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L’Homme qui s’évada/XVI

La bibliothèque libre.
Eds de France (p. 172-180).


XVI

D’ÉTONNEMENT EN ÉTONNEMENT


… Ma chambre à Rio de Janeiro, est vaste ; cela permet à Dieudonné de se promener à grands pas dès qu’il a rappelé le mot des quatre investigadores : « Suivez-nous ! »

— En français, encore ! Ces quatre-là n’avaient dû apprendre le français que pour venir un jour derrière moi et me dire : « Suivez-nous ».

Peut-être étaient-ce les deux seuls mots qu’ils savaient !

Alors quoi ? (Dieudonné s’emballe. Ce souvenir-là ne lui vaut rien.) J’entendrai toujours ce « Suivez-nous » ? Je posai mon verre. Je les regardai très en face, l’un après l’autre, et je dis : « Voilà, emmenez-moi. »

La patronne de la pension lança quelques mots qui avaient tout l’air d’une injure contre les investigadores.

On sortit. Ils ne m’avaient pas mis les menottes.

À peine à cent pas du lieu, Jean-Marie, qui allait déjeuner, aperçoit le lot. Il comprend que je lui demande de ne pas bouger et de filer. Il ne fait qu’une de ces deux choses : il reste pile sur le trottoir, pâle d’abord pour moi, ensuite pour lui, comme il était naturel !

Je passe entre mes hommes sans plus le regarder. Voilà le magasin de nouveautés où j’ai acheté à tempérament l’habit que je porte. Je dois encore vingt milreis dessus. Comment les paierai-je ? Je ne gagnerai plus rien. On va pouvoir dire que je suis un escroc. Je pense à cela en emmenant en prison le seul habit d’homme libre que j’aie possédé depuis quinze ans. Jean-Marie me suit. Je le vois place de la République, qui m’accompagne à distance, Il est fou ! Il doit bien se douter où l’on me conduit. Je ne puis lui faire de signe. Dans son intérêt, je ne me retourne pas.

Voici la prison ! Les investigadores n’ont pas besoin de me guider. Je ne l’ai jamais vue, mais je la reconnais. C’est un nid que l’on m’a appris à sentir de loin. J’y entre le premier. J’attends à deux portes. On les ouvre ; je les franchis. Le bruit quelles font en se fermant est le même que dans les autres pays.


On m’enferme dans une cellule. J’ai retrouvé mon domicile attitré. J’étais en voyage depuis plus de six mois. Et je suis rentré chez moi. Voilà !

Qu’est-ce que j’ai fait, moi, au Brésil ?

Je travaillais neuf heures par jour. J’étais couché à dix heures. Le dimanche, j’apprenais le portugais.

Je saisis les barreaux de ma cage ; je cale mon front contre eux, et je reste là, regardant dans le couloir.

C’est l’heure où je me rendais à l’atelier. Que va dire le patron, qui voulait faire de moi son contremaître ? Je dois six jours de chambre à ma logeuse. Pauvre Michel Daniel, on ne veut pas que ta tête remonte sur l’eau !

Et je me sens tout amer, comme si je chiquais du bois de quinquina.

J’entends s’ouvrir la porte du fond du couloir. Des pas résonnent. Je m’apprête à regarder qui vient : Jean-Marie, entre deux gardiens ! Lui ne me voit pas ; il va, portant son sort.

Je tourne comme une bête dans ma cellule.

Une heure passe. Elle passe mal ! Un gardien ouvre ma cage et, gracieusement, me fait signe de le suivre. On me conduit à la direction de la prison.

Un monsieur est là, jeune. Il dit :

— Je suis Antonello Nello, deuxième préfet de police.

Il me fait asseoir.

— Vous êtes Michel Daniel ?

— Je suis Eugène Dieudonné, évadé de la Guyane française…

— Je vous remercie de n’avoir pas voulu me tromper.

Sur son bureau, une collection de journaux français du temps du procès, le livre de Victor Méric : les Bandits tragiques, puis un dossier.

— Depuis longtemps, Dieudonné, je connais votre cas. Nous, policiers, nous nous intéressons aux grands procès internationaux.

— Je vivais honnêtement de mon travail ; pourquoi m’avoir arrêté ?

Il sourit et lève un doigt comme pour dire : « Je vous dirai cela plus tard ».

Il me lit un procès-verbal que je dois signer, m’expliquant en français les termes que je comprends mal. La pièce est simplement pour me faire déclarer que je suis bien Eugène Dieudonné, l’évadé. Il demande doucement si je veux signer : je signe.

— On vient d’arrêter l’un de mes amis. Pourriez-vous me mettre dans la même cellule que lui, monsieur le Préfet ?

— Avec grand plaisir, qu’il répond.


Il se lève et me serre la main !

Cette politesse, cette main tendue, je n’avais jamais rien vu de plus renversant dans ma vie de prisonnier.

Je demeurai interdit.

Et l’on me mena dans la cellule de Jean-Marie. Il n’est pas seul ; un troisième évadé est là : Paul Vial. Quand je leur dis que le deuxième préfet de police vient de me serrer la main, ils s’assoient sur les dalles. Mettez de plus malins à notre place, ils n’y auraient rien compris non plus.

— C’est peut-être l’habitude au Brésil, dit Jean-Marie.

On se rend compte que cela ne peut pas être.

Nous divaguons toute la nuit.

Au matin, Jean-Marie et Paul Vial sont appelés à la Centrale. Je ne les ai plus revus, On leur a fait prendre le Casipoor.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un bateau brésilien qui, tous les mois, va de Belem à l’Oyapock. On les a ramenés à la Guyane.

J’avais deviné cela, le soir même, dans ma cage.

Moi ! je ne prendrai pas le Casipoor, me dis-je, je me pendrai.

… Je ne cessais pas, évidemment, d’écouter Dieudonné, mais je dois dire que ce fut tout de suite avec un léger petit froid dans les oreilles.

— Le lendemain, 16 juin, on ouvre ma cellule. On me dit de prendre mon chapeau, de rattacher mes souliers. On m’emmène.

On m’emmène me promener…

Nous sortons de la prison. Le gardien qui m’accompagne cause gentiment avec moi. Tout cela est invraisemblable. Agissent-ils ainsi pour que je m’évade ? Ce n’est pas une façon de garder un prisonnier ! Nous arrivons à la préfecture de police. On prend l’ascenseur ! Est-ce que le préfet m’attendrait pour m offrir le thé ?

Au premier étage, le guide me dit de m’asseoir, et il disparaît. Je suis seul. Je n’aurais qu’à descendre l’escalier et à m’en aller.

Mon gardien revient après cinq minutes.

— Venez ! monsieur Dieudonné.

Il ouvre une belle porte. Je suis dans le cabinet du préfet de police de l’État de Para, le Dr Paulo Pinhero.

Il est à son fauteuil. À côté de lui, le deuxième préfet. Je reste debout.

— Asseyez-vous, me dit le premier.

Le second me demande :

— Vous allez bien ?

Ils parlent tous les deux. J’entends les mots : Guyane ! Franca ! Pernambuco ! Ils regardent des fiches. Le deuxième préfet insiste : « Trabalhador honesto ! » ne cesse-t-il de répéter. Ils ont devant eux les déclarations des frères Krislanoff, mes patrons, des frères Fernandez, mes restaurateurs, de Dona Maria, ma logeuse. Le préfet me les montre et dit : « Très bon ! très bon ! » Il me dit : « J’ai écrit au ministre, à Rio. » Puis il sonne. Mon gardien apparaît. Il lui parle en portugais. Mon gardien me montre que je dois le suivre. Le préfet me serre la main. On m’enferme dans une pièce à côté.

Il y a un fauteuil, un lit, un grand stock de bottes de gendarmes ! Ah ! les braves bottes !

Je m’étends sur le lit. Le gardien se met dans le fauteuil.

On entre ; c’est le préfet de police. Il déloge le gardien, approche le fauteuil de mon lit, s’installe.