L’Homme et la Terre/III/20

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Librairie universelle (tome cinquièmep. 225-288).
INTERNATIONALES : NOTICE HISTORIQUE


1866. 
— 14 juin, déclaration de guerre de la Prusse et de l’Italie à l’Autriche ; 24 juin, Custozza ; 3 juil., Sadowa ou Königgrätz ; 4 juil., remise de la Vénétie à la France ; 17 juil., les Prussiens arrivent devant Vienne : 20 juil., Lissa ; 21 juil., armistice. — Congrès de l’Internationale ouvrière à Genève. — 4 nov., Mentana.
1867. 
— 5 févr., les Français quittent Mexico ; 19 juin, exécution de Maximilien. — La Russie vend l’Alaska aux États-Unis. — Insurrections en Crète et à Cuba.
1868. 
— 17 sept., insurrection à Cadiz ; 30 sept., fuite d’Isabelle. — Prise de Samarkand par les Russes. — Coup d’État au Japon.
1869. 
— 17 nov., ouverture du canal de Suez.
1870. 
— 8 mai, plébiscite : 19 juil., déclaration de guerre à la Prusse ; 2 août, premiers coups de feu ; 14-18 août, Borny, Rezonville, Gravelotte, St-Privat ; 1-2 sept., Sedan ; 4 sept., proclamation de la république ; 18 sept., investissement de Paris ; 27 oct., reddition de Metz ; 9 nov., Coulmiers ; 3 janv. 1871, Bapaume ; 10 janv., Villersexel ; 18 janv.. le roi de Prusse est proclamé empereur allemand à Versailles ; 28 janv., reddition de Paris et armistice ; 1er févr., l’armée de l’Est se réfugie en Suisse.
1870. 
— 20 sept., entrée des Italiens à Rome ; 16 nov., Amédée de Savoie, roi d’Espagne.
1871. 
— 8 févr., élections en France ; 1er mars, paix ; 18 mars-28 mai, Commune de Paris.
1872. 
— Début de la guerre carliste.
1873. 
— 11 févr., Amédée quitte l’Espagne. — 24 mai, Mac-Mahon remplace Thiers. — Juil., mouvements fédéralistes à Malaga, Cadix, Séville, Cartagena. — 16 sept., évacuation du territoire français par les armées allemandes ; 20 nov., organisation du Septennat. — Les Russes prennent Khiva.
1874. 
— 3 janv., coup d’État du général Pavia ; 12 janv., reddition de Cartagena ; 29 déc., la royauté est rétablie par Martinez Campos.
1875. 
— 30 janv., la république française est votée par 353 contre 352 voix. — Soulèvement en Herzégovine.
1876. 
— 28 févr., fin de la guerre carliste. — 29 mai, déposition de Abd-ul-Aziz, assassiné le 11 juin ; 31 août, Abd-ul-Hamid remplace Mourad V. — Guerre serbo-turque.
1877. 
— 16 mai, coup d’Etat de Mac-Mahon ; oct., réélection des 363. — 22 juin, les Russes traversent le Danube ; juil.-déc., luttes autour de Plevna ; 18 nov., prise de Kars.
1878. 
— 14 févr., la flotte anglaise traverse les Dardanelles ; 3 mars, traité de San-Stefano ; 13 juin-13 juil., congrès de Berlin.
1879. 
— 30 janv., démission de Mac-Mahon. — Guerre anglo-afghane. Guerre entre le Chili et une alliance bolivio-péruvienne.
1881. 
— Les Russes entrent en Turkménie et les Français en Tunisie. — La Thessalie est remise à la Grèce.
1882. 
— 11 juil., bombardement d’Alexandrie ; les Anglais occupent l’Egypte. — Prise de Hanoï.
1883. 
— La guerre éclate entre la Serbie et la Bulgarie. — Les Français s’emparent de l’Annam.
1884. 
— Les Russes prennent Merv. — Guerre franco-chinoise.
1885. 
— Févr., la conférence de Berlin organise l’occupation européenne de l’Afrique. — 18 sept., réunion de la Roumélie à la Bulgarie. — 26 janv., prise de Khartum par le Mahdi. — 28 févr., défaite de Lang-Son ; 9 juin, paix franco-chinoise. L’Angleterre annexe la Barmanie.
1886. 
— Un blocus européen empêche la Grèce de partir en guerre. 1889. — 15 nov., Proclamation de la république au Brésil.
1894− 
1895. — Guerre sino-japonaise. — Premiers travaux du Transsibérien.
1896. 
— 1er mars, défaite des Italiens à Adoua.
1897. 
— Révolte en Crète ; guerre gréco-turque.
1898. 
— Affaire Dreyfus. — Mai à août, guerre hispano-américaine. — Sept., bataille d’Omdurman ; Français et Anglais à Fachoda. — Les Russes s’installent à Port-Arthur et les Anglais à Weï-haï-weï.
1899. — Janv., les Allemands à Kiao-Tcheu. — Insurrection aux Philippines. 
1900. — Soulèvement des Boxeurs en Chine ; expédition européenne. 

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
INTERNATIONALES
La conciliation entre le Capital et le Travail est impossible,
mais chaque nouvelle lutte donne lieu à des transactions
qui se rapprochent de la justice.


CHAPITRE XX


INTERNATIONALE OUVRIÈRE. — CANAL DE SUEZ. — SADOWA

UNITÉ ITALIENNE. — GUERRE FRANCO-ALLEMANDE. — ESPAGNE
LA COMMUNE DE PARIS ET LE FÉDÉRALISME ESPAGNOL
PHYLLOXERA. — GUERRE RUSSO-TURQUE. — TRAITÉ DE BERLIN
EXPANSION COLONIALE. — PARTAGE DE L’AFRIQUE. — L’EUROPE ET L’ASIE

GUERRE AMÉRICANO-ESPAGNOLE. — SYNDICAT DES NATIONS

Les diverses révolutions d’Europe, qui rejetèrent tous les malheureux exilés ou réfugiés en dehors de leur patrie, eurent du moins ce résultat très important dans l’Histoire, qu’elles les aidèrent à constituer des groupements nouveaux en dehors des sentiments exclusifs, toujours mesquins, de l’origine nationale. Dans ces quartiers du centre de Londres où, par un phénomène d’agrégation dû à la nécessité de l’appui mutuel, se rencontraient tous les révolutionnaires étrangers, Italiens de Venise, de Gênes et de Rome, Espagnols de Barcelone, de Valence, Parisiens et Badois, Polonais et Russes, l’alliance devait se faire : la communauté du but, des intérêts, des moyens employés amenait une entente au moins partielle entre les proscrits, malgré l’obstacle qu’opposaient les différences de mœurs et de langage ainsi que les rivalités des ambitions chez ceux qui convoitaient le pouvoir. Une sorte de gouvernement occulte des Etats-Unis d’Europe en formation se constitua ainsi, sans que l’orgueilleuse Angleterre daignât connaître les agissements des hommes tombés qui lui avaient demandé un asile et qui travaillaient à la reconstruction du monde. C’était incontestablement un fait politique de premier ordre que cet essai d’accord international en vue de l’établissement d’un nouvel équilibre européen reposant sur la liberté civique et sur la représentation équitable de tous les intérêts ; mais les engagements réciproques pris par les contractants manquaient de la sanction populaire qui, seule, pouvait leur donner la réalisation future ; et, d’ailleurs, la plupart de ces hommes politiques, ayant eux-mêmes été à l’œuvre dans le gouvernement de leur pays d’origine, n’apportaient point un désintéressement absolu à la poursuite de leur mission.

Combien plus importante que cette entente provisoire entre personnages de diverses nations fut l’autre Internationale, celle qui naquit spontanément parmi des travailleurs et des faméliques appartenant à toutes les nations et se reconnaissant frères par la volonté commune. Les astronomes, les géographes, les voyageurs avaient découvert l’unité matérielle de la planète, et voici que d’humbles ouvriers, anglais, allemands, suisses, français, d’autant plus heureux de s’aimer qu’ils avaient été destinés à se haïr et qu’ils s’exprimaient difficilement dans une langue qui n’était pas la leur, s’étreignaient en un même groupe et s’unissaient pour ne former qu’une seule nation, au mépris de toutes les traditions et des lois de leurs gouvernements respectifs ! Cette unité morale, cette humanité dont les philosophes s’étaient entretenus jadis et que la plupart considéraient comme un rêve impossible eu arrivait enfin à un commencement de réalisation dans les rues boueuses de Londres, sous le lourd brouillard jaunâtre et fuligineux !

Les commencements de l’œuvre furent peu de chose et l’on a peine à en distinguer les origines, qui sont nombreuses, et que l’on retrouve fort loin dans le passé, comme on poursuit dans les fissures du sol les racines et les radicelles d’un grand arbre. C’est donc à juste titre que l’on peut signaler tels et tels groupes socialistes, même avant la révolution de 1848, comme ayant préparé l’Internationale, et quelques vanités de parti en ont profité pour s’attribuer la gloire d’avoir donné l’impulsion décisive à ce mouvement. Le fait est qu’après de multiples initiatives, la société nouvelle apparut, en 1864, dans les réunions populaires de Londres, absolument et définitivement consciente de son but, parlant un langage dont tous les termes avaient été scrupuleusement précisés, car les hommes qui les prononçaient s’adressaient au monde entier et savaient que leurs paroles seraient entendues de siècle en siècle. Comprenant que « l’émancipation des travailleurs ne se ferait que par les travailleurs eux-mêmes », l’association internationale faisait appel à toutes les énergies de ceux qui travaillent pour combattre tout monopole, tout privilège de classe, et les mettait en garde contre toute participation aux passions et aux intrigues de la politique bourgeoise. Dans sa teneur générale, le manifeste des ouvriers internationaux retentissait bien comme un cri de guerre contre tous les gouvernements, mais, par delà ceux-ci, il s’adressait fraternellement à tous les hommes envers lesquels « la vérité, la justice, la morale devaient être la ligne de conduite, sans distinction de couleur, de foi ni de nationalités. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs ! » Peut-être y avait-il un mot de trop dans cette proclamation des ouvriers associés, le mot de « foi », car l’homme qui croit à un pouvoir surnaturel et se conforme aveuglément aux ordres qu’il suppose lui être envoyés du ciel ne peut avoir aucune compréhension de la liberté et, par conséquent, n’appartiendra jamais à une association de camarades revendiquant leurs droits et les conquérant de haute lutte.

L’émotion fut grande dans le monde de la classe possédante qui se distribue les places et qui fait travailler à son profit les multitudes des paysans et des ouvriers. Entraînés par la logique des choses, qui montre déjà dans le présent la réalisation de l’avenir, la bourgeoisie s’imagina que la foule des travailleurs faisait partie de l’élite groupée en Internationale et, dans sa terreur, elle crut voir soudain des milliers d’ouvriers hostiles se dresser devant elle. C’était une illusion dont elle se vengea plus tard par des emprisonnements, des bannissements et des fusillades, mais, si faible que fût au commencement le nombre des hommes conscients de la force de l’idée, comprenant l’antagonisme absolu du travail libre et du monopole capitaliste, les persécutions ne devaient point en venir à bout. Cette fois la semence était bien jetée sur un sol favorable ! En France, notamment, on eut la naïveté de croire, après la Commune, que les lois, les décrets, les menaces de procès avaient supprimé l’Internationale, que la
Cl. du Réveil de la Chine.
michel bakounine, 1814-1876
graine en était extirpée du sol ; mais, que le nom reste ou disparaisse, que les étiquettes changent ou se modifient, il n’importe au fait qui demeure certain, inébranlable comme un arrêt du destin. L’Internationale est le produit même de la civilisation contemporaine ! Les travailleurs ont échappé à l’ignorance première : ils savent et sauront de plus en plus que leurs intérêts sont les mêmes en deçà et au delà des frontières, sur toute la surface du globe, que leur petite patrie se rapetissera sans cesse, comparée à la grande patrie qui est l’Humanité.

D’ailleurs, les gouvernants avaient beau combattre l’Internationale en l’un de ses éléments, l’Internationale ouvrière, ils n’en étaient pas moins entraînés par le courant de l’histoire vers des manifestations qui devaient aboutir au même résultat : eux aussi travaillaient à l’abaissement des bornes nationales sur le continent d’Europe : les réseaux de voies ferrées se soudaient les uns aux autres en mailles de plus en plus nombreuses ; on perçait un souterrain au-dessous des Alpes pour unir la France et l’Italie, tandis que, dans l’Amérique du Nord, on jetait hâtivement des rails par-dessus les plateaux et les déserts des Rocheuses pour mettre en communication, à travers les continents, les deux grands ports de
Cl. Pinkau et Gehler.
karl marx, 1818-1883
Dans l’Internationale, Karl Marx représentait la tendance centraliste et socialiste, Michel Bakounine la tendance fédéraliste et anarchiste.
l’Atlantique et du Pacifique, New-York et San-Francisco.

On travaillait même à faire quelque chose de plus grand, à couper le pédoncule qui rattachait l’Afrique au reste de l’Ancien Monde ! C’était en réalité la reprise d’une œuvre que la nature avait déjà faite, probablement pendant une courte période des âges quaternaires, et que les hommes avaient aussi menée à bonne fin par une voie indirecte, il y a plus de deux mille ans. La légende et l’histoire parlent du creusement d’un canal, tracé de la branche orientale du Nil au golfe d’Arsinoë, à l’extrémité de la mer Rouge, et l’on sait que Darius, utilisant les travaux du pharaon Nechao, leur donna une largeur suffisante pour y faire passer deux trirèmes de front. Fermé par les sables, le canal fut réparé sous les Ptolémées, puis restauré au moins pour la deuxième fois sous le règne de Trajan : c’était le « Fleuve » par lequel on transportait sur les bords du Nil les blocs de porphyre extraits des montagnes riveraines de la mer Rouge. Amru rétablit encore cette voie navigable, mais, après lui, sables et boues firent, de nouveau leur œuvre, et, pendant onze siècles, l’Afrique se souda derechef au corps continental de l’Asie. Pourtant tous les grands esprits rêvaient la restauration du canal égyptien. Les vers que Marlowe met dans la bouche de Tamerlan prouvent combien cette préoccupation du percement de l’isthme hantait les imaginations à l’époque de la Renaissance :

« And here, not far from Alexandria,
Whereas the Tyrrhene and the Red Sea meet,
Beeing distant less than full a hundred leagues,
I mean to cut a channel to them both,
That men might quicklv sail to India
 »[1].

Pendant la période de ferveur de la grande industrie moderne, alors même qu’on attendait du travail intensif des ouvriers une sorte de rénovation mondiale, les disciples de Saint-Simon, devenus fanatiques du percement de l’isthme asiatique-africain, en firent presque un dogme de leur religion, et ce sont les ingénieurs envoyés par eux sur les lieux qui firent les nivellements préliminaires et les projets de l’œuvre, repris plus tard au profit des spéculateurs et des financiers. On peut dire que, virtuellement, le canal était déjà percé lorsque Bourdaloue eut terminé son travail géodésique de mer à mer en 1847. Mais plus de vingt années durent s’écouler avant que l’entreprise réussît à triompher définitivement des rivalités politiques, des jalousies commerciales, du mauvais vouloir de la Grande Bretagne et de la Porte ; et ce triomphe n’aurait été certainement pas obtenu sans les prodigieuses libéralités du khédive d’Egypte, Ismaïl Pacha, sans les millions et les millions de francs payés en réclame et sans le travail gratuit des fellahin corvéables recueillant la terre du canal dans leurs couffins de fibres. Enfin, le 17 novembre 1869, une somptueuse escadre de bateaux décorés et fleuris remonta le canal interocéanique de Port-Saïd au lac Timsah. C’était là certainement un fait capital dans l’histoire du commerce, et même dans celle de la prise de possession du globe par l’humanité ; mais l’appréciateur banal des événements y vit surtout un triomphe de la France, qui, par ses ingénieurs, avait fait les études, qui avait fourni les capitaux, et dont la souveraine, encore belle, présidait magnifiquement au cortège.

Or, précisément ce triomphe devait être brusquement suivi d’un terrible écrasement, causé par la guerre franco-germanique, et par un singulier revirement de l’Angleterre : ce pays, qui n’avait cessé de s’opposer au percement du canal pendant toute la période des travaux, changea soudain d’avis, dès que l’œuvre fut achevée, et, par un achat d’actions, se trouva le propriétaire principal de la voie, destinée à devenir le grand chemin des Indes.

N° 461. Routes de Londres à Bombay.

La Route de terre actuelle passe par Moscou, Tachkent, Merv, en attendant la voie ferrée Odessa, Tiflis, Téhéran, Kwettah. — La route de mer passe par le Cap ou par Gibraltar, Suez et Aden. — Les routes mixtes sont celles de Marseille et Suez ou de Constantinople, Adana et Koveït.

L’arc de grand cercle joignant Londres à Bombay est, dans cette carte, une ligne droite ; les distances — 1 centimètre par 10 degrés, sont correctes le long de la base et dans la direction normale. Le navire doublant le Cap de Bonne-Espérance se trouve plus loin de Bombay qu’au départ de Londres.


Aussi longtemps que l’Angleterre pouvait craindre qu’une autre puissance s’installât solidement en Égypte, le lieu d’étape par excellence entre Londres et Bombay, elle devait mettre tout en œuvre pour que la route de circumnavigation par le cap de Bonne-Espérance restât la seule fréquentée par les navires, et dès qu’une deuxième voie, plus courte et moins périlleuse, se trouvait ouverte désormais, il lui fallait à tout prix, sinon s’en emparer, du moins y occuper le premier rang. Mais au-dessus de toutes les rivalités nationales venait se placer l’intérêt majeur du genre humain qui rapprochait les peuples et les races, juxtaposait, pour ainsi dire, les rives du Pacifique et celles de l’Atlantique, recréant à nouveau la forme des continents.

De pareils résultats l’emportent singulièrement dans l’histoire essentielle du monde sur les conséquences relativement passagères causées par les conflits de peuple à peuple, même par des guerres d’invasion, si terribles qu’elles soient et si nombreux les désastres causés par ces rencontres. À cette époque, l’initiative dans les affaires européennes n’appartenait plus à la France, qui n’avait plus de politique nationale et que gouvernait un homme malade, usé, hésitant et réticent. Le jeu de la diplomatie était dirigé par la Prusse, qui se trouvait alors guidée et tenue par un homme d’intelligence claire, de volonté puissante et de parfaite supériorité à tout scrupule ou préjugé. Déjà le comte de Bismarck avait absolument déblayé le terrain politique dans l’assemblée du monde germain en établissant d’une manière indiscutable l’hégémonie de la Prusse dans les affaires de l’Allemagne. Tout d’abord (1864), il tranchait au profit de la Prusse la question des frontières du Danemark en s’emparant de toute la partie, incontestablement germanique, de ce royaume située au sud de Flensburg, et même en reportant la limite politique à près d’une centaine de kilomètres au nord, en plein territoire de l’Empire danois : pour se mettre en règle avec le principe des nationalités, on s’était contenté de dire que les Danois pourraient à l’occasion se rattacher de nouveau à la patrie Scandinave par un vote librement émis, mais ce vote ne fut jamais demandé. La Prusse devint ainsi maîtresse de l’annexe stratégique la plus importante de son domaine : le Holstein domine la bouche de l’Elbe et celle de la Trave et possède les campagnes à travers lesquelles passe le grand canal de navigation de Kiel à l’Elbe, déjà considéré lors de l’annexion comme un des travaux les plus urgents à entreprendre pour compléter l’outillage du futur empire[2].

Après ce premier coup qui assurait la position de la Prusse du côté du nord et lui donnait une frontière stratégique parfaite, à la fois offensive et défensive, il s’agissait de faire un nouveau mouvement plus décisif encore, en expulsant l’Autriche de la Confédération germanique. La combinaison semblait d’autant plus difficile à réaliser que l’Autriche avait prêté son appui à la Prusse pour conquérir le Holstein, et le premier acte de reconnaissance allait être de lui déclarer la guerre. On n’hésita point, de savantes manœuvres diplomatiques réussirent à brouiller les deux grandes puissances allemandes. La guerre éclata (1866) et la Prusse, mieux armée, préparée depuis longtemps, tout à fait consciente de son but, et bien en règle avec l’Europe où elle s’était assuré l’alliance de l’Italie et la non-intervention des Français et des Russes, marcha presque mathématiquement à la victoire. Deux semaines après la déclaration de guerre, elle gagnait la bataille décisive de Sadowa et profitait très habilement de son triomphe pour ne demander guère à l’Autriche que des satisfactions morales, d’autant plus efficaces en réalité qu’elles imposaient au vaincu une sorte de gratitude. Le vieil empire de Habsburg se trouvait exclu de la Confédération germanique, tandis que les autres États de l’Allemagne, royaumes, électorats, principautés et villes « libres » changeaient d’orientation et gravitaient de force dans le cercle de l’hégémonie prussienne.

Ainsi la nation allemande, qui, en 1848, avait tenté de se constituer spontanément tout entière et par la libre volonté de ses peuples, reparaissait vingt ans après, reformée par la volonté d’un maître, mais, cette fois, incomplète, mutilée, puisque les Allemands autrichiens étaient rejetés en dehors du nouveau groupement, et qu’on devait s’en remettre à des guerres ou à des révolutions futures pour terminer l’œuvre commencée. Au fond, cette politique « de fer et de sang », dans laquelle les historiens adorateurs du succès virent le témoignage du génie monarchique de la Prusse, avait consisté à empêcher, par la force et par la ruse, la formation libre et pleine de la nation allemande, pour la refaire plus tard sous l’aspect d’une armée, dont les cadres ne comprennent pas encore tous ses régiments.

L’unité pangermanique n’est donc pas encore faite ; quant à l’unité italienne, on peut considérer cette étape de l’histoire comme définitivement parcourue. Pourtant l’Italie, dans sa campagne contre l’Autriche, n’avait pas été heureuse. Elle avait perdu sur terre la bataille de Custozza et, sur mer, sa flotte, dont elle espérait beaucoup, fut en partie détruite et dispersée dans L’Adriatique, près de l’ile de Lissa. C’est alors que l’Autriche, ayant complètement sauvé du côté de l’Italie son prestige militaire, mais obligée quand même de ramener son armée au delà des Alpes pour couvrir sa capitale contre la Prusse, se lira d’embarras par un coup de théâtre, en cédant la Vénétie à son allié Napoléon III qui, à son tour, la remit à Victor-Emmanuel, sous réserve d’une acceptation par le suffrage populaire. Après diverses simagrées diplomatiques, destinées à transférer à la Prusse le mérite de la cession, l’ancien royaume de Piémont, arrivé aux limites naturelles de la Péninsule, put enfin arrondir son domaine jusqu’à l’hémicycle des Alpes : l’Italie était achevée au point de vue géographique, bien que toujours incomplète si, en pareille matière, la politique obéissait au vœu des populations, car il est certain que, dans le Tirol méridional et en Istrie, les citadins de langue italienne seraient en très grande majorité désireux d’entrer dans l’unité péninsulaire.

Provisoirement, la garnison française continuait de protéger le pape contre l’entrée des troupes d’Italie dans la ville de Rome, mais qui ne pressentait combien cet entêtement était contraire aux nécessités de l’histoire ? Dès que la guerre franco-allemande eut manifesté la supériorité de la Prusse, le gouvernement italien s’empressa d’occuper tout le territoire de Rome, province et ville, « afin d’assurer l’indépendance spirituelle du pape » (20 septembre 1870). L’ironie était un peu forte ; mais que restait-il à faire à Pie IX, sinon à se soumettre et à prononcer l’excommunication majeure contre l’envahisseur ? Précisément un concile venait de se réunir au Vatican pour voter l’infaillibilité du Souverain Pontife. Il était dans la logique des choses qu’à la suppression effective et totale du pouvoir temporel correspondît l’exaltation du pouvoir spirituel. Devenu le « prisonnier du Vatican », le pape s’élevait au rang des dieux.

A la même époque l’Espagne se débattait dans une crise de naissance et d’adaptation aux idées modernes. En 1868, un mouvement général de dégoût, causé par les intrigues et les mœurs de la cour, avait abouti à l’expulsion de la reine Isabelle au moment même où elle s’alliait étroitement avec Napoléon et le pape pour assurer le maintien du pouvoir temporel de l’Eglise.

Quoique la révolution eût porté à la dispute du pouvoir toute une foule d’ambitieux, princes, généraux, diplomates, orateurs, la poussée libérale d’en bas donna tout d’abord à la situation un caractère presque républicain : on se débarrassa des jésuites, on supprima les biens de main morte, on proclama l’entière liberté de la presse et de renseignement ; même l’octroi des villes, ce chancre de la vie nationale, fut aboli, et l’on reconnut à chaque citoyen de vingt-cinq ans le droit de suffrage. La République eût été certainement instituée en Espagne si l’Etat n’avait eu ses deux parasites, l’armée et la flotte, et s’il n’avait été lui-même le parasite de ses colonies lointaines, les Philippines et les Antilles.

Cl. P. Sellier.
vue du vatican et de ses jardins

Cuba, « la perle antillienne » par excellence, s’était révoltée en même temps que la métropole et, comme l’Espagne, revendiquait son indépendance, tout en cherchant à se débarrasser de sa périlleuse institution, l’esclavage des noirs, gage certain de révolutions et de tueries futures. Mais il y avait trop d’argent à gagner dans les riches plantations pour que les avides fonctionnaires et les aventuriers d’outre-mer ne missent tout en œuvre pour réprimer l’insurrection cubaine et maintenir la servitude des Africains : d’éloquents discours sur l’honneur national suffirent pour tromper la foule naïve des citoyens. Encore encombrée de tout son appareil monarchique, y compris les colonies à esclaves, l’Espagne ne pouvait donc que se reconstituer en monarchie et la régence de Serrano n’eut guère d’autre mission que d’humiliantes démarches à la recherche d’un roi. On crut en avoir trouvé un dans la personne d’un prince de Hohenzollern, mais ce choix eût pu faire éclater la guerre entre la France et l’Allemagne avant que Bismarck fût complètement prêt à l’attaque, et les courtisans en quête de souverains se tournèrent vers un autre personnage, le prince Amédée de Savoie, qui consentit à goûter au fruit, parfois amer, de la royauté (1870) : il s’en fallut de peu que sa destinée ressemblât à celle d’un autre couronné, l’empereur Maximilien. Pendant plus de deux années, il eut à lutter contre ses ennemis, d’un côté les carlistes, d’un autre côté les républicains, et, plus encore, contre ses prétendus amis, les monarchistes constitutionnels et libéraux ; il eut surtout à conformer sa volonté aux ordres de l’Eglise et à ceux des grands propriétaires de Cuba. Enfin, il ne lui resta plus qu’à s’enfuir (1873), laissant le pouvoir au parti qui se montrerait le plus fort.

C’est au milieu de l’année 1870 que la lutte diplomatique, depuis longtemps engagée entre la France et la Prusse, éclata en déclaration de guerre. Bismarck avait eu le talent d’amener la rupture définitive, même par des mensonges télégraphiques, mais il s’était arrangé de manière à faire prononcer le mot fatal par l’adversaire : devant l’opinion publique, si facile à tromper, les torts devaient peser sur la France. C’était là déjà une première victoire. Mais, dès les premiers jours des hostilités, la Prusse remporta un deuxième succès aux yeux du monde, elle montra qu’elle était absolument prête pour le combat, tandis que la France, confiée à de vieux militaires inintelligents et jaloux les uns des autres, n’avait su que se vanter sottement d’avoir prévu jusqu’au « dernier bouton de guêtre », tandis qu’elle était en réalité prise à l’improviste et ne possédait ni les plans, ni les vivres, ni l’artillerie nécessaires ; elle allait se battre au hasard contre un ennemi qui visait nettement son objectif.

Quant aux chances générales, tirées de l’équilibre des nations, elles étaient également en faveur de l’Allemagne. Si l’empire français possédait un certain prestige, dû à ses guerres heureuses, il se trouvait pourtant très diminué par sa dernière aventure mexicaine et par ses diverses déconvenues diplomatiques avec la Prusse, tandis que celle-ci avait son prestige tout nouveau, étincelant, et obtenu dans la guerre contre l’Autriche avec une sûreté de méthode que n’avaient pas eue les vainqueurs de Magenta et de Solférino. Il est vrai que le régime impérial de la France, conscient de sa faiblesse croissante, avait essayé de se consolider par un plébiscite qui avait répondu à ses questions équivoques par une approbation banale ; mais la Prusse n’avait pas eu besoin de recourir à de semblables subterfuges : la guerre contre la France y était réellement populaire. Si le gouvernement français pouvait créer un enthousiasme factice en faisant crier par sa police : « A Berlin ! à Berlin ! » les années allemandes qui marchaient d’urgence vers la frontière française étaient bien résolues à combattre, à vaincre et à pousser, s’il le fallait, jusqu’à Paris et au delà. Tandis qu’en France, la masse des habitants n’avait aucune animosité spéciale contre l’Allemand ou plutôt s’en tenait à la malveillance native éprouvée spontanément contre tout étranger, les jeunes gens de la Germanie, ayant tous passé par l’école, y avaient appris que le Français est « l’ennemi héréditaire », tous avaient récité la leçon qui leur enjoignait de venger le meurtre de Conradin, perpétré au treizième siècle par le roi Charles d’Anjou, et la dévastation du Palatinat ordonnée par Louvois ; tous partageaient l’enthousiasme patriotique des nationalistes pour la reconquête de l’Alsace-Lorraine, et bon nombre allaient jusqu’à la haine farouche du Français qui inspirait Bückert : « Sur le champ du voisin, lance au moins une pierre, pour qu’en retombant elle écrase une fleur ! »

Au point de vue tout à fait général de l’unité nationale, qui était, au fond, la raison d’être de l’expansion germanique et de ce détail, secondaire quoique terrible, qui est la bataille, le massacre, l’invasion, il est certain que la France était aussi en désavantage marqué. A l’époque où l’Allemagne était divisée en de nombreux États, empires, royaumes, principautés, villes libres et médiatisées, et où l’Italie, « cette belle expression géographique », se trouvait elle-même décomposée en fragments politiques dont le plus précieux appartenait à une puissance étrangère, il était devenu proverbial de contraster ces enchevêtrements de frontières et d’enclaves avec ce que l’on appelait « la glorieuse unité française ». On avait pris dans leur sens étroit les qualificatifs de « une et indivisible » donnés à la république comprise entre les Pyrénées et le Rhin, et pourtant ces mots mêmes, poussés comme un cri de guerre pendant les discussions civiles qui suivirent la chute de la royauté, prouvent que les tendances naturelles à la dissociation politique avaient été puissantes. Le fait est que la France, prise dans son ensemble, est beaucoup moins une que l’Allemagne, et même que l’Italie.

La raison profonde de ce contraste est essentiellement géographique. La France appartient à deux versants : par sa face méridionale, elle fait partie de l’aire méditerranéenne et, par la face opposée, comprenant la plupart de ses bassins fluviaux, elle regarde vers l’Océan, tandis que l’Allemagne est tout entière sur la pente du nord et que, inversement, l’Italie est complètement méditerranéenne. Il en est résulté que, malgré les mélanges, les croisements, les migrations et contre-migrations, la population du territoire à double inclinaison, qui est devenu la France, a gardé une très remarquable diversité, sinon dans les villes, du moins dans les districts reculés des campagnes. Il est certain qu’entre l’Euskarien de la Nive ou de la Bidassoa et l’Ardennais ou le Lorrain, il y a une différence de type beaucoup plus grande qu’entre le Tirolien et le Mecklembourgeois ou même qu’entre le Lombard et le Sicilien, pourtant si distincts l’un de l’autre. Ce qui a pu causer l’illusion des étrangers et des Français eux-mêmes qui vantent leur unité nationale, c’est, d’une part, la confusion qui se fait très fréquemment entre le pays tout entier et la ville de Paris, considérée comme un résumé de la nation, quoiqu’elle s’en distingue pourtant par de si frappants contrastes, et, d’autre part, l’étrange aberration de ceux qui voient dans l’uniformité administrative l’indice d’une ressemblance entre les populations que l’on soumet au même régime. La carte étant divisée de la même manière en départements, arrondissements et cantons, quelques-uns s’imaginent que l’évolution politique et sociale s’est accomplie naturellement et spontanément suivant un même mode sur les bords de la Méditerranée et sur les plages de l’Océan.

Encore à un autre point de vue l’Allemagne entrant en conflit avec la France lui était supérieure : elle ne possédait pas de colonies. L’empire français n’avait pu avoir de politique une et droite, bien lancée comme une flèche, parce qu’il lui avait fallu disperser sa pensée et ses actes. En conséquence, la nation tout entière s’était trouvée comme « décentrée » dans sa force de résistance : la conquête et l’occupation de l’Algérie, les affaires du Mexique, de la Chine et de l’Indo-Chine ainsi que toutes les annexions coloniales avaient réduit d’autant la part de la France dans la vie de l’Europe : c’est à ce déplacement d’énergie que doit être attribuée pour une grande part la formation de l’Italie une et de la victorieuse Allemagne[3]. Lorsque la guerre éclata, le gouvernement français dut abandonner précipitamment tous ses projets lointains : telle colonie, le Grand Bassam, par exemple, fut complètement évacuée et, dans la principale des possessions françaises, l’Algérie, mainte population opprimée crut que le moment favorable était venu de reconquérir l’indépendance. Des massacres de nouveaux occupants eurent lieu et la reconquête de la Kabylie coûta de longs et pénibles efforts.

(Cabinet des Estampes).(Bibl. Nationale).
la gorge de gravelotte

Enfin, la France était, en 1870, beaucoup plus divisée politiquement et socialement, par suite, beaucoup moins disciplinée que l’Allemagne : précisément le progrès qu’elle avait accompli dans le sens de l’idée républicaine et socialiste la partageait en deux camps ennemis, qui rendaient impossible toute œuvre commune. Lorsque la guerre fut déclarée, les ennemis de l’empire, qui représentaient l’élite intellectuelle de la France, protestèrent avec indignation, et la police dut procéder tout d’abord à terroriser la population de Paris ; puis, quand la roue de la Fortune eut tourné et que l’empire fut tombé, aux acclamations des républicains, quand le monde contempla de loin avec un sorte de stupeur le spectacle des cités françaises et surtout de la capitale exultant d’enthousiasme à la nouvelle d’un désastre, mais d’un désastre qui les débarrassait d’un maître, tout l’organisme militaire changea aussitôt d’allure et d’orientation. Tandis que les gardes nationales et les corps francs se constituaient rapidement pour prendre part à la résistance, ceux qui appartenaient à la caste militaire se désintéressaient de la lutte ; des maréchaux, comme Bazaine, réservaient leur armée, dans l’espoir de rétablir l’empire ou d’aider à quelque réaction monarchique ; d’autres grands personnages militaires ne se battirent que pour la forme, et plus d’un dans le désir d’être vaincus. Une franche inimitié, encouragée par les chefs, régna bientôt entre les soldats réguliers et les citoyens sans mandat qui avaient la prétention de se défendre sans avoir passé par la caserne et les salles de police : il ne fallait de victoire à aucun prix, puisqu’elle eût profité à la République avec toutes ses conséquences sociales. La France étant désunie, sa défaite devenait inévitable, et l’on peut s’étonner que la résistance ait duré si Longtemps. Ceux qui n’avaient pas voulu la guerre furent ceux qui prolongèrent la lutte et défendirent la cause de la France, devenue celle de la République, avec le plus d’acharnement.

Les troupes impériales furent rapidement culbutées en Alsace et sur la frontière de Lorraine. Après d’effroyables tueries, l’armée de Bazaine, forte de 170 000 hommes, se laissa enfermer dans Metz, d’où elle n’essaya point de sortir, livrée d’avance par ses chefs, et le 2 septembre, une quarantaine de jours après la déclaration de guerre, une autre grande armée, cernée devant Sedan, essaya vainement de s’ouvrir un passage. L’empereur était prisonnier, l’empire était tombé : tout semblait déjà fini, mais la République ne voulait pas s’avouer vaincue. De nouvelles armées surgirent du sol. Paris, que Thiers, trente années auparavant, avait environnée de forts pour la bombarder en cas de révolte, voulut quand même les utiliser contre l’ennemi, malgré son gouvernement, qui se préparait à la fuite, et les Prussiens durent faire une longue et pénible campagne d’hiver, poussée jusque dans le voisinage de Besançon, de Bourges, de Rennes, occuper environ la moitié de La France, avant que l’opinion publique permit au gouvernement de s’incliner devant le droit de la force et de signer les préliminaires de la paix qui devait coûter à la nation deux provinces populeuses et cinq milliards de francs (1871), la plus grosse contribution de guerre qui ait jamais été payée : aussi les financiers parlent-ils de ce mouvement de fonds avec une émotion respectueuse.

Cl. Geiser.
paysage de la grande kabylie

Derrière le village perché au sommet de la montagne, suivant le mode affectionné par les Kabyles, on aperçoit très indistinctement la crête des hauts sommets du Djurdjura.

L’abaissement de la France, l’exaltation de la Prusse, transformée désormais en empire d’Allemagne, produisirent un très grand ébranlement dans le monde. Tous ceux qui juraient par des opinions traditionnelles et subissaient d’anciens prestiges virent avec stupeur qu’ils s’étaient trompés jusqu’alors et qu’ils auraient à se tourner vers un nouveau soleil levant. Par un brusque changement, des banalités nouvelles succédèrent aux redites anciennes ; on apprit à débiter les mêmes niaiseries en déplaçant les noms. En maints endroits, du fond de l’Amérique jusqu’aux archipels Océaniens, il fut convenu que la France avait cessé d’exister et n’avait plus d’apparence de vie que grâce à la générosité du vainqueur. Du coup, Américains du Nord, Australiens, Russes, Japonais, frappés par un sens de l’histoire remis à neuf, comprirent que la littérature française avait été surfaite et que l’on consacrait dans les écoles un trop grand nombre d’heures à l’enseignement d’une langue parlée par une nation de vaincus. Et même, chez les petits peuples barbares où l’enseignement public n’existe pas encore, mais où l’on a du moins un embryon d’armée, on ne manqua de remplacer le bicorne et le schako par le casque à pointe : c’était encore une manière de rendre hommage à la civilisation, c’est-à-dire à la force. De toutes parts surgirent les prophètes annonçant la disparition définitive de la France, non par l’effet de son entrée prochaine dans l’unité supérieure d’un monde plus civilisé, mais par suite de la conquête et de la suppression violentes. On alla même jusqu’à présenter la chose en formules scientifiques, et, d’après la « loi de Brück », qui règle la destinée des hommes conformément au cycle du méridien magnétique, la nation française serait complètement effacée du grand livre d’Or depuis la bataille de Sedan. Enfin, la manie se répandit, et peut-être plus encore en France qu’en Allemagne, de contraster ce que l’on appelle le « génie latin », qui serait celui de la centralisation, du catholicisme, du jacobinisme, avec ce que l’on dit être le « génie germanique », qui, avec la possession de toutes les vertus, comporterait avant tout l’élan personnel et la libre initiative. En vertu de ce contraste des deux génies, ce serait l’armée en rangs et en colonnes de l’empereur Guillaume qui représenterait l’esprit de liberté dans l’histoire du monde contemporain.

Mais, quoiqu’en pleine détresse, la France vivait encore, et même, grâce au désarroi momentané du gouvernement central, la vie de la nation prenait un caractère plus spontané, plus sincère, plus saisissant, par ses contrastes et, en même temps, plus encourageant par ses promesses pour l’avenir. Les deux France qui, pendant la guerre, s’étaient déjà dressées l’une contre l’autre, rendant ainsi toute victoire commune absurde et impossible, se retrouvaient après la paix, plus ennemies et plus acharnées à la lutte qu’elles ne l’avaient jamais été. Tous les partis politiques et religieux qui voyaient dans les idées républicaines et socialistes une menace pour leurs privilèges s’étaient réunis en une masse compacte et furieuse pour ramener le peuple dans le giron de l’Église et de la monarchie, fallût-il même pour cela s’appuyer sur la complicité de l’étranger qui venait d’infliger à la France la plus cruelle des humiliations. Mais il ne déplaisait pas au vainqueur de voir sa victime se débattre dans ce qu’il s’imaginait devoir être le désordre chaotique de la Révolution. Bismark ne fit donc rien pour aider les partis monarchiques à reconstituer la royauté qu’il leur fallait à tout prix, et, d’autre part, l’Italie, quoique constituée en État monarchique, devait être absolument hostile au retour d’une France de droit divin, alliée de la papauté.

N° 462. La France envahie en 1871.

Le territoire occupé par les Allemands à la fin de l’armistice — le 26 février 1871 — est recouvert de hachures d’après Vidal-Lablache : Bitche, qui n’ouvrit ses portes que le 11 mars, Langres, Auxonne, Besançon étaient alors libres de troupes allemandes. — Belfort, assiégée à partir du 4 novembre 1870, ne capitula que sur l’ordre venu de Paris et la garnison sortit le 18 février avec les honneurs de la guerre. — Aux dates de batailles données page 226, et dont Coulmiers, Bapaume et Villersexel sont considérées comme des victoires françaises, ajoutons la défense de Châteaudun (18 oct.), la bataille indécise de Beaune-la-Rolande (18 nov.), les défaites du Mans (10-12 janv.) et de Saint-Quentin (19 janv.).


Livrée à ses propres forces, la réaction monarchique française avait du moins pour elle tous ceux des Français, et ils étaient fort nombreux, qui en voulaient à Paris et aux républicains en général de leur longue résistance et ne voyaient de salut que dans la paix, le silence et la routine. Sous le nom de « ruraux », dont ils étaient fiers, les représentants monarchiques de la France qui formaient la majorité de l’Assemblée auraient même voulu s’éloigner de Paris comme d’une cité pestiférée et siéger dans quelque ville aux rues paisibles, Bourges, par exemple, qui fut déjà, au temps jadis, la résidence des rois vaincus. Quant à Paris, la ville maudite, on décida de la mettre aux pieds d’une idole catholique, en punition de ses péchés, et, sur la butte Montmartre, consolidée, étayée à grand frais, s’érigea lentement la laide basilique du Sacré-Cœur.

Mais en face de cette assemblée rurale, dont le premier acte fut un prosternement et qui était absolument décidée à se placer sous la domination d’un roi, héritier des Louis XIV et des Louis XVI, plusieurs villes, et Paris la première, se constituaient en « communes ». Qu’entendait la foule républicaine par ce mot aux multiples origines historiques provenant de France et d’Italie, du moyen âges de la Renaissance et de la Révolution ? En premier lieu, elle y voyait une organisation de lutte à outrance contre la monarchie que voulaient reconstituer les Ruraux et contre le pouvoir temporel, exercé si volontiers par les prêtres et moines. Mais elle y voyait aussi, ce qu’elle avait vu, près, d’un siècle auparavant, dans la République elle-même, l’aube d’une société nouvelle dans laquelle il y aurait plus de justice et plus de liberté, dans laquelle chacun serait assuré de manger son pain et dans laquelle l’homme, désormais débarrassé du souci de la faim, pourrait s’occuper d’ambitions plus hautes, comprendre les joies de la vie intellectuelle et morale.

Les circonstances qui déterminèrent le mouvement de la Commune étaient, après tout, un fait assez banal, la molle défense du gouvernement et l’abandon d’un parc d’artillerie dont les Prussiens, entrant dans Paris, eussent pu s’emparer ; mais ce furent là de simples détails. La France était désunie ; il fallait que les deux éléments opposés se groupassent franchement l’un contre l’autre dans toute la sincérité de leurs aspirations, dans toute la droiture de leurs volontés. C’est là ce que firent les communalistes de Paris, plus connus, comme tous les vaincus, par un nom d’insulte, celui de « communards ». C’est que les conditions de péril suprême dans lesquelles se trouvait alors la ville de Paris étaient de nature à hausser les cœurs. Triplement entourée par les troupes allemandes, qu’eût réjouies le pillage, par les troupes françaises, qui brûlaient de se venger des victoires germaniques sur leurs compatriotes, et par la masse de la nation française, qui se serait volontiers ruée sur Paris, foyer d’incessantes révolutions, la grande cité ne pouvait espérer de vaincre, malgré l’immensité de ses ressources. Pas un homme ayant quelque notion de l’histoire n’eut le moindre doute sur l’issue finale du conflit. Tous ceux qui acclamaient la Commune, vieux routiers des révolutions antérieures ou jeunes enthousiastes épris de liberté, savaient d’avance qu’ils étaient voués à la mort. Victimes propitiatoires, ils devaient à la noblesse de leur dévouement, à l’ampleur de leurs idées une gravité sereine qui se reflétait sur la physionomie générale de Paris et lui donnait, en ces jours de résolution virile et de complet désintéressement, une physionomie de majestueuse grandeur qu’elle n’avait jamais eue. Les hommes mêmes qui étaient portés au pouvoir obéissaient pour la plupart à des mobiles plus élevés que ceux qui dirigent d’ordinaire les ambitieux de titres, d’honneurs ou de puissance. Eux aussi voyaient, après un laps de quelques semaines ou de quelques mois, l’inévitable défaite se dresser devant eux.

Condamnés d’avance à une impitoyable répression, les gens de la Commune auraient dû profiter du court répit de l’existence pour laisser de grands, d’incomparables exemples, pour amorcer, par delà révolutions et contre-révolutions, une société future débarrassée de la famine et du fléau de l’argent. Mais, pour entamer une œuvre semblable, il eût été nécessaire de s’accorder en une volonté commune et de mettre en pratique un savoir éprouvé déjà. Or, les révoltés de Paris représentaient des groupes fort disparates qui devaient forcément agir en sens inverse les uns des autres. Dans le nombre, quelques-uns en étaient encore restés à des accès de romantisme jacobin, d’autres n’avaient que d’honnêtes instincts révolutionnaires ; une minorité seulement comprenait qu’il eût été nécessaire de procéder avec méthode à la destruction de toutes les institutions d’Etat et à la suppression de tous les obstacles qui empêchent le groupement spontané des citoyens. Somme toute, l’œuvre du gouvernement de la Commune fut minime, et il ne pouvait en être différemment, puisqu’il était en réalité entre les mains du peuple armé. Si les citoyens avaient été poussés par une volonté commune de rénovation sociale, ils l’eussent imposée à leurs délégués, mais ils n’avaient guère que la préoccupation de la défense : bien combattre et bien mourir.

Le tort principal du gouvernement de la Commune, tort inévitable, puisqu’il dérivait du principe même sur lequel s’était constitué le pouvoir, était précisément celui d’être un gouvernement et de se substituer au peuple par la force des choses. Le fonctionnement naturel de la puissance et le vertige du commandement l’entraînèrent à se considérer un peu comme le représentant de tout l’État français, de toute la République et non pas seulement de la Commune de Paris faisant appel à une libre association avec d’autres communes, villes et campagnes. Même la contagion de la folie gouvernementale avait si bien attaqué le nouveau pouvoir qu’il s’était cru obligé
Varlin
Ouvrier relieur, fusillé en mai 1871.
d’entrer en relations officielles avec les représentants des États monarchiques européens, oubliant ainsi son origine immédiate, celle de la révolte : issu du peuple, il s’imaginait pourtant appartenir déjà à une autre classe, celle des maîtres. Mais le peuple parlait aussi par sa bouche quand parut le décret qui abolissait la conscription, quand la Commune rompit ses liens avec le clergé, rendit leurs hardes aux emprunteurs du Mont-de-Piété, leurs amendes et retenues de salaire aux ouvriers, la quittance de leurs loyers aux locataires. N’était-ce pas là comme une amorce de société communiste ?

Fait qui se voyait pour la première fois dans l’histoire, les Parisiens n’en voulaient aucunement à l’ennemi qui les avait tenus assiégés pendant cinq mois et dont les éraflures d’obus marquaient encore les monuments. Les Allemands campaient encore autour des forts extérieurs de l’est, de Saint-Denis à Villeneuve-Saint Georges, mais on ne haïssait point ces gens qui faisaient par ordre leur métier de soldats. Le monde qui regardait Paris put même constater alors avec étonnement combien les idées de la fraternité des peuples, proclamées par l’Internationale, étaient devenues une réalité vivante. Ce que des littérateurs, des artistes, Eugène Pelletan (dans La Presse), Courbet avaient demandé sous l’Empire, le renversement de la colonne Vendôme, le peuple de Paris le voulait effectuer en vue même de ceux dont le
Cabinet des Estampes.
charles delescluze (1809-1871).
Tué sur les barricades, le 25 mai.
Dans le Conseil de la Commune, Delescluze appartenait à la majorité et représentait l’élément jacobin ; Varlin, membre de l’Internationale, faisait partie de la minorité, de tendance plus socialiste.
}}haut pilier rappelait les défaites. Chose inouïe jusqu’alors, les vaincus renversèrent avec enthousiasme le monument d’anciennes victoires, non pour flatter bassement ceux qui venaient de vaincre à leur tour, mais pour témoigner à la fin de leurs sympathies fraternelles envers les frères qu’on avait menés contre eux et de leurs sentiments d’exécration contre les maîtres et rois qui, de part et d’autre, conduisaient leurs sujets à l’abattoir. La Commune n’aurait eu que ce fait à son actif qu’il faudrait la placer très haut dans l’évolution des âges contemporains.

Evidemment, une société nouvelle qui agissait en si complet désaccord avec les anciennes politiques ne pouvait susciter dans le monde banal des classes gouvernementales qu’un sentiment universel d’horreur et de réprobation ! Les membres de la Commune n’avaient-ils pas commencé par limiter leurs propres appointements au strict nécessaire et continué de prendre modestement leurs repas chez le « mastroquet du coin » ? Ceux d’entre eux qui avaient été pris dans les rangs des ouvriers n’étaient-ils pas restés camarades de leurs ci-devant compagnons de travail, laissant leurs femmes et leurs filles dans les ateliers de couture ou les lavoirs de blanchisserie ? De pareilles dérogations aux traditions de tout gouvernement qui se respecte ne pouvaient être pardonnées et, dès les premières rencontres autour de Paris, l’armée régulière ne manqua pas d’appliquer à ses prisonniers le nouveau code de guerre qui permet à tout militaire de s’arroger droit de mort sur tout civil. À ces tueries, la Commune répondit par un « décret sur les otages », qu’elle exécuta tardivement et sans oser en prendre la complète responsabilité, tandis que continuait gaiement le massacre des communards autour de Paris, puis, durant la « semaine sanglante », dans les mes et dans les maisons, et, après les soixante-dix jours de la Commune, dans les casernes et les prisons. Le contraste entre les deux morales se montrait évident. Tandis que les socialistes de Paris, faits au respect de la vie humaine, ne s’étaient décidés qu’à cœur défendant aux représailles contre des personnages de la caste ennemie, la mise à mort de tout citoyen de la cité rebelle était tenue comme méritoire parmi les prêtres, les juges et les soldats. Et l’on vit un chef de l’armée « de l’ordre », un des officiers supérieurs qui avaient tenu sous l’Empire la vie la plus basse, racontée plus tard par lui d’une façon cynique, on le vit faire un choix parmi les prisonniers, désignant pour la mort tous ceux qui avaient une tête noble, intelligente et fière, surtout des vieux, parce que ceux-ci avaient obéi à des convictions, et de très jeunes, parce que ceux-là avaient eu pour mobile l’enthousiasme des grandes choses.

On peut le dire : le but nettement poursuivi par les conservateurs, lors de la répression de la Commune, fut de procéder à une sélection à rebours, comme on l’avait fait du temps de l’Inquisition, en supprimant les hommes coupables d’une intelligence supérieure, trop hauts de pensée et de vouloir pour s’accommoder à la torpeur qui convient aux sujets obéissants. Cette sélection des victimes avait réussi aux prêtres de l’Espagne, qui empêchèrent en effet leurs concitoyens de penser et d’agir pendant trois cents années. En France, elle ne put être poursuivie avec assez de méthode pour arriver à des résultats aussi décisifs, mais elle eut aussi des conséquences très appréciables dans l’évolution historique de la génération suivante. Que de fois, dans les circonstances graves, eut-on à constater que les hommes manquaient ! Et, dans son ensemble, si le socialisme a cessé d’avoir son caractère généreux, dévoué, humanitaire, pour se transformer en un parti politique prêt à s’assouplir dans toutes les intrigues des parlements, ne faut-il pas en chercher l’une des causes dans ce fait qu’il avait été privé de ses meilleurs hommes ? C’est à la tête qu’on l’avait frappé. Mais « rien ne se perd », nous dit-on, et, s’il est vrai que la réaction put croire « l’hydre socialiste » enfin décapitée, d’autre part les événements de la Commune, agrandis par l’écho, se propagèrent au loin dans les masses profondes des peuples comme une garantie de délivrance. Partout, jusqu’au fond des prisons russes et des mines de Sibérie, on se reprit à espérer. L’histoire de Paris, proclamant la fraternité des hommes, prit des proportions épiques.

Bibl. Nationale.
la colonne vendôme renversée

Cette remarquable force morale que possède le seul nom de Paris dans l’ensemble de l’évolution humaine, et par suite dans le mouvement des révolutions, s’explique, comme sa force d’attirance matérielle, par les conditions géographiques de son milieu. De toutes parts, les papillons viennent à ce foyer de lumière, au risque de s’y brûler. La convergence des rivières vers le centre naturel du bassin de la Seine est comme un symbole du mouvement qui entraîne les hommes d’intelligence et d’ambition vers ce foyer d’activité. Il ne s’agit pas seulement des immigrants qui se dirigent vers Paris comme vers toute autre grande cité pour y trouver des clients dans leur commerce ou dans leur profession ; à cet égard, Paris est dépassé par d’autres agglomérations urbaines où se crée plus de richesse monétaire et en moins de temps ; il s’agit surtout de ceux qui sont appelés par la vie intellectuelle, morale, artistique de la cité, par le charme qu’elle exerce comme personne collective : on se sent fasciné par elle. Paris est le pays tropical, le printemps perpétuel de l’intelligence. Les chiffres traduisent cet état de choses puisque, toutes proportions gardées, Paris est la ville capitale qui reçoit de beaucoup la plus forte part de visiteurs, la vie s’y fait ainsi plus intense et plus variée dans ses manifestations.

Les éléments primordiaux de la population indigène présentent aussi, au point de vue de l’évolution, un caractère frappant de dualité ethnique. L’étude de la carte des Gaules nous montre les Belges, peuples qui étaient certainement germains ou fortement germanisés, se rencontrant, dans les basses vallées de la Marne et de l’Oise, avec les Celtes proprement dits : là, les deux nappes s’unissaient, apportant chacune son caractère propre ; l’hérédité, legs du milieu antérieur, produisait des contrastes forcés dans la mentalité et les énergies des diverses populations qui, depuis des siècles et des siècles, travaillaient à se mélanger et à se fondre en des millions de familles. Cette lutte continue qui s’opère dans les profondeurs sociales doit se manifester par une effervescence plus grande, par un travail extérieur dont la force va, dans les occasions exceptionnelles, jusqu’aux explosions révolutionnaires. Elles peuvent se produire tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, soit dans la direction du progrès, soit, au contraire, en un mouvement de régression. Ainsi, pendant la période de la Réforme, le Paris des Ligueurs œuvrait incontestablement au service de l’Eglise contre la pensée libre : ce fut une triste contre-révolution que le massacre de la Saint-Barthélemy ! Mais, en d’autres circonstances, Paris se trouva certainement en tête de la nation française, combattant et souffrant pour la cause commune de tous les peuples. La décade qui porte par excellence le nom de « Révolution » mérite réellement d’être distinguée entre toutes par le flot de sentiments et de pensées dont Paris fut alors le porte-voix pour le genre humain et par la signification des actes qui s’y produisirent. Puis, après cette grande époque, de laquelle date le monde moderne, que d’autres moments, dans le dix-neuvième siècle, furent aussi des événements d’importance mondiale : la révolution de 1848, qui se répercuta en crises secondaires dans le monde entier et inaugura l’entrée pour ainsi dire officielle du socialisme dans les agitations politiques, et la révolution de 1871, la Commune de Paris, qui suscita tant d’espérances dans les esprits des peuples opprimés !

Quelques jours avant la Commune, Bismarck, regardant du haut d’une
jean-baptiste millière, 1817-1871.
Bien que n’ayant pas pris part à la Commune, il fut fusillé le 21 mai, sur la place du Panthéon.
colline la ville de Paris, qui venait de capituler, la montrait à ses courtisans d’un geste de dédain : « La bête est morte ! » disait-il. Et peut-être que jamais l’action de Paris révolutionnaire n’avait été aussi puissante dans l’histoire de l’évolution générale. C’est, à partir du moment où fut proclamée la Commune de Paris, et plus encore après son écrasement, que les opprimés de toutes les nations, conscients de leur solidarité, se sentirent vraiment unis en un même idéal, désigné par un même terme symbolique. Notamment l’Espagne, qui se trouvait en état de révolution permanente, depuis l’expulsion de la reine Isabelle, fut ébranlée profondément par l’exemple de Paris, et, lorsque la république espagnole eut été proclamée (1872), le mouvement général qui se produisit dans la plupart des provinces et des municipalités prit un caractère essentiellement communaliste. Le principe de la Fédération, qui semble écrit sur le sol même de l’Espagne, où chaque division naturelle de la contrée a gardé sa parfaite individualité géographique, parut être sur le point de triompher : il fut même accueilli pour un temps et porta au pouvoir un fervent disciple de Proudhon, l’intègre Pi y Margall, un des rares hommes que l’exercice de l’autorité ne réussit point à corrompre. Mais la centralisation militaire était devenue trop puissante pour qu’elle pût lâcher la nation qui était sa proie, et l’on suscita une nouvelle insurrection de carlistes qui rendit l’armée nécessaire. De prétendus républicains, des orateurs au verbe retentissant se prêtèrent à ce jeu pour ramener la domination du sabre, et le matin du 3 janvier 1874, un général entrait avec tambours et fusils dans la salle de délibération des Cortès : ainsi s’installent les royautés.

Cependant, une des communes fédérées qu’avait fait surgir la révolution, la ville de Cartagena, se défendait encore vaillamment, grâce à la ceinture de forts qui l’entourait et aux navires de guerre dont elle s’était saisie. Représentée par des hommes plus conscients, plus logiques, plus résolus, plus tenaces que la plupart des révolutionnaires de l’époque, la commune de Cartagena se rapprocha beaucoup plus que ne l’avait fait Paris de l’idéal d’égalité et de fraternité entre citoyens et s’attaqua bien plus franchement aux problèmes sociaux : pendant longtemps encore, les prolétaires Cartagénais se rappelèrent leurs heureux : jours de travail et leur bien-être pendant le siège. Les défenseurs de la ville avaient pris leur rôle très au sérieux : ils ne craignirent pas (12 juillet 1873) de libérer les quinze cents prisonniers du bagne, et de leur confier l’équipement de la flotte ; avec eux ils entreprirent des croisières en pleine Méditerranée ; avec eux ils livrèrent un combat naval aux bâtiments de « l’ordre » et se présentèrent devant Almeria et Alicante ; puis, lorsque le dernier fort de Cartagena eut capitulé, ils percèrent la ligne de blocus sur le navire cuirassé La Numancia pour aller remettre aux autorités françaises d’Oran les personnages révolutionnaires que la réaction triomphante n’eût pas manqué de fusiller (12 janvier 1874).

A la fin de l’année, rappelé par Martinez Campos, Alphonse XII, le jeune fils de la reine Isabelle, dûment béni par le pape pour entreprendre son œuvre de réparation monarchique et religieuse, débarquait à Barcelone, et, plus carliste que don Carlos lui-même, se mettait à l’œuvre, secondé par le ministre Canovas, pour effacer les traces des révolutions qui venaient d’ébranler l’Espagne. Tout d’abord, il abolit le jury, le mariage civil, la liberté de l’enseignement, rendit à l’Eglise et aux congrégations les biens ecclésiastiques non vendus, interdit aux non-catholiques tout exercice public du culte : il se rapprocha le plus possible du régime des beaux temps de l’Inquisition, sans d’ailleurs arriver à satisfaire l’Eglise. Dans les colonies, il maintint à outrance les privilèges des planteurs, tout en faisant amende honorable à la république des États-Unis, dont on avait capturé un navire et fusillé des citoyens.

Cl. J Kuhn, édit.
carthagène et sa baie

De ce côté, la monarchie espagnole n’avait d’autre espérance que celle de gagner du temps, car nul homme de bon sens ne pouvait douter de la « destinée manifeste » à laquelle étaient vouées les colonies antilliennes. Sans doute, la population de Cuba était trop divisée quant à ses intérêts pour qu’il lui fût possible de s’émanciper de la « mère-patrie » aussi longtemps que des nègres esclaves y existaient encore. Les « péninsulaires », c’est-à-dire les Espagnols natifs, marchands ou fonctionnaires, qui venaient exploiter les habitants de l’île, y étaient fort nombreux et s’y appuyaient insolemment sur la garnison. D’autre part, les Cubains de race blanche ou mêlée, qui se trouvaient engagés en des luttes directes d’intérêt avec les Espagnols privilégiés, n’osaient point se révolter tant qu’ils participaient au crime de l’asservissement des noirs et qu’ils avaient à craindre une insurrection servile ; enfin, les noirs eux-mêmes, répartis sur un vaste territoire où toute concentration d’efforts était difficile, eussent été bien embarrassés pour donner un caractère général à leurs soulèvements, presque toujours locaux, dirigés contre un maître ou contre maître abhorré, et le nombre rapidement croissant des affranchis introduisait entre Africains et Africains une rivalité d’intérêts et de sympathies. En outre, la surveillance de l’île était facile : les navires pouvaient sans peine bloquer les principaux abords de la côte, et la forme très étroite de Cuba permettait à une armée espagnole de balayer à l’aise tout l’intérieur du pays. Tout cela, certainement, expliquait dans une certaine mesure la ténacité du gouvernement espagnol comme dominateur de Cuba, mais quel homme d’Etat eût pu compter à la fois sur l’extinction pacifique de l’esclavage et sur la constante longanimité des âpres et tout-puissants voisins du nord, les marchands américains ? La perte de Cuba, de Puerto-Rico, des îles Vierges n’était pour l’Espagne qu’une question de temps.

Comme la péninsule Ibérique, après ses essais de république fédérative, la France, après la Commune, était emportée par un mouvement de réaction outrancière. Mais, de même qu’en Espagne, il était impossible aux gouvernants français d aller vers le passé aussi loin qu’ils le voulaient et que la logique leur commandait de le faire. D’abord, ils n’osèrent pas rétablir la royauté, ce qui, pourtant, était leur premier devoir de « ruraux » et de chrétiens. La terrible résistance de ce Paris qu’ils haïssaient, qu’ils avaient fui, et qui les fascinait pourtant, les avait emplis de terreur, obligés même à faire des promesses, à offrir des garanties qu’il eût été difficile de récuser aussitôt. Au moins les fils des communalistes massacrés purent-ils, voyant les choses de haut, attester la victoire de leurs pères, puisque dans le maintien du mot « République » il y avait quand même la reconnaissance d’un principe nouveau, celui du droit de l’homme se substituant au droit divin. Les fanatiques de réaction le comprenaient bien ainsi, mais ils étaient liés, amarrés par tout un réseau de circonstances qui les empêchaient de rétrograder par delà le siècle jusqu’aux années qui précédèrent la date fatale de 1789. Même le roi qu’ils avaient choisi, et auquel ils reconnaissaient le double privilège de réconcilier les deux branches de la monarchie, puisque l’héritier naturel du comte de Chambord était le petit-fils de Louis-Philippe, même ce roi, vraiment providentiel, refusa au dernier moment de risquer l’aventure d’une restauration. La royauté dut abdiquer par impuissance sénile ; mais, longtemps après décès, les morts gouvernent les vivants : la République sans républicains », telle fut la formule presqu’officielle du régime instauré dans la France vaincue.

N° 463. Invasion du Phylloxéra.
(voir page 258).


Le spectacle de cet état de choses illogique fut à la fois lamentable et risible ; c’était un mélange de survivances disparates. La situation politique d’un pays dont les citoyens partent de principes opposés ne peut être provisoirement que le chaos.

Une autre calamité vint frapper la France. La masse de la nation, fort économe, ayant eu à subir déjà la terrible destruction que cause la guerre, fut ravagée par le phylloxéra, désastre comparable au premier : on ne peut évaluer à moins de dix milliards la perte réelle subie par une région de la France, celle qui précisément avait échappé à l’autre invasion[4]. Et cette perle en argent n’était que peu de chose en comparaison de l’arrêt du travail qui, se produisant dans toute une industrie nationale, menaçait de changer les habitudes traditionnelles, et les modifiait puissamment en effet, déplaçait les populations pour ainsi dire, et faisait une autre âme à une partie notable de la nation. Maints départements où l’on ne connaissait point la misère, où le bien-être général était la règle, tels l’Hérault et la Gironde, furent gravement atteints par le prolétariat agricole, et la mendicité y reparut. Les propriétés, fort dépréciées, changèrent de mains, et, en beaucoup d’endroits, de grands domaines se constituèrent, embrassant des centaines de petits vignobles ruinés dont les anciens possesseurs avaient dû quitter le pays. Tandis que la majorité de ceux qu’avait frappés le désastre se tournaient vers le gouvernement pour avoir, les uns de petits secours, les autres des places, quelques hommes d’initiative s’ingéniaient à trouver de meilleurs procédés de culture et à créer de nouvelles industries ; d’autres allaient s’établir en Algérie ou en des colonies lointaines. Il n’est pas douteux non plus que la propagation du phylloxéra ait contribué à augmenter chez le paysan français cette prudence qui le distingue dans l’accroissement de sa famille : manquant de confiance dans l’avenir, il limite volontiers le nombre de ses enfants, et la France, où la jeunesse se fait rare, diminuerait en population si les immigrants, Belges, Italiens, Suisses, Germains et Slaves, ne venaient combler les vides.

A cet égard, les autres nations policées du monde, à l’exception de certaines contrées où domine l’élément bourgeois — telles que le pays « saxon » en Transylvanie, et de nombreux districts de la Nouvelle Angleterre — ne se laissent point dominer par le même esprit de prudence, et la population s’accroît très rapidement dans l’ensemble des États dont les statisticiens dressent, régulièrement les tableaux ; mais à un autre point de vue, l’Europe et les nations européanisées s’aventurent moins à la légère qu’auparavant dans les conflits diplomatiques et les violences à main armée. Le terrible choc franco-allemand semble avoir assagi les conducteurs des peuples. Quoiqu’à aucune autre époque de l’histoire on n’ait fait dans le monde, en proportion des ressources nationales, autant de dépenses de guerre, bien que les armées aient beaucoup dépassé en nombre et en organisation savante toutes les masses d’hommes dont les plus grands capitaines se soient fait suivre jusqu’à maintenant, et que les approvisionnements en forces destructives aient graduellement représenté un ensemble budgétaire que l’on eût dit impossible, même sous un Napoléon, cependant les nations de l’Europe, militarisées à outrance, se bornent à s’observer méchamment, tout en parlant de paix, de respect des traités, de la sollicitude des gouvernements pour le bonheur des peuples. Chaque nation emploie des millions et même des milliards à blinder ses frontières et ses navires, à remplir ses arsenaux d’obus et ses casernes de chair à canon. La guerre a été proclamée sainte, évocatrice de force et de vaillance ; même le grand stratège des victoires allemandes, de Moltke, a daigné rompre naguère son silence habituel pour déclarer que la paix universelle « n’est pas un beau rêve ». Cependant, les peuples civilisés n’osent se risquer dans les belles réalités de nouvelles guerres et de nouveaux massacres.

Depuis la capitulation de Paris, l’Europe dite chrétienne est restée en paix armée et la guerre ne s’est produite que dans la péninsule des Balkans où les Russes, ayant pour prétexte des massacres et des horreurs de toute nature commis dans les pays slaves de la Turquie, croyaient pouvoir remporter de faciles triomphes. L’homme malade, pensait-on, n’oserait pas résister au « colosse du Nord ». Il résista cependant, et les péripéties de cette guerre russo-turque, 1877 et 1878, furent de nature à faire hésiter encore plus tous les fauteurs de luttes armées et à montrer combien de pareilles aventures peuvent, en cas de résistance sérieuse, causer à l’assaillant de terribles déconvenues. Sans doute, la Russie était de beaucoup la plus forte en hommes et en matériel de guerre ; de plus, méprisant son ennemi, elle comptait en toute confiance sur un rapide succès. Et les généraux courtisans qui se pressaient autour du souverain marchant au-devant de son triomphe eurent le dépit de le faire assister à maints désastres. S’étant lancée trop précipitamment à travers les Balkans sur la route de Constantinople, l’armée russe fut attaquée en flanc et vivement ramenée sur la défensive, puis elle vint se heurter imprudemment contre les murs de Plevna en laissant les longues pentes d’accès couvertes de cadavres. On comprit alors combien les progrès de la balistique avaient changé les conditions de la guerre, en augmentant les chances d’assiégés résolus attendant tranquillement l’ennemi. Pourtant, l’inégalité des forces et des ressources était trop grande entre les belligérants pour que victoire définitive ne restât pas aux Russes, aidés d’ailleurs par les Roumains ; mais, cette fois encore, ils n’atteignirent pas leur but : Tsarograd, « la cité des Tsars ». Peu rassurés sur l’attitude de la cité populeuse et sur celle de la flotte anglaise, ils s’arrêtèrent au faubourg de San-Stefano, où (1878) ils dictèrent une paix humiliante aux Turcs, leur laissant à peine un pied à terre en Europe, sous le haut contrôle du vainqueur.

Toutefois, ce grand changement d’équilibre dans la force relative des grandes puissances européennes était trop considérable pour que celles-ci ne demandassent pas à reviser le contrat. Elles envoyèrent leurs ministres à Berlin, sous la présidence du comte de Bismark, considéré comme une sorte de doyen dans les conseils de la force, et c’est là que se fit sans appel la répartition nouvelle des territoires de la Balkanie et de l’Asie Mineure entre les Etats. La Serbie et le Monténégro, désormais affranchis de la suzeraineté turque, reçurent un accroissement de territoire. La Bulgarie se constitua en principauté tributaire, tandis que la Roumélie au sud des Balkans, resta province turque : la nationalité bulgare se trouvait ainsi coupée en deux ; il fallait conserver des éléments d’intrigues et de guerres futures. Quant à la Roumanie, elle fut payée par la perte de la Bessarabie de l’aide efficace qu’elle avait donnée à la Russie en un moment périlleux, et on ne lui donna que les marécages de la Dobrudja, en échange de la province fertile et populeuse qu’elle était forcée d’abandonner. Les Russes se taillèrent naturellement une belle part dans le territoire de la nation vaincue : à la Bessarabie d’Europe, ils joignirent une bande de l’Asie Mineure dans laquelle se trouvent la place forte de Kars et le port, très heureusement situé, de Batum. Quant à l’Autriche, qui avait sans doute rendu quelques services diplomatiques, elle reçut pour sa peine un petit havre sur l’Adriatique, et, cadeau bien plus important, la gérance indéfinie des deux provinces slaves de la Bosnie et de l’Herzégovine, larges morceaux de la péninsule balkanique venant fort à propos arrondir l’Empire austro-hongrois en modifiant la forme bizarre que lui donnait le long glaive du littoral de la Dalmatie. Il n’y eut pas jusqu’à la Perse à laquelle on n’accordât son lopin de terre. Enfin, la Grande Bretagne, qui avait été pour ainsi dire vaincue en même temps que la Turquie, qu’elle n’avait pu secourir efficacement qu’au dernier moment, dut au talent de son plénipotentiaire, lord Beaconsfield, de se faire céder l’île de Cypre, moyennant pension, ainsi qu’une sorte de protectorat sur l’Asie Mineure. Toutefois, cette dernière clause, qui eût exigé un grand déploiement de forces, ainsi que d’amples débours, est restée à peu près lettre morte, quoique la nation anglaise eût pu profiter de cette situation pour se faire la protectrice efficace des Arméniens et s’assurer ainsi une très puissante clientèle en ce peuple intelligent. D’autres stipulations du traité de Berlin furent également de vains écrits, entr’autres celle par laquelle la Porte s’engageait à départir également la justice à tous ses sujets, sans acception de race ni de culte, et notamment à protéger les agriculteurs arméniens contre les pillards kurdes : jamais promesse ne fut plus atrocement violée.

N° 464. — Amoindrissement de la Turquie durant le XIXe siècle.
Cette carte est à l’échelle de 1 à 10 000 000.

La Russie occupa partie de la Bessarabie en 1812. Vers la même époque, la Serbie obtenait une demi-indépendance. En 1829, la Russie avança jusqu’au Danube et fit reconnaître à la Valachie et à la Moldavie (unies en 1861) un statut spécial. La Grèce devint État indépendant en 1830. En 1856, la Bessarabie du sud fut donnée à la Moldavie.

En 1878, la Roumanie dut évacuer la rive gauche du Prut, mais obtint la Dobrudja ; la Serbie fut agrandie du district de Nich et le Monténégro d’une bande de territoire comprenant Dulcigno ; la Bulgarie fut détachée de la Turquie et la Roumélie placée sous un gouverneur chrétien ; la Bosnie et l’Herzégovine fut remises à l’Autriche et le district de Novi-Pazar (N. P.) occupé conjointement.

En 1881, la Grèce obtint la Thessalie ; en 1885, la Roumélie se joignit à la Bulgarie en 1897, la Crète fut déclarée autonome sous un gouverneur hellène.

Quoique les délibérations solennelles du grand conseil de l’Europe ne pussent avoir de valeur réelle que ratifiées par la volonté des peuples eux-mêmes, elles tiraient du moins une certaine importance de ce fait qu’elles étaient issues d’une assemblée représentant l’Europe entière. Le monde officiel s’était donc singulièrement élargi depuis le traité de Westphalie, même depuis le congrès de Vienne ! En outre le langage des diplomates avait changé. Ils ne parlaient plus seulement au nom de leurs souverains respectifs, ils s’exprimaient fort courtoisement à l’égard d’une autre puissance, l’ensemble des nations civilisées. Evidemment, on avait conscience d’un nouvel état de choses, d’une certaine unité morale provenant de l’existence d’une opinion publique européenne. Non seulement les puissances avaient une frayeur mutuelle de s’attaquer, elles comprenaient aussi qu’une nouvelle grande guerre d’Europe eût déplu, même à ceux qui auraient eu la victoire en perspective. Mais d’autre part, elles savaient que des conquêtes faites en pays lointain sur des peuples réputés barbares ou sauvages leur seraient plus que par-données, attribuées même à mérite et à gloire. C’est donc avec l’encouragement tacite de leurs peuples que les gouvernants d’Europe se mirent à dépecer Afrique, Asie, Océanie, pour s’en distribuer les morceaux et en constituer leur empire colonial.

N° 465. L’Afrique découpée en possessions européennes.

La Grande Bretagne occupe l’Egypte, le Soudan, etc., du Caire à Mombasa, l’Afrique méridionale de Blantyre à Capetown, puis commande à Bathurst, Freetown, Akka, Lagos, enfin à Walfishbay, Zanzibar et Berbera. — Les possessions françaises aboutissent à la mer à Alger, Tunis, Saint-Louis, Konskry, Bingerville, Porto-Nuovo et Libreville et de l’autre côté du continent comprennent Madagascar et le territoire d’Obock. — L’Allemagnx est installée à Daressalam, Windhuk, Buca et Lomé. — La Turquie conserve Tripoli. — Le roi des Beiges sous le nom de souverain de l’Etat indépendant du Congo règne à Boma. — L’Italie est à Massua et Magadoxo, l’Espagne à Rio de Oro et Bata, et le Portugal à Bissao, Cabinda, Saint-Paul de Loanda et Chinde.

Au commencement du vingtième siècle, les puissances ont presque terminé le partage de l’Afrique, souvent désignée sous le nom de « Continent noir », en partie parce qu’il est habité par des nègres et quelque peu aussi parce qu’il n’est pas entièrement connu. De vastes territoires ayant une superficie de plusieurs milliers de kilomètres carrés ont déjà leur maître officiel, d’après l’almanach de Gotha, mais n’ont été encore parcourus par aucun voyageur. Au point de vue de la conquête, il importe peu, car il n’est pas douteux que la force d’attaque militaire que possèdent les États européens soit assez grande pour triompher de peuplades sans discipline ni stratégie. Il suffit que tel ou tel pays soit attribué par convention diplomatique à la Grande Bretagne, à la France ou à l’Allemagne pour que cette puissance choisisse patiemment son heure d’occupation générale ou partielle et de mise en exploitation commerciale. Actuellement le continent africain peut être considéré comme n’étant plus qu’une simple dépendance économique de l’Europe. Il est loisible d’affirmer qu’avec leur force réelle, d’une si absurde supériorité, et leur prestige triomphant, les blancs n’eussent rencontré aucune résistance si l’occupation des diverses contrées n’avait donné lieu de leur part à des injustices et à des atrocités de toute espèce ; d’ailleurs, en maintes occasions, les guerres, les insurrections ont été voulues, parce qu’elles donnaient aux officiers l’occasion de les réprimer et d’acquérir ainsi gloire, honneurs, titres et avancement.

L’argument par excellence des politiciens ardents à découper le monde en territoires coloniaux consiste à plaider la nécessité de trouver des exutoires pour la population grandissante de l’Europe et pour la surabondance des produits manufacturés. A cet article fondamental ou ajoute, sans en croire un mot, quelques redites sur l’influence moralisatrice de la civilisation chrétienne, et la conscience est satisfaite. Il est vrai que la plupart de ces territoires annexés sous des latitudes lointaines ne conviennent point à l’acclimatement des Européens, et que d’ailleurs ceux-ci, même s’ils étaient favorisés d’un climat qui leur fût propice, n’y trouveraient pas d’occupations conformes à leur genre de vie. Ces vastes domaines ajoutés au territoire dit « colonial » ne doivent donc pas être considérés comme de véritables colonies puisqu’ils ne sont point destinés à recevoir des colons ; ils ne peuvent servir à loger les excédents de population émigrant d’Europe. Ce sont tout simplement des lieux de résidence pour quelques marchands qui cherchent à exploiter les richesses naturelles des lieux et à pourvoir aux besoins des indigènes. Mais la plupart de ces naturels, habitués à une existence des plus simples, trouvent autour d’eux, dans les produits du sol, tout ce qui leur est nécessaire ; il faut donc que les efforts des colonisateurs prétendus se combinent pour faire naître de nouvelles demandes, notamment celle de l’eau-de-vie ou d’un poison quelconque baptisé de ce nom : chez les nègres que l’on pousse à la folie, la monnaie, jadis inconnue, n’a pris d’utilité que pour l’achat du genièvre ou du trois-six[5]. Voilà, dans les pays occupés du Continent noir, ce que l’on dit être le commencement de la civilisation, l’étape qui succède à celle de l’esclavage. Admettons qu’il y a progrès, puisque l’acheteur nègre est maintenant étiqueté homme libre.

Cl. L. Cuisinier.
gué à travers le niger, près de bafélé

Les origines des annexions coloniales modernes de l’Afrique remontent aux âges des explorations maritimes génoises et portugaises, lorsque les navigateurs du treizième et du quatorzième siècle découvrirent l’ile de Lagname, appelée plus tard Madeira, et la terre de Lancelot, dite maintenant Lanzerote, dans les Canaries. Des îles, les explorateurs passèrent bientôt au littoral ; depuis cette époque, des représentants de l’Europe, commerçants et missionnaires, résident en Afrique et le mélange des sangs se fait aussi bien que celui des idées. C’est encore en souvenir des Portugais que les nègres du Congo donnent aux Européens les noms de M’putu, « gens du Poutou », du Portugal[6]. Les indigènes de la région côtière doivent aussi plus qu’un nom aux missionnaires qui leur vinrent de Lisbonne et d’Oporto : ils leur doivent la croix dont ils ornent leurs maisons sans en connaître d’ailleurs l’origine, ils leur doivent la consécration officielle à un saint patron, la zina dia santu : nègres et négresses fétichistes sont, en vertu de l’aspersion, de vrais baptisés. Ce furent également des prêtres du Christ qui apportèrent aux Africains les statuettes de Jésus et de la Vierge et les images de saints qui se sont graduellement changées en fétiches et que l’on a longtemps crues de provenance autochtone ; ces figurines grossières, hérissées de clous, représentaient le Crucifié, percé de coups de lances, et la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Dans l’intérieur du pays, on ne voit point de ces fétiches, ils n’existent que dans les contrées occidentales visitées jadis par les convertisseurs. Des images grotesques, voilà tout ce qui reste des antiques conversions. Les formes religieuses enseignées jadis par les prêtres catholiques se détériorent de la façon la plus bizarre par le fait du retour aux conceptions anciennes, lorsque les missionnaires cessent de visiter la contrée. Ainsi chez les Bamba, riverains du bas Congo, les jeunes hommes de la tribu sont jetés par les sorciers dans un état de syncope semblable à la mort, et cet état se continue pendant trois jours, après lesquels vient la résurrection. Evidemment il s’agit d’imiter ici le « Seigneur Jésus » dans le grand mystère de sa mort et de son retour triomphant à la vie[7].

Cl. J. Kuhn, édit.
chute du zambèze — victoria falls.

L’empire colonial portugais, qui s’étendait vers les contrées inconnues de l’intérieur, n’avait point de limites précises. Il était censé comprendre toutes les contrées du continent en dehors de la Maurétanie et du bassin nilotique ; mais les pays occupés n’avaient qu’une faible superficie relative, le petit Portugal ne pouvant fournir qu’un faible nombre de planteurs et d’aventuriers. Les Hollandais lui ravirent la partie méridionale de l’Afrique, c’est-à-dire le district du Cap de Bonne-Espérance, qui passa plus tard en la possession des Anglais avec tout le territoire adjacent ; puis les nouveau-venus, annexant terre après terre, en vinrent pendant le cours du siècle à s’emparer hardiment d’une large zone dans la région du Zambèze, feignant d’ignorer absolument la prétention du Portugal, reconnue depuis trois siècles par le droit public européen, de posséder toute la largeur du continent africain, de la côte à la contre-côte, de l’Angola au Moçambique. Bien plus, après avoir pris le territoire qui leur convenait, les Anglais étendent sur le reste des possessions portugaises une sorte de protectorat et, dans l’opinion générale des prophètes politiciens, tout l’ancien domaine lusitanien passera lot ou tard dans les mains de l’Angleterre. Le Portugal, devenu feudataire de la Grande Bretagne, ne serait en réalité que l’usufruitier des richesses territoriales dont le maître éminent s’emparera par annexions successives en proportion des intérêts du moment. Pendant sa guerre contre les Boers des républiques hollandaises, ne s’est-il pas servi du port de Lourenço-Marquez comme si cet admirable havre lui appartenait officiellement ?

À ces très importantes possessions de la pointe méridionale d’Afrique, où se trouvait, avant l’ouverture du canal de Suez, le lieu d’étape nécessaire pour les navigateurs entre les terres riveraines de l’Atlantique et celles de la mer des Indes, l’Angleterre a su joindre une bande de terrains qui s’étend au nord jusqu’au Tanganyika et qui reprend non loin de l’autre extrémité du lac pour se continuer par le bassin nilotique jusqu’à la Méditerranée. Malgré la lacune séparant en deux cette zone médiane de l’Afrique, les nationalistes anglais comptent l’utiliser à leur profit par la construction d’une voie ferrée de sept à huit mille kilomètres de longueur qui rejoindrait le port du Cap à celui d’Alexandrie et que des embranchements rattacheraient de distance en distance aux marchés du littoral sur l’Océan Indien et la mer Rouge. On peut considérer plus de la moitié de cette œuvre comme achevée déjà, puisque le chemin de fer du sud traverse le Zambèze — la ligne a été ouverte en septembre 1905 —, que celui du nord atteint Khartum, et que, dans les espaces intermédiaires, les bateaux à vapeur vont et viennent sur le Nil et sur les grands lacs. La Grande Bretagne est donc la souveraine prépondérante de toute la moitié orientale de l’Afrique, où les autres puissances n’ont que des colonies d’importance secondaire. Cependant tout ne se présente pas encore au gré des ambitieux de territoire, car les monts de l’Ethiopie, où le Nil Bleu prend naissance, se dressent encore insoumis comme une haute citadelle, et l’Egypte anglaise reste incomplète aussi longtemps qu’elle ne possède pas les sources du fleuve et ne peut en régler le cours pour l’irrigation de ses plaines A l’ouest de l’Afrique, les marchands britanniques possèdent aussi de très riches domaines d’exploitation, parmi lesquels les terres populeuses que parcourt le Niger inférieur ; mais de ce côté du continent, c’est à la France qu’est échue la plus vaste étendue du sol. Une grande partie de ce territoire se compose de solitudes désertes, car, ainsi que le disait un ministre anglais : « le coq gaulois aime à gratter le sable ; mais les principales colonies françaises de l’Afrique comprennent plus de la moitié des pays maurétaniens, c’est-à-dire la région qu’on peut appeler l’Europe africaine. C’est une contrée qui, par sa position sur le pourtour du bassin de la Méditerranée, en face de l’Espagne, de la France, de l’Italie, fait géographiquement partie de ce « monde latin », auquel, historiquement, elle appartint aussi au temps de la grande Rome. La Tunisie, l’Algérie, dont la population autochtone est celle des Berbères, très probablement apparentée aux autres aborigènes des bords de la Méditerranée occidentale, n’ont reçu que depuis une époque relativement récente l’élément ethnique étranger des Arabes, mais, actuellement, le flux des immigrants, Italiens, Français, Espagnols, mêlés de quelques autres Européens, implante sur le sol une nouvelle race qui, par ses origines, paraît bien prédisposée à s’enraciner fortement et qui, en effet, malgré les fâcheux pronostics du commencement, s’est parfaitement acclimatée. L’Europe s’est réellement agrandie par l’annexion de l’Afrique mineure, comme elle s’est agrandie à l’autre extrémité du continent noir par le peuplement du Cap et des colonies voisines.

L’Algérie, quoique s’étendant déjà fort loin dans le désert, grâce aux oasis qui le parsèment jusqu’au Touat, se trouve pratiquement séparée des autres possessions françaises situées sur les bords du Sénégal, sur le haut et sur le moyen Niger, sur les rives du lac Tchad ou Tzâdé, sur les rivages du golfe de Guinée, et, à bien plus forte raison, dans les espaces torrides du Ouadaï : des expéditions militaires fort coûteuses et des explorations de hardis voyageurs s’aventurant dans l’inconnu n’ont pu encore rattacher les deux extrémités de cet immense empire africain que par un réseau d’itinéraires aux mailles fort espacées. D’ailleurs, si l’Algérie et la Tunisie sont des colonies de peuplement où les Européens cultivent le sol et fondent des familles, les autres territoires annexés par la France au delà du désert ne sont point des colonies proprement dites, et même, au point de vue utilitaire, sont toujours une cause de dépense pour le budget national : elles ne peuvent rapporter de profit qu’à des négociants et à des fournisseurs de l’armée.

N° 466. L’Abyssinie indépendante.


Néanmoins, la Terre se rapetissant chaque jour, grâce à la vitesse, à l’ubiquité que les nouveaux moteurs donnent à l’homme, l’espace désert qui sépare le plateau maurétanien de la vallée nigérienne se rétrécit en conséquence et l’ensemble de la France africaine jusqu’au Congo promet de présenter un jour une certaine unité géographique. On peut sans folie rêver la construction d’un chemin de fer qui réunira le golfe de Gabès au delta du Niger par le lac Tzâdé et la création d’une voie transafricaine comme tronçon d’une ligne de transit rapide entre la France et le Brésil.

Quant à l’Allemagne, également riche en déserts, elle possède au sud-ouest de l’Afrique de grandes étendues rocheuses qu’un budget généreux ; essaie péniblement de fertiliser ; mais c’est à l’est du continent que se trouve son domaine le mieux pourvu en population, en ressources actuelles et en promesses : il borde d’une extrémité à l’autre la mer intérieure de l’Afrique, le Tanganyika, et confine au Nyanza, plus vaste encore. À cette Afrique allemande correspond, de l’autre côté du Tanganyika, l’immense État du Congo, dit « indépendant » par les traités parce qu’il n’appartient encore à aucune puissance européenne, mais dont un souverain d’Europe a fait son domaine particulier et que subventionnent les finances votées par son Parlement. Ce royaume congolais, cent vingt fois grand comme la Belgique, complète la liste des annexions européennes avec l’Erythrée et la Somalie italiennes et la petite part de l’Espagne en îles et en lisières. Il ne reste donc à prendre que l’Ethiopie, moins que cet empire s’européanise peu à peu, c’est-à-dire se livre aux marchands, aux industriels et aux spéculateurs d’Europe. Au nord, la Tripolitaine a déjà son conquérant présomptif, reconnu par les puissances chrétiennes, l’Italie ; enfin, à l’extrémité nord-occidentale, le Maroc donne lieu chaque année à la réunion de plénipotentiaires européens et au mouvement des escadres. Quel en sera l’heureux possesseur ou quels en seront les copartageants avides et jaloux ?

Si le Maroc a jusqu’à présent échappé à la prise de possession par une puissance européenne, c’est précisément parce qu’il était convoité depuis des siècles et que les ambitions rivales se neutralisaient. Le Maroc tient presqu’à l’Espagne. Ceuta s’avance vers Gibraltar, Tanger vers Tarifa. Aussi, lorsque les sept cents années de guerre entre musulmans et chrétiens pour la possession du sol ibérique se furent terminées au profit des derniers, ceux-ci prirent position pour aller poursuivre leurs ennemis jusque dans le continent voisin, et cette poussée eut pour résultat la prise de Ceuta et des autres presidios, fortins du littoral maurétanien qui, au point de vue de la conquête, n’ont pour ainsi dire qu’une valeur symbolique. Le véritable protecteur du Maroc contre une invasion espagnole fut en réalité la Grande Bretagne, qui occupa Tanger de 1662 à 1684 et, quelques années plus tard s’emparant île Gibraltar, planta ainsi une épine dans la chair même de l’Espagne et surveilla le détroit. Blessée à vif, la nation humiliée ne pouvait guère songer à pousser plus avant ses conquêtes sur le continent africain. Elle l’essaya pourtant à diverses reprises, mais des avertissements polis s’élevant en sourdine de diverses parties de l’Europe lui signifièrent quelle devait se contenter des positions acquises. De son côté, la France, regrettant les occasions perdues, veille à la frontière algérienne, cherche à infiltrer son protectorat par-dessus les limites de l’empire, tandis que l’Angleterre et l’Allemagne travaillent à implanter solidement leur commerce et leur influence dans les ports du littoral.

Cl. Duveyrier.
mosquée a meknès

Pour excuser d’avance, soit l’annexion du Maroc par l’un des États européens, soit le partage de la contrée, on se plaît à comparer cet empire à la Turquie en le qualifiant aussi d’ « homme malade » ; mais cette plaisanterie n’est pas justifiée : aucune population opprimée n’y réclame l’intervention étrangère et, si l’on fait abstraction des commerçants juifs, il n’y a entre les tribus ni animosité de race, ni haine de religion ; le Maroc n’a que faire de tous ces médecins qui l’entourent, lui offrant à l’envi des remèdes et des préservatifs. Si tout d’un coup, les « bachadour », ministres ou « ambassadeurs » étrangers qui résident à Tanger, venaient à disparaître, et si les populations marocaines n’avaient plus à se défier de ces diplomates aux ambitions rivales, l’équilibre intérieur de la nation ne serait en rien changé : les deux cinquièmes du territoire qui porte sur les cartes le nom de « Maroc » continueraient de payer l’impôt et de constituer le pays soumis, se laissant administrer par les fonctionnaires de l’empereur, tandis que les enclaves indépendantes dont les habitants se refusent aux taxes et qui représentent les trois cinquièmes du pays[8] formeraient autant de petites républiques très vivaces se suffisant à elles-mêmes, grâce à leur petit commerce et à la liberté de l’émigration périodique. Ce Bled es Siba, le « Pays libre », ne demande rien à l’Europe, si ce n’est qu’on ne touche pas à ses droits. Mais quelle est la grande puissance qui, succédant à l’empereur du Maroc aura le tact nécessaire pour ne pas froisser ces tribus autonomes ?

Dans le continent d’Asie où se sont assis de puissants empires depuis des âges immémoriaux, les nations d’Europe n’ont pu procéder au partage avec la même désinvolture que dans le continent noir. Mais chaque possession européenne est devenue un point d’appui pour des annexions nouvelles d’étendue considérable. Ainsi la Russie a profité de sa domination sur la Sibérie, qui représente déjà le tiers de la superficie asiatique, pour étendre son influence politique et même administrative sur les territoires voisins, Mandchourie, Mongolie, Dsungarie, Kachgarie, et, de ce côté, la frontière est devenue flottante, en sorte qu’on se demande de combien de centaines de mille kilomètres carrés le territoire russe s’est réellement agrandi. De leur côté, les Anglais, maîtres de l’Inde, se subordonnent de plus en plus les principautés vassales, consolidant par de nouvelles annexions leurs « frontières scientifiques » de l’ouest sur les hautes terres des Raloutches et des Afghans ; au centre, ils s’attaquent au Tibet par delà le formidable Himalaya, tandis qu’à l’est, ils arrondissent leurs domaines de la Barmanie et s’emparent des riches petits États de la péninsule malaise. Enfin, la France, ayant campé ses soldats et factionnaires sur le littoral de la mer de Chine, étend ses possessions dans l’intérieur aux dépens du royaume de Siam maintenant réduit à peu de chose.

N° 467. Le Maroc du Sultan et le Bled es Siba.

Le Bled es Siba est recouvert de hachures d’après la carte de M. Camille Fidel (Bulletin de la Société de Géographie d’Oran, 1903). Le Bled el Maghzen comprenait alors le Maroc maritime, de Tétouan à Ifni, ainsi que Fez, Marrakech, le Tafilelt et divers districts. En 1907, il se réduirait, d’après M. de Segonzac, au triangle Tanger, Fez, Rabat.

A l’occident de l’Asie, l’Anatolie et la Perse présentent un spectacle analogue à celui du Maroc. Ces contrées doivent aussi à des ambitions rivales de rester sous le joug de leurs maîtres mahométans actuels. La Russie, l’Angleterre, l’Allemagne convoitent l’Asie Mineure et la Mésopotamie : d’où conflits incessants et maintien de la domination turque. La Perse est comme un vaste échiquier dont les joueurs anglais et russes poussent savamment les pièces tout en adressant de respectueux hommages au chah des chahs en son palais de Téhéran.

N° 468. L’afghanistan indépendant.

Là où le régime européen ne s’introduit pas directement, par voie de conquête, il se glisse indirectement, par voie d’initiation, et c’est ainsi que, transformant tout son organisme intérieur, le Japon est devenu pour ainsi dire un fragment de l’Europe, transporté en plein Océan Pacifique, par delà le continent d’Asie.

N°469. Le Siam entre la Barmanie et l’Annam


C’est comme puissance européenne, parades moyens empruntés à l’Europe et même avec une maîtrise des plus savantes que le Japon fut récemment le vainqueur rapide et décisif de la Chine. Pas une rencontre sur mer ou sur terre qui ne tournât brillamment à son avantage. A l’embouchure du Yalou, la flotte chinoise fut exterminée ; à l’assaut de Weï-haï-weï, la garnison chinoise dut se rendre. En peu de semaines les forces japonaises avaient mis l’empire à leur merci, et du coup, elles auraient profondément entamé le territoire continental, si les puissances européennes n’étaient intervenues pour que l’équilibre de l’Extrême Orient ne fût pas brusquement modifié en leur défaveur.

L’inauguration du vingtième siècle se fit dans la Fleur du Milieu par une intervention de toutes les puissances « civilisées », y compris le Japon et les États-Unis d’Amérique. La véritable raison de cette invasion collective n’est pas de celles que l’on puisse avouer : les instruments diplomatiques ne constatent point avec une candeur naïve que des États peuvent avoir comme de simples particuliers l’amour du pillage pour mobile. Le Japon ayant annexé à son archipel national la grande île de Formose, ainsi que d’autres îlots, la Russie voulut aussi prendre un grand morceau de la Chine ; la France, l’Allemagne, l’Angleterre tenaient également à s’emparer de quelque bon lambeau.

Mais non seulement chaque grande puissance aspirait à saisir un gage matériel de conquête consistant en bonnes terres, en ports, en marchés de commerce, il lui fallait aussi des privilèges d’industrie et de monopole en telle ou telle province de l’intérieur ; les négociants d’Europe et des États-Unis jetaient leur dévolu sur les mines connues ou présumées, sur telle ou telle série de stations pour des voies ferrées à construire. Et, plus avides que les diplomates, plus insatiables que les marchands eux-mêmes, les missionnaires protestants et catholiques réclamaient de toute part des paiements, des pensions, des excuses avec cadeaux expiatoires, et en outre des vengeances pour des persécutions et des outrages, vrais ou prétendus tels. Le concert des réclamations fut entendu par les puissances d’Europe, mais toutes voulaient intervenir à la fois, de peur que l’une ou l’autre d’entre elles fût trop avantagée lors de la distribution des prises. Ce que l’on appela la « guerre » parut d’autant plus horrible qu’il n’y eut point de résistance : ce ne fut que massacre et pillage ; tous s’y complaisaient d’abord et se félicitaient mutuellement de leurs crimes, puis, lorsque l’Europe s’en étonna, meurtriers et pillards se lavèrent les mains, accusant leurs alliés : Français, Anglais, Russes, Allemands, Américains, Japonais, rejetèrent les uns sur les autres l’effroyable tuerie,

N° 470. La Chine et les Puissances.

Depuis 1895, Port-Arthur fut successivement occupé par le Japon, par la Russie et à nouveau par le Japon. — Formose est restée aux mains des Japonais. La Grande Bretagne est, depuis 1841, installée à Hong-Kong, dont le domaine a été récemment agrandi ; la Chine lui a aussi cédé Weï-haï-weï. Kiao-tcheu est une possession allemande et la baie de Kwang-Tcheu une possession française. A Chang-haï, toutes les puissances ont des concessions territoriales.

Les points ronds indiquent les portes ouvertes au commerce étranger.


tout en réclamant d’amples indemnités pour l’œuvre accomplie. En outre, ils demandèrent des châtiments pour leurs adversaires. L’Eglise chrétienne en fit autant, comme pour témoigner avec éclat de la part qu’elle avait prise dans la guerre d’extermination et de butin : on vit dans les chapelles des têtes de décapités exposées à la gloire du Dieu vengeur et de ses missionnaires fidèles[9].

Quoique les puissances d’Europe unies au Japon s’occupent avec zèle de mordiller le pourtour de la Chine, l’empire est trop vaste et sa population, recensée en 1901 au chiffre de 425 millions d’individus, représente une part trop considérable de l’humanité policée pour que les assaillants n’aient pas reconnu l’impossibilité de partager immédiatement la Chine : on a renvoyé à plus tard cette œuvre formidable de dépècement de l’empire chinois suivant un tracé largement compris de « sphères d’influences », ou plutôt on s’en est remis à la bonne providence qui protège les habiles dans la répartition du butin.

Les États-Unis d’Amérique, rivaux de la Russie dans la prétention d’être la première parmi les grandes puissances du monde moderne, ne prirent qu’une part secondaire dans les affaires de Chine : ils avaient ailleurs des intérêts plus puissants. La « doctrine de Monroë », qu’ils opposaient âprement aux gouvernements européens dans les questions politiques relatives au Nouveau Monde, aurait dû logiquement leur interdire toute immixtion dans les débats se rapportant à des pays ou à des parages non américains. Mais il n’en fut pas ainsi : la conscience de sa force accroissait l’ambition de la république américaine, et les autres États la virent prendre part au partage des îles Océaniennes. Elle disputa l’archipel de Samoa aux Allemands et aux Anglais, pour garder finalement l’une des îles, et s’emparer de tout le groupe havaïien, plus rapproché de ses rivages. En réalité, cette dernière acquisition n’était, sous forme politique, qu’une affaire commerciale : des planteurs américains et de ces missionnaires religieux que l’on rencontre dans toutes les affaires de captation avaient graduellement monopolisé et mis en culture les bonnes terres de l’archipel pour la production de la canne à sucre. Des engagés, importés des Açores, des îles Océaniennes, de la Chine, du Japon, remplaçaient sur ces champs les indigènes voués au dépérissement et à la mort, et les récoltes, fort abondantes, purent bientôt, grâce à l’annexion, bénéficier de la libre importation dans les États-Unis. C’était, en infraction à la doctrine traditionnelle, la continuation de l’ancienne politique des esclavagistes.

Cl. Kuhn, édit.
un coin du port de la havane

Puis éclata la guerre hispano-américaine, dans laquelle le gouvernement espagnol s’était laissé entraîner par son obstination folle à continuer l’oppression économique et politique de Cuba : un peu de sagesse, un semblant de justice, quelques sentiments d’équité eussent fait des Cubains, à bon droit méfiants de leurs voisins, les Yankees, d’ardents patriotes castillans. Mais il est rare que les maîtres sachent se modérer : ils vont jusqu’aux extrêmes limites de leur pouvoir et tentent le destin ; leur entêtement, qu’ils appellent l’honneur, le veut ainsi. L’Espagne marcha donc consciemment au-devant de sa ruine, en laissant le beau rôle aux politiciens des États-Unis, qui, naturellement, eurent la prétention d’intervenir au nom de la justice et de l’humanité. Les ultimes agissements de la soldatesque espagnole dans la malheureuse Cuba, où, avec quelques intermittences, la lutte durait depuis à peu près quarante ans, furent véritablement horribles : jamais les procédés de guerre n’avaient causé de plus grands désastres dans la colonie. Le recensement de 1887 ayant indiqué une population insulaire de 1 742 000 individus, celui qui, plus de dix années après, suivit la retraite des garnisons espagnoles donna un total moindre de 269 000 personnes. Les patriotes de l’île purent croire que ces pertes seraient la rançon de leur liberté et que les États-Unis tiendraient leur promesse de respecter la parfaite autonomie des Cubains, libérés par les armes de la République américaine, grande et généreuse. Et en effet, officiellement, depuis 1902, Cuba a rang de puissance indépendante, possédant son président de la République, son vice-président et deux Chambres élues, mais ce sont là des fictions qui ne trompent personne : à tous les points de vue, et surtout économiquement, la grande île fait partie du domaine de la haute finance américaine. Mais la guerre présentait d’autres enjeux, la riche Antille, Puerto-Rico, et là-bas, dans les mers de Chine, le vaste archipel des Philippines !

L’extrême disproportion des forces entre les vaisseaux américains et les flottes espagnoles, au matériel usé, à l’artillerie surannée, donna aux péripéties de la guerre, aux Philippines et dans les eaux antilliennes, un aspect théâtral bien propre à frapper l’imagination des simples et à susciter l’enthousiasme enfantin du peuple vainqueur. Le défilé circulaire des vaisseaux de l’amiral Dewey, passant successivement devant la flotte espagnole, dans la baie de Manilla, et, en moins d’une heure, la transformant en un immense brasier ; les navires de l’amiral Cervara s’échappant l’un après l’autre de l’étroit goulet de Santiago, et allant, sans combattre, s’échouer d’écueil en écueil tout le long de la côte, ce furent là des tableaux puissamment tragiques dont s’emparèrent immédiatement les journalistes, les romanciers, les acteurs et les rimeurs, exaltant jusqu’au délire le patriotisme des politiciens d’Amérique. Leur langage avait subitement changé et, dans les assemblées, on cessa de célébrer l’émancipation des peuples sur le mode lyrique pour ne plus s’occuper que de conquête et de butin : comme les courtisans de Napoléon avant la campagne de Russie, ceux des « héros » américains ne parlaient plus que des « plis frémissants du drapeau » et du « vol de l’aigle aux ailes déployées ». Mais, chose plus grave, la République se laissa complètement infecter par l’exemple de toutes les brutalités antiques.

Il est vrai que la conquête violente est inconciliable avec la Constitution, mais, cette Constitution, que l’on affecte de continuer à vénérer religieusement, manque de l’élasticité nécessaire pour qu’on puisse y conformer la politique américaine, qui se développe et se modifie avec le temps, soit en bien soit en mal, suivant les impulsions du peuple lui-même. D’ailleurs, la Cour suprême, qui est le grand interprète de la Constitution, a décidé à plusieurs reprises que la volonté du Congrès est supérieure à cette Constitution, Au début de la guerre d’indépendance, le paiement des taxes par les colonies non représentées au parlement de Westminster leur semblait l’injustice par excellence, et, plus d’un siècle après, ces mêmes colonies devenues la République nord-américaine, trouvent parfaitement juste d’imposer des droits de diverses natures aux populations de Puerto-Rico, sans qu’il soit nécessaire de les consulter[10].

Cl. P. Sellier.
une scène d’éviction en Irlande(Voir page 284).

Sous la direction de la police, le fermier est expulsé et la maison est rendue inhabitable.

Et malgré Constitution et doctrine Monroë, l’Amérique de Washington se croit fondée à garder les Philippines en possession collective et procède à l’occupation de ces îles par des moyens empruntés aux pratiques de l’exterminateur hébreux Josué et du tortureur Torquemada. Dans les temps modernes, pourtant féconds en horribles représailles, comme tous les âges de l’humanité oscillant du bien au mal, il est peu d’incidents aussi abominables que l’ordre militaire du général Smith, condamnant à mort tous les mâles de l’île Samar, âgés de plus de dix ans !

Ainsi, au commencement du vingtième siècle, la république nord-américaine s’est jointe aux autres grandes puissances dans la triste solidarité de la politique agressive, créatrice de mésintelligences internationales, et s’accoutume à l’idée de guerres nouvelles. Et pourtant, l’ensemble des peuples civilisés est actuellement réparti d’une manière assez étroite sur le globe rapetissé pour qu’il subisse les mêmes ébranlements, participe aux mêmes mouvements d’opinion et tende à s’administrer d’après des principes communs. Contrairement à cette tendance, mais s’y soumettant en apparence puisqu’on ne parle plus du « concert européen » mais du concert mondial, les divers grands États, obéissant à leurs traditions de rivalité et de haine, continuent leur ancienne politique de conquête et d’annexion, de privilèges et de monopoles, cherchent même à dresser des murailles de Chine le long de leurs frontières et n’abdiquent nullement le vieux droit d’oppression et de massacre sur leurs sujets. On a vu la Porte faire tuer méthodiquement plus de 300 000 Arméniens, dont elle redoutait l’intelligence hâtive et l’esprit trop affranchi ; on a vu la Russie assister complaisamment à ces horreurs, les faciliter même, peut-être parce que ses régiments n’auraient aucune peine dans un avenir prochain à occuper une terre sans habitants suspects d’esprit révolutionnaire ; on voit enfin chaque gouvernement se réserver de continuer chez lui, selon les circonstances, des agissements de toute nature, si blâmés qu’ils soient par l’opinion du monde entier. Cependant, au-dessus de ces nations et de ceux qui les régissent, apparaît déjà, et de plus en plus nette, une image plus grande, celle du genre humain se constituant en organisme unitaire.

N’est-ce pas déjà un fait d’importance capitale dans l’histoire que presque toutes les nations policées de la Terre se soient associées en « Union postale Universelle » pour le transport, à travers les continents et les mers, des lettres et documents écrits, des imprimés et papiers d’affaires aussi bien que des échantillons de commerce, enfin pour le paiement de petites sommes d’argent, et cela pour un prix minime, détermine d’avance suivant un tarif uniforme ? Depuis l’année 1875, le service fonctionne d’une manière irréprochable sans que les divers États aient à s’en occuper autrement que pour fournir à l’entreprise universelle le matériel nécessaire aux expéditions et pour toucher la part des recettes qui leur revient d’après les comptes généraux. Chaque année, quelque nouvelle facilité, quelque réduction de taxe est consentie aux intéressés, chaque année l’Union postale embrasse quelque nouveau pays dans sa ligue qui comprend déjà plus d’un milliard d’hommes, et le mouvement prodigieux de ses affaires s’accroît dans des proportions imprévues. Pour cette immense toile d’araignée étendant ses fils en réseaux sur toute la surface terraquée, on a choisi comme centre la ville de Berne, humble capitale qui ne porte ombrage ni aux Londres, ni aux Paris, ni aux Chicago.

N° 471. Union postale universelle.

En 1907, la Chine, l’Abyssinie, le Maroc, l’Afghanistan, le Népal, le Bhutan et le sultanat d’Oman ne font pas encore officiellement partie de l’union postale universelle. En Chine, un service indépendant se rattache à l’union universelle et il n’en coûte que 25 centimes pour expédier une lettre de l’Europe en n’importe quelle grande ville chinoise.

Le grisé serré recouvre les différentes parties de l’empire britannique entre lesquelles le port des lettres n’est que de 10 centimes par 15 grammes. Les territoires laissés en blanc sont ceux où, par suite du manque d’habitants, le service n’est pas organisé.

Et depuis la réussite de cette belle œuvre mondiale, beaucoup d’autres ont été lancées avec le même succès par l’initiative des individus et des groupes auxquels les gouvernements, contraints par la force de l’opinion publique, ont dû fournir des moyens d’exécution. C’est ainsi que les marins de toutes les nations échangent les nouvelles par des signaux compris de tous. C’est ainsi que les contagions, peste ou choléra, sont arrêtées au lieu d’origine, et que l’état du baromètre étant télégraphié d’observatoire en observatoire, on dresse, chaque jour depuis 1863, la carte des pressions atmosphériques, base de toute prévision du temps. Et ce ne sont là que d’insignifiants résultats de l’entente mondiale en comparaison de ceux que tant de philanthropes attendent de l’arbitrage ! Il est vrai que, pour le moment, ils s’y prennent fort mal, s’entendant pour choisir comme arbitres les personnages dont l’objectif est directement opposé à celui des nations, les maîtres qui vivent en parasites de la moelle du peuple et dont l’intérêt immédiat est de le tenir en esclavage. Lorsque la conférence de La Haye se réunit en 1899, les inspirateurs de ce Congrès international avaient cru témoigner d’une habileté géniale en faisant lancer les invitations par le tsar, celui de tous les hommes qui, par le titre et l’illusion des pauvres d’esprit, se rapproche le plus de la majesté divine. On s’imagina béatement que la paix universelle avait grande chance de se réaliser parmi les peuples puisque l’empereur de toutes les Russies se déclarait partisan de la conciliation universelle. Mais au moment même où le tsar convoquait les délégués des puissances à se réunir sous sa grande ombre, il appelait sous les armes de nouvelles forces militaires, décrétait l’accroissement de sa flotte et le renforcement de son artillerie. En même temps, comme pour rassurer les États conquérants en appétit d’annexions, on se garda bien d’appeler à la réunion les représentants des peuples menacés : les envoyés des républiques sud-africaines, auxquelles l’Angleterre faisait alors une guerre indigne, ne furent point admis ; de plus, par « convenance internationale », le représentant de Dieu sur la terre, celui dont la mission est de prêcher la paix parmi les hommes, fut oublié de la liste des invitations. La conférence de La Haye, en dépit de son illustre patronage, ne fut donc qu’une comédie politique, et pourtant, il ne faut pas moins la considérer comme un signe des temps, car, si l’opinion des hommes qui pensent n’avait conclu à la nécessité de substituer l’arbitrage à toutes les violences de la guerre, on ne se serait pas mis en peine pour lui donner le change.

Quoi qu’il en soit, l’apparition de cette nouvelle amphictyonie des peuples se manifeste de plus en plus, malgré les intérêts privés, exclusifs, des divers États qui voudraient maintenir leur isolement jaloux et qui, en dépit d’eux-mêmes, sont obligés de se constituer en un syndicat général. Le théâtre s’élargit, puisqu’il embrasse maintenant l’ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque État particulier sont également celles qui se combattent par toute la Terre. En chaque pays, le Capital cherche à maîtriser les travailleurs de même sur le grand marché du monde, le Capital, accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire œuvrer à son profit la masse des producteurs et à s’assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés. Déjà l’on a vu des ordres de bourse déterminer l’envoi d’une escadre, quand le ministère français fit occuper Mitylène pour récupérer une créance usuraire, et telle guerre, celle de la Grèce contre la Turquie, en 1897, fut tellement mélangée de spéculations sur les fonds ottomans que l’on put se demander jusqu’à quel point les hostilités étaient sérieuses et servaient à cacher, sous la comédie des batailles et des canonnades, le jeu plus passionnant de la hausse et de la baisse. Evidemment, tout avait été machiné d’avance : on s’arrangea pour donner la victoire aux gros bataillons de la Turquie et pour assurer à la petite Grèce la possession, du moins médiatisée, de l’ile de Crète, qui était l’enjeu de la guerre.

Actuellement, la toute-puissance du Capital et son caractère international sont des phénomènes si bien établis que l’on parle tout simplement, comme d’un fait acquis, de la substitution prochaine des banques aux gouvernements pour la gérance de l’administration ainsi que des entreprises de la paix et de la guerre. D’ailleurs, puisqu’elles gèrent déjà directement — quoique sous un nom supposé — les milliards du budget, ne gèrent-elles pas aussi indirectement toutes les affaires de l’État ? Et, par cela même, les diverses individualités politiques ne prennent-elles pas un caractère de plus en plus international sous la direction du syndicat, qui peut avoir intérêt tantôt à exalter, tantôt à humilier tel ou tel pantin de la comédie politique et qui voit dans les nations autant de chiffres à inscrire, suivant les besoins du moment, à telle ou telle colonne du grand-livre ? Et pourtant, si effroyablement puissants que soient devenus ces groupes de commanditaires qui se disputent les trésors du monde, ils ne sont pas encore les maîtres ; chaque jour voit des conflits se produire entre eux et les multitudes de travailleurs qu’ils emploient. C’est que la contradiction économique est absolue entre le Capital et le Travail. Tandis que le premier a pour tendance naturelle de réduire en esclavage tous ceux qui peinent à son service, le second ne peut que péricliter, s’avilir, sombrer dans la basse routine s’il n’est libre, spontané, joyeux, créateur de force personnelle et d’initiative. La conciliation de ces deux contraires, quadrature du cercle que cherchent de bonnes âmes, est impossible, mais, à chaque nouvelle lutte, le résultat donne lieu à des transactions temporaires qui, s’il y a progrès, se rapprochent graduellement de la justice, comportant la libre participation de tous les hommes au travail, à ses produits et aux merveilles qu’il découvre.

Tel est l’idéal de la société. Etudions l’état actuel, des choses pour voir si, dans sa marche aujourd’hui si rapide, l’humanité se meut dans la direction voulue.



  1. Tamburlaine the Great. — Et ici, non loin d’Alexandrie — où la Méditerranée et la mer Rouge se rapprochent — et sont séparées de moins de cent lieues — je creuserai un canal — afin que l’homme abrège sa route vers les Indes.
  2. Voir Carte n° 295, page 489, vol. III.
  3. Friedrich Ratzel, Das Meer als Quelle der Vœlkergrœsse, p. 75.
  4. Gabriel Hanoteau, Nouvelle Revue, 15 nov. 1902.
  5. A. d’Almada Negreiros, Congrès Colonial international de Paris, 1900.
  6. Ch. Lemaire, notes manuscrites.
  7. Keane, Man, Past and Present, p. 109.
  8. R. de Segonzac, Société de géogr. d’Alger et de l’Afrique du Nord, 2e trim.1902. p. 183.
  9. New-York Herald, 18 sept. 1900.
  10. Darius H. Pingrey, The Forum, oct. 1900.