L’Homme sans visage/II/XVII

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Albert Mérican (p. 105-109).


XVII

QUELQUES JOURS IDYLLIQUES


Le comte me regarda.

Je regardai le comte.

— Eh bien, fit-il carrément. Le filet est bien tendu autour de la Casa Avreda. Je voulais en être certain. Je le suis à présent.

Je n’avais pas à répondre… Ces paroles ne me touchaient pas directement.

Je concevais qu’elles passaient par-dessus ma tête, qu’elles allaient à l’insaisissable et infatigable X 323, auquel j’avais attribué sans hésitation la mésaventure de ce Wilhelm Bonn, secrétaire de M. de Holsbein.

Vraisemblablement le comte se fit une réflexion de même ordre, car il reprit place à son bureau et la voix changée :

— Reprenons là où cet imbécile nous a interrompus.

Je consentis d’un signe de tête.

— Bien, continua-t-il… Je venais de rendre justice à vos qualités réelles, Monsieur Max Trelam, et j’allais arriver à cette conclusion. Intelligent et brave, il doit vous répugner de faire souffrir une enfant innocente.

J’eus un petit sursaut.

Si je m’attendais à celle-là, par exemple !

— Je parle de Niète, poursuivit le comte, dont l’organe se voila… je ne veux pas qu’elle souffre.

— Et où prenez-vous que je la ferais souffrir ?

— Dans ceci. Vous ne l’aimez pas.

— Hein ?

— Vous ne pouvez pas l’aimer, accentua-t-il avec plus de force.

Ah ! oui il m’agaçait. De quel droit cet homme de ruse nie-t-il mon amour. Ne pas pouvoir aimer Miss Niète, père aveugle, tu n’as donc pas regardé la divine mignonne.

Vraiment, certains pères sont atteints d’une incurable cécité à l’égard des charmes de leurs filles.

Et haussant les épaules, je m’accuse de ce mouvement blâmable, mais je ne le pus réprimer, je persiflai :

— Alors, cher Monsieur, je vous serais obligé de me faire connaître dans quel but j’ai sollicité la main de la chère enfant.

Il fit entendre un grondement sourd, peut-être ceci trahissait-il un sanglot intérieur. Il répondit cependant en hésitant :

— Niète avait dû vous dire… vous laisser entrevoir que je ne me reconnais pas le droit d’influencer son choix… Le bonheur de l’un ne serait souvent pas le bonheur de l’autre, et alors vous vous êtes décidé à demander sa main…

— Parce que je l’aime…

— Non, parce que vous pensiez avec raison que j’autoriserais votre cour en vertu de mon affirmation d’être respectueux du choix de Niète… ; ceci vous assurait l’entrée de ma maison ; la possibilité sous un prétexte plausible, de surveiller mes actions.

Cela y était. Il m’appelait nettement espion.

— Permettez…

— À quoi bon des protestations… Je ne vous accuse pas de cela. La guerre est un assaut de ruses… Il faut atteindre à tout prix un but déterminé… Moi-même, j’aurais réservé ma réponse si j’avais pensé alors… Mais je croyais que, dès le lendemain, plus rien ne serait intéressant à surveiller ici… Et je m’amusais, je l’avoue, à l’idée de vous accorder toutes facilités d’inspecter une maison où il ne se passerait plus rien.

Décidément, dans le Parc de Madrid, avant la malencontreuse expédition au Puits du Maure, je n’avais pas trop mal deviné les sentiments de mon interlocuteur.

Par malheur, ses paroles ne m’impressionnaient pas suffisamment, alors que, d’après lui, j’eusse dû en ressentir une surprise violente, il en résulta que je protestai, avec une froideur relative :

— Je n’avais pas la moindre intention de surveiller…

Il ne me laissa pas finir.

— Pourquoi, encore une fois, vous donner le mal de nier l’évidence ?

— Parce que l’évidence est contraire à la vérité.

— Allons donc !

— Je vous donne ma parole, commençai-je…

Il m’arrêta net.

— Vous oubliez, cher Meinher Max Trelam, que nous nous sommes rencontrés à l’Armeria.

Eh, pauvre moi ! Il avait raison… Il m’avait surpris là, en flagrant délit d’espionnage, et tout ce que je lui pourrais dire désormais ne le persuaderait pas.

Cette assurance que je fus obligé de me donner à moi-même, me déconcerta tellement, que je baissai la tête, me sentant incapable de formuler une objection quelconque.

La faiblesse des honnêtes gens, de conduite habituellement loyale, est d’être sans défense contre une accusation logiquement présentée.

La probité crée le devoir de constater la logique.

Et quand on a procédé naïvement à cette constatation, il devient impossible de se défendre contre l’accusation, car on est anesthésié en quelque sorte par le fait qu’étant logique, elle est vraisemblable, et que pour la plupart des gens, vraisemblance et vérité sont même chose, en dépit du proverbe si sage :

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »

Le triomphe de la calomnie, de la médisance, de toutes les vilenies, ne tient pas à une autre cause.

Des mensonges assemblés avec vraisemblance deviennent articles de foi pour les sots… Je ne parle pas des envieux malfaisants, car pour ceux-ci, la vraisemblance même n’est pas nécessaire.

Le comte se méprit sur la cause de mon silence.

— Nous sommes d’accord, reprit-il doucement en abaissant involontairement la voix… La visite de notre miquelet n’aura pas été mauvaise. Par son récit, vous avez pu juger que… vos amis m’enserrent dans un réseau d’espionnage, à travers les mailles duquel aucun des miens ne saurait passer.

J’inclinai le chef, enchanté de pouvoir approuver cette chose si agréable à mon cœur britannique.

— C’est votre avis, n’est-ce pas ?

— J’avoue, qu’en effet, il me semble…

— Parfait ! dès lors, croyez-vous indispensable d’avoir à demeure un surveillant de plus dans cette maison ?

— Avouez que ce surveillant, puisque vous tenez absolument à me flétrir de ce titre, ne vous a pas gêné beaucoup, ces jours derniers.

Il consentit à rire de ma proposition.

— J’avoue volontiers. Vous étiez malade. C’était très bien ainsi.

— Je vous remercie.

— Ne prenez pas la peine. Je continue. Maintenant vous êtes rétabli ; naturellement, un fiancé doit venir faire sa cour… Alors, vous serez sans cesse à la Casa Avreda.

— Ma foi, balbutiai-je, je pense cela beaucoup plus convenable pour me rencontrer avec Miss Niète.

Il fronça les sourcils, mais vite ce signe de ressentiment s’effaça.

— Précisément, je souhaite vous prier de cesser de voir Niète.

Je me levai tout droit :

— Ne plus la voir.

Mais cela, je ne le pourrais pas. Le col sous la hache, je ne promettrais pareille chose à personne.

Et il reprit avec une tristesse qui me toucha :

— Hier, j’ai causé avec l’enfant… J’ai compris qu’elle avait pris votre amour supposé au sérieux… Et en adversaire loyal, je vous demande de ne point entraîner ma chère petite au désespoir.

Maintenant, être séparée de vous, lui sera déjà une douleur ; mais avec des distractions, du mouvement, un long voyage, elle oubliera.

En poursuivant plus longtemps, le mal serait irrémédiable.

Et c’est une mauvaise action de condamner à la souffrance de pauvres êtres, étrangers aux luttes que les hommes doivent subir.

Ma parole, il me remuait, ce damné espion.

Il me révéla la fleurette bleue de son âme de mensonge. L’amour paternel restait pur, dévoué, dans cet esprit qui admettait sans révolte de jeter le brandon des discordes sur l’Europe en armes.

Ne plus voir Niète, impossible… Il fallait le rassurer.

— Ce serait en effet, comme vous le dites, une mauvaise action, et une action lâche.

Son visage s’éclaira.

— Ah ! je suis content que vous pensiez aussi cela.

— Attendez… J’ai dit, ce serait. Ce serait si, en sollicitant la main de Miss Niète, j’avais obéi simplement aux désirs indiscrets que vous me prêtiez tout à l’heure.

Il marqua un geste impatient.

— Ah ! m’écriai-je avec colère… Veuillez me laisser parler… Je vous ai écouté sans vous interrompre… À mon tour de m’expliquer.

Et en phrases hachées, rapides, précises comme des flèches de vérité, je lui dis, sans toucher à quoi que ce fût concernant X 323, comment je m’étais trouvé, le soir de la réception, dans la rue Zorilla, lors du retour de Mlle de Holsbein.

Je continuai. Ma matinée du lendemain, mon immense pitié de la jeune fille innocente pleurant sur son père. Et ma présence dans ce pavillon du jardin, lors de la scène tragique entre le père et la jeune fille.

Enfin, j’expliquai le Puits du Maure, en l’arrangeant un peu…

Une vieille gitane et sa complainte, ma curiosité des vieilles pierres et des vieilles légendes ; ma visite nocturne à l’enclos du puits, un rêve miltonien m’immobilisant dans ce romanesque désert de verdure. Ensuite, ma surprise en reconnaissant la silhouette du comte, mon effarement de le voir disparaître dans le puits, ma découverte de l’échelle de fer, ma descente.

— Vous savez le reste ; vous avez cru être suivi par un espion ; c’était un simple correspondant du Times, un peu trop curieux, je vous l’accorde, mais qui, en venant au Puits du Maure, souhaitait uniquement, en un cadre approprié, rêver à la lune ainsi qu’il convient à un classique amoureux.

Il m’écoutait, hochant la tête… Les coins de mon récit, que j’arrangeais un peu, pour ne pas trahir mes relations avec X 323, la marquise de Almaceda ou Lewis Markham, se confondaient si étroitement avec la partie scrupuleusement vraie, que je devinais sur ses traits la propension à croire.

Je voulus porter un dernier coup à ses doutes tenaces.

— Et j’aime cette enfant que vous m’ordonnez de fuir. Le pourrais-je maintenant que, de votre bouche même, j’ai entendu que la séparation lui serait une souffrance ? Je l’aime saintement, comme celle qui sera la Mistress de mon foyer, la jolie maman de mes enfants, le rayonnement d’amour de ma vie.

Un instant, les yeux du comte redevinrent mauvais.

— Vous savez que je ne donne pas de dot à ma fille.

— Ah ! cela. Je vous en prie impérieusement.

La réplique précipitée était quelque peu blessante… Elle parut le réjouir complètement.

Et je compris son arrière-pensée. Il avait tenté la suprême épreuve, l’épreuve de l’argent, avec la conviction qu’une tendresse simulée ne tiendrait pas contre l’absence de dot.

Ma foi, je sortais de l’épreuve à mon avantage.

Il eut un grand geste d’abandon.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez.

Il s’était dressé sur ses pieds, m’indiquant ainsi qu’il me rendait la liberté.

— Nous n’avons plus rien à nous dire, murmura-t-il…

Puis après un silence :

— Où irez-vous en me quittant ?

— Au Parc de Madrid.

— Niète vous y attend peut-être ?

— Oui.

Il me frappa rondement sur l’épaule.

— Allons, allons, ne la faites pas attendre… Je me trompais voyez-vous. À présent, je crois bien que vous ne lui causerez aucune peine.

Comment cela se fit-il, je ne me le suis jamais expliqué, mais nos mains se serrèrent cordialement.

Moi, dont le loyalisme anglais est absolu, j’échangeai le shake-hand avec cet espion au service de l’Allemagne ennemie, de cet homme qui avait cambriolé le coffre-fort de notre Premier !

— Pauvre chère Niète, fit-il encore… Elle a les idées d’une jeune fille… Elle ne comprend pas les nécessités de l’existence, l’engrenage d’une vie humaine… Oui, oui, l’amour seul pouvait effacer sa grande tristesse… Je suis satisfait que vous vous soyez trouvé là pour soutenir sa détresse.

Il ouvrait la porte.

— Ne la faites pas attendre, répéta-t-il.

Et plus bas :

— Et puis… ces fillettes ont une justice rude, ignorante des circonstances atténuantes… Tâchez qu’elle me les accorde ; c’est tout ce que je souhaite, puisque je ne puis l’amener à ma façon de voir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vingt minutes plus tard, j’avais rejoint ma douce chère petite chose, et je réjouissais mon regard de la vue de ses adorés yeux bleus, qui semblaient, sous ses paupières, des fleurettes animées.

Oh ! les six jours qui suivirent, quelles journées idylliques.

Les journaux, les documents secrets, la guerre, le Times, voilà des choses dont j’avais oublié l’existence.

De longues courses en voiture nous emportaient autour de Madrid, nous visitions les castels, ruines, points de vue, et partout nous voyions la même chose : nous.

En vérité, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, la seule vision que me rappellent ces jours heureux, est une voiture, attelée de grandes mules, pomponnées de rouge.

Dans cette voiture, Niète est auprès de moi, et nos mains sont unies ; leurs légers frémissements nous indiquent nos mouvements d’âme.

Sur le siège, Concepcion trône auprès du cocher.

Elle jacasse sans arrêt, sans trêve, à la visible admiration de l’automédon qui s’excuse de couper ses phrases, lorsqu’il veut exciter son attelage.

— Le pardon sur moi, señorita !… Hue donc ! fille de Satan !… Doucement, tout doux, petite mule aimée de la Madone !

Du reste, mon esprit n’a gardé aucune trace.

Quand, le soir, je regagne l’hôtel de la Paix, j’apprends confusément que l’état de M. de Kœleritz s’améliore, que le délégué allemand se lève, sans pouvoir sortir encore.

Puis, c’est la réponse de la France aux prétentions allemandes.

La France a admis que l’incident de Casablanca fût soumis à l’arbitrage.

Si les arbitres la condamnent, elle accordera à l’Allemagne toutes les satisfactions désirables.

Mais elle ne saurait consentir à présenter des regrets avant la sentence, car ce serait en quelque sorte préjuger de celle-ci.

Et les cerveaux s’exaltent en Europe.

La presse est unanime à accuser l’empire germanique de chercher la guerre.

Des dépêches du Times, félicitations pour mon rétablissement, anxiété de la marche des événements, me jettent aussi quelques échos du dehors.

Mais tout cela glisse sur mon cerveau, comme un léger traîneau sur la glace.

Je vis un rêve… adorable… Un rêve rose qui se continuera dans le noir.

J’aime Niète.

Et Niète est mon univers.

Et je crois que je suis tout autant pour elle.

Ses yeux bleus, sa douce âme qui exprime sa pureté, sans avoir conscience de la rareté de cette expression, voilà tout ce que Max Trelam apprécie au monde :

Six jours de bonheur infini… Le septième hélas ! allait commencer.