L’Homme et la Terre/IV/12

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PROGRÈS
Le vrai progrès est la conquête du
Pain et de l’Instruction pour tous les
hommes.


CHAPITRE XII


DÉFINITION DU PROGRÈS. — AGE D’OR. — ÉVOLUTION GÉOLOGIQUE

PROGRÈS ET RÉGRÈS DANS L’HISTOIRE. — RETOUR A LA NATURE
SIMPLICITÉ PRIMITIVE DES SOCIÉTÉS ET COMPLEXITÉ MODERNE
ENTR’AIDE DES NATIONS. — LOIS DU DÉPLACEMENT DES FOYERS
CONQUÊTE DE L’ESPACE ET DU TEMPS. — CONQUÊTE DU PAIN

REPRISE DES ÉNERGIES PERDUES. — AFFIRMATION DU PROGRÈS

Pris dans un sens absolu, le mot de « progrès » n’a point de signification, puisque le monde est infini et que, dans l’immensité sans borne, on reste toujours également éloigné du commencement et de la fin. Le mouvement de la société devant se décomposer en ceux de ses éléments constitutifs qui sont les individus, quel progrès en soi peut-on déterminer pour chacun de ces êtres dont la courbe totale s’achève en quelques années, de la naissance à la mort ? Quel progrès que celui d’une étincelle jaillissant d’un caillou et s’éteignant aussitôt dans l’air froid !

C’est donc en un sens beaucoup plus restreint qu’il faut comprendre l’idée de « progrès ». La valeur usuelle de ce mot, tel qu’on l’emploie généralement, est celle que nous a donnée l’historien Gibbon en admettant que, depuis le commencement du monde, chaque siècle a augmenté et augmente encore la richesse réelle, le bonheur, la science, et peut-être la vertu de l’espèce humaine ». Cette définition, qui renferme un certain doute au point de vue de l’évolution morale, a été reprise et diversement modifiée, étendue ou rétrécie par les écrivains modernes, et il en reste ce fait constant que le terme de progrès comporterait bien, dans l’opinion commune, l’amélioration générale de l’humanité pendant la période historique. Mais il faudrait se garder d’attribuer à d’autres cycles de la vie terrestre une évolution nécessairement analogue à celle que l’humanité contemporaine a parcourue. Les hypothèses très plausibles qui se rapportent aux temps géologiques de notre planète donnent une grande probabilité à la théorie d’un balancement des âges, correspondant en de vastes proportions au phénomène alternant de nos étés et de nos hivers. Un va-et-vient comprenant des milliers ou des millions d’années ou de siècles amènerait une succession de périodes distinctes et contrastantes, déterminant des évolutions vitales fort différentes les unes des autres. Que deviendrait l’humanité actuelle dans un âge de « grand hiver », alors que, peut-être, une nouvelle période glaciaire aurait recouvert les îles Britanniques et la Scandinavie d’un manteau continu de glace, que nos musées et nos bibliothèques auraient été détruits par les frimas ? Faut-il espérer que les deux pôles ne se refroidiront pas simultanément et que l’homme pourra survivre en s’adaptant peu à peu aux conditions nouvelles et en déplaçant vers les pays chauds les trésors de notre civilisation actuelle ? Mais si le refroidissement est général, est-il admissible qu’une diminution sensible de la chaleur solaire, source de toute vie, et l’épuisement graduel de nos réservoirs d’énergie puissent coïncider avec un développement incessant de la culture dans le sens du mieux et avec un véritable progrès. Déjà, dans la période contemporaine, nous pouvons constater que les conséquences normales de la dessiccation tellurique succédant à l’époque glaciaire ont causé des phénomènes incontestables de régression dans les contrées de l’Asie centrale. Les fleuves et les lacs taris, les rangées de dunes envahissantes ont entraîné la disparition des villes, des civilisations et des nations elles-mêmes. Le désert de sable a remplacé les campagnes et les cités. L’homme n’a pu se maintenir contre la nature hostile.

Quelle que soit la notion que l’on se fasse du progrès, un point semble tout d’abord hors de doute. C’est qu’à diverses époques des individus ont surgi qui, par quelque trait, se placent au premier rang parmi les hommes de tous temps et de tous pays. Les noms se pressent par vingtaine des personnages, qui par la perspicacité, la puissance de travail, une bonté profonde, la vertu morale, le sens artistique, ou tout autre aspect du caractère ou du talent, constituent, dans leur sphère particulière, des types parfaits, insurpassables. L’histoire de la Grèce surtout nous en montre de grands exemples, mais d’autres groupements humains en ont possédé, que nous avons souvent à deviner sous les mythes et les légendes. Qui pourrait se prétendre meilleur que Çakya-Muni ? plus artiste que Phidias, plus inventif qu’Archimède, plus sage que Marc-Aurèle ? Le progrès durant les trois mille années récentes consisterait, s’il existe, en une diffusion plus large de cette initiative autrefois réservée à quelques-uns et en une meilleure utilisation par la société des cerveaux de génie.

Quelques grands esprits ne se contentent point d’admettre ces restrictions capitales à la notion du progrès, ils nient même qu’il puisse y avoir amélioration réelle dans l’état général de l’humanité. Toute impression de progrès serait d’après eux une pure illusion et n’aurait qu’une valeur toute personnelle. Chez la plupart des hommes, le fait du changement se confond avec l’idée de progrès ou de régrès suivant qu’il se rapproche ou s’éloigne du degré particulier occupé par l’observateur sur l’échelle des êtres. Les missionnaires qui rencontrent de superbes sauvages, se mouvant librement dans leur nudité, croient les faire « progresser » en leur donnant des robes et des blouses, des souliers et des chapeaux, des catéchismes et des bibles, en leur enseignant à psalmodier en anglais ou en latin. De quels chants de triomphe en l’honneur du progrès n’ont pas été accompagnées les inaugurations de toutes les usines industrielles avec leurs annexes de cabarets et d’hôpitaux[1] ! Certes, l’industrie amena de réels progrès dans son cortège, mais avec quel scrupule il importe de critiquer les détails de cette grande évolution ! Les misérables populations du Lancashire et de la Silésie nous montrent que tout n’a pas été progrès sans mélange dans leur histoire ! Il ne suffit pas de changer d’état et d’entrer dans une classe nouvelle pour qu’on acquière une plus grande somme de bonheur ; il est maintenant des millions d’ouvriers industriels, de couturières et de servantes qui se rappellent avec larmes la chaumière maternelle, les danses en plein air sous l’arbre patrimonial et les veillées le soir auprès de l’âtre. Et de quelle nature est le prétendu progrès pour les gens du Kamerun et du Togo qui ont l’honneur d’être abrités désormais par l’étendard germanique, ou pour les Arabes algériens buvant l’apéritif et s’exprimant élégamment en argot parisien ?

Le mot de « civilisation », qu’on emploie d’ordinaire pour indiquer l’état progressif de telle ou telle nation est, comme le terme de « progrès », une de ces expressions vagues dont les divers sens se confondent. Pour la plupart des individus, il caractérise seulement le raffinement des mœurs et surtout les habitudes extérieures de politesse, ce qui n’empêche que des hommes à maintien raide et à manières brusques puissent avoir une morale bien supérieure à celle des gens de cour qui tournent d’élégants madrigaux. D’autres ne voient dans la civilisation que l’ensemble de toutes les améliorations matérielles dues à la science, à l’industrie moderne : chemins de fer, télescopes et microscopes, télégraphes et téléphones, dirigeables et machines volantes et autres inventions leur paraissent des témoignages suffisants du progrès collectif de la société ; ils ne veulent point en savoir davantage et pénétrer dans les profondeurs de l’immense organisme social. Mais ceux qui l’étudient dès ses origines constatent que chaque nation « civilisée » se compose de classes superposées représentant dans ce siècle-ci toute la série des siècles antérieurs avec leurs cultures intellectuelles et morales correspondantes. La société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures à l’état de survivances et, par l’effet du contact immédiat, les situations extrêmes présentent un écart saisissant.

Evidemment, le mot de « progrès » peut causer les plus fâcheux malentendus suivant l’acception dans lequel il est pris par ceux qui le prononcent. C’est par milliers que les bouddhistes et les interprètes de leur religion pourraient compter les définitions diverses du nirvana ; de même, suivant l’idéal qu’ils donnent à leur vie, les philosophes peuvent considérer comme « marche en avant » les évolutions les plus différentes, voire les plus contradictoires.

N° 589. Un des aspects du Progrès, variation de la densité de Population


Il en est pour lesquels le repos est le souverain bien et qui font des vœux, sinon pour la mort, du moins pour la tranquillité parfaite du corps et de l’esprit, pour l’ « ordre », quand bien même il ne serait que la routine. Le progrès, tel que le comprennent ces êtres fatigués, est certes tout autre que pour les hommes préférant une périlleuse liberté à une paisible servitude. Toutefois l’opinion moyenne relative au progrès coïncide bien avec celle de Gibbon et comporte l’amélioration de l’être physique au point de vue de la santé, l’enrichissement matériel et l’accroissement des connaissances, enfin le perfectionnement du caractère, devenu certainement moins cruel, même plus respectueux de l’individu, et peut-être plus noble, plus généreux, plus dévoué. Considéré ainsi, le progrès de l’individu se confond avec celui de la société, unie par une force de solidarité de plus en plus intime.

En cette incertitude, il importe d’étudier chaque fait historique d’assez haut et d’assez loin pour ne pas se perdre dans les détails et trouver le recul nécessaire d’où l’on puisse établir les vrais rapports avec l’ensemble de toutes les civilisations connexes et de tous les peuples intéressés. Ainsi parmi les hommes de haute intelligence qui nient absolument le progrès, même toute idée d’une évolution continue dans le sens du mieux, Ranke, pourtant un historien de haute valeur, ne voit dans l’histoire que des périodes successives ayant chacune son caractère particulier et se manifestant par des tendances diverses qui donnent une vie individuelle, imprévue, « piquante »[2] même, aux différents tableaux de chaque âge et de chaque peuple. D’après cette conception, le monde serait une sorte de pinacothèque. S’il y avait progrès, dit l’écrivain piétiste, les hommes, assurés d’une amélioration de siècle en siècle, ne seraient pas « en dépendance directe de la divinité », qui voit d’un même regard, et comme si elles avaient une valeur exactement égale, toutes les générations qui se suivent dans la série des temps. Cette opinion de Ranke, si en désaccord avec celles qu’on est habitué d’entendre depuis le dix-huitième siècle, justifie une fois de plus la remarque de Guyau, d’après laquelle « l’idée du progrès est en antagonisme avec l’idée religieuse »[3]. Si elle est restée longtemps dormante, à peine éveillée chez les philosophes du monde ancien les plus libres d’esprit, si elle n’a pris vie et pleine conscience d’elle-même qu’avec la Renaissance et les révolutions modernes, la cause en est à l’empire absolu des dieux et des dogmes, qui dura pendant les âges antiques et médiévaux. En effet, toute religion procède de ce principe que l’univers sortit des mains d’un créateur, c’est-à-dire qu’il commença par la perfection suprême. Ainsi que le dit la Bible, Dieu regarda son œuvre et vit qu’elle était « bonne », même « très bonne »[4]. Partant de ce premier état, marqué du sceau de la divinité, le mouvement ne peut, sous l’action des hommes imparfaits, se continuer que dans le sens de la décadence et de la chute : le régrès est fatal. De l’âge d’or, les créatures finissent par tomber dans l’âge de fer ; elles sortent du paradis, où elles vivaient heureuses, pour aller s’abîmer dans les eaux du déluge, d’où elles n’émergent que pour végéter dorénavant.

D’autre part, les institutions fixes des monarchies et des aristocraties, tous les cultes officiels et fermés, fondés et comme maçonnés par les hommes ayant la prétention, même la certitude d’avoir réalisé la perfection, présupposaient que toute révolution, tout changement doit être une chute, un retour vers la barbarie. De leur côté, les aïeux et les pères, « louangeurs du temps jadis », contribuaient avec les dieux et les rois à dénigrer le présent en comparaison du passé et à préjuger dans les idées la fatalité de la régression. Les enfants ont une tendance naturelle à considérer leurs parents comme des êtres supérieurs, et ces parents en avaient fait autant pour leurs pères ; le résultat de tous ces sentiments, se déposant dans les esprits comme des alluvions sur les bords d’un fleuve, eut pour conséquence de faire un véritable dogme de la déchéance irrémédiable des hommes. De nos jours encore, n’est-ce pas une coutume générale de discourir en prose et en vers sur la « corruption du siècle » ? Ainsi, par un manque absolu de logique, presqu’inconscient toutefois, ceux mêmes qui vantent les « progrès irrésistibles de l’humanité » parlent volontiers de sa « décadence ». Deux courants contraires se croisent dans leur langage ainsi que dans leurs impressions. C’est que, en effet, les anciennes conceptions se heurtent contre les nouvelles, même chez ceux qui réfléchissent et qui ne parlent pas à la légère. L’affaiblissement des religions est coupé de réveils soudains, mais elles doivent céder quand même sous la poussée des théories qui expliquent la formation des mondes par une évolution lente, une émergence graduelle des choses hors du chaos primitif. Or, quel est ce phénomène, si ce n’est, par définition, le progrès lui-même ? qu’on l’admette implicitement, comme le fit Aristote, ou qu’on le reconnaisse en paroles précises, éloquentes, ainsi que le fit Lucrèce[5].

L’idée qu’il y a eu progrès pendant la durée des courtes générations humaines et dans l’ensemble de l’évolution des hommes doit en grande partie sa prise sur les esprits à ce fait que les recherches géologiques nous ont révélé dans la succession des phénomènes, sinon un « plan divin », comme on disait autrefois, mais une évolution naturelle affinant de plus en plus la vie en des organismes toujours plus complexes. Ainsi les premières formes vitales dont on voit les débris ou les traces dans les assises de la terre les plus anciennes présentent des traits rudimentaires, uniformes, peu différenciés, constituant comme autant d’ébauches de mieux en mieux réussies des espèces qui se montreront ultérieurement durant la série des âges. Les plantes feuillues viennent après les végétaux sans feuilles ; les animaux vertébrés suivent les invertébrés ; de cycle en cycle, les cerveaux se développent, et l’homme, dernier venu, à l’exception toutefois de ses propres parasites[6], est le seul de tous les animaux qui ait acquis par la parole la pleine liberté d’exprimer sa pensée et par le feu la puissance de transformer la nature.

En reportant la pensée sur un champ plus étroit, celui dans lequel l’histoire écrite des nations se trouve limitée, le progrès général n’apparaît pas avec la même évidence, et nombre d’esprits chagrins ont pu se dire que l’humanité ne progresse point, mais se déplace seulement, gagnant d’un côté, perdant de l’autre, s’élevant par certains peuples, se gangrenant par d’autres. A l’époque même où les sociologues les plus optimistes préparaient la Révolution française au nom des progrès indéfinis de l’homme, d’autres écrivains, impressionnés par les récits des explorateurs qu’avait séduits la vie simple des peuplades lointaines, parlaient de retourner au genre d’existence de ces primitifs. « Revenir à la nature », tel fut le cri de Jean-Jacques, et, chose bizarre, cet appel, pourtant si contraire à celui des « Droits de l’Homme et du Républicain », se retrouve dans le langage et les idées du temps. Les révolutionnaires veulent à la fois retourner vers les siècles de Rome et de Sparte, ainsi que vers les âges heureux et purs des tribus préhistoriques.

N° 590. Conquête graduelle de l’Atmosphère.
Cette carte est à l’échelle de 1 à 6 000 000.

Il ne s’agit ici que de ballons non dirigeables. Le 15 septembre 1907, à un concours de distance, 22 ballons partirent de Bruxelles et atterrirent aux points accompagnés d’un numéro d’ordre. Les trois traits indiquent la route du vainqueur (917 kilomètres), suivie presqu’identiquement par de nombreux concurrents et celles des deux ballons qui s’en écartèrent le plus, quinze pilotes effectuèrent un trajet de plus de 600 kilomètres et trois traversèrent la Garonne exactement au même point.

De nos jours, un mouvement analogue de « retour à la nature » se fait sentir et même d’une manière plus sérieuse qu’au temps de Rousseau, car la société présente, élargie jusqu’à embrasser l’entière humanité, tend à s’assimiler d’une manière plus intime les éléments ethniques hétérogènes dont les civilisés progressifs étaient restés longtemps séparés. D’autre part, les recherches anthropologiques, les études relatives à la psychologie de nos frères primitifs ont été poussées beaucoup plus avant, et des voyageurs de premier ordre sont venus apporter dans le débat le poids décisif de leur témoignage.

On n’a plus à se fonder seulement sur de simples récits naïfs, comme ceux d’un Jean de Léry, d’un Claude d’Abbeville ou d’un Yves d’Evreux, sur les Topinambous et autres sauvages brésiliens, récits qui, d’ailleurs, méritent d’être fort sérieusement appréciés. On a mieux, aussi, que les observations rapides d’un Cook ou d’un Bougainville : le dossier s’est enrichi d’attestations très scrupuleuses tirées de longues expériences et, entre les peuplades qu’il faut incontestablement placer fort haut parmi les hommes les plus rapprochés de l’idéal d’entr’aide et d’amour mutuel, on doit précisément compter une tribu classée parmi les primitifs, les Aeta, qui ont valu son nom de « Negros » à l’une des îles Philippines.

Malgré tout le mal que les blancs leur ont fait, ces « négritos » ou « petits nègres » sont restés doux et bienveillants à l’égard de leurs persécuteurs, mais c’est entre eux surtout que se manifestent les vertus de la race. Les membres de la tribu se sentent tous frères, si bien qu’à la naissance d’un enfant, la grande famille se réunit en son entier pour décider du nom de bon augure que recevra le nouveau-né. Les unions conjugales, toujours monogamiques, dépendent de la libre volonté des époux. On soigne les malades, les enfants, les vieillards avec un dévouement parfait ; nul n’exerce de pouvoir, mais on s’incline volontiers devant l’ancien pour lui témoigner le respect dû à son expérience et à son grand âge[7]. Est-il une nation d’Europe ou d’Amérique à laquelle on puisse appliquer de pareils éloges ? Mais cette humble société des bons Aeta existe-t-elle encore ? Malgré les grandes chasses américaines, a-t-elle pu conserver ses nids de branchages entremêlés et ses cabanes de roseaux ou de palmes ?

Prenons un autre exemple parmi des hommes qui ont un cercle d’horizon plus vaste, chez des populations qui se rapprochent de la race blanche et qui, par leur genre de vie même, étaient forcés de passer une grande partie de leur existence en dehors de la case maternelle. Les Ounoungoun, désignés par les Russes sous le nom d’Aléoutes, d’après l’appellation des îles où ils se sont établis, habitent une région de pluie, de vents et de tourmentes : s’adaptant au milieu, ils se construisent des cabanes à demi souterraines, formées, pour la plupart, de branches tressées que recouvre une carapace de boue durcie, éclairées au sommet par une grosse lentille de glace. Les nécessités de l’alimentation ont fait aussi des Aléoutes un peuple de pêcheurs habiles à manœuvrer des barques tendues de peaux, à travers lesquelles ils s’introduisent comme dans un tambour.

Cl. Publ. Pierre Lafitte.
wilbur wright, en son aéroplane
Document tiré de la Vie au Grand Air.
Le premier vol des frères Wright, en un appareil à moteur, date du 17 décembre 1903.


Les mers redoutables qu’ils parcourent en ont fait des marins intrépides et de savants divinateurs d’orages. Quelques-uns, surtout les pêcheurs de baleines, deviennent de vrais naturalistes, constituant une corporation spéciale où l’on ne peut entrer qu’après une longue période d’épreuves[8]. Les Aléoutes, comme leurs voisins de la terre ferme, sont des sculpteurs d’une singulière adresse, et l’on a retrouvé des objets fort curieux dans leurs abris funéraires, sous la voûte des rochers. La complexité de la vie aléoutienne se manifeste en outre par un code de convenances sociales, réglées avec une grande rigueur par la coutume entre parents, alliés et étrangers. Parvenus à ce haut degré relatif de civilisation, les Aléoutes restèrent jusqu’à une période récente, et grâce à leur isolement, dans un état de paix et de parfait équilibre social. Les premiers navigateurs européens qui entrèrent en relations avec eux vantent unanimement leurs qualités et leurs vertus. L’archevêque Innokenti, plus connu sous le nom de Veniaminov, qui fut le témoin de leur vie pendant dix années, les dépeint comme « les plus affectueux des hommes », comme des êtres d’une modestie et d’une discrétion incomparable, qui ne se rendent jamais coupables de la moindre violence en langage ou en action : « durant nos années de vie commune, pas un mot grossier n’est sorti de leur bouche ». Ce ne sont donc pas nos peuples de l’Occident d’Europe qui à cet égard pourraient se comparer au petit peuple des Aléoutes ! Tels auraient été chez ces insulaires l’esprit de solidarité et leur dignité de vie morale que des missionnaires orthodoxes grecs se résignèrent à ne pas tenter leur conversion : « A quoi bon leur enseigner nos prières ? Ils valent mieux que nous »[9].

À ces exemples choisis en divers stades de la civilisation, chacun peut en ajouter d’autres, également significatifs, pris dans les voyages des sociologues ou dans des ouvrages spéciaux d’ethnologie. On peut constater ainsi nombre de cas dans lesquels la supériorité morale, aussi bien qu’une appréciation plus sereine de la vie, se rencontrent en des sociétés dites sauvages ou barbares, très inférieures à la nôtre par la compréhension intellectuelle des choses. Dans la spirale indéfinie que l’humanité ne cesse de parcourir, en évoluant sur elle-même par un mouvement continu vaguement assimilable à la rotation de la Terre, il est arrivé souvent que certaines parties du grand corps se sont beaucoup plus rapprochées que d’autres du foyer idéal de l’orbite. La loi de ce va-et-vient sera peut-être connue un jour dans toute sa précision : il suffit actuellement de constater les simples faits sans vouloir en tirer de conclusions prématurées et, surtout, sans accepter les paradoxes de sociologues découragés qui ne voient dans les progrès matériels de l’humanité que les indices de sa réelle décadence.

De très grands esprits semblent s’être abandonnés parfois à cette impression. Le mémorable passage du Malay archipelago, publié en 1869 par A. R. Wallace, ne peut-il même être considéré comme une sorte de manifeste, un défi à l’adresse de ceux qui ont accepté sans restriction l’hypothèse du progrès indéfini de l’humanité. Et ce défi attend encore sa réponse. Il n’est donc pas inutile d’en rappeler les termes et de les prendre pour texte de contrôle dans les études historiques : « Si l’idéal social est l’harmonie de la liberté individuelle avec la volonté collective, réalisée par le développement convenablement équilibré de nos forces intellectuelles, morales et physiques, état où nous serons chacun et tous rendus si aptes à la vie sociale par la connaissance de ce qui est juste et par l’irrésistible penchant d’y conformer notre conduite, que les restrictions et les peines n’auront plus aucune raison d’être… n’est il pas surprenant qu’à un degré très infime de la civilisation se rencontre quelque chose d’approximatif à cet état de perfection ? J’ai longtemps vécu au milieu des communautés de sauvages dans l’Amérique du Sud et dans l’Extrême Orient, qui n’ont pas d’autres lois ou d’autre cour de justice que l’opinion publique librement exprimée par la population. Chaque homme y respecte scrupuleusement les droits de son prochain et une infraction à cette règle survient rarement, pour ne pas dire jamais. Une égalité presque parfaite règne dans les communautés ; rien n’y ressemble à la large démarcation entre l’éducation et l’ignorance, entre la richesse et la pauvreté, entre le maître et le serviteur, telle qu’elle se présente dans notre civilisation. Il n’y a pas non plus de division du travail qui, tout en accroissant les richesses, mette les intérêts en conflit, ni concurrence acharnée ou lutte pour la vie »… « Nous ne saurions, s’il s’agit de l’ensemble de nos populations, prétendre à une supériorité réelle sur les sauvages… »

Mais on aurait tort de généraliser ce que le grand naturaliste et sociologue a dit des indigènes de l’Amazonie et de l’Insulinde et de l’appliquer à toutes les populations sauvages des continents et des archipels. L’île de Bornéo, où Wallace a trouvé tant d’exemples de cette noblesse morale qui ont déterminé son jugement, est cette même grande terre que Boek a décrite sous le nom de « Pays des Cannibales »[10], et que l’on pourrait appeler aussi « Pays des coupeurs de têtes » en faisant allusion à ceux des Dayak qui, pour acquérir le droit de se dire « Hommes » et de fonder une famille, doivent avoir fait tomber une ou plusieurs têtes, par ruse ou en franc combat. De même cette merveilleuse île de Taïti, la Nouvelle Cythère dont les navigateurs du dix-huitième siècle parlent avec un si naïf enthousiasme, ne répond que très partiellement aux éloges qu’en firent les Européens, ravis à la fois par la beauté des paysages et l’amabilité des habitants. Tels personnages augustes et doux, tels vénérables vieillards, qui semblaient compléter par leur gravité noble les tableaux charmants du paradis océanique, appartenaient peut-être à la redoutable caste des Oro (Arioï), qui, après avoir constitué un clergé voué au célibat, avait fini par devenir une association de meurtriers, se livrant aux rites infernaux de l’assassinat sur tous leurs enfants. Il est vrai qu’à cette époque, les Taïtiens évoluaient déjà dans une période de culture très éloignée du stade primitif. Mais alors, au lieu de se développer dans le sens du progrès, se trouvaient-ils en régression, ou bien les deux mouvements se croisaient-ils dans la vie sociale de la petite nation enfermée en son étroit univers océanique ?

Là se trouve la difficulté capitale. Les milliers de peuplades et autres agglomérations ethniques comprises par les orgueilleux « civilisés » sous le nom de « sauvages » correspondent à des points vifs très différents les uns des autres, s’espaçant diversement sur la route des âges et dans l’infini réseau des milieux. Telle peuplade est en pleine évolution progressive, telle autre en incontestable déchéance ; l’une en est à sa période de devenir, l’autre sur la route du déclin et de la mort. Chacun des exemples que les divers auteurs présentent dans la grande enquête du progrès devrait donc être accompagné de l’histoire spéciale du groupe humain dont il est question, car deux situations presqu’identiques en apparence peuvent avoir cependant une signification absolument opposée, si l’une se rapporte à l’enfance d’un organisme et si l’autre appartient à sa vieillesse.

Un premier fait ressort avec évidence des études d’ethnographie comparée. La différence essentielle entre la civilisation d’une peuplade primitive, encore peu influencée par ses voisines, et la civilisation des immenses sociétés politiques modernes, aux ambitions démesurées, consiste dans le caractère simple de l’une, et dans le caractère complexe de l’autre. La première, peu développée, a du moins l’avantage d’être cohérente et conforme à son idéal ; la deuxième, immense par le cycle embrassé, infiniment supérieure à la culture
un crinoïde, pentacrinus asteria
Un quart de grandeur naturelle.
(Voir page 518)
primitive par les forces mise en mouvement, est complexe et diverse, obérée de survivances, forcément incohérente et contradictoire, sans unité, poursuivant à la fois des objectifs opposés. Dans les sociétés de la préhistoire et du monde encore réputé sauvage, l’équilibre peut s’établir facilement parce que l’idéal en est simple[11], et par suite telles peuplades, telles races primitives, très peu développées par les connaissances scientifiques, n’ayant que des arts rudimentaires et menant une vie sans grande variété, ont pu néanmoins atteindre un stade de justice mutuelle, de bien-être équitable et de bonheur dépassant de beaucoup les caractères correspondants de nos sociétés modernes, si infiniment complexes, entraînées par les découvertes et les progrès partiels dans un élan continuel de rénovation, mêlé diversement à tous les éléments du passé. Aussi, quand nous comparons notre société mondiale, si puissante, aux petits groupes imperceptibles des primitifs qui ont réussi à se maintenir en dehors des « civilisateurs » — trop souvent destructeurs —, nous pouvons être portés à croire que ces primitifs nous étaient supérieurs et que nous avons rétrogradé sur le chemin des âges. C’est que nos qualités acquises ne sont pas de même ordre que les qualités anciennes ; la comparaison, par conséquent, ne peut se faire d’une manière équitable. Le bagage primitif s’est grandement accru. Du moins est-il fort agréable de reporter ses yeux sur quelques dizaines ou centaines d’individus qui s’étaient harmoniquement développés dans le cercle de leur étroit cosmos et qui avaient eu la chance de réaliser en petit ce que nous essayons maintenant d’accomplir dans l’ensemble de notre univers humain. En ces sociétés dont tous les membres se connaissaient comme faisant partie de la même famille, le but qu’il s’agissait d’atteindre était sous la main, pour ainsi dire. Il en est autrement pour notre société moderne : elle embrasse un monde, mais ne l’étreint pas encore.

En prenant l’humanité dans son ensemble, même en remontant jusqu’aux origines des êtres vivants, on peut envisager tous les groupements sociaux comme s’étant constitués normalement en petites colonies distinctes, depuis les salpes flottant en rubans sur la mer jusqu’aux essaims d’abeilles qui s’agglomèrent en une même ruche, et aux peuples qui cherchent à se délimiter avec précision dans un cercle de frontières. Les premières associations sont d’abord microcosmiques, puis elles se font de plus en plus étendues et leur complexité ne cesse de s’accroître avec le temps, en proportion de l’idéal qui s’élève et devient plus difficile à conquérir. Le propre de chacune de ces sociétés minuscules est de constituer un organisme indépendant se suffisant à lui-même ; cependant aucune n’est complètement fermée, à l’exception de celles qui sont cantonnées en des îles, des péninsules ou des cirques de montagne dont la route est perdue. Des rencontres, des relations directes et indirectes se produisent d’un groupe d’hommes à un autre, et c’est ainsi que, suivant les changements internes et les événements du dehors, chaque essaim a pu interrompre son évolution spéciale, individuelle, en s’associant de gré ou de force à un autre corps politique, puis en s’intégrant avec lui en une organisation supérieure ayant une nouvelle carrière de vie et de progrès à parcourir. C’est un avatar analogue à celui par lequel une graine se transforme en arbre, un œuf en animal : un état de structure homogène se modifie en un état de structure hétérogène[12]. Mais les destins sont divers. Parmi ces petites sociétés isolées, un grand nombre périssent d’épuisement sénile par quelque sanglant conflit avant d’avoir pu réaliser l’objectif plus ou moins élevé vers lequel tendait leur fonctionnement normal. D’autres microcosmes, mieux protégés par les circonstances du milieu
Cl. Sevria.
macrotoma colmanti (lameere)
Coléoptère du Congo septentrional. —
Quatre tiers de grandeur naturelle.(Voir page 518.)
dans leur développement harmonique, ont pu heureusement atteindre à la réalisation de leur idéal, vivre conformément aux règles de la sagesse, telles que les comprenaient leurs anciens. C’est ainsi que nombre de peuplades, simples dans leur organisation sociale, naïves dans leur conception générale de l’univers, pures de mélanges avec d’autres éléments ethniques, sont arrivées à constituer de petites cellules bien achevées dans leur contour, bien distribuées dans leurs organes, conscientes de leur solidarité entre tous les membres de la tribu, et jouissant par chaque individu d’une liberté personnelle absolument respectée, d’une justice inviolée, d’une vie calme et tranquille, rapprochée de l’état qu’on pourrait appeler le « bonheur », si ce mot devait impliquer seulement la satisfaction des instincts, des appétits, des sentiments d’affection.

Dans l’histoire de l’humanité plusieurs types sociaux ont atteint successivement leur floraison définitive, de même que dans les mondes, d’origine plus ancienne, de la flore et de la faune, nombre de genres et d’espèces ont accompli leur idéal de force, de rythme ou de beauté, sans qu’on puisse même imaginer rien de supérieur : la rose, devancière de tant de formes postérieures, n’en reste pas moins parfaite, insurpassable. Et, parmi les animaux, peut-on imaginer des organismes plus achevés, chacun dans son genre, que des crinoïdes, des scarabées, des hirondelles, des antilopes, que des abeilles et des fourmis[13] ? L’homme, encore imparfait à ses propres yeux, n’a-t-il pas autour de lui d’innombrables êtres vivants qu’il peut admirer sans réserve s’il a les yeux et l’intellect ouverts ? Et même s’il fait un choix dans l’infinité des types qui l’entourent, n’est-ce pas en réalité par l’impuissance dans laquelle il se trouve de tout embrasser ? Car chaque forme, résumant en elle toutes les lois de l’univers qui concourent à la déterminer, en est une conséquence également merveilleuse.

C’est donc seulement par la plus grande complexité des éléments qui entrent dans sa formation que la société moderne peut revendiquer une supériorité particulière sur les sociétés qui l’ont précédée ; elle a plus d’ampleur, s’est constituée en un organisme plus hétérogène par l’assimilation successive des organismes juxtaposés. Mais d’autre part, cette vaste société, tend à se simplifier ; elle cherche à réaliser l’unité humaine en devenant graduellement la dépositaire de toutes les acquisitions du travail et de la pensée dans tous les pays et dans tous les âges. Tandis que les diverses peuplades vivant à part représentent la diversité, la nation qui vise à la prééminence, et même à l’absorption des autres groupes ethniques, tend à constituer la grande unité ; de fait, elle cherche à résoudre à son profit toutes les antinomies, à faire la vérité une de toutes les petites vérités éparses ; mais combien le chemin qui mène à ce but est difficile, semé d’obstacles, et surtout sillonné de sentiers perfides qui semblent d’abord parallèles à la voie majeure et où l’on s’engage sans crainte ! L’histoire nous a montré comment chaque nation, si bien douée, si joyeuse de force et de santé qu’elle fût dans son bel âge, finissait par s’attarder, après un certain laps de décades ou de siècles, puis se décomposait en bandes qui par les brousses riveraines allaient se perdre de droite et de gauche ; parfois même elle essayait de retourner vers les origines : les diversités de langues, de partis, d’intérêts locaux l’emportaient sur le sentiment de l’unité humaine qui avait soutenu pour un temps la nation progressive.

De nos jours, les divers groupes ethniques civilisés sont déjà tellement pénétrés de cette idée de l’unité humaine qu’ils sont, pour ainsi dire, immunisés contre la décadence et contre la mort. A moins de grandes révolutions cosmiques dont l’ombre ne s’est pas encore projetée devant nous, les nations modernes échapperont désormais à ces phénomènes de ruine, définitive en apparence, qui se sont produits chez tant de peuples anciens. Certes, les « transgressions » politiques, analogues aux transgressions marines sur les rivages, auront lieu sur les frontières des Etats, et ces frontières elles mêmes disparaîtront en maints endroits, en attendant le jour où elles cesseront partout d’exister ; divers noms géographiques pourront être effacés des cartes, mais cela n’empêchera point que les peuples embrassés dans le domaine de la civilisation moderne, part très considérable des terres émergées, continueront de participer aux progrès matériels, intellectuels et moraux les uns des autres. Ils sont dans la période de l’entr’aide et, même quand ils s’entre-heurtent en chocs sanglants, ils ne cessent de travailler partiellement à l’œuvre commune. Lors de la dernière grande guerre européenne entre la France et l’Allemagne, des centaines de milliers d’hommes périrent, des récoltes furent ravagées et des richesses détruites ; on s’exécra et se maudit de part et d’autre, mais cela n’empêcha point que le travail de la pensée se continuât des deux côtés, au profit de tous les hommes, y compris les adversaires mutuels. On se disputa patriotiquement pour savoir où le sérum de la diphtérie avait été efficacement découvert et appliqué pour la première fois, à l’est ou à l’ouest des Vosges, mais, en France comme en Allemagne, le médicament accrut la puissance de l’homme solidaire sur la nature indifférente. C’est ainsi que mille autres inventions nouvelles sont devenues le patrimoine commun des deux nations voisines, ennemies rivales, il est vrai, mais, au fond très intimement amies, puisqu’elles travaillent avec acharnement à l’œuvre générale qui doit profiter à tous les hommes. Et là-bas, du côté de l’Extrême Orient, la guerre sourde ou déchaînée entre Japonais et Russes ne peut arrêter les progrès étonnants qui s’accomplissent en ces régions du monde dans le sens de la répartition de la culture et de l’idéal humains. Déjà une période historique a mérité le nom « d’humanisme », parce qu’elle unissait tous les hommes affinés par l’étude du passé grec et latin dans la jouissance commune des hautes pensées exprimées par de belles langues ; combien plus notre époque aurait-elle droit à une appellation analogue puisqu’elle associe en un groupe solidaire non seulement une confraternité d’érudits mais des nations entières, issues des races les plus diverses et peuplant les extrémités du monde !

Et pourtant, de nos jours, « l’humanitairerie » est au rabais ; tous nos grands écrivains, tous les hommes d’Etat font de l’esprit aux dépens de cette pauvre sentimentalité. C’est que la seconde moitié du dix-neuvième siècle a été fertile en enseignements relatifs aux formes que prend parfois le progrès. Les révolutionnaires de 1848 lancèrent avec un éclat particulier le mot d’humanité, mais ces braves gens, dans leur ignorance profonde, n’avaient aucune idée des difficultés que devait rencontrer leur propagande, aussi fut-il facile, après la défaite, de les tourner en ridicule. Puis vint la guerre franco allemande qui mit le comble à la gloire de la politique bismarckienne, venant à floraison dans la sentimentale Allemagne. C’est à qui copierait, du reste, avec une égale incapacité, les agissements du Chancelier de Fer dont l’ombre règne encore sur nous. A la délivrance de la Grèce et des Deux Siciles, aux acclamations qui saluèrent un Byron, un Kossuth, un Garibaldi, un Herzen, a succédé la conduite la plus prudente devant les massacres d’Arménie, les tueries de l’Afrique australe et les pogroms de Russie. Dans tous les pays d’Occident sévit un ardent nationalisme, et, d’une manière générale, les frontières se sont surhaussées depuis cinquante ans. Nous avons également vu, en Grande Bretagne, l’idée républicaine qui réunissait beaucoup d’adhérents avant 1870, s’effacer peu à peu de la politique courante, et il en est de même en tous pays civilisés pour les « utopies » les plus généreuses. On pourrait donc se laisser décourager en assimilant ces évolutions indéniables à des régrès définitifs si l’on perdait de vue la recherche des causes ; quand on a compris le fonctionnement de ces retours en arrière, on ne peut conserver le moindre doute que retentisse à nouveau le cri d’humanité lorsque les « humiliés et offensés » qui n’ont cessé de le prononcer entre eux se seront assimilé la parfaite connaissance scientifique ; ayant acquis une plus complète maîtrise dans leur entente internationale, ils se sentiront assez forts pour interdire à jamais toute menace de guerre.

Cl. du Photochrom.
le kasbek, vu de la vallée de l’aragva, au sud

Si graves, si pleines de conséquences que puissent être dans leurs détails les dissensions entre les gouvernements rivaux, ces disputes, même suivies de guerre, ne peuvent avoir des suites analogues à celles des luttes d’autrefois qui firent disparaître les Hittites, les Elamites, les Sumériens et Accadiens, les Assyriens, les Perses, et, avant eux, tant de civilisations dont les noms même nous sont inconnus. En réalité, toutes les nations, y compris celles qui se disent ennemies, ne constituent, en dépit de leurs chefs et malgré les survivances de haines, qu’une seule nation dont tous les progrès locaux réagissent sur l’ensemble et constituent un progrès général. Ceux que le « philosophe inconnu » du dix-huitième siècle appelait les « hommes de désir, c’est-à-dire ceux qui veulent le bien et qui travaillent à le réaliser, sont assez nombreux déjà, assez actifs et assez harmonieusement groupés en une nation morale pour que leur œuvre de progrès l’emporte sur les éléments de régrès et de dissociation que produisent les haines survivantes.

C’est à cette nation nouvelle, composée d’individus libres, indépendants les uns des autres, mais d’autant plus aimants et solidaires, c’est à cette humanité en formation qu’il faut s’adresser pour la propagande de toutes les réformes que l’on croit désirables, de toutes les idées qui paraissent justes et rénovatrices. La grande patrie s’est élargie jusqu’aux antipodes, et c’est parce qu’elle a déjà conscience d’elle-même qu’elle éprouve le besoin de se donner une langue commune : il ne suffit pas que les nouveaux concitoyens se devinent d’un bout du monde à l’autre, il faut qu’ils se comprennent pleinement. On peut en conclure en toute certitude que le langage désiré verra le jour : tout idéal fortement voulu se réalise.

Cette union spontanée des hommes de bonne volonté par-dessus les frontières ôte toute valeur rectrice aux « lois », faussement ainsi nommées, que l’on a déduites de l’évolution antérieure de l’histoire et qui, d’ailleurs, méritent d’être classées dans la mémoire des hommes comme ayant eu leur vérité relative. Ainsi doit-on se souvenir de la théorie d’après laquelle la civilisation aurait cheminé autour de la Terre dans le sens de l’Orient à l’Occident, à l’instar du soleil, et déterminé son foyer de mille ans en mille ans sur le pourtour de la planète. Des historiens, frappés de l’élégante parabole décrite par la marche de la civilisation entre la Babylone antique et nos Babylones modernes, formulèrent cette loi de la précession de la culture. Toutefois, dès avant l’époque de l’efflorescence hellénique, les Egyptiens, embrassant dans leur esprit l’immensité du monde nilotique, réel univers par son étendue et son isolement, donnaient une autre direction à la propagation de la pensée humaine : ils croyaient qu’elle leur était venue du Sud au Nord, apportée par les flots du Nil, comme l’étaient aussi les alluvions fécondes. Ils se trompaient probablement et, du moins à une époque historique connue, la civilisation se propagea dans le sens contraire, de Memphis vers Thèbes aux « Cent Portes ». En d’autres contrées, c’est bien le long des fleuves, et de l’amont à l’aval, que le mouvement de culture fit naître successivement les citées populeuses, centres du labeur humain. C’est ainsi que, dans l’Inde, la trajectoire se fit du nord-ouest au sud est, sur les bords de la Ganga et de la Djamna, et que, dans les immenses plaines chinoises, la « ligne de vie » se dirigea nettement de l’est à l’ouest dans les vallées Hoang-ho et du Yangtse-kiang.

Ces exemples suffisent pour montrer que la, prétendue loi du progrès, déterminant le transfert successif du foyer mondial par excellence dans le sens de l’Orient à l’Occident, n’a qu’une valeur temporaire, locale, et que d’autres mouvements sériels ont prévalu en diverses contrées, suivant la pente du sol et les forces d’attraction que suscitent les conditions du milieu[14]. Néanmoins il est bon de se remémorer la thèse classique, non seulement à cause des faits qui en expliquent la naissance, mais aussi parce qu’elle est encore revendiquée par une ambitieuse nation du « Grand Ouest », qui clame hautement ses droits à la prééminence. Mais n’est-il pas devenu évident, pour les membres de la grande famille humaine, que le centre de la civilisation est déjà partout, en vertu de mille découvertes et applications qui se font chaque jour, ici ou là, et se propagent aussitôt de ville en ville sur la rondeur de la Terre ? Les tracés imaginaires que les histoires d’autrefois dessinaient sur le pourtour du globe sont noyés, pour ainsi dire, sous le flot d’inondation qui recouvre maintenant toutes les contrées : c’est vraiment ce déluge de savoir dont parlait l’Evangile, à un autre point de vue, comme devant s’étendre également sur toutes les parties du monde. L’élément espace a perdu de son importance, car l’homme peut s’instruire et s’instruit en effet de tous les phénomènes du sol, du climat, de l’histoire, de la société qui distinguent les différents pays. Or, se comprendre, c’est déjà s’associer, se confondre en une certaine mesure. Certainement, le contraste existe toujours entre terre et terre, nation et nation, mais il s’atténue et tend graduellement à se neutraliser dans la compréhension des gens avertis.

Cl. de l’Appalachia.
mont dawson, chaine des selkirk, colombie britannique

Le sommet de cette montagne, 3 400 mètres, fut atteint pour la première fois le 13 août 1899, par Charles E. Fay, Christian Häsler, Edouard Feuz et H. C. Parker. (Voir page 537.)


Le foyer de la civilisation, c’est tout endroit où l’on pense, où l’on agit ; c’est le laboratoire du Japon, de l’Allemagne, de l’Amérique, où l’on découvre les propriétés de tel métal ou de tel corps chimique, le chantier où l’on construit tel propulseur de navire ou d’aéronef, l’observatoire où l’on constate tel phénomène inconnu dans le mouvement des astres.

La théorie, jadis fameuse, de Vico sur les corsi et les ricorsi, le flux et le reflux des évolutions historiques, se trouve aussi écartée de la discussion comme l’hypothèse du déplacement successif des centres de culture. Sans doute, une société fermée, se comportant comme un individu distinct, doit avoir une tendance naturelle à se développer suivant des oscillations rythmiques, aux périodes d’activité succédant aux heures de repos, et, quand le travail recommence, l’emploi des mêmes éléments en des conditions analogues doit amener un fonctionnement presqu’identique. Le va-et-vient de la démocratie au régime des tyrans et des tyrans au gouvernement populaire a pu se faire ainsi avec un balancement semblable à celui de l’horloge. Mais, dès que la science de l’histoire s’est agrandie et que les éléments ethniques se trouvent diversement augmentés, le trouble doit nécessairement se produire dans l’alternance rythmée des événements : le flux et le reflux prennent une telle ampleur et s’entremêlent d’une manière si variée qu’on ne peut les reconnaître avec certitude ; et c’est, pour une bonne part, afin de les retrouver dans une belle ordonnance que l’on a remplacé la figure plane où se meut le balancier de Vico par une courbe sans limite aux spires ascendantes. C’est bien là une image poétique telle que Gœthe aimait à les dessiner ; toutefois elle ne répond à la réalité que très lointainement. Il est vrai, l’enchevêtrement infini des faits historiques se présente à ceux qui l’étudient de haut comme se déployant en grandes masses ; à l’intérieur se produit incessamment un mouvement d’action et de réaction, et la résultante des forces diverses en conflit ne peut jamais entraîner l’humanité suivant une ligne droite. L’ensemble du prodigieux foisonnement n’est certes point dépourvu de déroulements harmoniques, d’admirables oscillations dans les mille détails de ses tableaux, mais les formes géométriques, si élégantes soient-elles, sont insuffisantes pour donner une idée de ses ondulations sans fin.

Cette extension même du champ d’études, croissant avec les révolutions et les siècles, constitue un des principaux éléments du progrès : l’humanité consciente s’est constamment accrue en proportion même de l’assimilation géographique des terres lointaines au monde déjà scruté scientifiquement. Et, tandis que l’explorateur conquiert l’espace et permet ainsi aux hommes de bon vouloir d’associer leurs efforts d’un bout du monde à l’autre, l’historien, tourné vers le passé, conquiert le temps. Le genre humain qui se fait Un sous toutes les latitudes et tous les méridiens, tente également de se réaliser sous une forme qui embrasse tous les âges. C’est là une conquête non moins importante que la première. Toutes les civilisations antérieures, même celles de la préhistoire, entr’ouvrent devant nous le trésor de leurs secrets et s’incorporent graduellement, en un certain sens, dans la vie des sociétés actuelles. Par la succession des temps, que l’on peut tenter d’étudier maintenant comme un tableau synoptique se déployant suivant un ordre où nous essayons de retrouver la logique des événements, nous cessons de vivre uniquement dans le moment qui s’enfuit, et nous embrassons dans le passé toute la série des âges retracés par les annalistes et découverts par les archéologues. De cette manière, nous arrivons à nous dégager de la ligne stricte de développement indiquée par l’ambiance de notre lieu de séjour et par la descendance spéciale de notre race. Devant nous se dessine l’infini réseau des voies, parallèles, divergentes, entrecroisées, qu’ont suivies les autres fractions de l’humanité. Et partout, dans ces temps qui se déroulent vers un horizon indéfini, se présentent des exemples qui sollicitent notre génie d’imitation ; partout nous voyons surgir des frères envers lesquels nous sentons naître un esprit de solidarité. A mesure que la perspective des siècles se prolonge vers le passé, un plus grand nombre de modèles à comprendre se pressent autour de nous et, parmi eux, il en est beaucoup qui peuvent réveiller en nous l’ambition de leur ressembler par telle ou telle partie de leur idéal. En se déplaçant, en se modifiant de la façon la plus diverse suivant les peuples, l’humanité avait perdu une part notable des acquisitions déjà faites antérieurement, et, maintenant, nous pouvons nous demander s’il n’est pas possible de récupérer tout le bagage abandonné aux étapes de notre longue odyssée à travers les siècles.

Maîtres désormais de l’espace et du temps, les hommes voient donc s’ouvrir devant eux un champ indéfini d’acquisitions et de progrès, mais, embarrassés encore par les conditions illogiques et contradictoires de leur milieu, ils ne sont point en mesure de procéder avec science à l’œuvre harmonique de l’amélioration pour tous. Cela se comprend : toute initiative provenant d’individus et de minorités peu considérables, ces isolés ou ces faibles groupes courent au plus pressé, s’attaquent directement au mal en face duquel ils se trouvent et si les efforts ont l’avantage de se produire ainsi sur presque tous les points à la fois, ils sont par cela même dépourvus de toute stratégie. Mais théoriquement, quand on se place par la pensée en dehors du chaos des intérêts en lutte, il est facile de voir aussitôt que la vraie, la majeure conquête, celle de laquelle toutes les autres sont une dérivation logique, est l’obtention du pain pour tous les hommes, pour tous ceux qui se disent « frères », bien que l’étant si peu. Quand tous auront de quoi manger, tous se sentiront égaux. Or, c’est là, précisément, l’idéal qu’avait déjà su se réaliser mainte petite peuplade éloignée de nos grandes routes de civilisation, et c’est l’idéal de solidarité que nous avons à résoudre au plus tôt si toutes nos espérances de progrès ne sont pas la plus cruelle des ironies. Déjà Montaigne relate ce que pensaient à cet égard les naturels du Brésil qui furent amenés à Rouen en 1557, « du temps que le feu roy Charles neufviesme y estoit ». Un des faits étranges qui les frappèrent le plus était qu’il y eût « parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leur moitiez (compatriotes) estoient mendiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy nécessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice qu’ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou meissent le feu à leurs maisons ». De son côté, Montaigne plaint fort ces sauvages du Brésil « de s’estre laissez piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la doulceur de leur ciel pour venir veoir le nostre » ! « De ce commerce naistra leur ruine »[15]. Et en effet, ces Topinambous du littoral américain n’ont point laissé de descendants : toutes les tribus ont été exterminées et s’il reste encore un peu du sang des indigènes, c’est à l’état de mélange avec celui des prolétaires méprisés.

La conquête du Pain, telle que le vrai progrès l’exige, doit être réellement une conquête[16]. Il ne s’agit pas simplement de manger, mais de manger le pain dû à son droit d’homme et non à la charité de quelque grand seigneur ou d’un riche couvent. C’est par centaines de mille, peut-être par millions que l’on peut compter le nombre des malheureux qui quémandent en effet à la portée des casernes, des églises : grâce à des bons de pain et de soupe distribués par des gens charitables, ils végètent ; mais il n’est pas probable que l’appoint fourni par tous ces nécessiteux ait eu la moindre importance dans l’histoire de la civilisation : le fait même d’avoir été nourris sans qu’ils y affirmassent leur droit, et peut-être aussi sous obligation de témoigner leur gratitude, prouve qu’ils se tenaient pour de simples déchets sociaux.

Dessin de A Roubille
Paroles de A. Bruant.
Cl. de l’Assiette au Beurre.

Toi, tu t’en iras chez Macquart,
Moi, j’irai p’t’être ben à la Morgue
Ou ben ailleurs, ou ben aut part.


Les hommes libres se regardent en face, et la première condition de cette franche égalité c’est que les individus soient absolument indépendants, chacun envers chacun, et gagnent leur pain par la mutualité des services. Il est arrivé que des populations entières ont été réduites à l’anéantissement moral par la gratuité de l’existence matérielle. N’est-ce pas lorsque les citoyens romains eurent en suffisance et sans travail la nourriture et les plaisirs assurés par les maîtres de l’Etat qu’ils cessèrent de défendre l’Empire ? Nombre de classes, entre autres celle des « bons pauvres », se trouvent complètement inutilisées, au point de vue du progrès, par le système des aumônes, et certaines villes sont tombées dans une irrémédiable décadence parce qu’une multitude fainéante, n’ayant point à travailler pour elle-même, se refuse également à travailler pour autrui. Telle est la vraie raison pour laquelle tant de cités et des nations même sont « mortes ». La charité apporte avec elle la malédiction de ceux qu’elle nourrit. Qu’on en juge par les fêtes aristocratiques où de petits héritiers de vastes fortunes, drapés de vêtements luxueux, s’exerçant à de nobles gestes, à de gracieux sourires, et sous les yeux caressants de leurs mères et de leurs gouvernantes, distribuent noblement des cadeaux de Noël à des pauvres de la rue, dûment lavés et endimanchés pour la circonstance. Est-il un spectacle plus triste que celui de ces jeunes malheureux, stupéfiés par la gloire de l’or dans toute sa munificence !

Arrière donc cette laide charité chrétienne ! C’est aux conquérants du pain, c’est-à-dire aux hommes de labeur, associés, libres, égaux, dégagés du patronage, que se trouve remise la cause du progrès. C’est à eux qu’il reviendra d’introduire enfin la méthode scientifique dans l’application aux intérêts sociaux de toutes les découvertes particulières, et de réaliser le dire de Condorcet, que « la nature n’a mis aucun terme à nos espérances ». Car, ainsi que l’a dit un autre historien sociologue, « plus on demande à la nature humaine, plus elle donne ; ses facultés s’exaltent à l’œuvre, et l’on n’aperçoit plus de limites à sa puissance »[17]. Dès que l’homme est fermement assuré des principes d’après lesquels il dirige ses actes, la vie lui devient facile : connaissant pleinement son dû, il reconnaît par cela même celui de son prochain et, du coup, il écarte les fonctions usurpées par le législateur, le gendarme et le bourreau ; grâce à sa propre morale, il supprime le droit (Emile Acollas). Le progrès conscient n’est pas un fonctionnement normal de la société, un acte de croissance analogue à celui de la plante ou de l’animal ; il n’éclôt pas comme une fleur[18], mais se comprend comme un acte collectif de la volonté sociale, qui arrive à la conscience des intérêts solidaires de l’humanité et les satisfait à mesure et avec méthode, se consolidant d’autant plus que cette volonté s’entoure d’acquisitions nouvelles. Certaines idées, une fois admises par tous, deviennent indiscutables.

Dans son essence, le progrès humain consiste à trouver l’ensemble des intérêts et des volontés commun à tous les peuples ; il se confond avec la solidarité. Tout d’abord, il doit viser à l’économie, bien différent en cela de la nature primitive, qui prodigue les semences de vie avec si étonnante abondance. Actuellement la société se trouve encore bien éloignée d’avoir atteint ce bon emploi des forces, surtout des forces humaines. Il est vrai, la mort violente n’est plus la règle comme autrefois ; néanmoins, la très grande majorité des décès arrive avant l’échéance normale. Les maladies, les accidents, avaries et tares de toute nature, compliqués le plus souvent par des traitements médicaux appliqués à faux ou au hasard, aggravés surtout par la misère, le manque de soins indispensables, l’absence d’espoir et de gaieté, déterminent la décrépitude bien avant l’âge normal de la vieillesse. Un physiologiste éminent[19] a fait même un beau livre dont la principale thèse est que précisément les vieillards meurent presque tous avant le temps, en pleine horreur de la mort, qui devrait pourtant se présenter comme le sommeil, si elle venait au moment où l’homme, heureux d’avoir fourni une belle carrière d’activité et d’amour, éprouvait le besoin de repos.

Ce manque d’économie dans l’emploi des forces se manifeste surtout dans les grands changements, révolutions violentes ou applications de procédés nouveaux. On jette au rebut comme inserviables les vieux appareils, les hommes assouplis à l’ancien travail. Cependant l’idéal est de savoir tout utiliser, d’employer les déchets, les résidas, les scories, car tout est utile entre les mains de celui qui sait ouvrer. Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par l’adjonction au progrès de régrès correspondants. Un nouvel organisme s’établit aux dépens de l’ancien. Même lorsque les vicissitudes du conflit n’ont pas été suivies de destructions et de ruines proprement dites, elles n’en sont pas moins une cause de dépérissements locaux. La prospérité des uns amène la déchéance des autres, justifiant ainsi l’antique allégorie qui représente la Fortune comme une roue, redressant les uns et écrasant les autres. Un même fait peut être cité diversement, du côté droit comme un grand progrès moral, du côté gauche comme un indice de décomposition. De tel grand événement capital, l’abolition de l’esclavage, par exemple, peuvent découler, par suite des mille coups et contre-coups de la vie, certaines conséquences désastreuses contrastant avec l’ensemble des résultats heureux. L’esclave, et l’on peut même dire, d’une manière générale, l’homme dont la vie a été réglée dès son enfance et qui n’a pas appris à établir nettement la comparaison entre deux états successifs très distincts de son milieu, s’accoutume facilement à la routine immuable de l’existence, si vulgaire soit elle : il peut vivre sans se plaindre, comme la pierre ou la plante hivernant sous la neige. Par l’effet de cette accoutumance dans laquelle le penser s’est endormi, il arrive souvent que l’homme libéré soudain de quelque servitude ne sait pas s’accommoder à la situation nouvelle : n’ayant pas appris à se servir de sa volonté, il regarde comme le bœuf vers l’aiguillon qui le poussait jadis au travail ; il attend le pain qu’on lui jetait autrefois et qu’il s’était habitué à ramasser dans la boue. Les qualités de l’esclavage, obéissance, résignation — si tant est qu’on puisse les appeler des qualités —, ne sont pas les mêmes que celles de l’homme libre : initiative, courage, indomptable persévérance ; celui qui garde même vaguement les premières, qui se laisse aller au regret de l’ancienne vie réglée par le bâton et la brenée ne sera jamais le fier héros de son destin.

D’autre part, l’homme qui s’est joyeusement accommodé aux conditions d’une vie nouvelle, parfaitement indépendante et plaçant dans l’acteur lui-même la pleine responsabilité de sa conduite, cet homme risque de souffrir au delà du possible quand il se trouve repris par quelque survivance de l’antique esclavage, l’état militaire, par exemple. Alors l’existence lui devient insupportable et le suicide lui apparaît comme un refuge. Ainsi, dans notre société incohérente où luttent deux principes opposés, on peut désirer la mort, soit parce qu’il est trop pénible de conquérir la vie, soit parce que la liberté a tant de joies qu’on ne peut les sacrifier. N’est-il pas contradictoire que, par réaction à une plus grande intensité de vie, il se produise un accroissement prodigieux dans les accès de désespoir et la hantise de la mort ? Le nombre des suicides ne cesse d’augmenter depuis plusieurs décades dans la société contemporaine et dans tous les pays dits civilisés » Naguère ce genre de mort était rare en toute contrée et tout à fait inconnu chez certains peuples, chez les Grecs par exemple, où d’ailleurs la pauvreté, la sobriété, l’âpre travail étaient la règle. Mais le grand tourbillon dont les cités sont les foyers moteurs a produit un mouvement
malais récoltant du vin de palmier
(Voir page 538.)
correspondant de passions, de sentiments, d’impressions diverses, d’ambitions et de folies dans nos « Babylones » modernes : la vie plus active, plus passionnée, s’est par contre-coup fréquemment compliquée de crises, et souvent l’arrêt se fait brusquement par la mort volontaire.

Là est le côté très douloureux de notre demi-civilisation si vantée, demi-civilisation puisqu’elle ne profite point à tous. La moyenne des hommes, fût-elle de nos jours non seulement plus active, plus vivante, mais aussi plus heureuse qu’elle l’était autrefois, lorsque l’humanité, divisée en d’innombrables peuplades, n’avait pas encore pris conscience d’elle-même dans son ensemble, il n’en est pas moins vrai que l’écart moral entre le genre de vie des privilégiés et celui des parias s’est agrandi. Le malheureux est devenu plus malheureux ; à sa misère s’ajoutent l’envie et la haine, aggravant les souffrances physiques et les abstinences forcées. Dans un clan de primitifs, le famélique, le malade n’ont que leur peine matérielle à porter ; chez nos peuples policés, ils ont encore à soutenir le poids de l’humiliation ou même de l’abhorrence publique ; ils se trouvent en des conditions de logis et de vêture qui les rendent sordides, répugnants à voir. Dans chaque grande ville, n’est-il pas des quartiers évités soigneusement par les voyageurs, de crainte des odeurs nauséabondes qui s’en échappent ? A part les Eskimaux dans leur iglou d’hiver, nulle tribu sauvage n’habite de pareils bouges : Glasgow, Dundee, Rouen, Lille et tant d’autres cités d’industrie ont des caves aux parois visqueuses, où des êtres ayant l’apparence humaine se traînent péniblement, pour un temps, en un semblant de vie. Les Hindous barbares qui vivent dans les forêts du centre de la Péninsule, velus de quelques haillons de couleur, offrent un spectacle relativement gai en comparaison de tels prolétaires hâves de la luxueuse Europe, sombres, tristes, lugubres, avec leurs habits déguenillés et crasseux. Ce qui frappe surtout le spectateur qui ne craint pas d’assister à la sortie des ateliers et fait abstraction du vêtement de misère, c’est le manque absolu de personnalité. Tous ces êtres, qui se pressent vers un repas insuffisant, ont la même figure flétrie dès la jeunesse, le même regard atone, endormi ; il est impossible de les individualiser plus nettement que les moutons d’un troupeau ; ce ne sont pas des humains mais des bras, des « mains » ainsi que les appelle justement la langue anglaise.

Ce contraste horrible, le fléau le plus grave de la société contemporaine, est un de ceux que la méthode scientifique, dans la répartition des biens de la terre, serait en mesure de corriger rapidement, puisque les ressources nécessaires à tous les hommes sont en surabondance, ne nous lassons pas de le répéter. Admirablement outillée par ses progrès dans la connaissance de l’espace, dans celle du temps, de la nature intime des choses et de l’homme lui-même, l’humanité est-elle actuellement assez avancée pour aborder le problème capital de son existence, la réalisation de son idéal collectif, non seulement pour les « classes dirigeantes », une caste ou un ensemble de castes, mais pour tous ceux qu’une religion qualifiait autrefois de « frères créés à l’image de Dieu » ? Certainement oui ; la question matérielle du pain n’en sera plus une le jour où les faméliques s’accorderont pour réclamer leur dû.

De même, celle de l’instruction se résoudra puisqu’elle est admise en principe et que l’ambition du savoir est générale, ne fût-ce que sous la forme de curiosité. Or, un progrès ne vient jamais seul ; il se complète, se répercute par d’autres progrès dans l’ensemble de l’évolution sociale. Dès que le sens de la justice sera satisfait par la participation de tous à l’avoir matériel et intellectuel de l’humanité, il en résultera pour chaque homme un singulier allègement de la conscience, car l’état d’inégalité cruelle, qui comble actuellement les uns de richesses superflues tandis qu’elle prive les autres même de l’espérance, pèse comme un remords, conscient ou inconscient, sur les âmes humaines, sur celles des heureux surtout, et mêle toujours un poison à leurs joies. Le plus grand élément de pacification serait que personne n’eût de tort envers son prochain, car il est dans notre nature de haïr ceux que nous avons lésés et d’aimer ceux dont la présence rappelle notre propre mérite. Les conséquences morales de cet acte très simple de justice : garantir à tous le pain et l’instruction, seraient incalculables.

S’il arrive — conformément à la direction actuelle de l’évolution historique — s’il arrive bientôt que l’humanité remplisse ces deux objectifs, ne laisser personne mourir de faim et personne croupir dans l’ignorance, alors un autre idéal se présentera comme un phare en pleine vue, idéal qui d’ailleurs est déjà poursuivi par un nombre toujours croissant d’individus : la haute ambition de reconquérir toutes les énergies qui s’égaraient, d’empêcher la déperdition des forces et des matériaux dans le présent, et aussi de reconquérir dans le passé tout ce que nos ancêtres avaient laissé fuir. Il s’agit, au point de vue général des civilisations, d’imiter ce que font les ingénieurs actuels qui retrouvent des trésors dans les déblais tenus pour sans valeur par les anciens mineurs d’Athènes. S’il est vrai que, à certains égards, des primitifs ou des anciens aient dépassé l’homme moyen de nos jours en force, en agilité, en santé du corps, en beauté du visage, eh bien ! il faut redevenir leurs égaux. Sans doute, notre reconquête n’ira pas jusqu’à recouvrer l’usage des organes atrophiés dont les biologistes ont découvert l’ancienne destination (Elie Metchnikoff), mais il importe de savoir garder en leur plénitude les énergies qui nous sont encore départies, de retenir l’emploi des muscles qui, tout en continuant de fonctionner, se sont affaiblis dans leur ressort et risquent de n’être bientôt plus qu’une non-valeur dans notre organisme. Est-il possible d’empêcher cet amoindrissement matériel de l’homme, déséquilibré par un accroissement de son appareil à penser ? On lui a prédit qu’il se transformerait peu à peu en un énorme cerveau, entouré de bandelettes qui le préserveraient des rhumes, et que le reste de son corps s’atrophierait ; n’avons-nous rien à faire contre cette tendance ? Les zoologistes nous disent que l’homme fut autrefois un animal grimpeur comme le singe. Pourquoi donc le moderne se laisse-t-il déchoir de cette adresse à l’escalade que possèdent encore d’une manière si remarquable certains primitifs, notamment ceux qui vont cueillir des régimes de fruits à la cime des palmiers ? L’enfant, dont la mère ne manque jamais d’admirer l’étonnante force de préhension manuelle, suffisante pour suspendre le corps, même pendant des minutes[20], perd graduellement cette vigueur première, parce qu’on lui retire avec soin l’occasion de l’exercer : il suffit que les vêtements soient menacés de déchirures et d’accrocs par les efforts du grimpeur pour que, dans notre société forcement économe, les parents interdisent l’ascension des arbres à leur progéniture : la peur du danger n’est, dans cette défense, que la considération secondaire.

Des craintes semblables ont pour résultat que la plupart des enfants « civilisés » restent de beaucoup inférieurs aux fils des sauvages dans les jeux de force et d’adresse. En outre, n’ayant guère l’occasion d’exercer leurs sens dans la libre nature, ils n’ont pas la même netteté de vision, la même finesse d’ouïe : comme animaux aux belles formes et aux sens affinés, tels que les eût désirés Herbert Spencer, ils sont pour la plupart incontestablement dégénérés. Ils ne méritent point les paroles d’admiration que la vue des jeunes hommes de Tenimber, s’exerçant à bander l’arc ou à lancer le javelot, fait naître chez les voyageurs européens[21]. Même parmi les joueurs de pelote, de golf et de crosse, qui constituent l’élite des civilisés pour la beauté corporelle, les spectateurs trouveraient difficilement l’occasion de s’extasier sur le parfait équilibre des formes chez tous les champions. L’évidence est faite. Il est certain que nombre de peuplades nègres et peaux-rouges, malaises et polynésiennes l’emportent par la pureté des lignes, la noblesse des attitudes, l’élégance de la démarche, non sur tel ou tel type exceptionnel parmi les Européens, mais sur des groupes pris au hasard, représentant le type moyen des nations d’Europe. Ainsi il y eut, à ce point de vue, régression générale par le fait de notre claustration dans les demeures et de notre costume absurde, empêchant la transpiration cutanée, l’action de l’air et de la lumière sur la peau, le libre développement des muscles, souvent gênés, torturés, estropiés même par brodequins et corsets. Toutefois, de nombreux exemples prouvent que cette régression n’est pas définitive et sans appel, car ceux de nos jeunes gens qui sont élevés en de bonnes conditions d’hygiène et d’exercices physiques se développent en forme et en force comme les plus beaux des sauvages, et en outre ils ont la supériorité que leur donnent la conscience d’eux-mêmes et le prestige de l’intelligence.

Cl. de l’Appalachia.
la walalhalla de biafo
Aiguilles d’environ 7 000 mètres d’altitude.
Cette partie du Karakorum, Kachmire septentrional, a été visitée, en 1899, par M. et Mme Workman accompagnés de Zurbringen.


Grâce aux acquisitions du passé que le moderne acquiert rapidement et méthodiquement par l’instruction, il réussit à vivre plus longtemps que le sauvage, puisqu’il sait condenser dans sa vie mille existences antérieures et rappeler les survivances pour en faire un tout logique et beau avec les pratiques courantes et les innovations de « pré-vivance ». Que l’on juge de l’ensemble des forces que le moderne peut embrasser par les savants escaladeurs actuels des Alpes, du Caucase, des Rocheuses, des Andes, du Tian-chan, de l’Himalaya ! Certes, aucun Jacques Balmat n’eût gravi le mont Blanc s’il n’avait existé un de Saussure pour l’entraîner dans cette œuvre, et maintenant les Whimper, les Freshfield, les Conway ne sont-ils pas devenus en force, en endurance, en connaissance et en pratique de la montagne les égaux, peut-être même les supérieurs des guides montagnards les plus sûrs, dressés depuis leur jeune âge à toutes les vertus physiques et morales que nécessitent les ascensions dangereuses ? C’est l’homme de science qui se fait suivre maintenant par le naturel au sommet du Kilimandjaro ou de l’Aconcagua ; c’est lui qui mène les Eskimaux à la conquête du Pôle. Ainsi, l’idéal que l’homme moderne a conçu, de pouvoir acquérir des qualités nouvelles sans perdre ou même en récupérant celles que possédaient les ancêtres, peut se réaliser parfaitement ; ce n’est point une chimère.

Mais cette force de compréhension, cette capacité plus grande de l’homme moderne, qui lui permet de reconquérir le passé du sauvage dans son milieu naturel antique et de l’associer, de le fondre harmonieusement avec ses idées plus affinées, tout cet accroissement de force ne peut aboutir à une reconquête définitive, normale, qu’à la condition pour l’homme nouveau d’embrasser tous les autres hommes, ses frères, dans un même sentiment d’unité avec l’ensemble des choses.

Voici donc la question sociale qui se pose de nouveau et dans toute son ampleur. Il est impossible d’aimer pleinement le sauvage primitif, dans son milieu naturel d’arbres et de ruisseaux, si l’on n’aime pas en même temps les hommes de la société plus ou moins artificielle du monde contemporain. Comment admirer, aimer la petite individualité charmante de la fleur, comment se sentir frère avec l’animal, se diriger vers lui comme le faisait François d’Assise, quand on ne voit pas aussi dans les hommes de chers compagnons, à moins pourtant qu’on ne les fuie à force d’amour, afin d’éviter les blessures morales qui viennent du haineux, de l’hypocrite ou de l’indifférent ? L’union plénière du civilisé avec le sauvage et avec la nature ne peut se faire que par la destruction des frontières entre les castes aussi bien que par celle des frontières entre les peuples. Il faut que, sans obéir à d’anciennes conventions et habitudes, tout individu puisse s’adresser à n’importe lequel de ses égaux en toute fraternité et causer librement avec lui « de tout ce qui est humain » comme disait Térence. La vie, revenue à sa première simplicité, comporte par cela même pleine et cordiale liberté de commerce avec les hommes.

L’humanité a-t-elle fait de réels progrès dans cette voie ? Il serait absurde de le nier. Ce que l’on appelle la « marée démocratique » n’est autre chose que ce sentiment croissant d’égalité entre les représentants de castes différentes, naguère ennemies. Sous les mille apparences changeantes de la surface, le travail s’accomplit dans les profondeurs des nations, grâce à la connaissance croissante que l’homme prend de soi-même et d’autrui : il arrive de plus en plus à trouver le fond commun par lequel nous nous ressemblons, à se dégager du fouillis des opinions superficielles qui nous tenaient séparés ; nous marchons donc vers la conciliation future, vers une forme de bonheur bien autrement étendue que celle dont se contentaient nos aïeux, les animaux et les primitifs. Notre monde matériel et moral est devenu plus vaste, et en même temps plus ample notre conception du bonheur, qui désormais ne sera tenu pour tel qu’à la condition d’être partagé par tous, de s’être fait conscient, raisonné et de comprendre en soi les recherches passionnantes de la science et les joies de la beauté antique.

Tout cela nous éloigne singulièrement de la théorie du « Surhomme », telle que la comprennent les aristocrates de la pensée. Les rois, les puissants s’imaginent volontiers qu’il y a deux morales, la leur, qui est celle du caprice, l’obéissance, qui convient au populaire. De même les jeunes outrecuidants, adorateurs de la force intellectuelle qu’ils croient leur appartenir, s’installent à leur gré sur quelque haute terrasse de la tour d’ivoire où ne pénètrent point les humbles mortels. Peu nombreux sont les élus avec lesquels ils daignent confabuler ; peut-être même se croient-ils solitaires. Le génie leur pèse ; ils portent sous leur front, que sillonnent des rides fatales, tout un monde orageux, et ne voient pas même, au-dessous du vol de leur pensée, la masse grouillante, amorphe, de la multitude inconnue. Certes, l’homme n’a point de limites à tracer que son ambition d’étudier et d’apprendre ne puisse franchir ; oui, il doit chercher à réaliser son propre idéal, tendre à le distancer, à monter toujours plus loin — même mourant, moi, je crois à mon progrès personnel, déchois, toi qui te sens déchoir —, mais il n’a point à rompre pour cela le lien qui le rattache aux êtres qui l’entourent, car il ne peut échapper à l’étroite solidarité qui le fait vivre de la vie de ses semblables. Bien au contraire, chacun de ses progrès personnels est un progrès pour ceux qui l’entourent : il partage ses connaissances comme il partage son pain, il ne laisse point de pauvres ni d’infirmes derrière lui. Il eut des éducateurs, car il n’est point né sans père comme tel Dieu de la fable ; à son tour il sera l’éducateur de ceux qui viendront après lui.

La méthode barbare des Spartiates plaît encore aux impuissants qui ne savent ni guérir, ni enseigner : ils étouffent celui qui paraît faible ; ils jettent le malvenu dans un trou en lui cassant les os. C’est la pratique sommaire des impuissants et des ignares. Et quel médecin, quelle femme de l’art, quel arbitre infaillible nous dira ceux que l’on peut épargner et les nouveau-nés pour lesquels il n’y a point d’espoir ? Souvent la science de ces juges s’est trouvée en défaut : tel corps qu’ils avaient déclaré inapte à la vie s’y est admirablement adapté ; telle intelligence que du haut de leur judiciaire ils avaient assimilée à celle du crétin s’est développée en force géniale et créatrice ; vieux, routiniers, misonéistes, ils s’étaient trompés du tout au tout, et c’est par révolution contre eux que le monde s’était agrandi et renouvelé. Le plus sûr est donc d’accueillir tous les hommes comme des égaux en virtualité et en dignité, d’aider les faibles en les soutenant de sa force, les malades en leur rendant la santé, les inintelligents en leur ouvrant l’esprit vers les hautes pensées, avec la préoccupation constante du mieux pour les autres et pour soi-même, car nous constituons un tout, et, de progrès en progrès aussi bien que de recul en recul, l’évolution se produit d’un bout du monde à l’autre.

Le bonheur, tel que nous le comprenons, n’est donc pas une simple jouissance personnelle. Certes, il est individuel en ce sens que « chacun est le propre artisan de son bonheur », mais il n’est vrai, profond, complet, qu’en s’étendant sur l’humanité entière, non qu’il soit possible d’éviter les chagrins, les accidents, les maladies et la mort même, mais parce que l’homme, en s’associant à l’homme pour une œuvre dont il comprend la portée et suivant une méthode dont il connaît les effets, peut avoir la certitude d’orienter vers le mieux tout ce grand corps humain dont sa propre cellule individuelle n’est qu’un infiniment petit, un milliardième de milliardième, si l’on compte les générations successives et non pas seulement le nombre actuel des habitants de la Terre énumérés par les recensements. Ce n’est pas tel ou tel stade de l’existence personnelle et collective qui constitue le bonheur, c’est la conscience de marcher vers un but déterminé, que l’on veut et que l’on crée partiellement par sa volonté. Aménager les continents, les mers et l’atmosphère qui nous entoure, « cultiver notre jardin » terrestre, distribuer à nouveau et régler les ambiances pour favoriser chaque vie individuelle de plante, d’animal ou d’homme, prendre définitivement conscience de notre humanité solidaire, faisant corps avec la planète elle-même, embrasser du regard nos origines, notre présent, notre but rapproché, notre idéal lointain, c’est en cela que consiste le progrès.

C’est donc en toute confiance que nous pouvons répondre à la question qui surgit en chaque homme dans le secret de son cœur : oui nous avons progressé depuis le jour où nos ancêtres sortirent des cavernes maternelles, pendant les quelques milliers d’années que constitue la courte période consciente de notre vie.



  1. Havelock Ellis, The Nineteenth Century.
  2. Die Historie bekommt einen eigenthümlichen Reiz. Weltgeschichte. Neunte Theil, II, pp. 4, 5, 6, etc.
  3. Morale d’Epicure, pp. 153 et suiv.
  4. Genèse. Chap. I vers. 10, 12, 18, 21, 25, 31.
  5. M. Guyau, Morale d’Epicure, p. 157.
  6. Elie Metchnikoff, Etudes sur la nature humaine.
  7. Semper. Die Philippinen und ihre Bewohner ; F. Blumentritt, Versuch einer Ehnographie der Philippinen ; Ergänzungsheft zu den Pet.Mit., n° 67.
  8. Alphonse Pinard, Bulletin de la Société de Géographie, déc. 1873.
  9. A Bastian, Rechtszustände.
  10. Unter den Kannibalen auf Bornéo.
  11. Guillaume de Greef, Sociologie générale élémentaire, leçon XI, page 39.
  12. De Baer ; Herbert Spencer ; etc.
  13. H. Drummond, Ascent of man.
  14. Voir le chapitre VI, livre I.
  15. Essais, Livre I, chap. XXX, p. 321, 322, édition Louandre.
  16. Pierre Kropotkine, La Conquête du Pain.
  17. H. Taine, Philosophie de l’art dans les Pays-Bas.
  18. Herbert Spencer, Social Statics, p. 80.
  19. Elie Metchnikoff.
  20. Drummond, Ascent of Man, pp. 101, 103.
  21. Anna Forbes, Insulinde. Expérience of a Naturalist’s Wife in the Eastern Archipelago.