L’Homme qui devint gorille…/19

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L’Écho d’Alger (p. 198-210).

XIX

La suprême angoisse de Roland Missandier


En vérité, le destin s’acharnait à frapper Flavien Sarmange. La série noire qui avait commencé par l’apparente folie de Roland continuait.

Mais, ce dernier coup — ce drame imprévu, fantastique, dont sa maison se trouvait le théâtre — était bien fait pour l’accabler définitivement.

N’était-il pas le signal d’une véritable pluie de calamités ? Violette, dont la santé chancelante était à la merci du moindre choc, abattue par la scène terrible, délirait de nouveau et n’avait pu fournir aucune indication sur le drame. Les journaux, s’emparant du tragique fait divers, tellement incompréhensible, allaient éclabousser le nom du banquier et son crédit d’une boue de scandale.

Et surtout, surtout, l’association rompue, l’apport du Corse — la vie ou la mort de la banque — remis en question.

Quelles complications allaient sortir de cette tragédie ? Sans doute, des héritiers avides, réclamant impérieusement et âprement leur dû, des comptes, une liquidation, toute une meute à la curée des millions sauveurs, tout un vol de vautours, à l’assaut de la banque, emportant l’or précieux et ne laissant après eux que ruines et désastres !

Ce n’était pas seulement Pasquale Borsetti qui gisait étranglé, dans le petit salon, c’était la fortune de Flavien Sarmange.

Telles étaient les pensées, lugubres et désespérées, qui torturaient le banquier le lendemain du drame.

Enfermé dans son cabinet, il essayait de réfléchir aux moyens de conjurer l’orage. Mais, en avait-il le loisir ?

Il avait dû laisser envahir son domicile par le flot inquiétant des policiers. Toute la nuit, il avait fallu faire tête aux questions, s’employer à éclairer le drame et, dès l’aurore, les magistrats étaient accourus à la rescousse.

Nul meurtre ne pouvait sembler plus mystérieux. Seule, Violette avait vu. Mais, ce singe, qu’elle avait accusé et sur lequel sa fièvre se refusait à donner des détails, laissait la justice sceptique. D’où venait-il ? Où s’était-il réfugié ? On n’en trouvait nulle trace. Et son apparition fantastique éveillait d’autant plus les doutes que le père avait raconté les anciennes terreurs de Violette. Sur la possibilité d’une imagination maladive, magistrats et policiers ergotaient et discutaient.

Mais, quelque étrange que leur apparût ce singe criminel, il fallait bien croire à sa réalité quand les constatations médicales, d’abord, puis la déposition de Godolphin vinrent confirmer le fait.

Sur le cou du mort, le médecin-légiste releva les empreintes de mains énormes. Ses conclusions furent formelles : elles appartenaient à un gorille.

Le saltimbanque, lui, était survenu sitôt que l’heure lui avait permis de se dire informé par les journaux.

Mais les renseignements qu’il apportait ne pouvaient qu’embrouiller l’enquête. C’était d’ailleurs, le but qu’il poursuivait.

Après avoir déclaré qu’il soupçonnait son gorille d’être l’auteur du crime, il s’empressa de dégager sa responsabilité, en affirmant l’avoir vendu, depuis la veille, à un riche Américain, dont naturellement les traces ne purent être retrouvées.

Grâce à la rouerie du saltimbanque, l’homme-singe pouvait rester paisiblement à l’abri des murs et de l’institut Fringue. La police n’était pas près de l’y rechercher.

Il ne pouvait malheureusement communiquer cette impression à Violette, que l’inquiétude rongeait.

À son chevet, Mme Sarmange tourmentait son habituel crochet avec une résignation passive.

Du rez-de-chaussée de l’hôtel montait la rumeur d’une incessante agitation, le bourdonnement sourd qui est comme la voix des maisons bouleversées par le crime.

Soudain, le tumulte des voix se rapprocha, deux s’en détachèrent, se précisèrent, presque contre la porte de la chambre. Des pas avaient monté l’escalier. Une main cogna à la porte.

— Je vais demander à Madame, entendit en même temps Mme Sarmange.

Elle murmura :

— Entrez.

Un domestique pénétra dans la chambre et s’avança sur la pointe des pieds.

— C’est un médecin qui demande à voir Mademoiselle, chuchota-t-il.

— Mademoiselle dort, répondit Mme Sarmange sur le même ton. Qui est ce médecin ? Pourquoi vient-il ?

— Il a dit que c’était de la part de M. le professeur Fringue et qu’il ne s’en irait pas avant qu’on ait prévenu Mademoiselle.

— Je ne connais pas le professeur Fringue, dit calmement Mme Sarmange. Mademoiselle n’est pas en état de recevoir. Renvoyez ce monsieur.

Mais, Violette avait entendu. Le professeur Fringue, l’homme qui avait inconsciemment servi les projets de Borsetti ! Elle eut le pressentiment qu’il s’agissait de Roland.

— Mère, appela-t-elle d’une voix faible. Dis qu’on fasse entrer.

Mme Sarmange se retourna vers le lit.

— Mais, tu es trop fatiguée, ma chérie, protesta-t-elle timidement.

— Je veux savoir ce que désire le professeur Fringue.

— Soit, consentit la mère. Mais ne t’agite pas.

Elle fit signe au domestique, qui s’était arrêté près de la porte.

— Amenez ce monsieur.

L’instant d’après, le docteur Clodomir s’avançait à son tour vers le lit et s’inclinant devant les deux femmes.

— Excusez-moi, dit-il brièvement, si je me présente de façon inopportune. Il s’agit de M. Roland Missandier.

Il hésita un peu, en regardant de côté Mme Sarmange.

Violette comprit.

— J’ai déjà eu un entretien à son sujet avec M. le professeur Fringue, dit-elle, Vous pouvez donc m’en parler sans vous embarrasser d’explications préliminaires. Je saisirai à demi-mot.

Le docteur Silence acquiesça d’un signe de tête.

— Il y a M. Roland et… une autre personne, murmura-t-il.

— Je sais, interrompit Violette. Elle ajouta en le fixant : Depuis ma conversation avec M. le professeur Fringue, j’ai appris bien des choses… notamment tout ce qui concerne une opération subie par… la personne.

Le docteur Clodomir sursauta.

— Le professeur Fringue devait lui apprendre le secret qu’elle ignorait — et que je sais, maintenant, continua la jeune fille. Est-ce à ce propos qu’il vous envoie ?

— C’est à ce propos, répondit le jeune médecin, déjà remis de sa surprise. Il a vu la personne… et il croit pouvoir… réparer.

— Réparer ?… s’exclama Violette, en se dressant à demi sur son séant.

— Oui… guérir M. Missandier. C’est à ce sujet que je viens. Il est nécessaire d’avoir une autorisation de M. Sarmange, et votre intervention nous éviterait de trop longues explications.

— Tout ce qui sera utile, je le ferai. Quelle autorisation faut-il ?

— Celle de faire sortir M. Missandier de la maison de santé… La… personne est dans notre établissement… Il faut…

— Les réunir ? demanda anxieusement Violette.

Mme Sarmange écoutait avec ahurissement cette étrange conversation. Sa fille s’adressa à elle :

— Mère, pria-t-elle, conduis tout de suite Monsieur auprès de papa. Et dis-lui de consentir à tout ce qu’il demandera. Tu as entendu ? Monsieur dit qu’on peut guérir Roland.

— Guérir Roland !… répéta Mme Sarmange en joignant les mains.

Elle n’essayait pas de comprendre, mais s’extasiait de confiance.

D’un ton soumis, elle ajouta :

— Si vous voulez me suivre. Monsieur…

Le banquier s’était réfugié dans son cabinet, pour fuir la vue des gens de police et tâcher de rassembler ses idées en déroute.

Il avait donné l’ordre formel qu’on s’abstint de le déranger. Aussi fronça-t-il les sourcils en voyant la portière se soulever et Mme Sarmange en personne introduire un inconnu.

Cette incursion et cette audace, de la part de la bonne dame, étaient doublement stupéfiantes.

Le banquier en demeura sans voix.

— Mon ami, dit Mme Sarmange, je te présente le docteur Clodomir, qui vient te transmettre une proposition importante.

D’un air parfaitement maussade, Flavien Sarmange l’interrompit.

— Si importante, si intéressante qu’elle soit, dit-il, je ne suis pas dans un état d’esprit qui me permette de l’entendre. Quand une famille est plongée dans le deuil et la douleur, docteur, quand une maison vient d’être bouleversée par un crime épouvantable, on ne songe point aux affaires.

— Monsieur, répliqua sans s’émouvoir le docteur Clodomir, la chose ne souffre point de retard, puisqu’il s’agit d’éviter ou plutôt de réparer un autre malheur.

— Violette a, en effet, insisté de la façon la plus pressante pour que tu écoutes le docteur, intervint Mme Sarmange.

— Soit, acquiesça le banquier, de mauvaise grâce. Pouvez-vous m’expliquer brièvement ce qui vous amène, docteur ?

— Voici, Monsieur. À la demande de Mlle Sarmange, le professeur Fringue, dont le nom vous est certainement connu.

— Certainement ! s’écria le banquier, qui se vantait de connaître toutes les célébrités parisiennes.

— Le professeur Fringue, dont je ne suis que le disciple, s’est occupé du cas de M. Roland Missandier.

— En vérité, s’écria M. Sarmange, ébahi. Ma fille ne nous avait point parlé de cela. Où donc a-t-elle vu le professeur ?

— Ici même, mon ami, dit Mme Sarmange. Il a été appelé en consultation auprès de Violette.

— Ma parole ! bougonna le banquier, on ignore toujours ce qui se passe chez soi. Et Violette lui a parlé de ce cas ?

— Elle l’y a intéressé. Le professeur Fringue vient d’en terminer l’examen et il le déclare parfaitement guérissable, sous réserve d’une intervention immédiate.

— Guérissable ! s’étonna M. Sarmange. Comment l’entendez-vous ? Il s’agit d’un cas de folie.

— Nullement, dit froidement le docteur Clodomir. Dans le cas de M. Missandier, il y a seulement apparence de folie, et le professeur Fringue a la presque certitude de pouvoir, par une opération, lui rendre la jouissance de ses facultés mentales.

— Par une opération !

— Oui, en vue de laquelle je viens réclamer votre autorisation. Il nous faut pouvoir faire sortir M. Missandier de la maison de santé où il est actuellement interné, et l’installer à l’institut Fringue. Autorisez-vous ? Voulez-vous me signer les papiers nécessaires ?

— Un instant, que diable ! s’écria le banquier, en arrêtant le geste du jeune savant. On ne prend pas comme cela de pareilles décisions, docteur. Il faut que j’examine, que je réfléchisse… Une pareille opération doit présenter quelque danger. Laissez-moi peser le pour et le contre.

Le docteur Clodomir tira sa montre.

— C’est une question d’heures et peut-être de minutes, dit-il froidement. Vous pouvez sauver M. Missandier ou le condamner irrémissiblement. Tout est pour l’opération, rien contre. Et le moindre retard peut la rendre impossible.

— Je ne puis cependant répondre à brûle-pourpoint à une pareille question, protesta le banquier en s’ébrouant.

— Mon ami, supplia Mme Sarmange, accepte ! C’est le plus cher désir de Violette.

— Elle sait ? demanda le banquier, ébranlé.

— Tout, répondit fermement le docteur Clodomir. Et elle comprend que les risques, tous les risques doivent être courus. Acceptez-vous ?

— Répondez-vous de la vie de Roland ?

— Qui peut répondre de la vie d’un homme ? Mais mieux vaudrait pour lui être mort que continuer à être ce qu’il est.

— En effet, murmura le banquier, qui ne pouvait comprendre le véritable sens de ces paroles. Ainsi, il y a une chance, une chance réelle de lui restituer l’usage de sa raison.

— Une chance indéniable, assura le jeune savant, d’un ton de conviction absolue.

— En ce cas, répondit M. Sarmange, impressionné malgré lui, je ne crois pas avoir le droit de refuser, je vais les signer.

 
 

Quelques heures après cette scène, le docteur Clodomir se précipitait, dans un état d’agitation indescriptible, au milieu du cabinet du professeur Fringue.

Celui-ci causait avec l’homme-singe. Tous deux attendaient le retour du jeune savant, qui devait ramener la forme corporelle de Roland. Et, pour occuper le temps, le professeur interrogeait sur ses sensations et sur certaines particularités physiologiques le gorille, qui répondait avec une distraction évidente.

L’entrée du jeune savant fit bondir les deux êtres.

— Venez vite ! cria, d’une voix étranglée Clodomir, qui semblait avoir perdu la tête, venez vite !… il arrive une chose épouvantable… affreuse…

— Quoi donc ? s’exclamèrent à la fois le professeur et le gorille également frissonnants.

Il se meurt… gémit le jeune médecin, horriblement pâle.

La mâchoire du gorille se mit à trembler violemment.

— Il se meurt ? répéta le professeur, profondément troublé. Voulez-vous parler de lui ? docteur Clodomir.

— Oui, confirma ce dernier, fiévreusement, lui… Roland Missandier… votre forme !… Je l’ai trouvé mourant… intransportable… une maladie de langueur… à laquelle les médecins de l’asile ne comprennent rien… parbleu ! Il faut venir, vite !

— Oh ! fit le gorille, avec désespoir, me voir… me voir mourir !… Devrai-je voir cela ?… Sera-ce possible ? Sauvagement, il emprisonna son crâne entre ses deux mains.

— Comment est-ce arrivé ? balbutia Fringue.

— Qu’importe ? cria Clodomir, avec une agitation fébrile. Il a dépéri… dépiré… cessant de manger… enfin, languissant… Pourquoi ? L’heure n’est point aux mots… Il faut courir… Il faut le voir.

Et il empoigna, avec une résolution énergique, le bras du gorille, qui recula.

— Je ne veux pas voir… pas voir cela ! gémit-il, avec une expression d’horreur.

— Il le faut, fit désespérément le docteur Silence. Aidez-moi à l’entraîner, professeur Fringue, je vous dis qu’il le faut… Non, ne m’interrogez pas… là-bas, seulement, je vous dirai… peut-être.

Les deux savants, ayant jeté un manteau sur le gorille lui ayant pris les bras l’emmenaient. Il ne résistait point, paraissant privé de toute force ; ses jambes flageolaient au point qu’ils devaient le soutenir ; il cachait obstinément ses yeux avec ses mains et répétait d’une voix terrifiée :

— Je ne veux pas… me voir… mourir !

L’auto, dans laquelle tous trois montèrent, partit avec une vitesse foudroyante. Encadrant le gorille, les deux savants se taisaient, songeaient seulement au corps qui mourait, là-bas, au destin si cruellement ironique qui se jouait de leurs combinaisons et parachevait le crime au moment où ils croyaient le réparer.

Et une voix, à laquelle le docteur Silence essayait en vain de fermer son oreille, murmurait en eux :

— La nature se venge !… Il ne faut pas toucher à la nature mystérieuse !

L’homme-singe, maintenant, se taisait aussi, mais, par instants, on l’entendait sangloter.

À la porte de la maison de santé, un infirmier les reçut. Sans doute avait-il été prévenu par le docteur Clodomir, car sans demander d’explications, il conduisit les trois hommes dans la cellule de Roland.

Minute émouvante ! vision terrible !…

La forme était là, couchée dans un lit, pâle, émaciée ; au milieu de la broussaille de la barbe et des cheveux, deux yeux luisaient, tristes, angoissés, qui sans cesse erraient et viraient, vite, vite, promenaient leur hâte inquiète, leur incompréhensible supplication, sur tous les murs de la cellule, comme s’ils y espéraient une réponse à quelque mystérieuse question, qui suppliciait la pensée de la bête.

Avec terreur, l’homme-singe se rejetait derrière ses compagnons ; il se débattait entre l’invincible attraction qu’exerçait la présence de son corps et la peur du spectacle affolant. Il n’osait ouvrir les yeux.

Le docteur Clodomir, d’une poigne énergique, le poussa en avant :

— Regardez ! ordonna-t-il. Il le faut.

Sanglotant, celui qui avait été Roland s’abattit sur le lit.

— Moi !… moi !… gémit-il.

Mais soudain, un cri joyeux fit retentir l’air de la cellule. La bête qui avait la forme de l’homme se redressa sur sa couche, un extraordinaire changement se fit en sa physionomie ; l’inquiétude et la tristesse disparurent de ses yeux, qu’emplit une clarté joyeuse ; au morne abattement qui l’écrasait sur le lit et le vidait peu à peu de ses forces vitales succéda soudain presque une surexcitation. Ses yeux fixèrent le gorille ; ses mains le palpèrent, comme un enfant fait d’un jouet merveilleux, longtemps et désespérément souhaité.

Et, par petits cris, il exprimait sa joie sans bornes.

— Le miracle ! murmura le docteur Clodomir à l’oreille du professeur Fringue, stupéfait. Je le pressentais. Il mourait de ne plus se voir. Il se languissait de son corps.

Et s’adressant à Roland, éperdu :

— Reprenez courage. C’est à vous qu’il appartient de soigner et de guérir votre corps.

ÉPILOGUE

Six semaines après ces événements, réunis dans le cabinet du banquier, la famille Sarmange semblait attendre l’arrivée d’un hôte avec une impatience fébrile, car tous les yeux se fixaient sur la porte et ni les uns ni les autres ne pouvaient tenir en place.

Un mot du docteur Fringue avait causé cet émoi :

« Attendez-nous aujourd’hui, à deux heures », avait écrit le célèbre professeur.

Ce laconique bulletin, évidemment inspiré par le docteur Silence, ne pouvait être qu’un bulletin de victoire. N’était-on pas, d’ailleurs, dans une série favorable ?

L’affaire Borsetti s’était dénouée pour le mieux : classée dans quelque obscur recoin, elle attendait que l’improbable capture du singe, décidément reconnu coupable, et de son propriétaire, l’Américain mystérieux, permît de reprendre l’instruction. Comme il y avait peu d’apparence que la police mît la main sur une personne aussi inexistante que A.-K. Handkerson, elle devait y rester à jamais.

D’autre part, les héritiers du Corse avaient conclu avec le banquier un arrangement favorable à l’existence de la banque. De ce côté, toute inquiétude avait disparu.

Et voici que la porte du cabinet s’ouvrait, donnant successivement passage au professeur Fringue, glorieux et solennel, au docteur Clodomir, remis de ses émotions et plus compassé que jamais, et enfin à un jeune homme, encore un peu pâle, mais dont la physionomie reflétait cette joie de vivre, si particulière aux malades remis sur pied.

— Roland ! s’exclama Violette, en tombant dans les bras de son fiancé, défaillant de bonheur.

Oui, Roland, esprit et corps ! Roland qui avait retrouvé sa forme et sa raison — l’intelligence des yeux le prouvait et les quelques phrases rapidement échangées en convainquirent le banquier.

Comme l’avait prévu le docteur Clodomir, la vue de sa forme avait été pour le gorille comme un rappel à la vie. De la main du singe — de sa main — il avait consenti à prendre de la nourriture ; il s’était laissé soigner et guérir et le professeur Fringue, secondé par le docteur Silence, avait pu, pour la seconde fois, tenter et réussir sa double et miraculeuse opération.

— Un miracle ! apprécia le banquier, enthousiasmé, en secouant chaleureusement les mains du chirurgien.

— Peuh ! fit le professeur Fringue d’un air modeste et dédaigneux. Je puis faire mieux que cela.

Se vantait-il ? L’avenir devait répondre que non. Mais aucune de ses sensationnelles opérations n’eut, par la suite, cette heureuse conséquence : un mariage.

Celui de Violette et de Roland eut lieu sans attirer l’attention des deux savants, retournés à leurs occupations favorites.

Au fond, ils boudaient un peu leur ancien patient, car le jeune homme, en dépit des supplications du professeur Fringue, se refusa énergiquement à livrer à sa manie d’expérience, le gorille guéri.

Celui-ci vit librement dans un coin du parc, où on lui a aménagé une cage si grande et tellement verdoyante, qu’il ne souffre point de sa captivité.

Godolphin est moins pour lui un gardien qu’un ami. Ce qui ne l’empêche pas de soupirer parfois, avec une nuance de regret :

— Tout de même, il ne vaut pas l’autre !

Roland évite soigneusement cette partie du parc ; jamais il n’a consenti à se retrouver en face du gorille, et jamais non plus, il ne parle de l’expérience du professeur Fringue.

Elle lui rappellerait ce qu’il veut oublier : que, si ses mains sont innocentes, son cerveau n’a pas moins tué un homme.

FIN