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L’Homme invisible/24

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L’Homme invisible
La Revue de Paristome 1, Jan-Fév (p. 409-413).
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XXIV

LE PROJET AVORTÉ


— Maintenant, — reprit Kemp en jetant un regard oblique par la fenêtre, — qu’est-ce que nous allons faire ?

Il se rapprocha de son hôte pour éviter que celui-ci pût apercevoir tout à coup les trois hommes qui arrivaient, gravissant avec une intolérable lenteur, lui semblait-il, la pente de la colline.

— Qu’aviez-vous l’intention de faire quand vous vous dirigiez vers Port-Burdock ? Aviez-vous quelque projet ?

— J’y allais pour sortir du pays ; mais j’ai modifié mes plans depuis que je vous ai vu. Je pensais qu’il serait sage, maintenant qu’il fait chaud et que je peux rester invisible, de gagner le sud. D’autant plus que mon secret était connu, et que chacun serait aux aguets, à l’affût de l’homme emmitouflé et masqué. Vous avez une ligne de steamers pour la France : mon idée était de m’embarquer ici et de courir les risques du passage. De là, je pourrais aller par le chemin de fer en Espagne, ou même pousser jusqu’en Algérie. Ce ne serait pas difficile. Là, un homme pourrait rester toujours invisible et cependant vivre, sans demeurer inactif. Et je me servais de ce vagabond comme de caisse et de portefaix jusqu’à ce que j’eusse trouvé le moyen d’envoyer en avant mes livres et mes affaires.

— Très bien, je comprends.

— Et alors, il a fallu que cette sale bête essayât de me voler ! Il a caché mes livres, Kemp ! caché mes livres !… Si je parviens jamais à mettre la main sur lui !… Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de lui reprendre les livres d’abord. Mais où est-il ? Le savez-vous ?

— Il est au poste de police de la ville, enfermé sur sa propre demande dans la cellule la plus forte de l’endroit.

— Le coquin !

— Cela vous retarde un peu.

— Il faut que nous ayons ces livres ; ils sont d’un intérêt capital.

— Certainement ! — fit Kemp, qui se demandait, un peu nerveux, s’il n’entendait point des pas au-dehors. — Certainement, il faut que nous ayons ces livres. Mais cela ne sera pas bien difficile, s’il ne sait pas ce que ces livres représentent pour vous.

— Non, il ne le sait pas, dit l’homme invisible.

Et il se prit à réfléchir.

Kemp s’efforçait d’imaginer quelque chose pour renouer la conversation, lorsque Griffin reprit de lui-même :

— Le fait que je suis tombé ainsi dans votre maison, Kemp, change tous mes plans ; car vous êtes, vous, en état de comprendre. Malgré tout ce qui est arrivé, malgré cette publicité, malgré la perte de mes livres et tout ce que j’ai souffert, il ne me reste pas moins la possibilité de faire de grandes choses, des choses énormes… Vous n’avez dit à personne que j’étais ici ? demanda-t-il brusquement.

Kemp hésita.

— Cela allait de soi, fit-il.

— À personne ? insista Griffin.

— À âme qui vive !

— Ah ! Eh bien…

L’homme invisible se leva et, les poings sur les hanches, il arpenta le cabinet.

— J’ai fait une sottise, Kemp, une grosse sottise, en entreprenant l’expérience à moi tout seul. J’ai perdu mes forces, du temps, des occasions. Seul ! Ah ! qu’un homme est capable de peu de chose ! Quelques petits larcins, quelques petites violences, et c’est tout… Ce que je veux, Kemp, c’est quelqu’un pour me soutenir, pour m’aider, et une cachette quelque part où je puisse dormir, manger, me reposer tranquillement et sans être suspecté. Il me faut un allié. Avec un allié, avec le vivre et le repos assurés, il y a mille choses que je peux faire. Jusqu’ici, je n’ai marché que sur des données vagues. Nous avons à considérer tout ce que l’invisibilité comporte et ce qu’elle ne comporte point. Elle représente un bien petit avantage pour qui veut écouter aux portes, par exemple, elle ne vous empêche pas de faire du bruit. Un petit avantage, encore, bien petit… enfin, mettons !… dans le vol avec effraction, etc. Une fois que vous m’avez attrapé, vous pouvez m’emprisonner facilement. Oui, mais d’un autre côté, je suis difficile à attraper… En fait, cette invisibilité n’est bonne que dans deux cas : elle est utile pour la fuite, elle l’est aussi pour l’approche. Elle est donc particulièrement utile pour tuer. Je peux faire le tour d’un homme, quelque arme qu’il ait, choisir le point, frapper comme je veux, parer comme je veux, m’esquiver comme je veux.

Kemp porta la main à sa moustache. Est-ce qu’on remuait en bas ?

— Tuer, voilà ce que nous avons à faire, Kemp.

— Voilà ce que nous avons à faire, tuer… Je vous écoute, Griffin, mais je ne dis pas oui, prenez-y garde. Pourquoi tuer ?

— Pas de meurtre inutile, non ; mais un massacre judicieux. La question, la voici : on sait, comme nous le savons nous-mêmes, qu’il existe un homme invisible, et cet homme invisible, Kemp, doit établir maintenant le règne de la terreur. Oui, sans doute, cela fait frémir ; mais je dis bien : le règne de la terreur. Il faut qu’il prenne quelque ville, telle que votre Burdock, la terrifie et y domine. Il faut qu’il donne ses ordres, il peut le faire de mille façons… des chiffons de papier passés sous les portes peuvent suffire. Et quiconque désobéit à ses ordres, il doit le tuer, comme aussi quiconque viendrait au secours d’un rebelle.

— Hum ! hum ! — fit Kemp, moins attentif au discours de Griffin qu’au bruit de la porte d’entrée, ouverte puis refermée. — Il me semble, Griffin, — dit-il, pour masquer sa distraction, — que votre allié serait dans une position difficile ?

— Personne ne saurait qu’il est mon allié, — riposta vivement l’homme invisible ; puis, tout à coup : — Chut !… Que se passe-t-il donc en bas ?

— Mais rien, — répondit Kemp, en se mettant à parler fort et vite. — Je n’ai pas dit oui, Griffin. Entendez-moi bien, je n’ai pas dit oui. Pourquoi rêver de jouer une pareille partie contre sa race ? Comment pouvez-vous espérer d’y trouver le bonheur ? Ne soyez donc pas un loup solitaire ! Publiez vos résultats ; mettez le monde, mettez la nation au moins dans votre confidence. Pensez à ce que vous pourriez obtenir avec un million d’auxiliaires…

L’homme invisible, l’interrompit et, le bras étendu :

— Il y a des pas qui montent !

— Allons donc !

— Laissez-moi voir.

Et il se dirigea, le bras étendu, vers la porte.

Alors les événements se précipitèrent. Kemp hésita une seconde, puis fit un mouvement pour lui barrer la route : l’homme invisible tressaillit, puis demeura immobile.

— Traître ! cria la voix.

Et tout à coup la robe de chambre s’ouvrit, et s’asseyant, Griffin se mit à se dévêtir.

Kemp fit rapidement trois pas vers la porte. Aussitôt l’homme invisible — ses jambes avaient déjà disparu — sauta sur ses pieds en poussant un cri. Kemp ouvrit vivement la porte.

À ce moment, on entendit, venant d’en bas, un bruit de voix et de pas pressés.

D’un mouvement rapide, Kemp rejeta l’homme invisible en arrière, il fit un bond de côté, referma violemment la porte derrière lui. La clef était en dehors, toute prête. Un moment de plus, et Griffin aurait été seul, prisonnier, dans le cabinet du belvédère, sans un petit incident : la clef, ce matin, avait été glissée en hâte dans la serrure ; Kemp, en tirant brusquement la porte, la fit tomber sur le tapis.

Il devint blême. Il se cramponna des deux mains au bouton de la porte. Un moment, il résista. Puis, la porte bâilla de six pouces, mais il put la refermer. La seconde fois, il y eut un écart d’un pied de large et la robe de chambre apparut, se fourra dans l’ouverture ; Kemp fut saisi à la gorge par des doigts invisibles et il lâcha le bouton pour se défendre. Il fut repoussé, renversé d’un croc-en-jambe, lancé lourdement dans un coin du palier. La robe de chambre vide, lui tomba sur la tête.

À mi-chemin dans l’escalier se trouvait alors le colonel Adye, le destinataire de la lettre de Kemp, le chef de la police de Burdock. Il demeurait ébahi, frappé de stupeur, à cette vision soudaine : Kemp suivi de cette chose curieuse, extraordinaire, un vêtement vide qui s’agitait en l’air. Il vit Kemp bousculé, puis se remettant sur pied. Il vit Kemp chanceler, se précipiter en avant, tomber de nouveau, s’abattre comme un bœuf.

Alors, subitement, il fut, lui aussi, frappé avec violence. Et par personne ! Rien ! Un poids énorme, à ce qu’il lui sembla, sauta sur lui ; on l’empoigna à la gorge, on lui donna du genou dans le ventre et il fut précipité, la tête la première, dans l’escalier. Un pied invisible lui passa sur le dos, le frôlement d’un spectre dégringola les marches ; il entendit les deux agents, dans le vestibule, crier et courir ; la porte d’entrée se referma bruyamment.

Il se releva tout stupéfait. Il vit Kemp qui descendait en vacillant, couvert de poussière, échevelé, un côté de la figure meurtri, la lèvre saignante, tenant dans ses bras une robe de chambre rouge et quelques hardes.

— Mon Dieu ! s’écria Kemp. Tout est perdu ! Il s’est sauvé !