque à travers l’armée des assiégeants et l’explosion d’une citadelle écrasant amis et ennemis dans une même ruine (1828). C’est alors que les puissances crurent le moment venu « d’intercéder pour les Grecs », entraînées d’ailleurs par l’ardeur des philhellènes, qui de toutes parts envoyaient des hommes et de l’argent. Trois étrangers avaient été placés au premier rang pour la direction des affaires, Capo d’Istrias, un protégé russe, comme président ; Cochrane, déjà illustre par sa participation à l’indépendance sud-américaine, comme amiral en chef ; Church, un autre Anglais, comme généralissime. La Russie, l’Angleterre, la France envoyèrent leurs flottes, qui détruisirent presque sans combat les navires d’Ibrahim-Pacha réunis dans la baie de Navarin (1827).

rivage de céphalonie[6]

La guerre était finie : il ne restait plus qu’à déblayer la Grèce continentale et les îles des traînards musulmans qui s’y trouvaient encore. Les puissances dictèrent les conditions de paix, qui d’abord reconnaissaient la suzeraineté de la Porte et le paiement d’un tribut par la Grèce, mais qui finirent cependant par reconnaître l’indépendance absolue du petit royaume. L’histoire moderne offre peu d’exemples d’une lutte où les révoltés aient fait preuve de plus de courage et de persévérance que dans cette guerre d’indépendance hellénique. Lorsque la Grèce fut reconnue désormais libre de la domination turque, il y restait exactement 600 000 Hellènes et Albanais : « Pour les émanciper 300 000 des leurs avaient donné leur vie… le tiers avait disparu pour donner la liberté aux deux autres tiers »[7]. Cette vaillance des Hellènes souleva dans toute l’Europe une grande admiration : depuis la Révolution française la jeunesse n’avait éprouvé pareil enthousiasme. Sous le charme des souvenirs de la grande époque, on s’imaginait volontiers que les héros de la nouvelle Hellade ranimeraient le génie de la Grèce antique, et l’on peut dire que la bourgeoisie libérale se sentit alors vraiment jeune, enivrée d’espérance : il lui sembla qu’elle célébrait ses noces avec l’idéal.

Du reste, l’émancipation politique d’une partie de la Grèce n’était que le symbole de la révolution plus grande qui s’accomplissait dans le monde oriental. Du coup tous les Grecs se trouvaient moralement affranchis. Ce qu’ils appellent la « grande idée », c’est-à-dire la solidarité panhellénique, prenait un corps autour duquel ils devaient graviter désormais, quelles que fussent les conditions spéciales de leurs milieux. Plus que tous les autres peuples, les Grecs représentaient réellement une « idée », précisément parce que la question de lieu natal, de race ou de langue est chez eux complètement subordonnée à celle du vœu personnel. « Je suis Hellène ! » cela suffit pour qu’un Slave, un Valaque, un Albanais, un homme de n’importe quelle nationalité par la descendance puisse être et doive être réellement considéré comme Grec. C’est la volonté qui fait la patrie d’élection ; les circonstances extérieures ne sont rien, on ne s’intéresse qu’à la vie dans son essence profonde[8]. Même la question de territoire, qui a tant d’importance aux yeux des patriotes d’autres nations, n’a qu’une valeur très secondaire pour les Grecs. On peut citer en exemple les résidants du littoral de l’Asie Mineure et les insulaires de l’archipel Turc qui sont essentiellement hellènes et conscients de leur race, très ardents dans leur esprit de cohésion nationale, mais qui n’aspirent nullement à devenir les sujets du petit roi de Grèce et, d’avance, se méfient des mille réglementations tracassières que leur feraient subir les bureaucrates du royaume : il leur convient mieux de s’arranger avec les Turcs, qui n’ont nullement la prétention de leur imposer un patriotisme ottoman et, les laissant vivre en communautés distinctes, ne viennent point les tracasser dans leurs congrégations et leurs écoles. Les Grecs de Mytilini (Mytilène, Lesbos), de Smyrne, de Samos savent qu’ils sont vraiment plus libres et plus prospères sous la tutelle hargneuse des Osmanli qu’ils ne le seraient sous l’autorité directe et centralisatrice des fonctionnaires athéniens, et ils attendent sans impatience la grande fédération de l’avenir. En réalité, cette fédération existe : les Grecs se reconnaissent partout et s’entr’aident de groupe en groupe, constituant leur unité morale en dehors des délimitations politiques de la surface.

Pendant la guerre de l’indépendance hellénique, la Russie même avait été le théâtre d’événements qui témoignaient du sentiment de solidarité reliant déjà toutes les nations de l’Europe en un même organisme. Des conjurations politiques, prenant pour prétexte la succession de Nicolas Ier au trône impérial à la place de son frère aîné Constantin (1826), avaient éclaté brusquement. Elles furent réprimées sans peine par le terrible empereur qui venait de prendre la couronne ; mais la valeur intellectuelle des hommes qui furent condamnés à mort ou à l’exil dans l’armée du Caucase ou dans les mines de la Sibérie fit peut-être plus pour le mouvement des idées en Russie que ne l’eût fait un changement de personnel gouvernemental ou la publication d’une charte constitutionnelle. Les dékabristes ou « décembristes », ainsi nommés du mois pendant lequel éclata l’insurrection, laissèrent un si noble exemple, un si haut enseignement que cette époque peut être considérée comme le point de départ du grand travail souterrain qui s’est accompli durant le siècle dans les profondeurs de la nation russe.

En vérité, ce sera dans l’histoire de la Russie un fait capital et de gloire éternelle que cette conjuration des « dékabristes » dans laquelle des nobles privilégiés tentèrent une révolution n’ayant d’autre but que la destruction de leurs privilèges. Il semble qu’on ait vu quelque chose de semblable en France au dix-huitième siècle, alors que les nobles et les abbés, libres d’esprit et de langage, se moquaient si agréablement des institutions « sacrées » et des « bases éternelles de la société », creusant, pour ainsi dire, le sol au-dessous du trône et de l’autel ; mais le mouvement russe eut un caractère bien autrement profond. Les grands seigneurs et les prélats français, assez intelligents et affinés pour pressentir les événements inévitables, en prenaient leur parti d’avance et, comme de galants joueurs de dés, affectaient de ne pas se laisser émouvoir par les arrêts du destin. Le roi même haussait les épaules en voyant les signes avant-coureurs de la Révolution prochaine : « Après nous, le déluge ! » Toutefois ces rieurs ne surent pas garder jusqu’au bout leur attitude de bon ton et, lorsque la menace fut réalisée, ils se hâtèrent de cesser tout persiflage et de reprendre très au sérieux ces avantages de race, de fortune et de conventions sociales qu’ils avaient paru mépriser. En Russie, les Pestel, les Mouraviev-Apostol et leurs compagnons étaient bien autrement sincères : ce qu’ils voulaient de tout cœur c’était de rentrer en égaux dans la société de leurs ci-devant inférieurs, de trouver dans la liberté de tous la garantie de leur propre liberté. Puis, quand vinrent les jours de la répression, tous ces novateurs laissèrent un exemple de noblesse et de courage qui ne sera point oublié.

Cette explosion de dévouement politique correspond à la rapidité du mouvement qui s’était produit dans l’âme russe sous l’influence des idées de la philosophie occidentale. A l’époque de Pierre le Grand, le tsar seul était allé chercher en Europe des exemples et des instruments de règne, non des idées : la nation même n’avait eu aucune part dans cette visite où des courtisans posthumes voudraient voir l’entrée de vingt millions d’hommes dans le monde civilisé. Plus tard, l’impératrice Catherine avait fait venir, il est vrai, les philosophes à sa cour, et cela par une sorte de coquetterie envers la culture de l’Occident, mais elle se garda bien d’appliquer à l’administration de ses peuples les conseils de son ami Diderot. Sans doute ses courtisans s’empressèrent à l’envi de parler comme elle le langage à la mode, mais ce n’était là que pure affectation : « On était philosophe comme on était bourreau, par servilité »[9]. Le Tartare se retrouvait entier sous l’épiderme du Russe. Cependant la pensée accrut toujours son influence, et certainement les idées, même superficielles, que semèrent les écrivains étrangers, trouvèrent çà et là un terrain favorable. Ce fut un élément ajouté à ceux qui préparèrent ensuite la grande évolution des esprits.

Déjà, l’aristocratie polonaise, située dans un milieu géographique beaucoup plus rapproché de l’Europe occidentale, avait par cela même participé au mouvement des peuples de l’Ouest ; on peut dire que la frontière changeante de la véritable Asie commençait au delà du royaume de Pologne. Mais, avec les guerres du commencement du siècle, cette frontière se déplaça brusquement : la
les cinq dékabristes pendus (1826)
Pestel, né en 1793 ; officier et diplomate. Son programme comportait : la terre aux paysans, l’instruction laïque et obligatoire, une Russie fédérative.
Ryleif, né en 1784; ancien officier, poète de valeur. Il était « bon juge » à Saint-Pétersbourg en 1825.
Bestrugef-Roumin ; officier de marine, chansonnier, journaliste.
Mouraviev-Apostol, né en 1796 ; officier. Une légende raconte que Romme, échappé à la mort et réfugié en Russie, fut son précepteur.
Kachovsky, officier en retraite. Au jour de la prestation de serment au nouvel empereur, Kachovsky tua un général, le prenant pour Nicolas.
nation russe soulevée dans ses masses profondes entra en rapport de lutte et d’extermination avec les armées envahissantes de Napoléon. Le conflit commença par des batailles en règle, il se termina par une suite de massacres, la dispersion de la foule des envahisseurs dans la tourmente, mais il en resta pourtant des échanges de sympathies et d’idées, malgré la fureur des batailles et l’ivresse du sang répandu. Pour rejeter l’étranger, la nation avait dû se lever librement, les initiatives personnelles avaient été éveillées, les esclaves, se rangeant à côté de leurs seigneurs, avaient rêvé de reprendre leurs terres. L’immense élan du peuple fut en même temps une marche vers la liberté. La paix entre les souverains qui avaient triomphé des armées de Napoléon n’était pas encore conclue que déjà naissait en Russie la conspiration des hommes qui se sacrifiaient pour faire entrer le monde moscovite dans la voie nouvelle ouverte naguère par la Révolution française ; ils se lançaient vers l’avenir avec toute la naïveté de jeunes barbares n’ayant encore jamais connu les doutes ni les illusions.

Toute l’Europe se trouvait alors en état de fermentation politique : de toutes parts, on réclamait l’accomplissement des promesses faites par la Révolution ou par ses héritiers au pouvoir ; mais c’est principalement en France que se concentrait la lutte entre les partis révolutionnaires et les partisans de la royauté traditionnelle. Charles X, le personnage sans prestige qui occupait le trône de Louis XIV, semblait choisi à souhait par le destin comme un admirable exemple du système monarchique poussé à l’absurde : dépourvu de toute intelligence politique, mais en même temps infatué de son droit divin, il bravait son peuple, l’excitait niaisement par des lois, des arrêtés, des ordonnances dont il n’avait pas la force d’assurer l’exécution. Les partis les plus opposés, républicains et impérialistes, s’étaient réconciliés contre lui. Trois journées de révolution (1830), pendant lesquelles il ne fut résolument défendu que par des mercenaires étrangers, suffirent pour le décider à la fuite. Un fait caractérise l’homme : durant le voyage de Rambouillet à Cherbourg, où il s’embarqua le 16 août pour l’île de Wight, une des grandes préoccupations de Charles X était de trouver pour son dîner une table carrée, les tables rondes n’étant pas admises par l’ancienne étiquette royale ! Après un séjour de deux années dans un palais de Grande Bretagne, il mourut oublié en Autriche.

Un autre roi l’avait remplacé, celui que le vieux Lafayette présentait au peuple : « Voici la meilleure des Républiques ! » Mais Louis-Philippe fut avant tout la bourgeoisie triomphante. La Révolution, qui avait débuté à la fin du dix-huitième siècle par l’éloquente revendication des droits de la bourgeoisie, n’acheva complètement son œuvre qu’avec l’avènement du « roi citoyen ». La grande industrie, se développant sur le modèle fourni par l’Angleterre, s’était emparée de la France et se donnait une charte de gouvernement qui, par le moyen de l’électorat censitaire et le fonctionnement des deux chambres, consolidait le pouvoir entre les mains des propriétaires du sol, des riches manufacturiers et des hauts fonctionnaires. La société légale, composée d’un million d’électeurs environ, avait enfin réalisé son idéal après ses deux expériences manquées, de la réaction guerrière et de la Restauration. Les révolutions s’y reprennent souvent à deux fois avant que les résultats en soient acquis, et, quand elles reviennent à l’attaque, il leur arrive ordinairement de se présenter sous une forme nouvelle, même d’apparence contradictoire avec celle de leur première apparition. C’est ainsi qu’après la victoire de la bourgeoisie anglaise, représentée par le Commonwealth, une autre révolution s’était accomplie, amenant d’abord la dictature guerrière de Crormvell, puis la restauration de la dynastie légitime ; mais, moins d’un demi-siècle après la décapitation de Charles Ier, la bourgeoisie, libérale et parlementaire reprenait son pouvoir avec Guillaume d’Orange.

D’après une lithographie de Decamps.
Charles X tirant au lapin.

La révolution dite de « juillet », qui avait symbolisé en France l’avènement de la classe moyenne, instruite, entreprenante et déjà riche, se propagea dans le monde européen par un grand ébranlement et même, sur les points d’équilibre instable, par de violentes convulsions. Dans le voisinage immédiat de la France, le petit royaume des Pays-Bas, qui se composait de deux moitiés mal assorties par leur histoire antérieure, rompit brusquement la communauté du ménage politique auquel il avait été condamné. Les populations du sud avaient été certainement lésées pendant les quinze années d’union officielle. Les Wallons de langue française subissaient avec impatience l’obligation de se soumettre administrativement à l’usage d’un idiome qui leur semblait moins civilisé que le parler maternel ; ils se plaignaient aussi de l’inégalité des impôts, répartis à leur détriment, et des vexations de toute nature qu’ils avaient sans cesse à subir comme un peuple conquis. D’autre part, le clergé, tout-puissant dans les Flandres depuis l’époque terrible de la domination espagnole, avait entraîné ses dociles paroissiens dans un mouvement de haine intransigeante contre le régime hollandais où prévalaient les traditions calvinistes. L’alliance s’était faite en Belgique entre libéraux et cléricaux contre l’ennemi commun, et de cette alliance naquit un nouveau petit État qui, dès son premier jour, dut proclamer sa neutralité et se placer sous la protection bienveillante des puissances européennes ; à l’union forcée avec la Hollande succéda un mariage de raison entre la Wallonie et la Flandre, associées également malgré elles. La véritable sympathie a la fière liberté pour point de départ : elle ne se forme que dans les associations franches et spontanées.

Le soulèvement de la Pologne, qui se produisit aussi à la fin de 1830, n’aboutit pas comme la révolution de Belgique, mais il fut peut-être plus gros de conséquences, et le drame en fut bien autrement tragique dans l’histoire des nations. Tout d’abord, les troupes russes furent obligées d’évacuer la contrée et l’armée polonaise, sortie de terre pour ainsi dire, se trouva bientôt assez forte pour soutenir le choc des masses d’hommes formidables lancées contre elle. La lutte commencée durant le froid hiver dans les âpres forêts, les campagnes neigeuses, puis dans les boues du printemps, le long des fleuves débordés, se poursuivit pendant près d’une année, et souvent des batailles heureuses interrompirent la marche des envahisseurs. Mais la partie était trop inégale et, le 8 septembre 1831, la cité de Varsovie fut obligée de se rendre, livrée à toutes les horreurs d’un massacre dont l’histoire parlera toujours. Bientôt après, les débris des bataillons polonais étaient refoulés sur les territoires de l’Autriche et de la Prusse. Des milliers de fugitifs allèrent demander asile à l’étranger, notamment en France où se continuèrent les inconciliables dissensions nationales entre le parti du prétendu « roi » Czartoryski et les Polonais franchement révolutionnaires, tandis que, dans la patrie vaincue, la fraction intelligente et consciente de la nation restait écrasée sous un régime effroyable de violences et d’injustices.

Les petites révolutions qui éclatèrent sur plusieurs points de l’Italie du nord furent également réprimées. Là, Metternich, qui était le grand inspirateur de la contre-révolution européenne, put intervenir directement par les soldats de l’Autriche, devenus les exécuteurs de ses hautes œuvres : L’Italie tout entière, y compris le Piémont, le royaume des Deux-Siciles et les États Romains, ne fut plus qu’une simple dépendance du gouvernement « impérial et royal » ; c’est alors que le mot seul de « liberté » fut tenu à crime et cessa d’être prononcé ailleurs que dans les « ventes » mystérieuses des « charbonniers ».

Cabinet des Estampes.Bibl. Nationale.
l’enlèvement des morts
Par Francisco de Goya y Lucientes, 1746-1828.

En Espagne, du moins, on fut plus libre puisqu’on se battit, mais la lutte n’eut point un caractère de franchise. Les habitants de la Péninsule étaient encore trop asservis aux principes, aux traditions et aux mœurs de la monarchie catholique pour s’élancer sincèrement dans la révolution d’indépendance républicaine : comme dans la France voisine où l’on avait tenté de discipliner tous les éléments de liberté au service d’une branche cadette des Bourbons, symbolisant désormais la bourgeoisie libérale, on s’efforça en Espagne de réunir en un seul corps politique tous les adversaires de l’ancien régime absolutiste et d’en faire l’armée de la reine Isabelle, intronisée malgré la coutume dynastique des Bourbons, dite « loi salique ». D’un côté le clergé, de l’autre la bourgeoisie libérale groupaient leurs forces : les Carlistas, carlistes ainsi nommés de Don Carlos, l’héritier légitime du trône, les Cristinos, qui portaient le nom de la régente, se heurtèrent en bataille, non seulement autour de la capitale mais bien plus encore dans les provinces, et notamment dans la Navarre et le pays Basque dont les habitants, par haine de la centralisation administrative et par une juste passion pour leurs libertés locales, se trouvaient, étrangement mariés avec le parti de la réaction. La nature montueuse, fragmentée du pays facilita l’âpre persévérance des combattants, et pendant sept années, de 1833 à 1840, se prolongea la lutte, l’une des plus cruelles que raconte la cruelle histoire. Enfin les Cristinos triomphèrent, et l’Espagne put jouir d’un certain répit dans ses annales sanglantes.

Par suite d’un mouvement parallèle dont les péripéties se déroulaient tragiquement dans l’état limitrophe, deux souverains se disputaient aussi le trône du Portugal, le féroce Don Miguel et la jeune Maria de Gloria. Là également, ce fut la cause de la jeune reine, d’ailleurs à peine moins despote que son rival, qui finit par l’emporter.

En Angleterre, des événements d’une plus grande portée s’étaient accomplis, d’ailleurs sans entraîner d’effusion de sang. À cette époque, le pays dont la constitution servait de modèle à toutes les monarchies parlementaires qui se formaient en Europe, se trouvait lui-même entravé dans son fonctionnement normal par des pratiques électorales tout à fait injustes. Par suite de l’extrême lenteur avec laquelle l’Angleterre, régie par des hommes de loi et les aristocrates âprement conservateurs, procède à la modification de son ancien équilibre politique, la représentation parlementaire rappelait encore l’époque où les comtés du sud étaient proportionnellement beaucoup plus peuplés et plus riches que les comtés du nord. Lorsque les bases de la délégation électorale furent établies, le Devonshire était un grand comté maritime, le Somerset et le Wilts étaient des centres industriels, tandis que le Lancashire, sous un climat plus rude, avait une population moins dense et plus grossière[10] : de là cette énorme prépondérance que l’on accordait avant 1832 en matière de représentation à la partie de l’Angleterre située au sud de la rivière Trent ; actuellement encore, malgré diverses atténuations de cette injustice, amenées par le temps, les régions méridionales du royaume sont toujours très favorisées. Un contraste de plus en plus grand s’établit entre la répartition géographique des forces, d’un côté dans le Parlement, de l’autre dans la nation elle-même, dont la volonté finit toujours par prévaloir.

N° 443. La représentation anglaise en 1832.
Cette carte est à l’échelle 1 à 5 000 000

Les 56 bourgs pourris qui perdirent leurs deux représentants en 1832 sont marqués par un point noir. G, Grampound en Cornwall est le seul bourg « désaffranchi » précédemment. Les 31 bourgs auxquels fut retiré un de leurs deux députés sont marqués par un point ouvert. Les autres villes, point ouvert et centré, conservèrent leurs deux représentants. Cette diminution de 143 sièges fut compensée par la création de 22 doubles sièges et 20 simples sièges dans les villes du Nord et par augmentation du nombre de circonscriptions rurales.

Principales abréviations. Comtés : Mid-dlesex ; Rut-land ; Breck-nock (capitale Breckon) ; Westm-oreland ; Cumb-erland ; Northumb-erland, etc. — Villes désignant un comté: D, Dorchester (Dorset) ; S, Southampton (Hants) ; W, Wilton (Wilts) ; Oxf-ord ; Hertf-ord ; Bed-ford ; Camb-ridge ; Hunt-ingdon ; Nort-hampton ; Glo’s-ter ; Montm-outh ; Carmar-then ; Rad-nor ; Here-ford ; Montg-omery ; Denb-igh ; S, Shrewbury (Shropshire) ; Wo-rcester ; Wa-rwirk ; Lei’s-ter ; N, Nottingham (Notts) ; L. Lancaster (Lancashire) ; Staff-ord.

Malgré la résistance de tous les éléments conservateurs et surtout de l’Eglise, cette volonté nationale, exercée maintenant pour un véritable progrès, réussit également à faire émanciper les esclaves des colonies anglaises. Déjà, depuis 1808, l’importation des noirs dans les plantations américaines avait été officiellement interdite ; en 1811, le Parlement avait assimilé la traite à la piraterie et avait fait approuver cette interdiction par des traités conclus avec les diverses nations d’Europe. Puis en 1830, le gouvernement britannique avait rendu leur liberté à tous les esclaves de la Couronne. Enfin, en 1833, s’accomplit le grand acte de la libération générale : le Parlement vota la somme d’un demi-milliard de francs pour racheter aux planteurs les esclaves dont le nombre s’élevait à près de 639 000 individus ; dans la seule île de la Jamaïque on en comptait 322 000. Cet acte d’émancipation fut loin d’être, comme on a pris l’habitude de le répéter, la première mesure collective prise à l’égard des nègres asservis. D’abord, en 1792, la République française avait déjà prononcé la libération des esclaves de Saint-Domingue, néanmoins, l’opinion devenue légalitaire oubliait volontiers les actes de la Révolution pour ne tenir comme avenues que les œuvres de gouvernements bien établis. Puis, en cette même année 1792, le Danemark avait aboli la traite dans ses colonies des Indes occidentales et, en 1803, avait renouvelé sa décision d’une manière plus effective en interdisant que les membres d’une même famille puissent être séparés, en organisant l’instruction parmi les nègres, et par diverses autres mesures, sans toutefois aller jusqu’à ordonner la libération[11]. »

L’exemple de la Grande Bretagne fut successivement imité par les autres États d’Europe, en partie sous la pression de la volonté populaire mais peut-être plus encore par obéissance à l’ascendant de l’Angleterre, qui avait bien voulu consentir à se priver des bénéfices matériels de la traite des noirs et de la production en grand des denrées coloniales, sans que pour cela elle acceptât volontiers la concurrence des autres nations. Ayant pâti financièrement de son propre sacrifice, elle voulait en faire partager le fardeau. Dans la plupart des Antilles, et notamment à la Jamaïque, les planteurs avaient été complètement ruinés par la révolution qui s’était produite dans les conditions du travail. D’ailleurs, ce n’était que justice. Il était bon que les noirs, délivrés enfin des ceps et du fouet, désapprissent le chemin des plantations haïes et réservassent leur labeur au jardinet de la famille.

Cabinet des Estampes.D’après une lithographie de Charlet.
combat de la rue saint-antoine, 1830

Les réformes, déterminées en Angleterre par les victoires successives de l’opinion publique, se poursuivaient malgré les changements de règne et de ministère. Même c’est par l’entremise d’un gouvernement conservateur que fut votée la mesure la plus populaire de cette époque, celle qui abolissait ou réduisait à peu de chose les droits d’entrée sur les céréales et qui donnait à l’ensemble du commerce britannique l’idéal du libre échange. Ceci plaçait franchement la Grande Bretagne en tête de toutes les nations civilisées et lui assurait une sorte d’hégémonie morale, qui devait paraître méritée pendant un demi-siècle. Des écrivains se laissèrent même aller à imaginer une prétendue loi d’après laquelle toute révolution pouvait être désormais conjurée. Il devait suffire d’imiter l’aristocratie britannique dans l’art de céder avec une lenteur savamment calculée aux exigences des masses bourgeoises et populaires, de façon à les diriger toujours et à gagner en ascendant ce que l’on perdait en privilèges. Mais ces admirateurs quand même de la sagesse britannique oubliaient que ces réformes temporisatrices ne remédiaient nullement aux maladies chroniques de l’organisme national, que l’Irlande restait asservie à une ligue de grands seigneurs qui n’avaient pas même le courage de résider sur leurs terres, que l’Inde pullulante et affamée était toujours la chose d’une âpre compagnie de marchands et qu’en Angleterre, sous la merveilleuse prospérité d’en haut, les misères d’en bas continuaient de ronger les foules, quoique pourtant à un moindre degré qu’à l’époque des formidables guerres de l’Empire.

Le gouvernement français, engagé dans une voie différente que celle des ministres anglais, avait surtout à se faire pardonner ses origines révolutionnaires : pour entrer en égal dans l’assemblée des rois, Louis-Philippe devait fournir d’amples gages de sagesse conservatrice et se retourner énergiquement contre ses anciens complices. Il n’y manqua point, et la première décade de son règne fut employée principalement à susciter des émeutes pour avoir à les réprimer. En même temps il avait recours au moyen habituel de corruption en détournant l’attention publique vers une guerre de conquête, d’ailleurs sans grand danger. Déjà quelques jours avant la révolution de juillet, une flotte française avait débarqué dans le voisinage d’Alger des troupes qui s’étaient portées rapidement sur la ville, en dispersant ses défenseurs, et avaient mis un terme au gouvernement des souverains corsaires. Cette bizarre principauté qui, depuis plus de trois siècles, bravait les puissances chrétiennes et dont l’existence n’eût pas été possible si des complicités secrètes ne l’eussent protégée, disparut des bords de la Méditerranée ; mais la suppression de ce nid de pirates eût pu s’accomplir sans que la France se crût obligée de faire la guerre contre les populations de l’intérieur et d’entamer des opérations de conquête qui se poursuivirent pendant plusieurs générations, et même au commencement du vingtième siècle ne sont point encore terminées.

N° 444. Le Sahel d’Alger et la Mitidja

De proche en proche, l’empiétement se faisait plus avant dans les terres, l’annexion d’une tribu entraînant celle des suivantes, compliquées de retours offensifs de la part des indigènes. Les chefs de l’armée s’intéressaient d’ailleurs beaucoup moins au sort des populations conquises qu’à la poursuite de leur métier et ne voyaient guère dans l’Algérie qu’un vaste champ de manœuvres où les soldats s’exerçaient pratiquement à toutes les opérations de guerre, marches et contremarches, attaques, assauts, surprises, retraites, escarmouches, batailles, massacres, et où se formait ce que l’on appelle « l’esprit militaire », fatalement hostile à toute pensée libre, à toute initiative individuelle, à tout progrès pacifique et spontané. On s’imaginait volontiers que cette guerre incessante d’Algérie aurait pour résultat de préparer l’armée française à soutenir victorieusement de grandes guerres européennes. C’était une erreur, ainsi qu’on s’en aperçut plus tard en de désastreux conflits, car les petites expéditions d’Afrique, dirigées contre des bandes incohérentes et mal armées, ne préparaient point à des campagnes entreprises contre un ennemi puissant, agissant par grandes masses et disposant d’une formidable artillerie ; mais il est certain que les troupes d’Afrique revinrent en France fort habiles dans l’art de faire la chasse à l’homme et qu’elles le montrèrent bien dans les rues de Paris, au service des « bons principes de l’ordre et de l’autorité ».

La conquête de l’Algérie n’aurait eu que des conséquences déplorables si cette contrée avait dû rester simple école de guerre, mais elle devint aussi, malgré les chefs de l’armée, un terrain de colonisation. La lutte entre les deux éléments de l’occupation militaire et de la culture civile eut dans les commencements un caractère tragique. Ce fut une guerre à mort, et l’on put craindre pendant de longues années que l’Algérie, transformée en une grande caserne, restât définitivement interdite à l’invasion des idées et des mœurs européennes. Et cependant l’armée, à laquelle tout un cortège de fournisseurs était indispensable, ne pouvait manœuvrer sans introduire en dépit d’elle-même une population civile qui donnât de la solidité à ses annexions stratégiques. L’œuvre de conquête était donc engagée dans un cercle vicieux et, quand même, ne pouvait aboutir qu’à l’amoindrissement, puis à la subordination de l’élément militaire, fatale issue que celui-ci essayait d’éviter à tout prix. Aussi le gouvernement dictatorial de l’Algérie voulait limiter l’extension du territoire occupé par les civils[12] : tout Européen s’avançant en dehors des limites du pays de campement militaire que formait le carre du Sahel et de la Mitidja était mis par cela même hors la loi : les sentinelles avaient ordre de tirer sur lui. Plus tard on fit pis encore, on supprima toute colonisation, même dans les environs immédiats d’Alger.

Cl. J. Kuhn, édit.
constantine et le ravin du rummel


Le maréchal Valée ayant jugé bon de faire une expédition guerrière que lui défendait le traité de la Tafna, Abd-el-Kader lui déclara la guerre à son tour, et le maréchal profita de la situation pour ordonner à tous les colons du Sahel et de la Mitidja d’abandonner leurs fermes. Cet ordre, lancé le 20 novembre 1839, anéantissait du coup neuf années d’efforts. En vain, les agriculteurs européens voulaient se défendre tout seuls, et ils auraient pu le faire, mais on ne permettait pas que des civils eussent l’honneur de sauver la colonie : ils furent enfermés de force dans les remparts d’Alger, et l’armée mit trois années de guerres, de massacres, de dépenses forcenées à reconquérir un territoire qu’il eût été si facile de ne pas perdre[13]. Ce furent les « Vêpres algériennes ». Et pourtant, le colon méprisé a fini par avoir raison de son ennemi naturel, le conquérant, et l’Algérie s’est annexée au monde européen. Ce fut là un grand pas dans l’ensemble de l’évolution qui rattache peu à peu l’humanité au type de civilisation représenté par les peuples ayant reçu l’éducation gréco-romaine.

À l’époque de la conquête de l’Algérie, l’Orient méditerranéen était aussi troublé par le bruit des armes. Un « pasteur des peuples » s’était révélé en la personne de Mehemet-Ali, qui, officier sans fortune, était parvenu à la dignité de pacha d’Égypte (1804). Ses forces, commandées par son fils Ibrahim avaient combattu en Morée et à Navarin, mais Mehemet ne tarda pas à se brouiller avec son suzerain et engagea une lutte dont le couronnement fut la défaite des Turcs à Nézib (24 juin 1839). L’Europe intervint : la Russie, l’Autriche, l’Angleterre… ; c’est à qui protégerait mieux la Turquie pour acquérir des « droits » sur elle ; Mehemet Ali dut abandonner la Syrie et se borner à la possession héréditaire de l’Égypte.

Après les effroyables guerres de l’Empire, pendant cette partie du dix neuvième siècle qui vit les populations de l’Europe reprendre haleine, des progrès décisifs s’accomplirent dans la marche de l’esprit humain, correspondant à l’extension croissante de son domaine matériel. Les grands voyages recommencèrent, entrepris par des hommes de science et d’initiative embrassant, comme Humboldt toutes les études qui se rapportent au « Cosmos ». Spix et Martius publièrent sur le fleuve des Amazones leur admirable récit de voyage (1817-1820), qui ne fut jamais dépassé en précision et en profondeur ; Fitzroy, accompagné de Charles Darwin, dirigea ces belles explorations (1826-1880) de l’Adventure et du Beagle, point de départ de si précieuses recherches sur la formation des îles coralligènes, sur les mouvements de l’écorce terrestre, sur la genèse et la distribution des animaux.

À la même époque, l’attention des navigateurs se reportait sur les navigations polaires, non pas seulement comme celles de Chancellor, de Hudson, de Bering, pour découvrir un passage du « nord-est » ou du « nord-ouest », autour des rivages septentrionaux de l’Asie ou de l’Amérique, mais aussi pour cingler directement vers le pôle, comme l’avait fait le pilote Baffin, deux cent années auparavant.

N° 445. Archipel polaire américain.

B. I,. au sud-ouest de la terre de North-Devon, Beechey Island. — P. M., dans la presqu’île de Boothia, pôle magnétique nord.

En 1904-1906 ; Amundsen effectua la première circumnavigation complète du Nouveau Monde par le passage du Nord-Ouest.


Suivant les traces du baleinier Scoresby, l’un des observateurs les plus sagaces qui aient étudié l’Océan Polaire, des marins envoyés par le gouvernement britannique, Sabine, John Ross, Parry, se succédèrent rapidement dans les parages du nord. En 1827, Parry atteignit la latitude de 82° 40′. qui resta pendant de longues années la plus rapprochée du pôle où l’homme fût parvenu ; puis, en 1831, James Ross découvrit, dans le chaos ces îles et presqu’îles de l’archipel polaire, le point précis du pôle magnétique où l’aiguille de la boussole se dirige vers le sol. L’expédition de 1845, dirigée par Sir John Franklin, eut au contraire un résultat fatal puisque navires et hommes disparurent dans les ténèbres du nord ; en 1848, la marine britannique n’envoya pas moins de quatre expéditions de secours ; en 1850, dix navires battaient la mer autour de Beechey-island qui avait été un des lieux d’hivernage de Franklin. On parcourut dans tous les sens le labyrinthe si compliqué de l’archipel polaire, et non seulement on put retrouver les traces de la funeste expédition et reconnaître toutes les péripéties du drame de la fin, mais encore on découvrit ce fameux passage du nord-ouest tant cherché depuis plus de trois siècles. En 1853, des navigateurs, venus par le détroit de Bering, rencontrèrent sur les glaces de l’île Melville d’autres voyageurs, arrivés par le détroit de Baffin. Toutefois, ce chemin, trouvé à si grand’peine, n’a pu être encore utilisé, et depuis un demi-siècle personne ne l’a revu (1905). Quant aux explorations antarctiques, poussées moins à fond que celles du pôle boréal, elles furent arrêtées pour un long temps, lorsque James Ross, dans son expédition de 1841 à 1843, se vit arrêté, à 1 315 kilomètres du pôle austral, par une longue falaise de glace et par le haut continent qui porte les volcans de l’Erebus et du Terror.

L’accroissement de connaissances que les voyageurs obtenaient en étendue, les savants le conquéraient en profondeur. Le géologue explorait, creusait le sol, comparait les roches, leurs analogies, leurs différences et leurs contrastes, en observait les étagements, les plissements et les renversements, reconstruisait les âges de la Terre par les changements de toute nature dont il constatait les traces et la succession. En même temps l’historien étudiait les monuments et les archives, contrôlait les récits et les légendes, reprenait les documents d’autrefois pour les soumettre à une discussion nouvelle plus serrée et plus sûre, ressuscitant ainsi le temps passé pour le faire mieux connaître qu’il ne s’était connu lui-même, et pressentant de plus en plus clairement l’avenir, même quand il se trompait sur les détails. Cette époque des Thierry et des Michelet, des Gervinus, des Buckle, des Ferrari fut une très grande époque parce qu’en racontant les hautes actions, elle en préparait de nouvelles. L’humanité se commence incessamment, mais suivant un mode normal et continu : ce qu’elle fit hier nous apprend ce qu’elle fera demain.
Charles Darwin, 1809-1882

Matériellement, le grand progrès du temps fut de donner à l’homme du dix-neuvième siècle une beaucoup plus grande mobilité, de l’augmenter même en des proportions indéfinies. L’application de la vapeur au transport des voyageurs et de leurs richesses avait été souvent prédite, même peut-on dire depuis les siècles de la Grèce. En plein moyen âge, Roger Bacon ne nous avait-il pas promis « des machines telles que les plus grands vaisseaux », dirigées par un seul homme, parcourant les fleuves et les mers avec plus de rapidité que si elles étaient remplies par des rameurs, telles que des chars sans attelage, se mouvant avec une incommensurable vitesse » ? En effet, puisqu’on connaissait l’action de la vapeur sur le couvercle des marmites et que l’on connaissait aussi la facilité du mouvement des roues sur des ornières en bois ou en métal, il eût été simple d’associer ces deux faits bien connus et d’en tirer, comme l’a fait sans doute Roger Bacon, toute la théorie des chemins de fer. Du moins, les industriels contemporains ou même prédécesseurs des encyclopédistes avaient-ils déjà construit des bateaux à vapeur et les avaient-ils utilisés, malgré les rires et les sarcasmes des hommes de bon sens. Denys Papin navigua certainement dès l’année 1707 avec l’aide de la vapeur sur la rivière Fulda, entre Cassel et Münden. Les bateliers de l’endroit lui brisèrent son embarcation révolutionnaire.

C’est au siècle suivant que la découverte, triomphant des préjugés et de la sottise, finit par entrer dans l’industrie fluviale, puis dans l’industrie océanique des transports. Aux navires à vapeur succédèrent les locomotives et les convois sur rails. Vers 1830, les pays initiateurs, Angleterre, Etats-Unis, France, Belgique, Allemagne, construisaient ou possédaient leurs premières voies ferrées, et bientôt, le riverain des chemins de fer, obéissant de plus en plus facilement à la sollicitation des voyages, s’accoutumait à la vitesse ; d’année en année, la mobilité des peuples s’accroissait en des proportions imprévues. La révolution qui s’est accomplie dans les mœurs par la facilité du déplacement tient du prodige : en un pays comme l’Angleterre où l’on ne comptait pendant toute l’année que deux millions de voyageurs en voitures publiques, c’est maintenant plus d’un milliard d’individus que transportent les chemins de fer à longue distance, et les autres véhicules en portent bien plus d’un deuxième milliard. Pour une part d’hommes constamment grandissante, la vertigineuse vitesse est devenue la nécessité de la vie.

En conséquence, les conditions et l’équilibre des empires ont également changé. L’Angleterre et les Etats-Unis du Nord dont les habitants étaient de beaucoup, grâce à leurs chemins de fer et à leurs bateaux à vapeur, les plus mobiles de tous, prirent ainsi une avance considérable sur les autres nations par l’acquisition et le prestige d’une ubiquité relative. L’amour des voyages, naguère exceptionnel ou plutôt difficile à satisfaire, devint désormais une passion réalisable pour le plus grand nombre ; les mouvements de migration qui devaient s’accomplir autrefois par déplacements collectifs, à la manière des trombes, pouvaient désormais se faire par individus, par familles, par groupes spontanés, dont la masse totale dépassa bientôt tous les anciens exodes en importance numérique. Au point de vue politique, cet accroissement de mobilité chez les peuples les plus forts, dits « civilisés », leur permit aussi de faire la conquête matérielle du monde habitable. Quelle peuplade barbare avait la force de résister efficacement à des gens puissamment armés qui pouvaient apparaître soudain sur tous les rivages, voguant contre vent et marée et lançant à coup sûr d’une ou deux lieues leurs boulets incendiaires ? Disposant de la vapeur et de la poudre, l’Europe s’empara sans peine de toutes les parties de L’univers qui constituent maintenant son empire colonial.

Tous les progrès industriels et scientifiques, tous les nouveaux points de contact entre les peuples ont eu pour conséquence nécessaire une évolution correspondante du langage. Les dictionnaires classiques, augmentés de tous les vocabulaires techniques et des mots nés de l’invention populaire, forment un ensemble incessamment renouvelé et de si rapide accroissement que les gros volumes ne peuvent plus se distendre suffisamment pour embrasser toutes ces richesses verbales. L’ancienne langue académique périt de mâle mort au choc de toutes ces nouveautés. Encore au dix-huitième siècle, on croyait que la langue pouvait être « fixée », ainsi que l’avait voulu Richelieu en fondant la fameuse compagnie du beau langage. Quoique les écrivains du bel âge de l’Encyclopédie fussent alors en pleine fermentation d’une vie nouvelle, c’est malgré eux, pour ainsi dire, que la langue se modifiait et s’élargissait : ils n’eussent guère voulu que conserver. D’ailleurs il est aisé de comprendre le respect qu’ils professaient pour leur parler si élégant, si précis et si pur. C’est qu’il se trouvait alors presque en voie, semblait-il, de prendre un caractère universel : si les peuples étrangers l’ignoraient, du moins on l’employait, bien ou mal, dans toutes les cours, et les historiens superficiels s’imaginaient que la pénétration du langage se ferait de haut en bas, des hommes du monde aux gens du peuple. L’étonnant succès de la langue française paraissait définitif ; mais, précisément, ce succès constituait un danger, car plusieurs se laissaient aller à croire que le français prenait désormais un caractère exclusif comme expression de la pensée humaine. La langue, trop bien défendue contre les novateurs, était devenue comme intangible, et les écrivains n’osaient rien changer soit dans les mots soit dans les phrases. Elle s’était immobilisée. Après la Révolution, après l’Empire, les poètes de 1819 étaient encore sous la domination exclusive de Racine et de Boileau[14] : ils ne pouvaient chercher du nouveau que dans l’ingéniosité des périphrases.

Pour échapper à cette tyrannie verbale, il n’y avait qu’un moyen, la révolution, et en effet, c’est bien une révolution que fit le romantisme ! On s’invectiva, on se bafoua, on se maudit de part et d’autre. Les amis se désunirent, les familles se brouillèrent et jeunes contre vieux se livrèrent de vraies batailles dans les théâtres. D’ailleurs le romantisme triomphant portait en lui, comme tous les progrès, son élément de réaction : il se plaisait à l’amphigouri de la foi mystique, et, remontant vers le moyen âge, célébrait les hommes bardés de fer, les moines à cagoules, les nobles damoiselles au front d’ivoire ; il s’attardait volontiers à décrire les ogives des cathédrales, les corridors des cachots et les dalles des cimetières. Mais cette maladie ne dura qu’un temps et, lorsque la lutte se fut terminée et que chaque auteur en prose ou en vers eut acquis toute liberté d’écrire à sa guise, la langue française et les autres idiomes de l’Europe occidentale également affinés parla lutte, enrichis par des acquisitions nouvelles, se retrouvèrent plus amples, plus souples, plus compréhensifs et mieux adaptés à la discussion des grands problèmes qui se posent devant la société contemporaine.



  1. Friedrich Ratzel, Das Meer als Quelle der Vœlkergrœsse, p. 75.
  2. Madame de Staël, De l’Allemagne.
  3. Jean de Bloch, La Guerre, t. I. Description du mécanisme de la guerre, p. 21.
  4. Gravure empruntée à Les Phéniciens et l’Odyssée par Victor Bérard, librairie Armand Colin.
  5. A. Genadios, La Grèce Moderne et la Guerre de l’Indépendance, trad. par Louis Ménard.
  6. Gravure empruntée à Les Phéniciens et l’Odyssée par Victor Bérard, librairie Armand Colin.
  7. Pierre de Coubertin, Soc. normande de géogr., 1900, p. 147.
  8. Victor Bérard, La Turquie et l’Hellénisme contemporain, pp. 239, 240.
  9. Michel Bakounine, Société Nouvelle, septembre 1896, p. 322.
  10. W. Bagshot, The English Constitution.
  11. The Examiner, 24 mars 1877.
  12. Rouire, Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1901, p. 357.
  13. Rouire, mémoire cité, pp. 365, 366, 367.
  14. Remy de Gourmont, Sur la Langue française, Mercure de France, juillet 1898, p. 75.