L’Homme qui s’évada/I

La bibliothèque libre.
Eds de France (p. 9-24).

L’HOMME QUI S’ÉVADA


I

AU DÉBUT DE L’ANNÉE QUI VA FINIR…


Au début de l’année qui va finir, tout homme qui achète un journal put lire une dépêche provenant de Cayenne. Elle annonçait que le forçat Dieudonné, « ancien membre de la bande à Bonnot », avait trouvé la mort en voulant s’évader.

Dieudonné ?

Camille-Eugène-Marie Dieudonné. Il a vingt-six ans, quand éclate l’affaire Bonnot. De son métier, il est ouvrier ébéniste ; d’idées : anarchiste, illégaliste, ainsi que l’on disait à l’époque.

Il a nourri son jeune âge de la littérature des citoyens Alexandre Millerand, Urbain Gohier, Aristide Briand, Gustave Hervé. Il n’ignore pas Gustave Le Bon. Il réciterait sans défaillance les livres de l’éminent M. Félix Le Dantec, professeur à la Sorbonne. Stirner, Nietzsche sont ses maîtres.

C’est assez dire qu’il ne fait pas partie de ces ouvriers de marchands de vin et de vélodrome d’hiver. Il est intellectuel !

La journée finie, il court les réunions que lui recommandent les professeurs plus haut cités. L’innocent ! Il ferait mieux d’aller au zinc ! Là, il rencontre tous les ennemis de la société. Il en connaît même qui s’appellent : Garnier, Bonnot, Callemin, dit Raymond-la-Science.

Justement, à cette date, Garnier, Bonnot, Callemin, montent dans des automobiles. Ils ont un revolver au poing et ils tirent sur des employés de banque, ils « descendent » des agents de police, ils assassinent des chefs adjoints de la Sûreté. Ils en font bien d’autres !

Mauvaises fréquentations pour un ébéniste !

Il eût fallu se saisir des garçons qui, croyant faire les apôtres, ne faisaient que les bandits. La police n’y parvenait pas. Elle se rabattit sur le voisin, non le voisin d’habitation, mais le voisin de doctrine. Ainsi fut arrêté Dieudonné.

C’est là que le drame commence ; il ne peut tout de même pas ne pas les avoir connus !

Mais voici l’essentiel.

La bande à Bonnot a débuté dans le commerce du crime par l’attaque d’un nommé Caby, garçon de recettes, alors qu’il passait rue Ordener.

Caby ne mourut pas.

Il désigna Garnier comme son agresseur :

« C’est bien lui, s’écria-t-il, je le reconnaîtrais entre cent. »

Mais Garnier fut tué peu après, lors du siège qu’il soutint dans une maison de banlieue.

La police, alors, présenta plusieurs photographies à Caby. Caby les examina.

— Je m’étais trompé la première fois, en accusant Garnier, dit-il. Mon assassin, le voilà !

Et il posa le doigt sur le portrait d’un inspecteur, portrait glissé comme piège parmi des têtes d’anarchistes.

La bande à Bonnot, la vraie, continuait l’assaut contre la société. L’opinion, affolée, réclamait des coupables.

Dieudonné était en prison. Si on l’essayait comme l’agresseur de Caby ?

Un après-midi, Dieudonné, non rasé, sans col, hagard, traverse, entre deux policiers, les couloirs du Palais de Justice. On le conduit chez le juge d’instruction.

Caby est aussi dans ces couloirs. Au passage de Dieudonné, un agent de la Sûreté touche le coude de Caby : « Tenez, lui dit-il, regardez, voilà votre agresseur.

L’homme qui cherche son assassin en reste saisi.

Cinq minutes après, confrontation chez le juge.

— Connaissez-vous cet individu, Caby ?

Il le connaît, il vient de le voir. On lui a dit : « C’est celui-là ! »

— Oui ! fait Caby. C’est lui.

— Regardez-moi, monsieur, vous vous trompez !

Caby ne consent plus à se tromper ; deux fois, suffisent, il dit : « C’est lui ! »

Ta-ra-ta-ta ! répondent les gens qui savent des choses ; si Caby a reconnu Dieudonné, ce n’est pas parce qu’on le lui montra dans le couloir, c’est que Dieudonné était rue Ordener. Il n’est pas l’assassin, mais il y était. Il y était par humanité, pour empêcher les autres de tirer.

C’est là du roman russe.

Au fait !

C’est Garnier qui attaqua Caby.

Garnier le proclama avant de mourir.

Avant de mourir, également, Bonnot écrivit : « Dieudonné est innocent ; il n’était pas rue Ordener ».

Callemin, une fois condamné à mort, s’écria : « Dieudonné est innocent. Il n’était pas rue Ordener. Je le sais, moi, j’y étais ».

Le témoignage d’un homme au moins deux fois abusé l’emporta sur la vérité.

Dieudonné fut condamné à la guillotine.

À cette époque, le président de la République se nommait Raymond Poincaré. M. Poincaré est connu comme un homme faisant consciencieusement son métier. On dira de lui difficilement que son habitude est d’agir au petit bonheur. Il étudia le cas Dieudonné. Son avis fut différent de celui du jugement rendu. Il gracia Dieudonné. M. Poincaré ne gracia pas Dieudonné parce qu’il lui accordait des circonstances atténuantes. Il le gracia parce qu’il ne trouvait pas dans le procès la preuve de sa culpabilité. Mais que veut dire, en l’état de nos lois, ce mot de grâce ? Il veut dire que l’homme ainsi gracié ira au bagne pour toujours.

Il y alla…



Onze ans plus tard, j’y allai, à mon tour. C’est ainsi que, me promenant un matin dans les locaux disciplinaires de Saint-Joseph des îles du Salut, je fus arrêté par un nom écrit sur la porte d’une des cellules. Ce nom était Dieudonné.

— Celui de la bande à Bonnot ?

On me répondit : « Oui ».

Le gardien fit jouer le judas, Une tête s’encadra dans l’ouverture. C’était celle de Camille-Eugène-Marie Dieudonné.

— Je viens voir ce qui se passe par ici, lui dis-je ; désirez-vous me parler ?

— Oui, oui, je voudrais vous dire des choses. Oh ! je n’ai pas à me plaindre, mais des choses en général sur la vie cruelle du bagne.

Sa voix était étouffée, comme s’il venait de faire une longue course ; cependant, sa cellule n’avait qu’un mètre cinquante de large sur deux mètres de long. Il y était enfermé depuis huit mois.

Cette tête qui parlait ajoutait encore au cauchemar de l’endroit. Je demandai que l’on ouvrît la porte.

On le fit.

Dieudonné se redressa. Il avait de grands yeux avec de la fièvre au fond, pas beaucoup de chair sur la figure ; aussi ses pommettes pointaient-elles. Il se tenait au garde-à-vous, mais sans force physique.

— La vie au bagne, dit-il, est épouvantable. Ce sont les règlements qui nous accablent. Ils trahissent certainement dans leur application l’idée des hommes qui les ont faits. C’est comme un objet qui tombe de haut et qui arrive à terre, son poids multiplié. Aucun ne peut se relever ; nous sommes tous écrasés.

Un rayon de lumière pénétrait ce tombeau. Au point où ce rayon touchait la dalle, il y avait des livres.

— Pourquoi êtes-vous en cellule ?

— J’y suis régulièrement. Je paye ma dernière évasion. J’aurais dû même avoir cinq ans de cachot, puisque c’était ma « seconde ». Le tribunal maritime ne m’en a infligé que deux.

— Parce que vous êtes bon sujet, dit le garde.

— Oui, fit-il, d’une voix toute simple, je dois dire que l’on me châtie sans méchanceté.

Le commandant des îles nous rejoignit.

— Ah ! vous avez trouvé Dieudonné ? Bonjour, Dieudonné !

— Bonjour, commandant !

— Tenez, — et il posa sa main sur l’épaule du forçat, — voilà un garçon intéressant.

— Alors, pourquoi le mettez-vous là-dedans ?

— … C’est un ouvrier modèle. Dieudonné est un exemple. Il a su se préserver de toutes les tares du bagne. Quand il a fini de travailler avec ses mains, il étudie dans les livres : la mécanique, la philosophie. Que lisez-vous maintenant ?

Dieudonné ramassa des Mercure de France et les présenta.

— Vous voyez assez clair ?

— Merci, commandant.

— Je ne devrais pas vous demander cela. Votre cachot n’est pas réglementaire. Dites-moi au moins que vous n’y voyez rien, pour le repos de ma conscience !

Ils sourirent.

Un sourire est une fleur rare, aux îles du Salut !

— Il s’est évadé de Royale, reprit le commandant ; c’est là l’un des plus beaux exploits du bagne. Quatre-vingt-quinze chances de laisser ses membres aux requins. Comment vous a-t-on repris sur la grande terre ?

— Épuisé, commandant.

— Il a même repêché un gardien, une fois ! N’est-ce pas ?

Dieudonné esquissa un geste du bras.

— Voyons, dis-je au commandant, le cas Dieudonné est troublant. Beaucoup de gens croient à son innocence.

— Du fond de ma conscience, je suis innocent, fit Dieudonné.

Là-dessus, l’on referma l’enterré vivant dans son tombeau.



Ces dernières années, les hommes heureux voulurent bien reporter leur pensée vers la terre d’expiation. Le bagne nourrit un temps les conversations et les chroniques. Des avocats, des journalistes réveillèrent l’affaire Dieudonné. Des consciences furent alertées. Quelques hommes consentirent à se rappeler que Dieudonné n’avait été condamné que sur un témoignage incertain.

L’enquête fut reprise, les dossiers rouverts. Puis, un matin de 1926, Me  de Moro-Giafferi et quelques autres pénétraient au ministère de la Justice.

Ils allaient demander la grâce de Dieudonné.

Les chefs du bagne la réclamaient avec eux.

Le gouverneur de la Guyane également.

La grâce fut refusée.


Deux mois après cela, je recevais une lettre de Cayenne. Elle n’était pas d’un forçat, mais d’un colon. La voici :

« Cher Monsieur,

» Vous devez savoir que, malgré l’avis de tous, ici, la grâce vient d’être refusée à Dieudonné. Depuis deux ans, il ne vivait que de cet espoir. C’est bien triste de berner les pauvres gens. Je le crois innocent. En tout cas, il a proprement payé. Ne pourriez-vous agir de nouveau ? Il serait moral de récompenser ceux qui, dans ce monde affreux du bagne, ont su rester des travailleurs et des êtres propres… S’il s’évade, ce n’est pas nous, de Cayenne, qui lui souhaiterons malheur, etc. »

Pour la troisième fois, Dieudonné s’évada.



C’était au mois de juillet. Des dépêches annonçaient que Dieudonné n’était pas mort, qu’on l’avait découvert dans l’État de Para, que le Brésil l’avait mis en prison, puis relâché ; un taxi me déposait, 18, rue d’Enghien, au Petit Parisien. Je venais voir M. Elie-Joseph Bois, grand maître des vents et marées de l’opinion publique.

— Et Dieudonné ? me dit-il sans me laisser le temps de m’asseoir. C’est une histoire, celle-là. Vous le connaissez ; il faudrait retrouver l’homme.

— Mais il est au Brésil, dis-je.

— Et après ?

C’était bien évident. Le Brésil n’était pas la lune ; on rédigea des câbles, on réveilla des consuls au delà des mers, on fit ce qu’il fallait faire. Et après ? Je partis pour le Brésil.



Là, se placent vingt jours d’océan.

Le vingt et unième, à sept heures du matin, l’Hoedic, paquebot des Chargeurs Réunis, entrait, sans triomphe spécial, dans la baie de Rio de Janeiro.

Puis il allait à quai.

À cet instant de la journée, les personnes raisonnables ne se baladent pas le long des ports ; elles sont dans leur lit. On comptait cependant une quinzaine d’individus observant la manœuvre du bateau.

« Voyons, me dis-je, comment était-il, mon homme, la dernière fois que je le vis ? »

Je me rappelai son crâne et sa face rasés ; et la scène de nos adieux revint à ma mémoire. Il avait le corps dans sa cellule, la tête dans le guichet qui semblait vouloir le guillotiner et, de ses yeux mangés de fièvre, il me regardait m’éloigner. C’était, voilà quatre ans, au bagne.

Si les Brésiliens ne l’ont pas remis en prison et que nos câbles l’aient touché, il doit être par ici.

J’en étais là de mes pensées, quand Hippolyte, garçon du bord, me prévint qu’un monsieur me demandait.

— Il est à terre, au bout du bateau, près de l’hélice, ajouta-t-il.

Je me portai sur l’arrière.

— Bonjour ! me cria-t-on. Eh ! bien le bonjour !

C’était un homme pas très grand, coiffé d’un canotier et vêtu de bleu marine. Il avait des moustaches en brosse et des souliers tout neufs du matin même. Je crus voir en même temps qu’il n’était pas follement gras.

— Eh ! bien le bonjour ! répéta-t-il.

Comme je me penchais sur la rambarde :

— Je ne vous reconnais pas exactement, mais je comprends que c’est vous, fit-il.

— Moi, je ne vous reconnais pas du tout.

— Pardi, j’ai changé de tenue.

— Alors, c’est vous ?

Et, d’une voix sourde, il prononça : « Dieudonné ».

L’homme était retrouvé.