L’Homme qui devint gorille…/04

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L’Écho d’Alger (p. 33-42).

IV

Le Secret de Roland Missandier


Certains jours, à certaines heures, l’air, autour de nous, devient subitement léger ; le corps y évolue à l’aise, et tous les mouvements cessent de nécessiter l’effort. Nous vivons, nous flottons dans le calme et la douceur. Cela se produit généralement après une période de tension douloureuse. La résistance cède tout à coup et l’impression est celle que ressent le cycliste parvenu au haut d’une côte, après le passage du point mort… C’est une simple disposition d’esprit.

C’était celle de Violette Sarmange après sa conversation avec son père.

La vie lui semblait redevenue simple et facile. Elle oublia l’angoisse passagère que lui avait causée, la veille, l’annonce de la candidature imprévue de Pasquale Borsetti et l’attitude non moins inattendue du banquier.

Délivrée de ce souci, sûre d’avoir ramené M. Sarmange à une compréhension plus juste de son devoir et d’avoir fixé ses hésitations dans le sens favorable de son propre bonheur, elle ne voyait plus le rocher monstrueux, surgi brusquement pour barrer son avenir et dont la masse l’avait effrayée, mais un simple caillou qu’on écarte du pied.

C’était fait. Violette retrouva son sourire et se remit à fredonner.

Elle avait vingt et un ans et elle allait être fiancée, selon ses vœux et son libre choix.

La matinée s’acheva dans des soins de toilette et des préoccupations de coquetterie. Il fallait être belle pour annoncer à l’élu qu’il était définitivement agréé et qu’on allait prévoir une date, fixer les détails, agiter tout un programme.

Après le déjeuner, en tête-à-tête avec sa mère, tête-à-tête fort commode pour la continuation des rêves, Violette s’installa dans un petit salon et regarda la pendule.

C’était l’heure de Roland.

Mme Sarmange, dans la pièce voisine, cousait paisiblement de menus vêtements pour les œuvres dont son mari la voulait dame patronnesse.

Le protocole des entrevues était ainsi fixé : Roland arrivait, baisait la main de Mme Sarmange et s’informait de sa santé ; car, c’était à elle qu’il faisait visite. Mais, il s’acquittait de ce devoir sans s’asseoir et dès qu’il avait échangé avec la femme du banquier deux ou trois phrases banales, toujours les mêmes, Violette apparaissait et criait, de la porte, un gai bonjour. Alors, Roland, abandonnant Mme Sarmange, se dirigeait vers le petit salon et s’encadrait dans la porte, tandis que Violette reprenait sa place. Une causerie animée commençait, entre lui et la jeune fille ; insensiblement, il s’avançait à l’intérieur du petit salon et finissait par s’asseoir en face de Violette. La porte, qui demeurait ouverte, sauvegardait les convenances. Mais on ne se rappelait la présence de la mère qu’au moment où Roland devait prendre congé d’elle.

Cela n’empêchait nullement la bonne dame de dire naïvement à son mari, lorsqu’elle lui rendait compte de sa journée :

— Roland est venu me voir.

D’ailleurs, M, Sarmange ne s’y trompait pas.

Or, ce jour-là, il y eut une double dérogation aux usages.

Roland entra tellement absorbé qu’il négligea la main que la vieille dame lui tendait. Et Violette, sans attendre l’échange des phrases protocolaires, s’élança dans le salon, sitôt qu’elle entendit le jeune homme, en criant à tue-tête :

— Mon bouquet ! Où est mon bouquet ?

Mais elle s’arrêta aussitôt, remarquant l’expression soucieuse, douloureuse même, des traits de Roland Missandier.

Vingt-cinq ou vingt-six ans, bien découplé, d’aspect énergique et distingué, Roland était un beau garçon dans toute l’acception du mot. Il devait à la pratique régulière des sports un corps souple et musculeux ; son front noble et dégagé, son regard intelligent disaient que, concurremment à ses muscles il avait pris soin de développer ses facultés intellectuelles. Ses cheveux châtains bouclaient légèrement ; des sourcils de même couleur surmontaient de leur arc admirablement dessiné les yeux bruns, affectueux et doux ; sous le nez droit, aux ailes légèrement mobiles, une moustache blonde, voilant un peu la bouche, ferme et rouge, aux dents saines ; le menton, petit et rond, accusait une minuscule fossette. Habituellement, la peau était légèrement colorée par un sang jeune et chaud. On imaginait volontiers qu’un tel garçon, d’apparence si parfaitement équilibrée, devait être un modèle de belle humeur. Mais pour l’instant, son attitude dénotait un trouble profond ; une ombre voilait sa physionomie ; ses yeux reflétaient l’inquiétude et l’irrésolution.

Il fit effort pour demander, en réponse à l’exclamation de Violette :

— Quel bouquet ?

— Celui de ma fête, répondit la jeune fille, dont l’entrain tomba subitement.

Elle se sentit tout à coup préoccupée, frôlée par le vent du malheur, menacée de l’emprise de son tourbillon. Ce qui l’intéressait la minute d’auparavant lui parut soudain indifférent. Elle oublia les reproches préparés ; sa bouche renonça à l’espièglerie d’une moue enfantine et c’est brièvement, avec une hâte d’en finir et de parler d’autre chose, qu’elle ajouta :

— Aujourd’hui, j’ai vingt et un ans. Et il y a une surprise.

— Oh !… pauvre Violette !

Roland parut navré.

— Laissons cela, dit-elle. Qu’avez-vous ?

Il continuait, éludant la question, désireux peut-être de retarder ce qu’il avait à dire.

— Je suis désolé… désolé d’avoir oublié ! Mais, il faut me pardonner. J’ai si peu ma tête à moi !

D’un geste machinal, il se passa la main sur le front.

— Qu’avez-vous ? répéta Violette, pressante, cette fois.

— J’ai… que je pars.

— Vous partez ! s’exclama-t-elle.

Mme Sarmange jugea poli de s’étonner aussi.

— Tu pars, Roland ?

— Une affaire urgente… C’est indispensable, dit-il.

Ses yeux ne quittaient point ceux de Violette, attristés. Reculant jusqu’au petit salon, elle l’y appela du geste. Il la suivit aussitôt.

Paisible, Mme Sarmange reprit son ouvrage et renonça à solliciter une explication qui ne s’offrait point.

— Pourquoi partez-vous ? demanda anxieusement la jeune fille, debout devant son fiancé.

— Parce qu’il le faut. Je crois qu’il le faut…

— Où allez-vous ?

— C’est un secret.

— Même pour moi ?

— Même pour vous, petite Violette.

Il essaya de sourire ; mais son air malheureux démentait cet effort.

Silencieux, ils se regardèrent quelques secondes.

— Quelle idée ! fit enfin Violette.

— C’est ainsi.

— Et si je vous le défendais ?

— Si vous me le défendiez ?

Il hésita. Évidemment, sa volonté bien arrêté d’avance, vacillait maintenant.

La jeune fille, l’ayant remarqué, lança ses arguments à l’assaut.

— Vous savez que j’ai eu ce matin avec père un entretien décisif. Vous allez être autorisé à commencer votre cour.

— Vraiment ?

Un flot de sang monta à ses joues.

Violette reprit :

— Vous pouvez me remercier, vilain ! Il m’a fallu une éloquence !…

— Pour convaincre mon tuteur ?

— Parfaitement. Sans moi votre tuteur vous lâchait bel et bien. Devinez ce qui s’était passé.

Il esquissa un geste d’ignorance.

— Vous ne devineriez jamais. J’aime mieux vous le dire. Quelqu’un avait demandé ma main.

— Quelqu’un ?

— L’associé de mon père, M. Borsetti… Et le plus extraordinaire c’est que père ne l’a pas envoyé promener. Il a pris sa demande en considération et il a presque exigé que j’en fasse autant.

— Pourquoi ? demanda Roland d’une voix blanche.

— Parce qu’il avait peur de M. Borsetti. Il paraît que cet atroce millionnaire a le pouvoir de le ruiner… Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ?

— À moi, rien !… Mais à vous ?

— Roland ! s’écria Violette, en menaçant son fiancé du doigt.

— Pardonnez-moi, petite fleur… Je frémis à la pensée d’être pour vous une cause de malheur.

— Ingrat ! Le malheur, ce serait de m’appeler Mme Pasquale Borsetti.

— Mais votre père, ma Violette ?

— Eh bien ! il se consolera. Je le lui ai dit. Pour quelques pauvres petits millions qu’il ne gagnera pas ! Belle affaire, en vérité !

— Vous croyez cela, Violette ?

Et Roland secoua la tête d’un air sombre.

— Vous voyez que ce n’est pas le moment de partir, reprit Melle Sarmange.

Le jeune homme parut s’éveiller d’un rêve et retrouver, en même temps, toute son énergie.

— Il le faut ; répondit-il d’un ton ferme.

— Vous partirez malgré ce que je vous ai dit ?

— Je partirai.

— Ce soir ?

— Ce soir !

— Méchant !… Oh ! méchant !…

Invincibles, les larmes jaillirent des jolis yeux de Violette ; elle se jeta dans une bergère et, sans plus de honte, les mains sur son visage, elle laissa éclater son désespoir.

Aussitôt. Roland fut à ses genoux, essayant doucement d’écarter les doigts, déjà humides.

— Petite Violette !… Écoutez-moi !… Je vous jure qu’il le faut.

— Alors, expliquez-moi… dites-moi tout…

— C’est impossible… Je dois garder le secret…

— Est-ce que vous croyez que je trahirai ?

— Je vous en prie…

— Restez… ou dites-moi votre secret…

— Vous pleurerez davantage.

— Tant pis ! J’aime mieux savoir.

— Eh bien ! vous saurez, dit Roland, prenant tout à coup son parti.

Se relevant, il prit une chaise et s’assit près de Violette ; puis, penché vers elle et tenant ses mains entre les siennes, à voix basse, il parla.

Il parla longtemps et, sur le visage de la jeune fille, de l’effroi se peignit, un immense effroi.

Quand ce fut fini, Roland se leva. Silencieuse, Violette l’imita et lui tendit sa main qu’il porta à ses lèvres.

— Au revoir ! Courage ! fit-il.

— Au revoir, murmura-t-elle, en étouffant un gros soupir.

Elle l’accompagna jusqu’auprès de Mme Sarmange.

— Mère, Roland part, dit-elle d’une voix dolente.

— Ah ! fit la bonne dame, en relevant la tête, puis en la rabaissant pour embrasser la joue que le jeune homme lui présentait. Bon voyage, mon enfant !

Il sortit sans se retourner, pour ne pas emporter l’image de Violette désolée.

Rentré chez lui, il ouvrit un secrétaire, s’assit devant, en tira des papiers qu’il lut longuement, avec une attention profonde ; puis, il les classa soigneusement et les enferma dans un portefeuille qu’il glissa dans la poche intérieure de son gilet.

Ce travail achevé, il s’étendit dans un fauteuil et réfléchit, en fumant. De temps à autre, il regardait sa montre. Des heures passèrent ainsi.

Enfin, il ressortit, gagna à pied un restaurant, dîna sans se presser et flâna ensuite le long des boulevards, en fumant un cigare.

À onze heures du soir, il prit un taxi-auto et dit au chauffeur :

— Fontenay, route de Châtillon, villa des Roses. Un louis de pourboire.

Ça colle ! répondit joyeusement le chauffeur en descendant de son siège pour tourner la manivelle.

Presque à la même heure, interrompant une passionnante discussion sur la chimie des corps vivants, le professeur Fringue et le docteur Silence déchiffraient un billet qu’on venait de leur remettre :

« Je vous attends à Fontenay, villa des Roses. Tout est prêt. — Roland Missandier. » lut à haute voix le professeur.

Son regard s’anima. Depuis la visite surprenante qu’il avait reçue, il vivait dans l’attente de cet appel ; la vision de l’opération inouïe qu’il allait pouvoir tenter le hantait ; c’était à la fois obsédant et délicieux, une joie folle, une joie de savant qui s’est donné corps et âme à la chimère scientifique et qui touche à la réalisation de son espoir, le soulevait par instants ; à d’autres moments, une inquiétude le rongeait, celle de ne plus voir reparaître le sujet volontaire et d’avoir été victime d’une indigne fumisterie. Mais, à aucun instant, il n’avait discuté avec sa conscience le point de savoir s’il devait accepter et profiter, peut-être abuser du caprice d’un insensé.

Le docteur Silence partageait-il ces transes ? Ignorait-il le doute ? Qui l’aurait pu dire ?

Quand le professeur Fringue, posa la question décisive : « Décidément, y allons-nous ? » l’aide se contenta d’aller prendre sur un meuble une caisse toute préparée, contenant les instruments et les accessoires nécessaires.

Les deux savants sortirent et rejoignirent la voiture qui les attendait.

Bercés par le roulement, ils songèrent, chacun de leur côté.

— J’ai trouvé, dit tout à coup Silence.

Le professeur Fringue se dressa, effaré, dans l’obscurité. Son élève avait parlé sans être interrogé.

— Quoi ? demanda-t-il, ahuri.

— Le mobile.

— Quel mobile… Ah ! j’y suis… celui qui guide l’homme… Roland Missandier… Eh bien ? Qu’est-ce ?

— Suicide.

— Hein ? fit le professeur, interloqué. Mais, vous n’y êtes pas, mon petit Silence ! Ce ne sera pas un suicide, puisqu’il en reviendra.

— Justement.

— Comment ?… Par mon scalpel, expliquez-vous, docteur Clodomir, s’écria le professeur.

Il devina dans l’obscurité l’index de Silence tendu vers lui.

— Survie… prononça le silencieux personnage

— Survie ?… Survie à quoi ?

— Au suicide… Disparition nécessaire… Dégoût… Embêtements… Et curiosité… désir d’assister… après…

Fatigué d’en avoir tant dit et satisfait d’avoir débrouillé une énigme, le docteur Clodomir se rejeta en arrière, contre les coussins, et ferma les yeux.

— Tiens ! mais ce n’est pas mal imaginé, cela ! s’écria le professeur Fringue ébahi. Oui, oui… Un monsieur désire s’évader de la vie, ou plutôt de sa personnalité… tout en restant là pour contempler le spectacle. Ç’est le moyen rêvé…Oui, peut-être !… Mais alors, docteur Silence, qui devient l’amour de la science dans cette histoire ?

Et, avec une parfaite mauvaise foi, il ajouta :

— Voici qui achève de tuer mes scrupules.