L’Horreur allemande/15

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Calmann-Lévy (p. 255-261).

XV

SUPERPOSITION D’IMAGES

20 mai 1918.

À notre époque de photographie à outrance, tout le monde a vu de ces clichés où, par suite d’une étourderie de l’opérateur, deux sujets ont été superposés, ou même trois, — ce qui donne des enchevêtrements de choses hétérogènes, des meubles dans des arbres, des maisons dans de l’eau et des bonshommes à six bras ou à plusieurs têtes… Eh bien, depuis la grande guerre, le front de bataille fait penser parfois à ces gâchis d’images entassées au hasard sur une plaque sensible que l’on aurait oublié de changer. Ainsi n’ai-je pas vu des Arabes de la Grande Tente campés dans des plaines de Belgique, parmi des moulins à vent de forme flamande, et des troupes annamites défilant sous des ciels de neige…

Aujourd’hui par exemple, dans un village de Champagne, — un malheureux village situé sur la ligne de feu et tout en vue des lorgnettes boches, — je me serais cru en plein Sénégal. On y dansait une furieuse « bamboula », sous un soleil du reste anormal pour ce pays et lourd comme un soleil d’Afrique. Le village, bien entendu, était « camouflé », c’est-à-dire à demi voilé du côté dangereux par des palissades en branchettes mortes et surtout par des tendelets en grossières mousselines, tellement qu’on l’eût dit pris sous de gigantesques toiles d’araignée. Les Boches, qui emploient les mêmes camouflages, connaissaient aussi bien que nous le plan des humbles petites rues d’ici et savaient parfaitement que, sous ces toiles légères, devaient parfois circuler des soldats, mais au moins ils ne les voyaient point, et cela les empêchait de tirer, aux moments opportuns, sur leurs rassemblements ou leurs patrouilles en marche. Il faisait chaud, chaud, invraisemblablement chaud pour un mois de mai du Nord, et l’air était plein de senteurs africaines apportées par les danseurs. Une centaine de soldats, noirs comme la nuit, prenaient leur récréation du soir, après les manœuvres et les travaux du jour, et ils dansaient avec la plus exubérante gaieté, comme s’ils n’étaient pas des exilés, guettés d’une heure à l’autre par la mitraille. Il y avait là, des spécimens de ces différentes peuplades sénégalaises au milieu desquelles j’ai vécu au temps de ma première jeunesse, des Ouoloffs, des Bambaras, des Kassonkés, reconnaissables les uns des autres pour mon regard jadis habitué, et, sur toutes ces figures aussi noires que du cirage noir, tranchait l’émail blanc des yeux qui pétillaient de vie, d’intelligence, de bonne humeur. Leurs officiers — d’anciens coloniaux qui les avaient connus et appréciés dans leur pays — circulaient amicalement au milieu d’eux et on sentait qu’entre chefs et soldats régnaient la confiance et l’affection réciproques. Des mots de leur langue, même des phrases, me revenaient comme par miracle, évoqués, ressuscités dans ma mémoire par leur présence, et cela les étonnait, les ravissait de m’entendre.

— Ti venu dans notre pays, colonel, disaient-ils. Ti connais parler Sénégal ?

Ils devaient dans quelques instants, à la faveur de la nuit close, quitter pour toujours ce lieu où ils avaient trouvé un peu de repos, et aller prendre leur poste de combat à une soixantaine de kilomètres d’ici, — vers l’Ouest qu’ils appellent le Moghreb ; donc, si les Boches voulaient demain les bombarder, leurs obus ne rencontreraient, sous ces tendelets grisâtres, que des maisonnettes abandonnées. Ce soir, c’était pour ainsi dire la veillée des armes de ces naïfs guerriers noirs, — aux petites mains étrangement nuancées de rose pâle, — et ils la célébraient avec un fol entrain, tellement en haleine, tous, tellement en forme pour aller se battre au service de leur patrie nouvelle !

La seule chose qu’ils regrettaient, à cette heure de liesse, c’était d’avoir crevé le dernier de leurs tamtams rapportés de là-bas, et d’être obligés de se contenter de battements de mains pour rythmer la danse ; ils s’y mettaient du reste tous avec une amusante frénésie, jusqu’à meurtrir leurs petites mains, — qui étaient un peu inquiétantes d’être si noires, avec le dedans si rose… Rangés en cercle, ils menaient un puissant tapage autour des premiers sujets qui exécutaient, au centre, des contorsions prodigieuses en chantant des paroles enfiévrées d’amour ; le pâle printemps du Nord, ils le saluaient ce soir en délire, comme naguère là-bas leur printemps torride.

Et cependant, — oh ! quel contraste, quelle invraisemblance ! — derrière toute cette ardeur de contrées si lointaines, la grande toile de fond, que dissimulaient un peu les claies en branchettes mortes et les filets d’araignée en mousseline grise, la grande toile de fond, que l’on avait sans doute tendue là par erreur, était purement française et douloureusement tragique.

La grande toile de fond, c’étaient les vallonnements de Champagne, avec Reims dans la bacchanale des obus. C’était surtout la majestueuse cathédrale sur quoi s’acharnait la ferraille des Barbares et qui jamais ne m’était apparue si imposante, si dédaigneuse et si éternelle ; à cette distance, on ne se doutait pas qu’elle était criblée, on ne voyait que sa grande silhouette, demeurée intacte ; dans l’éloignement, qui restitue aux choses leurs proportions vraies, elle semblait singulièrement agrandie ; le reste de la ville s’était pour ainsi dire tassé à ses pieds, la haute taille de sa nef et de ses tours dominait tellement toutes choses, qu’elle avait l’air de se dresser seule au milieu d’un éboulis de négligeables pierres, sorte de rocher des siècles, sur quoi les épaisses fumées blanches des obus arrivaient de minute en minute, pour y déferler comme une mer…

Et jamais non plus je n’avais pris tant en pitié l’imbécillité de cette destruction. Oh ! pauvre, pauvre être, ce démoniaque de Berlin qui, depuis quatre ans bientôt, essaie d’assouvir sur cette église son dépit rageur et travaille ainsi, avec une inlassable bêtise, à graver en termes plus indélébiles sa propre ignominie dans l’histoire humaine.