L’Homme roux/La Fille de neige

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La Librairie illustrée (p. 253-267).

LA FILLE DE NEIGE


Mie Cathe, la Berrichonne, était une bonne vieille dont la coiffe, l’esprit et le nez se trouvaient toujours aussi pointus. Mie Cathe m’avait nourri, je l’aimais tendrement, et encore, à quinze ans, je n’eusse pas changé Mie Cathe pour une jolie femme. Son principe d’éducation, vis-à-vis de moi, se résumait dans ceci :

« Cours… sans déchirer tes pantalons ! »

Notez que j’avais des pantalons indéchirables se composant, d’un château pour la jambe droite, d’une ferme énorme pour la jambe gauche et d’une fortune assez ronde pour servir de ceinture solide.

Je poussais comme un froment exceptionnel entre Mie Cathe et mon précepteur, le cousin pauvre. Mon père et ma mère vivaient en un pays qu’on appelle le grand monde, dont le chef-lieu était Paris ; de temps en temps ils écrivaient à Mie Cathe pour s’informer de ma santé, envoyer une montre ou des foulards au pauvre cousin, et, dans ce fond de Berri très ignoré, nous étions heureux comme des gens sagement endormis.

Ah ! une bonne vieille nourrice, c’est plus qu’une mère, je crois, qu’une mère qui ne vous a pas nourri. Après le bon Dieu, il y a le lait, et, devant cette chose exquise, tous les hommes sont égaux. Mon précepteur écoutait Mie Cathe avec un respect silencieux ; moi, je l’adorais.

Elle racontait des histoires, l’été, à l’ombre des tilleuls, en tricotant ; l’hiver, près du feu, en raccommodant ce qu’elle avait tricoté l’été.

Vînt le vent de n’importe où, elle m’inculquait la même morale : « Ne déchire pas tes pantalons ! » et mon précepteur d’ajouter : « Trahit sua quemque voluptas !… »

Un soir de janvier, dans notre grande cuisine, emplie des roses lueurs du foyer, Mie Cathe commença un récit dont le souvenir fait trembler mon cœur encore aujourd’hui, mon cœur d’homme sceptique.

Je faisais griller des marrons sur les braises ; mon chien Tobie ronflait : ainsi, jadis, le juste de ce nom devait faire, et une solennelle tranquillité régnait, malgré les tourmentes de neige qui fouettaient les vitres.

— Mon petit, dit Mie Cathe, tu as quinze ans depuis hier et tu n’es guère sage ! Tu as un accroc au genou, tu t’es battu avec les gamins du village… Je perds la cervelle, moi, rien qu’en te voyant manier un bâton. Mes doigts sont trop rudes pour t’adoucir les membres et le caractère… J’écrirai à ta maman par la plume du curé, si ça doit continuer. »

Le début me déplaisait. Après avoir retourné mes marrons, j’examinai Mie Cathe, dont le nez s’effilait d’une manière inquiétante.

— Que fait-elle maman ? dis-je d’un ton bourru.

— Elle danse à Paris.

— Et papa ?

— Il la regarde faire, pardine !

— Eh bien ! Mie Cathe, pense bien qu’ils doivent aussi se faire des accrocs tous les deux ; laissons-les s’amuser et conte-nous ton histoire !…

Il faut vous dire que Mie Cathe ne racontait jamais sans s’interrompre ; je lui posais beaucoup de questions : les bons livres demandent à être discutés.

— Il y avait une fois un garçon et une fille qui s’aimaient d’amour…

Mes quinze ans sonnés permettaient sans doute la phrase à Mie Cathe, mais moi, j’eus un petit tressaut.

— Hein ?… Mie Cathe, qu’est-ce que c’est que l’amour quand ce n’est pas dans les chansons ?

— C’est une maladie.

— Ah ! Et je lui offris pour me réconcilier un marron vraiment doré à point.

— «… Qui s’aimaient, reprit la paysanne se brûlant la langue et hachant ses phrases, qui s’aimaient… (Ce marron est trop cuit.) La fille était belle quoique pauvre. Le jeune homme… (retire les autres du feu) s’appelait Jean-Pierre, et elle… (ça te gâtera les dents). »

Mie Cathe finit par avaler le marron. Moi, je ne découvrais encore pas l’intérêt de cette histoire.

— … Elle s’appelait… rien, car elle n’avait pas de parents et servait dans une ferme. Le garçon était riche. À chaque foire, ce Jean-Pierre vendait ses bœufs, ses moutons et revenait les poches pleines. Il ne pensait point au mariage… cette belle fille l’occupait trop. Pourtant, les père et mère du jeune homme s’assemblèrent et lui dirent :

— « Jean-Pierre, il faut t’épouser d’avec la » fille du meunier !

— » Non ! qu’il leur fit, j’aime ailleurs !

— » Nous le savons, mais ailleurs il n’y a » rien et, vois-tu, faut laisser les amours pour » songer au sérieux ! »

— Mie Cathe, demandai-je très nonchalamment… je croyais, j’avais entendu dire (toujours dans les chansons) que l’amour mène au mariage ?

— Pas hors des chansons ! fit Mie Cathe gonflant la pointe de son bonnet.

— Alors cette maladie ?

— Cette maladie, déclara nettement Mie Cathe, trouve son remède dans le mariage, et tu m’impatientes !…

Elle repoussa un autre marron.

« Tu les as donc pris dans le tas aux noix, tes marrons, qu’ils sont si durs ?… »

Désormais, j’étais fixé : mes marrons étaient faux… et le mariage était une médecine !…

Mon précepteur hochait le front.

« Voilà, poursuivit-elle, que Jean-Pierre aimait toujours sa vaurienne. La fille du meunier se dépitait… à en crever dans sa farine… Enfin, par une belle nuit des Rois, le meunier invita Jean-Pierre, fit faire des crêpes, des galettes ; sa fille mit des rubans dans ses cheveux et du vin sur la table ; il y eut bombance. Jean-Pierre, par politesse, ne put refuser sa portion ; mais, sur le coup de dix heures, il se leva, salua la compagnie. Comme chacun savait où il allait, ce fut à qui le retiendrait. Il avait promis à son amoureuse de lui porter une tranche de galette dans la hutte au berger. Il neigeait, pareil à ce soir ! La hutte du berger était au milieu d’une prairie ; il y faisait froid. Mais les amoureux…

— Comment se prend-elle, la maladie des amoureux ? demandai-je de nouveau.

— Quand on est deux… n’ont jamais froid. La pauvrette attendait, les pieds dans la neige, grelottant tout de même et craignant que son amoureux ne restât chez la riche meunière.

— Et, ajoutai-je de mon cru, qu’une seconde maladie ne le prît — car mon esprit se délurait.

— Oui. Or, minuit passa. Un coup de vent vint, abattit le toit de la hutte, et la fille se mit à pleurer. La neige tombait sur ses épaules, la bise gelait ses larmes… Elle attendait toujours.

» Cette nuit-là, le meunier, aidé de sa fille, grisa Jean-Pierre, et Jean-Pierre n’alla pas au rendez-vous ! Le lendemain, notre gars, dégrisé, s’en fut à la ferme où sa pauvre amoureuse donnait de l’avoine aux poules. En passant près de la hutte, il aperçut une grosse bonne femme que les petits enfants de l’endroit devaient avoir pétrie en boule de neige. Il se mit à rire, pensant à l’amoureuse, quand elle rencontrerait ça le soir. Mais, à la ferme, on lui apprit que son amoureuse s’était quittée de chez ses maîtres sans prévenir personne… de dépit. On ne savait point ce qu’elle était devenue. Jean, inquiet, revint la nuit suivante devant la hutte du berger. Il attendit comme elle avait attendu devant la bonne femme de neige, et, pour se réchauffer, il fit aussi des boules qu’il lança à la méchante statue. À la première boule qu’il lança, il fit jaillir de ce visage tout blanc deux grands yeux noirs et morts.

» Sous la grosse femme de neige il y avait une mince jeune fille, le cadavre glacé de l’amoureuse de Jean-Pierre ! Elle avait attendu toute la nuit des Rois, enracinée là par l’amour, tandis que le ciel lui tissait lentement son linceul.

» Jean-Pierre en perdit la raison. Dès qu’il voyait des gamins faire des boules de neige, il allait les rouer de coups.

» … Et, ajouta brusquement Mie Cathe, si tu ne déchirais pas tes pantalons… »

Un coup sourd retentit à notre porte. J’eus presque peur. Cette histoire lamentable, ces marrons trop durs, ce coup frappé… mes pantalons… à minuit ! J’allai ouvrir, sur le geste de ma nourrice, moins rassurée que moi ; car la peur, comme l’amour, est un mal que l’on attrape souvent lorsqu’on n’est que deux.

« Fichtre ! » murmura le précepteur, qui ne jurait jamais.

Pour intimider le voleur, j’ouvris en criant :

« Nous n’aimons pas qu’on nous dérange ! » Je demeurai ahuri devant une enfant de mon âge, une petite pauvresse dont les yeux avaient des reflets d’étoile. Je n’oublierai pas ce tableau, non, de ma vie !

Elle était debout, les mains jointes, sur le perron couvert d’hermine. Derrière elle tombait toute une secouée de flocons qui s’entassaient avec une molle douceur. Plus un bruit, plus un souffle ; le vent s’était tu, ciel et terre se confondaient dans un infini moelleux comme une fourrure, et sa tête poudrée de diamants apparaissait comme une tête de petite reine. Ses haillons avaient des bordures de cygne et se piquaient çà et là de pierreries. C’était enfin la fille de neige… à moitié linceul !

« Laissez-moi entrer, dit-elle rien qu’un peu… Je m’en irai tout de suite… mais j’ai les pieds si froids. »

Je compris que mon admiration devenait stupide. Je la fis entrer avec une sorte de respect. Mie Cathe prépara un verre de vin brûlant. Tobie donna sa place et le précepteur prit la fuite.

« Sûrement… c’est celle qui revient ! » chuchotait Mie Cathe, atterrée.

La petite n’eut point d’histoire à nous apprendre. Elle venait de loin et y retournait. Son singe était mort. Elle savait chanter, vendre des allumettes de contrebande, montrer des bêtes savantes.

Maintenant, elle faisait comme son singe… elle passait de froid. Voilà !

Elle parlait doucement. Ses mains, que je frottais dans les miennes, étaient très petites. Elle était jolie, oh ! si jolie… que j’en demeurais pétrifié. Les beaux yeux ! les beaux cheveux ! Mie Cathe lui prépara un lit à côté du sien. J’allai fouiller moi-même dans les armoires de mes grand’mères, et je rapportai une ancienne robe de soie rouge, quelque chose de fantastique. La mignonne faillit se pâmer. Elle s’affubla de ce chiffon avec une véritable science. Puis elle se mit à chanter, à danser, à éclater d’un tel bonheur que nous en fûmes bientôt complètement fous.

Elle nous confia qu’elle s’appelait Cicie, et elle se tordait dans sa jupe trop longue, et son corps souple voltigeait comme les flammes du fagot flambant dans la cheminée.

Ma nourrice alla chercher une couverture ; nous restâmes seuls. Cicie, épuisée par ses bonds, s’en vint tomber sur ses genoux ; elle m’entoura de ses bras minces et, posant son front sur mon épaule :

« Personne ne m’a donné une robe rouge… personne ! Je vous aime de tout mon cœur !… Voulez-vous aimer la pauvre Cicie autant qu’elle vous aimera ? Mon singe est mort… Je n’ai plus d’ami… »

Je dis avec passion :

— Oh ! oui… je t’aimerai, Cicie… mais je ne veux pas remplacer ton singe !

Elle me sourit, toute candide.

— Mon singe était laid, tu es gentil ! Je ferai une différence !

Je crois que nous nous embrassâmes. Chère créature ! elle paraissait folle. Le froid, la misère, et, subitement, ce grand luxe de la robe rouge !

Pauvre Cicie ! elle s’endormait, très calme, sur mes genoux. La flambée lui envoyait des teintes fauves et elle semblait vêtue d’un long manteau sanglant. Ses mains fluettes caressaient encore les plis de la jupe merveilleuse.

L’amour est, je pense, une impression de tous les âges qui se subit sans se comprendre : les hommes sont enfants à toutes les époques de leur vie. Pourquoi les enfants ne seraient-ils pas des hommes, durant le court passage d’une impression d’amour ? Durant cette minute de solitude avec Cicie, j’aimai éperdument, je fus malade, je fus jaloux, je fus ambitieux, je rêvai, je maudis, je bénis, et, comme un amant très humble, je ne lui dis rien de ce que j’éprouvais. Je ne regrettais qu’une chose : ne plus avoir de marrons : Partager est le premier instinct des gens épris, n’est-ce pas ?

Mie Cathe arriva derrière moi :

— Prends garde ! cette petite a peut-être des poux, dit-elle sans respect pour mes chimères.

— Tais-toi, Mie Cathe, elle ne me quittera plus. Je lui donnerai la chambre de ma mère… nous la nourrirons des meilleures choses… elle portera cette robe… elle dansera… nous ferons toutes ses volontés… et, pourvu qu’elle ne fonde pas…

Je passai la jolie dormeuse à ma nourrice et je fis un saut de joie haut comme la cheminée.

Mie Cathe, après avoir couché Cicie, me fit boire une infusion de tilleul.

— Tu es bien malade, grommela-t-elle, et demain tu te battras avec elle… pour déchirer encore ta culotte neuve !…

J’allai me coucher, plein de fièvre, par là-dessus.

J’eus, cette nuit-là, un songe bizarre. Je crus voir, dans la pénombre de mes rideaux, se pencher une femme rouge, deux petits bras entourèrent mon buste, deux lèvres fraîches touchèrent mon front, je sentis des larmes mouiller mes joues, puis… tout s’effaça dans un tourbillon de neige. Je me réveillai dès l’aube, et je courus à la cuisine. Mie Cathe préparait mon déjeuner.

— Eh bien ? dis-je en palpitant.

— Cicie était une petite voleuse, répliqua durement ma nourrice pendant que mon vieux précepteur grognait en latin. Oui, une petite voleuse ; elle s’est sauvée en emportant la robe de ta grand’mère. Je lui avais dit qu’elle ne la garderait pas. Elle a trouvé plus simple de l’emporter.

Je restai muet. Fondue, la fille de neige ! Fondue comme un léger flocon !

À partir de ce jour, je fus un garçon taciturne. Je sus respecter mes pantalons.

On ne me parlait pas de la petite mendiante : on ne se doutait pas que j’y pensais sans cesse.

D’ailleurs… à quoi bon ?… Mon cœur, ouvert par elle, s’était refermé sur l’apparition féerique. J’avais la conviction de ne pas avoir rêvé.

Cicie, reconnaissante, m’avait donné son dernier adieu avant de s’aller fondre dans la tourmente neigeuse… J’attendais vaguement que l’amour me la reposât sur les genoux, tout endormie, toute frileuse et toute dorée par les flammes de notre mutuelle passion d’enfants.

Cicie ne revint point. On me rappela chez mes parents, dans la grande ville où dansait ma mère. J’eus à terminer mon éducation de garçon qu’on voulait marier de bonne heure. Je me souvins du remède de Mie Cathe, mais, pour le prendre, j’attendis peut-être trop longtemps.

Quelquefois, pendant les nuits de neige, je me réveille en sursaut. Un bruit imperceptible se fait entendre le long de la croisée, un petit bruit sec disant pour moi, qui rêve encore : « Cicie… Ci… cie ! » et je revois un fantôme de glace, l’amoureuse de la légende, enlaçant un fantôme rouge, l’amoureuse de mes quinze ans ! Mais ce bruit ce n’est que la gelée… écrivant ses hiéroglyphes sur la page blanche de ma vitre, où la lune blonde glisse un signet d’or !

FIN