L’Hospice des Aliénées à Gand

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L’HOSPICE
DES ALIÉNÉES

À GAND.


On vante avec raison les institutions de police et de bienfaisance de la ville de Gand. Deux établissemens, entre autres, appellent l’attention du voyageur et les méditations de ceux qui étudient spécialement ces matières ; l’un appartient à la civilisation générale du pays dont Gand est la seconde ville ; l’autre est tout-à-fait à l’honneur de cette grande cité. La première est la Maison Centrale de détention ; la seconde est l’Hospice des femmes aliénées. Il s’agit de misères et de crimes, comme vous voyez ; mais où est-il plus doux au voyageur d’admirer la civilisation que dans des établissemens où les misères sont comprises et soulagées, où les crimes sont seulement punis et non pas vengés ? Je vous mènerai d’abord à l’hospice des aliénées ; c’est là que sont les misères, misères d’une espèce qui explique souvent les crimes de la maison centrale ; car ici et là ne sont-ce pas des raisons délabrées, ici pour un moment, là pour toujours ! Un assassin n’est pas toujours un fou, je le sais ; mais qui voit l’un le même jour que l’autre reporte involontairement sur le premier un peu de la pitié que lui a inspirée le second.

Nous frappâmes à une porte informe, sans signe extérieur qui annonçât la destination de l’établissement. La ville n’a pas voulu étaler ses plaies à l’étranger qui passe, orgueilleux de cette raison qui dépend d’une fièvre ou d’une perte d’argent. Une sœur âgée, et en lunettes, vint nous ouvrir. Elle nous fit entrer dans une salle basse, garnie de rayons, sur lesquels étaient rangés des fioles et des bocaux, avec des étiquettes de pharmacie. Cette salle est en effet la pharmacie des pauvres. On leur y distribue des médicamens gratuits, et c’est la sœur chargée de cette distribution qui nous avait reçus. Ainsi la même maison est à la fois la maison des pauvres malades de corps et des pauvres malades d’esprit. On leur fait chez eux l’aumône des médicamens, tant qu’ils ont leur raison ; quand ils l’ont perdue, et, avec elle, la pudeur de la pauvreté honnête, on leur fait, dans l’établissement, l’aumône publique du pain, du lit et du traitement.

Quoique notre visite à l’hospice eût à la fois, par la qualité de l’une des personnes qui me faisaient l’honneur de m’y conduire, un but d’inspection officielle et un but de curiosité, je vis que nous avions jeté le trouble parmi ces bonnes religieuses, habituées aux pauvres et aux folles, et qui ne savent que par le médecin en chef de l’hospice comment vivent et s’habillent ceux qui ne sont ni pauvres, ni aliénés. Elles rougissaient, elles chuchotaient à voix basse ; elles semblaient craindre l’effet de notre visite sur leurs pauvres pupilles, et avoir honte d’avance pour les misères auxquelles nous allions toucher. Nous les rassurâmes par notre gravité, et par ce respect sympathique qui ôte à la curiosité ce qu’elle a d’injurieux et de triomphant. La plus jeune d’entre elles fut chargée de nous faire voir l’établissement. Elle se munit d’un trousseau de clés, et nous franchîmes la première porte intérieure.

Aucune de ces respectables filles ne lira ce que j’écris ; la gloire même ne pénétrerait pas au fond de cette solitude où des anges terrestres se chargent de ceux dont les hommes ne veulent plus et dont Dieu ne veut pas encore. Si je me sers de quelque expression mondaine en parlant de l’une d’elles, je n’ai pas à craindre que ce souvenir du monde extérieur ne vienne troubler sa vie oubliée, et ne la fasse rougir de modestie sous cette guimpe pâle, de la couleur du linceul, qui voile à demi sa charmante figure. Pourquoi donc me défendrais-je de faire admirer à ceux qui me liront la grandeur de son sacrifice, en donnant quelques regrets respectueux à ce qu’elle a enseveli de graces, d’esprit, de beauté, dans cette horrible demeure ? C’était la jeune sœur qui nous accompagnait. Je voudrais avoir le secret d’une langue à la fois chaste et romanesque, austère et tendre, pour peindre, sans le profaner, ce visage si délicat, si doux, si voilé, le dirai-je ? si éteint, miroir d’une ame qui ne s’y montrait plus que par la bonté intelligente et toujours égale. Son œil noir, son regard léger, qui semblait glisser sur les objets ; ses lèvres blanches qui laissaient voir de jolies dents négligées ; ses joues où les rigueurs du cloître n’avaient pas encore détruit la jeunesse, mais où s’effaçaient de jour en jour quelques roses que le souffle du monde aurait sitôt fait renaître ; sa démarche gracieuse, quoique abandonnée et indifférente ; sa taille dérobée à dessein sous l’ampleur informe du costume de l’institution ; sa voix délicate, fine, mais sans vibration, effleurant l’ame comme son regard effleurait les objets ; ses mains si blanches et si effilées qui sortaient de dessous ses vastes manches, de la même étoffe funéraire que sa guimpe, et qui maniaient les grosses clés du trousseau avec l’insouciance d’un porte-clés ; toutes ces beautés qui s’ignoraient, faisaient de la jeune religieuse le type parfait de ces femmes qui vivent entre la terre et le ciel, appartenant à la terre par la charité, et au ciel par la mort spirituelle du corps ; créatures qui font comme leur purgatoire ici-bas, avant d’arriver au paradis, et qui n’ont qu’à expier le péché de leur origine ; femmes sans maladie ni santé, ni jeunes ni vieilles, qui traversent les années sans les sentir, et qui meurent avant d’avoir vécu.

Sitôt que je la vis venir à nous, son trousseau de clés à la main, et qu’elle nous eut fait signe de la suivre, avec un sourire faible et un regard détourné, tout ce que j’ai de cœur se révolta. Les idées de tyrannie, de vœux forcés, de parens imbécilles, me montèrent à la tête, et je fus pris naturellement, sans imitation, d’un peu de la colère philosophique du xviiie siècle contre les vœux de religion. Je faisais un roman ; j’arrachais cette charmante créature aux ténèbres de son hospice ; je la rendais au monde ; elle devenait épouse et mère ; elle faisait la joie de deux familles ; elle nous édifiait par ses vertus ; elle nous charmait par ses qualités ; ainsi je me plaçais au point de vue le plus faux pour apprécier la situation de la jeune sœur, et je risquais de passer à côté de cette fleur suave sans en avoir respiré le parfum. En la regardant de plus près, tout mon roman tomba. Je supposais à cette ame détachée quelques lointains regrets du monde, un peu de ce trouble et de cette révolte des imaginations de notre temps contre les liens de la convenance et du devoir ; et comment croire qu’une femme si gracieuse ne fût qu’une ombre ? À ses premières paroles, je vis qu’elle ne voulait pas être plainte, mais comprise. J’avais besoin d’être élevé au-dessus de cet ordre d’idées romanesques, qui n’est peut-être, après tout, que la rhétorique de notre époque ; j’avais besoin de devenir meilleur, au moins pour un moment, pour comprendre cette vie virginale, où le sacrifice même a quelque chose de coutumier et de machinal, et où le dévouement le plus sublime a à peine conscience de soi. Je marchais à côté d’elle, et je lui faisais beaucoup de questions, d’abord avec la sotte curiosité d’un incrédule, qui voulait à toute force surprendre derrière cette jeunesse abdiquée la trace de quelques regrets du monde, ensuite, et peu à peu, avec le doux respect de l’intelligence, et un sentiment d’intérêt qui ne troublait point mon cœur et n’embarrassait pas le sien. Toutes ses réponses étaient justes, précises, nullement craintives ; elle me laissait la regarder souvent, librement, à chaque question, sans retirer son visage, où elle ne pensait pas qu’on pût trouver une autre beauté que sur celui de la vieille sœur pharmacienne. La religion s’était emparée de cette âme, au sortir de l’adolescence, avant qu’elle fût éveillée aux passions ; les pratiques intérieures avaient prolongé ce sommeil, et déjà depuis quelques années, ce semble, la léthargie avait amené la mort. J’aurais eu l’infernale idée de lui faire faire un retour sur sa beauté ensevelie dans un hospice de folles, qu’elle ne m’eût pas compris. Douce belle-de-nuit, déshabituée du grand jour, nulle parole de tentation n’aurait pu lui faire entr’ouvrir son calice fermé jusqu’au lever du soleil de la vie éternelle. Le cœur, cette chose si tendre, si vulnérable, où le moindre grain jeté au hasard fait germer les passions furieuses, ce cœur n’avait jamais parlé chez la jeune religieuse ; elle l’avait laissé à ses parens, en prenant l’habit, comme un beau vêtement mondain qui n’aurait pas encore été déplié, parmi toutes ses parures de jeune fille, ses robes de fête, ses bijoux, ses cheveux noirs tombés sous le ciseau.

Elle nous fit voir d’abord les différentes parties de l’établissement, les dortoirs, les salles intérieures, la cuisine, l’infirmerie. Toutes ces pièces sont d’une propreté admirable. Dans les dortoirs, les lits sont bons, doux, espacés ; beaucoup de pauvres femmes, qui n’avaient qu’un grabat pendant leur raison, ont trouvé du moins, en la perdant, un lit où elles dorment sans souci du lendemain ; admirable charité que celle qui devance sur la terre les réparations que le christianisme nous promet dans le ciel ! Sous le rapport matériel, cet hospice a toute la beauté, si ce mot n’est pas une amère ironie, que peut comporter un établissement de ce genre. Toutes ces vies qui ont perdu leur boussole y sont soignées comme on ferait de celle des enfans qui n’en ont pas encore. Elles ont de l’air, elles ont du soleil, la liberté des membres, celles du moins dont la folie est inoffensive ; elles ont la nourriture en abondance, et la même que les saintes filles qui la leur préparent et la leur distribuent. Un médecin habile, à la hauteur de la science, qui, en ces sortes de maladies, est surtout la bonté intelligente, vient les visiter chaque jour, épier les lueurs de la raison qui percent chez celles dont le mal est curable, aider ces retours obscurs par un traitement progressif, calmer celles qui sont désespérées, dire de bonnes paroles à toutes, empêcher, mais non pas châtier celles qui font du mal, hélas ! parce qu’elles ne savent pas ce qu’elles font. Elles ont aussi un prêtre, une chapelle particulière, où elles prient, nous disait la sœur, avec beaucoup de dévotion, et où les plus extravagantes se recueillent. Étrange parodie, ou étrange confirmation des paroles de l’Évangile : Heureux les pauvres d’esprit !

J’étais impatient de les voir. La sœur nous fit entrer dans un corridor, au premier, ayant balcon sur une cour, et sur lequel s’ouvrent de jolies cellules blanches, planchéiées, avec un lit et quelques petits meubles. C’est le dortoir des folles qui ont quelque aisance, et dont la maladie n’a pas besoin d’être surveillée. Nous en vîmes deux qui nous intéressèrent diversement. Chose singulière ! il y a la même variété dans la folie que dans la raison, et l’homme est fou d’autant de façons qu’il est sensé. La première de ces folles est une folle heureuse. Outre un revenu assez considérable et beaucoup plus de ressources que de besoins, elle a plus de contentemens de sa folie que la plupart d’entre nous de leur raison. Nous entrâmes dans sa cellule, où nous la trouvâmes assise et travaillant à un petit ouvrage de femme. Elle se leva, et se mit à dire en riant mille choses ordinaires qui ne différaient de la conversation d’une femme de ménage que par le manque de suite et d’à-propos. Cette pauvre femme a environ cinquante ans. Elle en a passé vingt dans cette maison, toujours gaie, toujours heureuse, dans la plus parfaite santé, ayant assez de la liberté qu’on lui laisse, ne se plaignant jamais, accueillant les sœurs avec des rires de joie, leur reprochant de ne pas la venir voir assez souvent, comme si la pauvre femme avait besoin de faire partager à quelque âme tendre le superflu de son bonheur. Elle a la folie du contentement, et elle y est peut-être arrivée par de grandes souffrances. C’est un être heureux, mais seulement parce qu’il ne se sait pas. Le jour où cette folle s’entreverrait dans la nuit de sa pauvre intelligence, elle en mourrait. Rien de plus doux, de plus épanoui, que cette bonne figure flamande ; elle avait l’air de nous tant vouloir de bien ! et pourtant elle nous quitta sans un mot pour nous retenir, et reprit son tricot avec lequel elle continua sa conversation, comme avec un interlocuteur de même espèce que nous. Je la vis du dehors, par sa fenêtre, toujours riante, mais évidemment sans souvenir de ceux qu’elle venait de voir. Rien dans ses traits n’annonçait la folie, si ce n’est pas le plus sûr stigmate de la folie, sur une figure humaine, qu’un rire éternel.

L’autre folle est une fille d’une trentaine d’années, assez laide, mais avec des traits intelligens et marqués d’une certaine fermeté de caractère. Elle se promenait à grands pas dans le corridor, silencieuse et fière, de l’air d’une femme qui braverait une mauvaise destinée. Celle-là est folle d’avoir aimé au-delà de sa condition. Elle est éprise du gouverneur de la province, qu’elle n’a jamais vu, et qui, si j’en crois ce qu’on m’a dit, n’est rien moins qu’un héros de roman. Elle est folle de la plus misérable de toutes les passions : un amour doublement inégal, dans une fille de condition médiocre, et dans une fille laide. Qui peut dire ce que cette pauvre folle a souffert avant que la maladie l’eût délivrée du supplice de sa raison, et si ce n’est pas l’impossibilité d’être l’épouse d’un jeune homme de sa condition, secrètement aimé, et la douleur chaque jour renouvelée de ne pouvoir faire parler son ame sur son ingrat visage, qui l’ont jetée dans la folie de cet amour ambitieux pour un fonctionnaire public ? Tristes contradictions de la destinée ! telle femme a toutes les beautés du corps, et fait rêver toutes celles de l’ame ; mais elle est sans cœur et sans bonté : telle autre cache en elle d’ineffables trésors de tendresse, d’amour, de dévouement ; mais son visage est repoussant. Il faut pourtant que toutes ces richesses de l’ame trouvent à s’épancher, ou qu’elles brisent la pauvre créature en qui Dieu les a mises. Si elle a la tête faible, sa raison s’en ira, et, avec sa raison, le monde réel où sa laideur l’avait condamnée à ne pas aimer ; elle vivra dans un monde imaginaire où elle sera belle, où elle osera aimer, où elle attendra tous les jours l’arrivée de l’amant. Si sa tête résiste à toutes les angoisses d’une fausse destinée, elle traînera quelque temps après elle sa raison tenace, et se débattra, dans ses nuits solitaires, avec la fatalité ; bientôt, la vie s’affaiblissant, le monde, autour d’elle, croira que c’est un défaut d’organisation physique, et que, comme elle est née laide, elle a bien pu naître chétive et languissante. Le médecin ordonnera des remèdes ; mais un soir cette pauvre ame s’échappera, calmée et heureuse, du corps qui l’a opprimée, avec des droits à d’immenses dédommagemens, ô mon Dieu ! car quel martyre a été plus douloureux et plus inutile que le sien ?

L’amante ignorée du gouverneur de Gand a eu la folie, cette mort de la raison. Elle rêve la place d’honneur dans le palais du gouvernement, le titre de gouvernante, les carrosses, les livrées, et elle porte la tête haute comme si elle était déjà la fiancée de M. Vilain xiiii. Tous ses jours sont animés par l’espérance ; elle regarde sa prison comme une dernière difficulté de païens, et elle s’attend chaque matin à ce qu’on vienne l’en tirer, pour la conduire, avec un cortége d’honneur, dans la maison de son fiancé.

Elle n’a pas le sentiment de sa laideur ; elle se voit dans sa folie, le seul miroir où elle soit flattée, et elle s’y trouve belle, de la beauté d’une grande dame, avec des traits plus nobles que jolis, une taille majestueuse ; les romans et la folie l’aident pour moitié à faire ce portrait. Elle nous regardait avec un certain dédain ; elle attendait sans doute le cortége qui doit la venir chercher pour son splendide mariage, et nous voyant sans épées ni épaulettes, elle semblait se dire : Ce ne sont pas là ceux que j’attends. Je fus pris d’un vif désir de la faire causer, et je priai la sœur de l’appeler. Elle vint d’un air mécontent, la figure boudeuse, le regard hautain. — « Ces messieurs voudraient vous parler, lui dit doucement la sœur.» Et nous nous approchâmes avec intérêt. — « À moi ? dit-elle. — Oui, à vous. » — Elle fit un petit mouvement d’épaules, et nous tourna le dos, comme à des gens qui s’étaient mépris. Je le crus du moins par tout ce que j’avais vu d’elle ; mais, peu après, le doute me vint, et je me demandai, avec un serrement de cœur, si notre curiosité ne l’avait pas avertie de son état, et si ce n’était point par pudeur qu’elle s’était sauvée de nous, emportant le trait fatal dans son cœur !

La sœur nous mena dans la salle où se tiennent les folles inoffensives, celles qui sont sages, comme elle nous disait avec sa jolie voix. Elles n’y sont astreintes à aucun travail. Les unes tricotent, parce que c’est leur fantaisie ; les autres se tiennent assises, quelques autres debout, des journées entières, sans éprouver le moindre sentiment de lassitude. Telles vous les avez vues le matin, telles vous les retrouvez le soir, immobiles, sans regard, sans ouïe, sans voix, toute volonté éteinte, et, avec la volonté, le mouvement, qui en est le signe extérieur. Elles ne dorment ni ne veillent ; c’est la vie végétative de la plante, qui ne se remue que si le vent la fait plier ; elles aussi ne bougent de place que quand on les pousse vers leur lit. Celles-ci ont la tête penchée sur l’épaule gauche, celles-là sur l’épaule droite ; d’autres échangent entre elles des paroles qui s’entrecroisent, mais qui ne se répondent pas ; quelques-unes murmurent, agenouillées sur leur chaise, des prières qu’elles entremêlent de choses étrangères ; d’autres se parlent à voix basse. C’est une agglomération d’êtres de même figure, mais ce n’est pas une société ; elles se touchent et sont isolées ; elles se parlent et ne s’entendent pas ; elles se reconnaissent et ne se demandent pas pourquoi elles sont là. Ni affection, ni haine, ni notion des différences ; elles n’ont pas même l’instinct des animaux en troupes. Peu levèrent la tête quand nous traversâmes la salle : les travailleuses paraissaient y faire le plus d’attention ; il faut encore quelque reste de raison machinale pour guider leurs mains. Deux ou trois seulement s’approchèrent de nous, et nous regardèrent avec crainte, soit comme des êtres d’une espèce différente, soit comme offrant de la ressemblance avec quelque chose qu’elles avaient connu dans un monde où elles n’étaient plus. Malgré le sentiment profond de charité qui m’attendrissait sur ces pauvres femmes, je craignais toujours de paraître étaler ma raison orgueilleuse au milieu de ces débris de la raison humaine, et je ne pouvais pas croire que ces femmes ne fissent pas quelque comparaison envieuse entre elles et moi. La sœur me rassura. Nulle de ces malheureuses ne pouvait comparer, et par conséquent envier. J’étais pour elles la curiosité et non le curieux. L’horreur me saisit à la pensée que, si on abandonnait un être raisonnable à ces créatures déchues, elles s’en feraient un jouet, et s’amuseraient peut-être de sa raison comme de la plus grande des folies. Dieu me préserve d’en faire le rêve !

Les malades et celles qui gardent le lit de force sont dans un dortoir séparé. C’est une grande salle éclairée avec ménagement, d’une douce lumière ; car le plus ou le moins de lumière augmente ou diminue leurs souffrances. Il y en avait de vieilles arrivées là par le grand âge et les longues privations, en qui la pensée avait cessé avant la vie physique, misérables corps dont l’ame s’est retirée sans attendre la fin de l’agonie. En regardant ces mortes qui respirent encore, je me demandais pourquoi la mort s’arrêtait si long-temps devant les lits où elles gisent, déjà froides et raides comme des cadavres, quand elle frappait peut-être dans quelque maison voisine, à la fleur de l’âge, de la beauté et des espérances, une jeune fille, la seule joie de sa mère. Celles qu’on retenait au lit de force étaient plus jeunes. Les bras liés par la camisole, l’œil ardent et humide, le visage moite, avec une certaine humiliation dévorée dans les traits, comme si elles avaient été vaincues dans une lutte inégale, elles étaient étendues plutôt que couchées, ne roulant dans leur fragile cerveau qu’une seule idée, celle de se débarrasser de leurs liens. — « Regardez celle-là, nous dit la sœur, trois hommes pourraient à peine en venir à bout, si elle était libre. » — Je passai tout près du lit. C’était une jeune femme, horriblement abattue, les joues caves et enflammées, respirant avec une sorte de rage, mais d’une figure singulièrement noble et intéressante ; elle n’avait pas dû être amenée là par des douleurs ordinaires, et sa folie n’était peut-être qu’une ame trop forte, servie par des organes trop fragiles. Je demandai son histoire. On ne la savait pas. Les familles qui envoient à l’hospice un de leurs membres, ne livrent pas toujours le secret de cette terrible séparation ; car souvent ce secret pourrait être une honte pour elles ou pour les victimes. Je n’avais pas assez de sang-froid pour faire des romans sur cette physionomie ravagée ; mais je crus voir, au mouvement de ses lèvres quand nous passâmes, une intelligence blessée qu’on la surprît dans son égarement, et cette sorte de pudeur d’un fou qui a quelque obscur ressouvenir de sa raison perdue. Peut-être, au moment où j’écris, cette malheureuse est-elle morte. Sa folie n’était pas seulement une désorganisation du cerveau ; tout son être avait été atteint à la fois par le même mal, et elle brûlait lentement dans son lit, où l’ingénieuse charité des sœurs cherchait en vain à la rafraîchir. « Elle ne peut guère aller loin, » disait la jeune sœur, en femme déjà prête à ensevelir de ses mains pâles celle que la mort allait dérober à sa douce surveillance. Ce mot si froid et si banal était dit avec un accent si angélique, que je me figurai le bon ange que la religion donne à chacun de nous, regardant mourir son compagnon terrestre, avec ce faible et doux regret d’un gardien qui sait où va, au sortir de la vie, l’être qui lui était confié.

— « Nous allons en voir qui sont furieuses sans être malades, » nous dit-elle en nous faisant monter à l’étage supérieur. « Celles-là nous déchireraient de leurs ongles et de leurs dents, si nous les lâchions. »

Quelle horreur que de telles paroles se disent d’êtres qui sont semblables à nous, et qui comme nous ont sucé le lait d’une mère !

En ce moment il n’y en avait que deux. On les tient dans des cellules en forme de cages, bien fermées, épaisses, garnies de barreaux en bois. La première était levée tout debout, la figure collée contre les barreaux, qu’elle serrait convulsivement de ses deux mains. L’imagination fait d’avance le portrait que les yeux vont voir. J’avais donc rêvé des visages atroces, des yeux sanguinaires ; j’accordais les figures avec les instincts. Cette malheureuse me remit dans la réalité. C’était une vieille femme ridée, triste, avec une physionomie insignifiante, plus sévère pourtant que douce ; vous auriez demandé sa liberté sur sa mine. Elle nous dit quelques injures, froidement, d’un ton monotone, comme si sa pauvre mémoire seule avait été méchante ; peut-être n’avait-elle voulu que nous flatter. Je suis sûr pourtant que ce n’est point avec mon imagination, mais bien avec mes yeux, que je vis, sous ses lèvres flétries, ses longues dents blanches, la seule chose qu’elle eût de commun avec les bêtes féroces, dont la nature de sa folie lui avait attiré le sort. C’était bien assez pour justifier les barreaux. Libre, elle eût mordu les mains de ses bienfaitrices. Malgré moi, ma pitié s’était refroidie. Cette malheureuse me dégoûta comme un jeu monstrueux de la nature qui avait mis une ame de bête dans un corps de femme. Peut-être aussi étais-je sous l’influence de cette idée, vraie ou fausse, mais plus d’instinct que d’expérience, que les fous méchans ont dû être méchans avant de devenir fous.

La pitié me revint pour le misérable être qui râlait dans la cage voisine, quoique sa folie fût plus terrible que celle de la vieille aux grandes dents. On avait appliqué un volet sur les barreaux de sa cage, de sorte qu’elle ne recevait que par un trou l’air et la lumière : le grand jour l’aurait mise hors d’elle-même. Plus captive que les bêtes, plus prisonnière que les plus féroces assassins, haïe de la lumière et de l’air, qui la pénètrent comme des flèches aiguës, et qui la feraient bondir dans sa cage, si on ne les lui mesurait pas d’une main avare, cette chose sans nom, à demi nue, sombre, sans forme, ramassée sur elle-même, épouvantable mystère, même pour l’art spécial qui analyse et approfondit sans cesse les maladies de l’ame, — je l’entendais gémir dans l’ombre où l’on entrevoyait à peine son visage qu’elle cachait de ses bras enchaînés, comme pour se défendre contre le peu d’air et de jour qu’il avait bien fallu lui laisser. On deviendrait fou à regarder de telles choses de trop près et avec trop de sympathie. Que se passe-t-il dans le fond de cet être ? Qui peut dire qu’un traitement qui ressemble tant à une vengeance soit le plus propre à arrêter le mal, ou du moins à ôter à la mort ses plus douloureuses approches ? L’art est-il condamné quelquefois à se priver de l’aide si puissante de la pitié ? N’est-ce pas une parodie de la pitié que cette sœur si douce, si caressante, tendant la nourriture par un trou à une créature humaine enchaînée dans une cage à peine de sa longueur ? En vérité ma tête se troublait. Il ne faut pas mener sa raison parmi de telles épreuves ; elle se détraquerait à voir ce qu’il en est d’elle, et le peu qu’il lui est donné de faire pour remédier à ses propres maladies. Elle est si faible, même où elle est le plus forte ! Je demandai à descendre dans la cour : cette masse gémissante s’agitant au fond de sa cage me pesait sur l’ame comme un cauchemar ; je voulais l’aller oublier à l’air et au soleil.

Mais dans cette cour j’allais trouver d’autres folles. Il y en avait une vingtaine environ, les unes couchées sur le gazon flétri de la cour, les autres appuyées contre les murs et regardant le ciel, mais d’un regard où il ne fallait pas chercher quelques traces confuses d’une invocation ou d’une espérance ; regard stupide, pour qui l’azur du ciel n’avait pas plus de lumière que les ténèbres. C’étaient toutes les attitudes de la salle intérieure que je retrouvais dans cette cour. Plusieurs vinrent à nous pour nous demander la liberté : elles avaient toutes des griefs contre la jeune sœur. L’une, vieille femme en lunettes, avec les gestes et le ton emphatiques d’un vendeur d’orviétan, nous menaçait d’écrire au roi si on ne lui ouvrait pas les portes. Une autre, qui avait la camisole de force, grosse femme rude, épaisse, avec de la barbe et des moustaches, une voix virile, un œil furieux, se mit à injurier la jeune sœur, comme une femme de la lie du peuple en injurie une autre, avec un choix de mots abjects. La sœur n’en rougit même pas ; beaucoup de ces injures n’avaient pas de sens pour elle ; elle avait pu les entendre plus d’une fois sans les écouter ; sa mémoire était aussi chaste que son ame. Je n’oublierai jamais avec quelle grace elle apaisa la malheureuse, lui disant de douces paroles, et lui donnant de petits coups sur l’épaule avec sa jolie main. Cependant la folle ne baissait pas le ton, et continuait à nous poursuivre de ses injures. Alors une autre femme, dans un état d’imbécilité complète, horrible de laideur, les lèvres pendantes, l’œil lourd, et, pour comble, muette et sourde, vint la prendre par-dessous le bras, d’un air caressant, et l’entraîna du côté opposé. La folle suivit l’imbécille comme l’enfant suit sa mère. Ce fut, de toutes les choses que j’avais vues dans cette triste demeure, la plus étrange et la plus mystérieuse : une amitié entre deux êtres sans raison ; une lueur de cœur dans la nuit de deux intelligences détruites.

Il était temps de sortir. Une heure passée à voir des folles est une épreuve trop forte. Je tâtais ma raison épouvantée, comme si j’avais eu peur de n’en remporter que la moitié. Nous sortîmes par un des corridors du rez-de-chaussée, où donnent les chambres des religieuses. L’une d’elles, assise à un piano, jouait un air de musique d’église. Le peu que j’en entendis m’alla au cœur et calma le trouble inexprimable où m’avaient jeté toutes ces horreurs. C’était chose si inattendue et si douce que quelques notes harmonieuses dans un coin de cette maison de malheur, où la voix humaine a perdu son accent naturel, et n’est plus qu’un long gémissement articulé ! Et puis, cette marque d’une éducation délicate, où la musique avait eu sa part, ajoutait tant de prix au sacrifice de ces saintes filles ! Je témoignai à la jeune sœur, peut-être indiscrètement, combien il me paraissait sage que la rigueur de l’institution ne leur interdît pas ces douces récréations, le seul souvenir qui leur restât du monde, et que la religion, qui obtenait d’elles tant de dévouement, leur permît de s’en délasser par la musique, le plus chaste et le plus religieux des plaisirs.

Comme nous lui faisions nos remerciemens et nos adieux, je sentis quelque chose qui s’embarrassait dans mes jambes. Oh ! malheureuse la femme qui a donné le jour à l’enfant que je vis rampant sur le carreau, les membres noués, la bouche baveuse, l’œil sans regard, pauvre être repoussant qui n’aurait pu être caressé même par sa mère ! Il était là, plus inutile qu’une bête. La civilisation antique l’eût fait jeter dans le barathre ; la civilisation moderne le nourrira, le couchera, l’habillera jusqu’à sa mort : de quel côté est la pitié ?

On vante aussi beaucoup à Gand l’hospice des hommes aliénés : je parlai d’y faire une visite.

— « Je vous demanderai la permission de ne pas vous y accompagner, » me dit l’une des personnes qui avaient bien voulu me mener à l’hospice des femmes ; et sa voix était si altérée, que je me repentis de ma demande comme d’une injure que j’aurais dite à un ami.

Ce n’était pas pour se soustraire à une nouvelle corvée d’hospitalité qu’il me disait cette parole, lui qui, sur la lettre d’un ancien ami, m’avait reçu avec tant de bonté ; lui, vieillard si grave, si méthodique dans ses habitudes, qui s’était dérangé si obligeamment pour me faire les honneurs de sa ville :

À cet hospice des aliénés, il avait un fils !


Nisard.