L’Homme sans visage/II/VIII

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Albert Mérican (p. 76-78).


VIII

L’ŒUF DE LA LÉGENDE


Sans hésitation, il s’approcha du puits. Il ne soupçonnait pas qu’on le pût épier, car il ne prenait aucune précaution. Rien ne l’avait donc inquiété tandis qu’il effectuait le trajet de la Casa Avreda au Puits du Maure.

Mais alors, que faisait X 323 ? Un accident l’avait-il immobilisé ? C’était probable. Comment expliquer autrement son absence ?

Ah ! Et dire que si j’étais là si heureusement pour le remplacer, c’était contre sa volonté. Je me pressai les mains avec effusion, vraiment enchanté du rôle que mon obstination allait me faire jouer.

J’entrevis bien, confusément, qu’une lutte avec M. de Holsbein pourrait avoir une répercussion fâcheuse sur mes projets de mariage.

Mais quand on est dans l’action, celle-ci vous emporte… Je ne pus m’arrêter à l’idée embryonnaire qui m’aurait peut-être paralysé.

Au surplus, toute mon attention fut accaparée par les faits et gestes du comte.

Il se pencha sur la margelle, avec un petit ricanement qui s’enfla dans l’intérieur du puits.

Il prononça quelques paroles que j’entendis mal. Est-ce qu’il disait les mots magiques du Maure ? L’idée me fit sourire.

On a de ces pensées enfantines parfois… Mon cerveau restait impressionné par la légende des eaux montant ou s’abaissant à la volonté du geôlier de la Belle Fille.

Mais à quelle singulière pantomime se livre l’Allemand ?

Il tourne autour du puits, la tête penchée vers le sol.

Il s’arrête, se baisse un instant. Qu’est cela ? Je perçois un déclic métallique… Mes sens m’abusent certainement…

Un nouveau bruit, aussi peu explicable que le premier augmente ma perplexité. On dirait un courant liquide s’engouffrant dans une conduite d’eau.

Ah çà ! Le puits, le Puits du Maure serait-il tout simplement muni d’un déversoir que l’on peut manœuvrer du dehors ? Une clef hydraulique serait la parole magique !

À la bonne heure. Je tiens une légende dans son œuf.

Ma pensée vole. Un ingénieur, un architecte, dont le travail reste incompréhensible pour la foule, sont passés par là.

L’ignorance les a transmués en messire Satanas ; le propriétaire du puits est devenu le Maure farouche, qui pour le peuple espagnol, demeure une incarnation du démon.

Mais alors, les crampons de puisatier, que j’ai remarqués à mon arrivée doivent conduire… ?

Ici, la légende reste obscure.

Qu’est-ce qui remplace le boudoir où gémissait la Belle Fille ?

Rien ne vient à la traverse de mes réflexions.

Le comte se tenait immobile maintenant. De loin en loin il se penchait sur la margelle, d’où jaillissait toujours le ronronnement de la chasse d’eau. Cela dura dix minutes environ. Il monologuait par intervalles :

— Un instant encore… Ce soir, j’en aurai fini avec cette histoire !… En aurai-je fini ?… Oui, oui… Ni lui, ni personne, ne pouvait soupçonner ma ruse… Eh mais, Holsbein Litzberg dépiste ceux qui triomphent de tout…

— Ça, c’est pour X 323, me dis-je… Seulement, le comte se trompe… Son adversaire sait… et moi aussi.

Une vague inquiétude me fait ajouter :

— Pourquoi X 323 manque-t-il au rendez-vous ?

Quelle catastrophe a pu l’arrêter ?

Puis une pensée flatteuse pour moi :

— Dire que la paix de l’Europe dépend du plus ou moins de chance et d’habileté dont je vais disposer tout à l’heure. Le document secret, lorsque le jour renaîtra, roulera à toute vapeur dans la direction de Berlin, ou bien reposera paisiblement dans la poche du très digne correspondant du Times que je suis.

L’homme est doué d’une présomption native dont il ne se corrige pas avec l’âge. L’une des formes de cette confiance exagérée en soi consiste à mesurer toutes choses à l’aune de sa petite raison. Ainsi, dans l’espèce, je n’admettais que deux alternatives pour les papiers dérobés au Foreign-Office. Pourtant, une foule de souvenirs eussent dû me mettre en garde contre des appréciations de cette nature. Que de fois, j’ai constaté, à mes dépens, qu’au moment où notre jugement incomplet disserte gravement sur les seules alternatives possibles, les circonstances en élaborent mille autres, bien plus possibles encore, car ce sont celles qui se réalisent.

Le comte se pencha une dernière fois sur le rebord du puits. Il marmonna :

— Le niveau a suffisamment baissé… Admirable en vérité, ce vieil appareil oublié… Nul ne se rappelle cela… Heureusement que le peuple a de ces fissures de mémoire… Allons, agissons… Dans vingt minutes l’eau aura remonté par infiltration… La route sera fermée aux indiscrets improbables qui s’égareraient de ce côté.

Je distinguai nettement le son d’un geste d’évidente satisfaction. Il se frottait énergiquement les mains.

Puis, d’un mouvement brusque, il se baissa de nouveau vers le sol herbeux.

Un déclic, analogue au premier, claque dans le silence. Le bruit de chasse d’eau cesse aussitôt.

Tout m’apparaît clair à présent. Le comte a tout uniment refermé le déversoir qui conduit l’eau dans quelque puisard éloigné.

Il est debout. Il enjambe la margelle.

Bravo… Mes déductions se confirment. Il va descendre au moyen des échelons de fer scellés dans la paroi intérieure.

C’est là un exercice gymnastique facile. Une personne même étrangère aux sports, l’accomplirait sans la moindre difficulté.

Mais où va-t-il ?

C’est l’obsession de la légende qui me tenaille le cerveau de cette question dont la réponse n’est pas en mon pouvoir.

Au bas de l’échelle, il n’y a sûrement pas de boudoir-prison pour les Belles Filles ; mais alors qu’y a-t-il donc ?

Un peu de patience, Max Trelam. Tu le sauras tout à l’heure ; car, je te connais, mon brave ami, tu ne sauras pas résister au désir d’aller explorer le fond de ce très curieux Puits du Maure.

Je m’amusais tout à fait de la situation.

Le comte s’était enfoncé dans l’orifice, tel un piston dans le cylindre d’une machine à vapeur.

Il s’agissait de le suivre, allât-il jusqu’aux entrailles de la terre. Cette réminiscence d’Anne Radcliffe traversa mon esprit à ce moment. Pourquoi ? Je pense que le décor qui m’entourait en fut cause.

En certains endroits mal éclairés, on se rallie aux expressions amphigouriques des conteurs de mélodrames.

Je quittai ma cachette, non sans de nouvelles estafilades provenant des ronces… Les ronces sont des griffes insatiables. Ce sont les tigres du règne végétal.

À pas de loup, j’approchai du puits. J’y coulai un regard prudent. Plus personne. Le comte avait disparu, mais l’eau beaucoup plus basse qu’à mon arrivée, avait démasqué une ouverture étroite découpée dans la paroi. Je la discernai à sa teinte plus sombre. À présent mes yeux, accoutumés à l’obscurité, distinguaient assez facilement les détails.

C’était évidemment par là que M. de Holsbein avait passé.

C’était donc par là que j’allais passer à mon tour.

Je levais le pied pour enjamber la margelle ; mais je me ravisai. Des étrangetés de cette nuit féconde en aventures, je ne voulais rien ignorer.

Il ne suffit pas de voir, il faut comprendre.

Comment mon « beau-père » avait-il obtenu la baisse du niveau de l’eau tout à l’heure ?

Je supposais bien qu’il existait une clef, mais je tenais à le pouvoir affirmer. À ceux qui s’étonneraient de me voir arrêté à ce menu détail, je répondrai qu’une enquête de reportage est composée de « détails ». Et l’enchaînement des faits s’obtient presque toujours en ne négligeant aucun de ceux-ci, si futiles semblent-ils à première vue.

J’avais remarqué l’endroit où le comte s’était baissé, où ses mains avaient fouillé l’herbe.

Et comme le glou-glou de l’eau courante avait coïncidé avec ce geste, je cherchai à la même place.

Presque aussitôt, mes doigts rencontrèrent la poignée d’une de ces clefs fixes en T, qui commandent la manœuvre des appareils hydrauliques.

Je m’y attendais, mais il me fut agréable de constater que mon raisonnement ne m’avait pas égaré. De plus, mon explication de l’avatar en légende du fait réel devenait rigoureusement exacte. La clef, muée en formule magique, déterminant l’écoulement ou l’endiguement de l’eau.

Mais le temps n’est pas propice aux colloques intérieurs où l’on ratiocine avec soi-même… Il court, le comte, pendant que je philosophe sur une clef en T. Rattrapons-le… Car je veux savoir où il court… Je veux surtout l’empêcher de mettre le document britannique sur la route d’Allemagne.