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L’Homme invisible/26

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L’Homme invisible
La Revue de Paristome 1, Jan-Fév (p. 416-420).
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XXVI

LE MEURTRE DE M. WICKSTEED


Il y a tout lieu de croire que l’homme invisible, lorsqu’il s’élança hors de chez Kemp, était dans un état de fureur aveugle. Un petit enfant, qui jouait près de la porte, fut violemment enlevé de terre et jeté de côté ; il eut la cheville brisée et resta quelques heures sans connaissance. Personne ne sait où alla Griffin, ni ce qu’il fit ; mais on peut se l’imaginer courant, par cette chaude après-midi de juin, escaladant la colline, poussant jusqu’à la dune qui s’étend derrière Port-Burdock, songeant avec colère, avec désespoir, à son intolérable destinée, et, à la fin, brûlant et las, cherchant un abri dans les taillis de Hintondean, pour y rassembler ses idées subversives. C’est là probablement qu’il se réfugia, car c’est là que, vers deux heures, il affirma son existence par un nouvel attentat.

On se demande quel pouvait être alors son état d’esprit et quels projets il roulait dans sa tête. Nul doute qu’il ne fût exaspéré jusqu’à la folie par la trahison de Kemp ; et, quoique nous puissions comprendre par quels motifs celui-ci en était venu à cette déloyauté, nous pouvons nous figurer aussi, et même ressentir un peu, la fureur que cet essai de surprise dut exciter chez Griffin. Peut-être encore se rappela-t-il ses déboires si étonnants d’Oxford Street : car il avait évidemment compté sur la collaboration de Kemp, lorsqu’il avait formé ce rêve brutal de terroriser le monde. Quoi qu’il en soit, il disparut aux yeux de tous vers midi, et il n’est pas de témoin qui puisse dire ce qu’il fit jusque vers deux heures et demie : heureuse fortune peut-être pour l’humanité, mais pour lui fatale inaction.

Pendant ce temps-là, une foule toujours croissante, éparpillée par tout le pays, se mit à sa recherche. Dans la matinée, il n’était encore qu’une légende, un sujet d’effroi ; dans la journée, grâce surtout à une proclamation rédigée par Kemp en termes secs, on se le représenta comme un adversaire tangible, qu’il s’agissait de blesser, de capturer, de vaincre, et tout le pays commença de s’organiser avec une rapidité incroyable. À deux heures, il aurait encore pu quitter le district en prenant quelque train ; plus tard cela devenait impossible : tous les trains de voyageurs, sur toutes les lignes, dans un grand parallélogramme, de Southampton à Winchester et de Brighton à Horsham, avaient leurs portes fermées à clef, et le trafic des marchandises était presque entièrement suspendu. Dans un rayon de vingt milles autour de Port-Burdock, des hommes armés de fusils et de gourdins furent bientôt répartis en groupes de trois ou quatre, avec des chiens, pour battre les routes et les champs.

Des agents à cheval galopèrent sur tous les chemins de la contrée, s’arrêtant à chaque cottage, invitant les gens à fermer leurs maisons, à ne pas sortir sans être armés ; toutes les écoles communales furent licenciées à trois heures, et les enfants effrayés, réunis en bandes, rentrèrent chez eux précipitamment. La proclamation de Kemp, signée par le colonel Adye, fut placardée dans presque tout le district vers quatre ou cinq heures : elle indiquait brièvement, mais clairement, toutes les conditions de la lutte à engager, la nécessité de priver l’homme invisible de nourriture et de sommeil, la nécessité d’une vigilance incessante, et elle recommandait, en outre, une attention alerte à tout ce qui pourrait indiquer les mouvements de l’ennemi. Si rapide, si décidée fut l’action des autorités, si prompte, si universelle fut la croyance à cet être extraordinaire, qu’avant la tombée de la nuit une superficie de plusieurs centaines de milles carrés fut strictement en état de siège. Avant la tombée de la nuit aussi, un frémissement d’horreur se propagea dans toute la population en éveil et nerveuse ; de bouche en bouche, et de long en large à travers tout le pays, courait l’histoire du meurtre de M. Wicksteed.

Si nous avons raison de supposer que le refuge de l’homme invisible était dans les taillis de Hintondean, nous devons supposer aussi qu’au début de l’après-midi il fit une sortie, avec un projet qui impliquait l’usage d’une arme. Quel était ce projet, nous ne le savons pas, mais, pour moi du moins, il est évident, d’une évidence écrasante, qu’avant même de rencontrer Wicksteed, il avait en main la tige de fer.

Naturellement, nous ne pouvons rien savoir des détails de cette rencontre. Elle advint sur le bord d’une sablonnière, à moins de deux cents mètres de la porte principale du parc de Lord Burdock. Le sol piétiné, les blessures nombreuses reçues par M. Wicksteed, sa canne brisée, tout indique une lutte désespérée ; mais le motif de l’attaque, si ce n’est pas un accès de frénésie meurtrière, il est impossible de l’imaginer. Vraiment, la version de la folie est à peu près inévitable.

M. Wicksteed, intendant de Lord Burdock, était un homme de quarante-cinq ou quarante-six ans, d’apparence et d’habitudes inoffensives, le dernier au monde qui fût capable de provoquer un si terrible adversaire. Il semble que l’homme invisible se soit servi contre lui d’une tige de fer arrachée à une clôture brisée. Il arrêta cet homme qui rentrait paisiblement chez lui pour l’heure du repas ; il l’attaqua, il paralysa ses faibles moyens de défense, il lui cassa le bras, il le renversa et lui réduisit la tête en bouillie.

Évidemment, il devait avoir, avant de rencontrer sa victime, emprunté cette tige à quelque clôture ; il devait la tenir toute prête à la main. Deux détails seulement, en outre de ce qui a déjà été établi, semblent se rapporter à l’affaire. Le premier, c’est que la sablonnière n’était pas sur le chemin que devait suivre M. Wicksteed pour rentrer directement chez lui, mais presque à deux cents mètres en dehors. Le second, c’est la déclaration d’une petite fille qui, en allant à la classe du soir, vit le malheureux « trottant » d’une façon particulière, à travers un champ, dans la direction de la sablonnière. La pantomime de cette enfant suggère l’idée d’un homme poursuivant quelque chose qui fuit devant lui, par terre, et sur quoi il tape à coups redoublés avec sa canne. Elle était la dernière personne qui eût vu Wicksteed vivant. Il n’échappa à ses regards que pour aller à la mort : la lutte ne fut cachée aux yeux de l’enfant que par un bouquet de hêtres et une légère dépression de terrain.

Et cela, pour moi du moins, classe décidément le meurtre en dehors des crimes commis sans motif. Il est permis de croire que Griffin avait pris cette tige de fer comme arme, oui, mais sans aucune intention arrêtée de s’en servir pour un assassinat. Wicksteed, en passant, aura remarqué cette tige qui s’agitait dans l’espace d’une façon inexplicable. Ne pensant pas le moins du monde à l’homme invisible — car Port-Burdock est à dix milles de là, — il aura poursuivi cette tige. Selon toute vraisemblance, il n’avait pas même entendu parler de l’homme invisible. On peut, dès lors, imaginer celui-ci prenant la fuite pour éviter que l’on ne découvrît sa présence, et Wicksteed, intrigué, s’attachant à la poursuite de cet objet mobile, incompréhensible, et finissant par le frapper.

Nul doute que, dans des circonstances ordinaires, l’homme invisible aurait pu facilement distancer le brave homme, un peu alourdi, qui le pourchassait ; mais la position où fut trouvé le corps de Wicksteed donne à penser qu’il eut le malheur d’acculer sa proie dans un coin, entre deux touffes d’orties et la sablonnière. Pour qui connaît l’extraordinaire irritabilité de Griffin, le reste de l’aventure est facile à reconstituer.

Mais ce n’est qu’une hypothèse. Les seuls faits incontestables (car on ne peut pas toujours faire grand fond sur les récits des enfants), c’est la découverte du corps de Wicksteed, mort sur le coup, et la découverte de la tige de fer, tachée de sang, jetée au milieu des orties. L’abandon de cette tringle par Griffin fait croire que, dans l’émotion de l’affaire, il renonça au dessein pour lequel il l’avait prise, si tant est qu’il eût un dessein. Certes, il était profondément égoïste et sans entrailles ; mais la vue de sa victime, sanglante et pitoyable à ses pieds, peut avoir rouvert en lui une source de remords depuis longtemps contenue ; il peut avoir été un moment troublé, quelque plan qu’il eût d’ailleurs adopté.

Après le meurtre de Wicksteed, il semblerait avoir pris à travers champs, dans la direction de la dune. On raconte que, vers le coucher du soleil, deux hommes occupés dans un pré pas loin de Fern-Bottom, entendirent une voix. Cette voix gémissait et riait tour à tour : elle sanglotait, pleurait, puis se reprenait à pousser des cris. Cela devait être bien étrange. Elle approcha en traversant un champ de trèfle, puis elle s’éteignit du côté des collines.

Dans l’intervalle, l’homme invisible dut apprendre quelque chose du parti que son ami Kemp avait rapidement tiré de ses confidences. Il aura trouvé, sans doute, des maisons fermées à clef, en sûreté ; il aura traîné autour des gares, rôdé autour des auberges ; et, sûrement, il aura lu les affiches et se sera fait une idée de la campagne entreprise contre lui. Comme la soirée s’avançait, il vit poindre dans les champs, de-ci, de-là, des groupes de trois ou quatre hommes, il entendit l’aboiement des chiens. Ces chasseurs d’hommes avaient des instructions particulières, au cas d’une rencontre avec l’ennemi, sur la façon de se prêter main-forte. Mais Griffin les esquiva tous. Il nous est loisible d’imaginer son exaspération, augmentée encore de l’idée que lui-même avait fourni les renseignements dont on faisait usage contre lui sans aucun scrupule. Pour ce jour-là, du moins, il perdit courage ; pendant près de vingt-quatre heures, excepté lorsqu’il se retourna sur Wicksteed, il fut un homme traqué. Pendant la nuit, il dut manger et dormir ; car, le matin du jour suivant, il se retrouva lui-même, actif, redoutable, furieux et méchant, tout prêt pour la dernière bataille qu’il devait livrer au monde.