L’Homme sans visage/I/VIII

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Albert Mérican (p. 29-33).


VIII

SOUS LA LIVRÉE DU COMTE D’HOLSBEIN


Le bruit d’une discussion me tira de mes réflexions.

Au buffet, les « serveurs » entouraient un domestique, revêtu de la livrée du personnel de la Casa Avreda, dont l’attitude, l’accent indiquaient clairement l’état d’ébriété avancée.

En soignant les invités de son maître, le serviteur avait jugé équitable de se soigner lui-même, et il avait eu également des attentions répétées autant que spiritueuses.

Le résultat, facile à prévoir, était une démarche titubante et une voix pâteuse du plus déplorable effet.

Tel était d’ailleurs l’avis des autres gens de service, car ils insistaient auprès de leur camarade, afin que celui-ci regagnât sa chambre, sans bruit, et ne s’exposât pas à être vu par le « patron », qui, sans aucun doute, punirait d’un renvoi immédiat le scandale provoqué par Antonino.

Antonino, ainsi s’appelait le délinquant.

Mais on connaît l’obstination horripilante de ceux qui noient leur raison dans un certain nombre de verres.

L’ivresse est une folie momentanée, jusqu’au jour où, par la voie du delirium tremens, elle arrive à être l’aliénation chronique.

Comme la folie, sa sœur, elle est victime de l’idée fixe. De là, l’entêtement proverbial des ivrognes.

Or, Antonino, cramponné à un dressoir, dodelinait de la tête, répondait invariablement à toutes les objurgations :

— Le patron m’a dit : Antonino, à minuit exactement, tu te trouveras, muni d’un bougeoir, dans le couloir du vieux Logis, près de la porte du petit salon des tapisseries. À minuit, je dois être là avec mon bougeoir. C’est la consigne. Si je me couche, je n’y serai pas, je ne veux pas me coucher avec un bougeoir.

Le niais. Il s’était grisé, alors que lui était réservée la bonne fortune de voir la figure du comte de Holsbein, lorsqu’il constaterait la fuite, inexplicable pour lui, du document enfermé dans la chambre Rouge.

Cette réflexion traversa mon cerveau comme un trait de feu, suivie presque aussitôt de celle-ci :

— Je paierais cher pour être à sa place.

Avez-vous remarqué comme l’imagination marche vite ? Comme la lumière et l’électricité, elle doit faire du 96,000 lieues à la seconde. Automobilistes, pleurez, vous progressez comme des tortues !

En une seconde donc, je m’étais déclaré :

— Il faut que je prenne sa place… Je la prendrai… Oui, mais comment y arriver ?… Ah ! par le ciel ! Concepcion va m’aider.

La fille de chambre, en effet, venait de reparaître, et m’annonçait sa présence en mettant de nouveau en mouvement Dieu, Saints, Archanges, toute la population du Paradis enfin, pour traduire hyperboliquement la reconnaissance éperdue née en elle du don des mille pesetas.

Je n’y avais nul droit, mais bah ! je l’exploitai sans vergogne et quelques minutes après, Concepcion, stylée par moi, avait fait absorber, à Antonino, deux coupes de champagne aromatisé d’eau-de-vie de Xérès.

Du coup, le laquais avait perdu même le souvenir de sa consigne et de son bougeoir. Il s’était laissé prendre par le bras et mener vers sa chambre.

Sans en avoir l’air, je m’étais glissé sur les traces du couple, non sans recueillir au passage les remarques admiratives des autres serviteurs, vantant l’habileté de Concepcion.

— Oh ! les femmes, il n’y a pas à dire, c’est malin comme le Malin lui-même, compliment qui chatouilla agréablement mon ouïe de reporter, car la malice de Concepcion, je la lui avais soufflée.

Je n’en ai pas orgueil, croyez-le bien, car « confirmer un ivrogne » ne me paraît pas aussi admirable que délivrer son pays ou même qu’empêcher un homme de boire au delà de sa soif.

J’aidai Concepcion à hisser Antonino jusqu’à sa chambre, puis je la renvoyai.

À minuit moins cinq, je sortais de ladite pièce, revêtu de la livrée du drôle, qui ronflait à poings fermés sur son lit… J’avoue qu’il me répugnait, sa livrée aussi, mais la curiosité avait été la plus forte.

Et enfin, j’avais réduit mes scrupules au silence par cet argument péremptoire :

— Je suis correspondant du Times. Je suis ici pour voir et savoir. Il me faut voir.

Avec le sentiment du devoir, on endosse la livrée d’un homme ivre aussi facilement que celle d’un ambassadeur.

Je fermai la porte à clef, puis muni d’un candélabre de cuivre, bougies allumées, je gagnai, par les couloirs que la marquise de Almaceda m’avait fait parcourir, l’entrée du petit salon des Tapisseries.

À cet instant seulement, je me demandai si ma démarche n’était pas stupide, ridicule.

Le comte pourrait me reconnaître. Ne lui avais-je pas été présenté par sir Lewis Markham ?

Mais on lui avait présenté tant de monde, ce soir-là ; et aussi, comment soupçonnerait-il un de ses invités sous la livrée de ses gens ?

Enfin, on est toujours un peu de mauvaise foi, même vis-à-vis de sa propre personne… Je me déclarai que, ayant dérobé la place d’Antonino, je devais à ce garçon de la tenir à la satisfaction de son maître.

Au surplus, la petite porte du salon s’ouvrit et se referma vivement sur deux personnages, apparus comme des diables sortant d’une boîte.

L’un était M. de Holsbein. Dans l’autre, je devinai M. de Kœleritz, cet envoyé extraordinaire de la Chancellerie allemande, discutant au grand jour la conclusion d’un accord commercial avec l’Espagne, collaborant dans l’ombre à des opérations louches d’espionnage.

À l’inverse de son compagnon, M. de Kœleritz, arrivé à la réception depuis que moi-même en étais… officieusement absent, se montrait maigre, osseux, parcheminé. Très grand, on s’étonnait, lorsqu’il marchait, de n’entendre point cliqueter les os de son squelette.

Il rappelait une composition célèbre d’Albert Durer, la Mort Coquette, le squelette sinistre se parant comme une jolie femme.

Observation fugitive ou presque, de suite le comte s’écria :

— Mais ce n’est pas Antonino.

— Non, fis-je en « vulgarisant » ma voix, je suis un extra de la maison Olaredo (c’était celle qui s’était chargée du buffet)… On m’a dit : Prends un candélabre et attends ici les ordres de M. le comte.

— J’avais commandé Antonino… Pourquoi n’est-ce point lui ?

— Je ne sais pas. Peut-être est-il indisposé…

M. de Holsbein haussa les épaules d’un air mécontent et sèchement :

— Enfin, suivez-nous.

Il passa devant avec M. de Kœleritz, et parcourut le couloir dallé où m’avait guidé naguère la marquise d’Almaceda.

Mon cœur battait, comme à l’approche d’une péripétie capitale.

Nous arrivons devant la Chambre Rouge. Je porte le candélabre de façon à masquer mes traits au brave Marco, qui est toujours de faction.

S’il me reconnaissait, quel désastre !

Mais il n’y a pas de danger. Le pauvre diable est bien trop occupé, à ne pas laisser deviner au comte qu’il a commis une irrégularité en allant aviser Concepcion de son bonheur.

— Tu n’as pas bougé ?

— M. le comte peut en être certain.

— Et personne ne s’est montré ?

— Personne.

— Bien, tu es libre… attends, tu préviendras ton camarade, de faction dans le jardin, qu’il peut aller se coucher… Bonsoir.

Marco s’éloigna à grandes enjambées. Je sens, moi, qu’il a peur d’être rappelé, d’avoir à subir de nouvelles questions.

Il a tourné l’angle de la galerie, il doit pousser un ouf ! de satisfaction.

À ce moment, M. de Holsbein sort de son immobilité.

— M. de Kœleritz, dit-il avec une nuance de déférence, je dois vous prier de vouloir bien vous charger du candélabre pour entrer dans la Chambre Rouge. Moi, je vais avoir les deux mains prises.

Il les montre. De la dextre, il tient une petite clef ; de l’autre, il manie un revolver qu’il vient de sortir de sa poche.

— Il faut s’attendre à tout.

Puis, se tournant vers moi :

— Remettez le flambeau à Monsieur, et attendez-nous là.

J’obéis.

Lui introduit sa clef dans la serrure. J’ai une envie folle d’éclater de rire à la vue de ses précautions pour entrer dans une chambre vide…

Il ouvre, repousse violemment le battant et braque son revolver sur un invisible ennemi.

— Personne ! et l’enveloppe n’est plus sur la table ! Oh !

C’est une exclamation de stupeur et de colère qui ponctue la phrase.

Il ajoute :

— Oh ! j’en suis sûr, maintenant… C’est lui ! c’est lui, cet homme énigme, insaisissable, qui semble un lutin se jouant des barrières et des verrous !

Comme la marquise avait raison tout à l’heure. La tendance à la merveillosité enlève au comte jusqu’à la faculté de raisonner. Mais il n’y a pas de lutins, M. le comte. Pour entrer dans une salle, on ouvre forcément la porte ou la fenêtre.

Il m’aperçoit, se contraint au calme, et murmure :

— Monsieur de Kœleritz, entrons, je vous prie.

Tous deux disparaissent dans la Chambre Rouge, dont la porte se referme.

Oh ! cela commençait si bien. Est-ce que je vais être privé des réflexions que je pressens devoir être échangées ?

Non, non… Un vrai journaliste, et les reporters du Times sont de vrais journalistes, n’est jamais pris de court.

J’ai dans ma poche le petit appareil que la réclame a popularisé à Londres sous le sobriquet de « Plus de Sourds ».

C’est une sorte de microphone à renforçateur enfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière de poche.

Les sourds en introduisent une extrémité dans l’oreille, et ils entendent. Nous, au Times, nous avons trouvé à l’appareil une application à laquelle l’inventeur n’avait certes pas songé.

Nous en avons fait un écoutoir à travers les portes.

Ma foi oui. L’un de nos reporters, ayant remarqué par hasard que l’on pouvait percevoir des vibrations infinitésimales, eut l’idée de s’assurer que la vibration des panneaux d’une porte serait transmise par le « Plus de Sourds »… et il découvrit ainsi qu’appliqué sur le bois, le système apportait au tympan les conversations émises de l’autre côté.

Mon écoutoir sur le panneau, mon oreille à l’extrémité opposée, j’entendis un sanglot.

Qui donc pleurait ? Voilà encore une chose inattendue.

Puis la voix brisée par l’émotion, M. de Holsbein parla :

— Excusez un instant de faiblesse, M. de Kœleritz… j’ai sacrifié ma fille, pauvre petite Niète, à la grandeur de l’Allemagne.

— Que voulez-vous dire ? répliqua l’organe peu harmonieux du plénipotentiaire commercial.

— X 323 la tient en son pouvoir. Il m’a informé qu’elle mourrait si le document de Londres ne passait pas la soirée ici, sur cette table.

— Eh bien ?

— Eh bien… J’ai tenté de prendre cet homme, d’en finir avec lui. Des serviteurs dévoués aux portes, d’autres prêts à leur prêter main-forte au premier appel…

— Et il a trompé toutes vos précautions, il est venu ; il a repris le traité…

— Non, gronda le comte avec explosion… Sur cette table était une enveloppe contenant des papiers sans importance… Voilà comment j’ai donné la vie de ma fille à l’Allemagne !

Je faillis pousser un cri.

X 323 avait été joué. De nouveau, la guerre farouche était suspendue sur les nations d’Europe.

Mais M. de Kœleritz continuait, m’interdisant de penser.

— Alors, vous allez me remettre la pièce en question.
je m’étais trouvé bloqué parmi des
arméniens, vivant avec eux ce que je
pensais être mes dernières heures…

— Pas ce soir, demain.

— Pourquoi ce retard ?

— Parce que X 323 est à ma poursuite… garder ce document chez moi eût été folie… Tenez, je me suis aperçu que mon secrétaire, mes armoires avaient été fouillés à fond. Par qui ? Quand ? Impossible de le savoir… Ce terrible personnage est partout. Il entre, il sort, sans laisser de traces.

— Mais enfin, le document que notre gouvernement m’a enjoint de recevoir… interrompit M. de Kœleritz avec une nuance d’impatience.

— … Est dans une cachette sûre… Je l’y ai enfermé dès mon arrivée d’Angleterre. Voilà pourquoi, Monsieur de Kœleritz, je ne serai en mesure de vous le remettre que demain.

Je compris que tous deux, allaient reparaître. Je réintégrai mon écoutoir dans ma poche et je m’adossai au mur de l’autre côté de la galerie, avec la mine indifférente et ennuyée d’un domestique qui trouve que son service le fait coucher bien tard.

Il était temps… Le comte et son compagnon sortirent.

Il me remit le candélabre et me renvoya à ce qu’il supposait être mon travail.

Moi, je ne perdis pas de temps.

Je courus à la chambre d’Antonino. L’ivrogne ronflait toujours.

En un quart d’heure, j’eus repris mes vêtements de gentleman et, sans plus m’attarder dans les salons de la Casa Avreda, je m’esquivai.

Une heure du matin sonnait à une église voisine, quand je remis le pied sur le trottoir de la rue San Geronimo.