L’Humanisphère, utopie anarchique/Partie 3

La bibliothèque libre.
◄  IIe Partie


TROISIÈME PARTIE.


Période transitoire.


Comment s’accomplira le progrès ? Quels moyens prévaudront ? Quelle sera la route choisie ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer d’une manière absolue. Mais quels que soient ces moyens, quelle que soit la route, si c’est un pas vers l’anarchique liberté, j’y applaudirai. Que le progrès s’opère par le sceptre arbitraire des tzars ou par la main indépendante des républiques ; que ce soit par les Cosaques de la Russie ou par les prolétaires de France, d’Allemagne, d’Angleterre ou d’Italie ; d’une manière quelconque que l’unité se fasse, que la féodalité nationale disparaisse, et je crierai bravo. Que le sol divisé en mille fractions, s’unifie et se constitue en vastes associations agricoles, ces associations fussent-elles même, comme les sociétés de chemins de fer, des exploitations usurières, et je crierai encore bravo. Que les prolétaires de la ville et de la campagne s’organisent en corporations et remplacent le salaire par le bon de circulation, la boutique par le bazar, l’accaparement privé par l’exhibition publique et le commerce du capital par l’échange des produits ; qu’ils souscrivent en commun à une assurance mutuelle et fondent une banque de crédits réciproques ; qu’ils décrètent en germe l’abolition de toute espèce d’usure et toujours je crierai bravo. Que la femme soit appelée à tous les bénéfices comme elle est appelée à toutes les charges de la société ; que le mariage disparaisse ; que l’on supprime l’héritage et qu’on emploie le produit des successions à doter chaque mère d’une pension pour l’allaitement et l’éducation de son enfant ; qu’on ôte à la prostitution et à la mendicité toutes chances de se produire ; qu’on mette la pioche sur les casernes et les églises, qu’on les rase, et qu’on édifie sur leur emplacement des monuments d’utilité publique ; que les arbitres se substituent aux juges officiels et le contrat individuel à la loi ; que l’inscription universelle, telle que la comprend Girardin, démolisse les prisons et les bagnes, le Code pénal et l’échafaud ; que les plus petites comme les plus lentes réformes se donnent carrière, ces réformes eussent-elles des écailles et des pattes de tortue, pourvu qu’elles fussent des progrès réels et non des palliatifs nuisibles, une étape dans l’Avenir et non un retour vers le Passé, et des deux mains je les encouragerai de mes bravos.

Tout ce qui est devenu grand et fort a d’abord été chétif et faible. L’homme d’aujourd’hui est incomparablement plus grand en science, plus fort en industrie que ne l’était l’homme d’autrefois. Tout ce qui commence avec des dimensions monstrueuses n’est pas né viable. Les énormités fossiles ont précédé la naissance de l’homme comme les sociétés civilisées précédent encore la création des sociétés harmoniques. Il faut à la terre l’engrais des plantes et des animaux morts pour la rendre productive, commet il faut à l’homme le détritus des civilisations pourries pour le rendre social et fraternel. Le temps récolte ce que le temps a semé. L’avenir suppose un passé et le passé un avenir ; le présent oscille entre ces deux mouvements sans pouvoir garder l’équilibre, et entraîné par un irrésistible aimant du côté de l’attractif Inconnu. On ne peut rien indéfiniment contre le Progrès. C’est un poids fatal qui entraînera toujours et malgré tout l’un des plateaux de la balance. On peut bien le violenter momentanément, opérer une secousse en sens inverse, lui faire subir une pression réactionnaire ; la pression expirée, il ne reprend qu’avec plus de force son inclinaison naturelle, et n’en affirme qu’avec plus de vigueur la puissance de la Révolution. Ah ! au lieu de nous accrocher avec rage à la branche du Passé, de nous y agiter sans succès et d’y ensanglanter notre impuissance, laissons donc le balancier social plonger librement dans l’Avenir. Et, une main appuyée aux cordages, les pieds sur le rebord du plateau sphérique, ô toi, gigantesque aéronaute qui as le globe terrestre pour nacelle, Humanité, ne te bouche pas les yeux, ne te rejette pas à fond de cale, ne tremble pas ainsi d’effroi, ne te déchire pas la poitrine avec tes ongles, ne joins pas les mains en signe de détresse : la peur est mauvaise conseillère, elle peuple la pensée de fantômes. Soulève, au contraire, le voile de tes paupières et regarde, aigle, avec ta prunelle : vois et salue les horizons sans bornes, les profondeurs lumineuses et azurées de l’Infini, toutes ces magnificences de l’universelle anarchie. Reine, qui as pour fleurons à ta couronne les joyaux de l’intelligence, oh ! sois digne de ta souveraineté. Tout ce qui est devant toi c’est ton domaine, l’immensité c’est ton empire. Entres-y, humaine vétusté, montée sur le globe terrestre, ton aérostat triomphal, et entraînée par les colombes de l’attraction. Debout, blonde souveraine, — mère, non plus cette fois de l’enfant infirme d’un amour aveugle et armé de flèches empoisonnées, mais bien au contraire d’hommes en possession de tous leurs sens, d’amours lucides et armés d’un esprit comme de bras productifs. Allons, Majesté, arbore à ta proue ton pavillon de pourpre, et vogue, diadème en tête et sceptre à la main, au milieu des acclamations de l’Avenir !…

Deux fils de la Bourgeoisie, qui ont en partie abdiqué leur éducation bourgeoise et ont fait vœu de liberté, Ernest Cœurderoy et Octave Vauthier, tous deux dans une brochure, la Barrière du Combat, et l’un d’eux dans son livre la Révolution dans l’homme et dans la société, prophétisent la régénération de la société par l’invasion cosaque. Ils se fondent, pour formuler ce jugement, sur l’analogie qu’ils voient exister entre notre société en décadence et la décadence romaine. Ils affirment que le socialisme ne s’établira en Europe qu’autant que l’Europe sera une. Au point de vue absolu, oui, ils ont raison d’affirmer que la liberté doit être partout ou n’est nulle part. Mais ce n’est pas seulement en Europe, c’est par tout le globe que l’unité doit se faire avant que le socialisme dans sa catholicité, étreignant le monde entier de ses racines, puisse s’élever assez haut pour abriter l’Humanité des sanglants orages, et lui faire goûter les charmes de l’universelle et réciproque fraternité. Pour être logique, ce n’est pas seulement d’invasion des Cosaques sur la France qu’il faudrait appeler, c’est aussi l’invasion des Cipayes de l’Indoustan, des multitudes chinoises, mongoles et tartares, des sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la Guinée, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie ; celle des Peaux-Rouges, des deux Amériques et des Anglo-Saxons des États-Unis, plus sauvages que les Peaux-Rouges ; ce sont toutes ces peuplades des quatre parties du monde qu’il faudrait appeler à la conquête et à la domination de l’Europe. Mais non. Les conditions ne sont plus les mêmes. Les moyens de communication sont tout autres qu’ils n’étaient du temps des Romains ; les sciences ont fait un pas immense. Ce n’est pas seulement des bords de la Neva ou du Danube que surgiront désormais les hordes de Barbares appelées au sac de la Civilisation, mais des bords de la Seine et du Rhône, de la Tamise et du Tage, du Tibre et du Rhin. — C’est du creux sillon, c’est du fond de l’atelier, c’est charriant, dans ses flots d’hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c’est couvert du sarreau du paysan et de la blouse de l’ouvrier ; c’est avec la faim au ventre et la fièvre au cœur, mais sous la conduite de l’Idée, cet Attila de l’invasion moderne ; c’est sous le nom générique de prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l’utopique Cité ; c’est de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Madrid, Lisbonne, Rome, Naples, que, soulevant ses vagues énormes et poussé par sa crue insurrectionnelle, débordera le torrent dévastateur. C’est au bruit de cette tempête sociale, c’est au courant de cette inondation régénératrice que coulera la Civilisation en décadence. C’est au souffle de l’esprit novateur que l’océan populaire bondira de son gouffre. C’est la tourmente des idées nouvelles qui ............ passera avec son niveau de fer et de feu sur les ruines ............

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

....Ce n’est pas les ténèbres cette fois, que les Barbares apportent au monde, c’est la lumière. Les anciens n’ont pris du christianisme que le nom et la lettre, ils en ont tué l’esprit ; les nouveaux ne confesseront pas absolument la lettre, mais l’esprit du socialisme. Là où ils pourront trouver un coin de terre sociale, ils y planteront le noyau de l’arbre Liberté. Ils y installeront leur tente, la naissante tribu des hommes libres. De là ils projetteront les rameaux de la propagande partout où elle pourra s’étendre. Ils grandiront en nombre et en force, en progrès scientifiques et sociaux. Ils envahiront pied à pied, idée à idée, toute l’Europe, du Caucase au mont Hécla et de Gibraltar aux monts Oural. Les tyrans lutteront en vain. Il faudra que l’oligarchique Civilisation cède le terrain à la marche ascendante de l’Anarchie Sociale. L’Europe conquise et librement organisée, il faudra que l’Amérique se socialise à son tour. La république de l’Union, cette pépinière d’épiciers qui s’octroie bénévolement le surnom de république modèle et dont toute la grandeur consiste dans l’étendue du territoire ; ce cloaque où se vautrent et croassent toutes les crapuleries du mercantilisme, flibusteries de commerce et pirateries de chair humaine ; ce repaire de toutes les hideuses et féroces bêtes que l’Europe révolutionnaire aura rejetées de son sein, dernier rempart de la civilisation bourgeoise, mais où, aussi, des colonies d’Allemands, de révolutionnaires de toutes nations, établies à l’intérieur, auront piqué en terre les jalons du Progrès, posé les premières assises des réformes sociales ; ce colosse informe, cette république au cœur de minerai, au front de glace, au cou goitreux, statue du crétinisme dont les pieds posent sur une balle de coton et dont les mains sont armées d’un fouet et d’une Bible ; harpie qui porte suspendus aux lèvres un couteau et un revolver ; voleuse comme une pie, meurtrière comme un tigre ; vampire aux soifs bestiales et à qui il faut toujours des l’or ou du sang à sucer… la Babel américaine enfin, tremblera sur ses fondements.

Du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les États ............

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

..............La monstrueuse Union Américaine, la République fossile, disparaîtra dans ce cataclysme. Alors la République des États-Unis sociaux d’Europe enjambera l’Océan et prendra possession de cette nouvelle conquête. Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. Les régicides et les prolétaricides, les amphibies du libéralisme et les carnivores du privilège reculeront comme les caïmans et les ours devant le progrès de la liberté sociale. Les gibiers de potence comme les fauves des forêts redoutent le voisinage de l’homme. La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n’y a pas place pour l’exploitation. Aussi s’enfuiront-ils jusqu’aux fins fonds des bayous, jusque dans les antres vierges des Cordillères.

Ainsi le socialisme d’abord individuel, puis communal, puis national, puis Européen, de ramification en ramification et d’envahissement en envahissement, deviendra le socialisme universel. Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits États-Unis d’Europe, mais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des hommes à l’état libre, la République des individualités-unies du globe.