L’Idéal au village/2

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 19-40).

II

Quelques jours après, au commencement d’août, ils quittaient Paris et s’arrêtaient, vers cinq heures du soir, à la station la plus proche de Loubans. Au sortir de la gare, ils aperçurent, près d’un cabriolet mal décrotté, attelé d’une jument blanche peu étrillée, un grand garçon de dix-huit ans à peu près, coiffé d’un képi et qui s’avança vers eux en disant à Lucien :

« Seriez-vous monsieur Marlotte ?

— Oui, monsieur.

— Mon père m’envoie vous chercher.

— Marius ! s’écria Lucien. Comme te voilà grand ! »

En rougissant, le jeune collégien embrassa Lucien et Cécile. Puis on s’occupa des malles. Une seule pouvait trouver place derrière la voiture, et Lucien et Marius s’occupaient de l’y fixer, avec assez de peine, quand un homme s’approcha d’eux en disant :

« Je crois, messieurs, que vous avez besoin d’un coup de main.

— Ah ! c’est vous, Deschamps ? dit le jeune Darbault ; ma foi oui, aidez-nous ; ce sera plus tôt fait. »

Le nom de Deschamps frappa Cécile, et elle regarda l’homme avec attention. C’était un paysan d’une cinquantaine d’années, qui avait dû être beau dans sa jeunesse. Ses traits étaient réguliers et sa physionomie intelligente, mais sans noblesse. Bien qu’il portât le costume ordinaire des paysans, blouse et pantalon de toile bleue, ses moustaches, sa barbe longue, son air insolent et flâneur, lui donnaient plutôt l’apparence d’un demi-bourgeois, ou d’un artisan en goguette.

« Ce doit être le père de Rose, » se dit Cécile en voyant l’air dont Lucien salua cet homme, qui dit aussitôt familièrement :

« Eh ! ma foi, c’est M. Lucien Marlotte. Je ne vous reconnaissais pas ; il y avait longtemps qu’on ne vous avait vu.

— Très-longtemps, père Deschamps ; mais cela ne m’a pas empêché de vous reconnaître.

— C’est que je n’ai pas grandi, moi, monsieur Lucien ; mais nous nous sommes assez vus, il y a sept ans, quand vous veniez chez moi goûter mon cassis, que nous faisions des parties de billard ensemble, chez la mère Lentu. Je vous ai gagné bien des petits verres, au moins, quoique vous ne fussiez pas un mauvais joueur.

— Ça n’est pas étonnant, car vous êtes de première force, dit Marius ; mais aussi vous ne faites que ça.

— Allons, allons ! monsieur Marius, faut pas me taquiner. Je mène aussi ma maison, et ça n’y va pas si mal. C’est une fameuse ménagère que ma femme, et mes filles sont les meilleures ouvrières du pays et, sans me vanter, les plus jolies.

— C’est vrai, répliqua Marius ; mais si vous appelez ça prendre de la peine…

— Ah ! mais en effet, dit Lucien assez gauchement. Je me rappelle vos filles… Mlle  Christine…

— Il n’y a plus que Mlle  Rose, reprit le père en lui lançant un regard sournois ; Mlle Christine est mariée.

— Ah ! fit Lucien.

— Oui, monsieur, avec un marchand d’épiceries d’à deux lieues d’ici ; nous n’avons plus que Rose à la maison. »

Ce nom de Rose sembla intimider tout le monde, car le silence se fit. Le nez baissé, Lucien et le collégien, chacun de son côté, nouaient un bout de corde. Quand la malle fut solidement attachée enfin, et que Marius offrit la main à Cécile pour monter en voiture :

« Eh bien ! messieurs et dames, dit Deschamps, au revoir. Vous serez plus vite arrivés que moi. Ma foi ! si j’avais aussi ma voiture ça m’irait. Je viens déjà des Saulées.

— Vous faites toujours la partie de M. de Pontvigail ?

— Mon Dieu, oui, monsieur, faut tenir compagnie à ses amis. Et puis, quoique je ne sois qu’un paysan, moi, j’ai toujours aimé la société des messieurs ; on y a de l’agrément, sans compter les bons morceaux. Allons, on se retrouvera au billard, n’est-ce pas ? Donc, sans adieu ! »

La voiture fila sur une route vicinale toute neuve bordée de jeunes ormeaux, et tandis que Lucien, aidé de Marius, rappelait ses souvenirs, Cécile, tout en écoutant, contemplait le paysage. C’était une succession interminable de champs, de haies, de prairies, qui se précipitaient vers le fond d’une vallée, marqué par des rangs sinueux de peupliers ; sur le versant opposé, du milieu d’un fouillis de verdure, s’élevait le clocher pointu du bourg de Loubans. Aux rayons du soleil couchant, tous ces guérets, avec leurs différentes cultures et leurs diverses nuances, les prés, les grands chênes, les peupliers du vallon, les bois et les champs de l’autre colline, les toits de tuile rouge ou d’ardoise qui apparaissaient entre les arbres, et les vitres qui flamboyaient, tout cela formait un ensemble plein d’harmonie, qui charmait et éblouissait à la fois. Cécile en fut émue d’admiration, et Lucien s’épancha en exclamations enthousiastes.

On allait descendre une côte assez rapide quand tout à coup la jument s’arrêta.

« Allez donc ! allez, Colombe ! » fit Marius.

Colombe ne bougea, et, comme son jeune conducteur insistait à grands coups de fouet, Colombe se montra décidée à la révolte jusqu’au point de lancer un coup de pied dans le tablier de la voiture.

« Mon cousin, descendons, je vous en prie ! s’écria Cécile en voyant Marius couleur d’écarlate et aussi furieux qu’embarrassé.

— Voilà les habitudes que donnent les femmes, dit Marius. C’est ma sœur Agathe avec ses nerfs… Il faudra pourtant que cette bête cède, » reprit-il en fouettant Colombe de nouveau.

Mais Colombe se cabra, et, malgré les assurances de Marius, qui, disait-il, répondait de tout, Lucien insista sévèrement pour que Cécile descendît.

Ils étaient à peine tous les deux sur le chemin que Marius, resté dans le véhicule, se mit à frapper sa bête avec une telle fureur qu’elle partit à fond de train.

« Il va tout casser, dit Lucien. Voilà les enfants. J’aurais fait comme cela précisément à son âge. Eh bien, petite sœur, que te semble de ce pays ?

— Je le trouve ravissant, dit-elle, et tout plein d’une senteur sauvage qui me plaît.

— Tu vas devenir ici encore plus jolie, si j’en crois ta mine fraîche et ravie en ce moment. Que regardes-tu ?

— Mais ce sont des bruyères dit-elle en s’approchant d’un bois qui bordait la route, de vraies bruyères venues là toutes seules ! Sont-elles bonnes et charmantes ! vois ! »

Elle avait franchi le passage qui donnait accès dans le bois, et cueillait, agenouillée, les fleurs sauvages. Un sentier s’enfonçait dans le taillis, côtoyant la route ; Cécile se mit à le suivre.

« Tu oublies notre brave et entêté conducteur, dit Lucien.

— Ce ne sera guère plus long.

— Pardon, le sentier tourne.

— Mais sous cette voûte de feuillage on est si bien ! D’ailleurs, nous pouvons courir. »

Et, sans égard à sa chaussure parisienne, Cécile se mit à bondir dans le sentier rocailleux, entrecoupé çà et là de vieilles racines qui perçaient le sol. Lucien la suivait d’une allure plus modérée, quand tout à coup il la vit se rejeter en arrière en poussant un léger cri, et, accourant en hâte auprès d’elle, il aperçut une sorte de chasseur, d’assez mauvaise tournure, qui, suivi de son chien, s’éloignait à grands pas.

« Eh bien qu’y a-t-il ? » s’écria très-haut le frère de Cécile.

Mais l’inconnu ne détourna pas la tête et disparut dans le bois.

« Il ne m’a pas adressé la moindre parole, dit la jeune fille ; mais quand je me suis trouvée subitement en face de cet homme, qui me fixait avec un étrange regard, j’ai été si surprise que je n’ai pu retenir un cri. Sais-tu qu’il n’est guère poli ce monsieur ? car, aussitôt après avoir crié, je lui ai demandé pardon ; mais il n’a rien répondu, et, me tournant le dos, il s’est enfui en portant gauchement la main à son chapeau.

— C’est quelque braconnier, dit Lucien, car il porte un fusil et la chasse n’est pas ouverte.

— Non, c’est plutôt un bourgeois : il porte du linge fin ; et puis, l’expression de son regard…

— Eh bien ! s’ils ont tous ici la même fleur de politesse… »

Ils revinrent sur la route en plaisantant de la sauvagerie des gens du pays, et retrouvèrent au bas de la colline le collégien et sa bête qui s’impatientaient. Un quart d’heure après, au milieu du bourg de Loubans, ils s’arrêtaient en face d’une maison bourgeoise dont le portail s’ouvrait devant eux.

À peine la voiture avait-elle pénétré dans une grande cour gazonnée, que cinq ou six personnes sortirent en courant de la maison et entourèrent les nouveaux venus. Un grand et gros homme, qui devait être l’oncle Darbault, aida Cécile à descendre et l’embrassa joue sur joue ; après quoi, il la poussa dans les bras d’une grosse dame, qui s’écria :

« Vous devez avoir bien chaud, ma nièce ? vous êtes bien fatiguée ? vous devez avoir bien besoin de vous rafraîchir ? vous allez être bien mal chez nous ! ce n’est pas ici comme à Paris ! mais enfin nous ferons de notre mieux ; il ne faudra pas vous gêner ; venez donc vous reposer.

— Je suis votre cousine Lilia, dit une grande jeune femme en tendant ses joues à Cécile et en lui présentant une petite fille âgée de cinq à six ans.

— Me sera-t-il permis de me présenter à mon tour ? » dit la voix flûtée d’une jeune personne vêtue avec l’élégance d’une poupée de modes et dans laquelle Cécile devina la seconde fille de son oncle, Agathe.

La jeune Parisienne, un peu étourdie, balbutiait des réponses à tant d’interpellations, quand elle se trouva en face d’un monsieur qui, le chapeau à la main, réclamait aussi son accolade, et par lequel elle se laissa encore embrasser désespérément, sans savoir pourquoi.

« C’est mon mari, se hâta de dire Lilia, — car il ne prend pas la peine de vous prévenir, ajouta-t-elle d’un ton un peu sec, du droit qu’il a de vous traiter en parente.

— Assez de cérémonies ! cria M. Darbault, et mettons-nous à table, où nous ferons connaissance plus largement. »

Et, donnant le bras à Cécile, ils entrèrent dans la maison.

« Tu en parles bien à ton aise, s’écria Mme Darbault, mais le dîner n’est pas encore prêt. »

Et, s’adressant à Cécile :

« J’ai mille excuses à vous faire, ma nièce ; j’ai une servante qui n’en finit à rien. Je lui avais dit ce matin : Je tiens extrêmement à ce que mon neveu et ma nièce trouvent le dîner prêt. Mais rien n’y fait, aussi je suis d’une colère !… Je lui aide pourtant depuis ce matin ; il m’a fallu faire vos chambres moi-même afin que rien n’y manquât…

— Maman fit Agathe en poussant d’un air mortifié le coude de sa mère.

— Eh bien quoi ? Mon Dieu ! Cécile et Lucien verront bien que nous sommes sans cérémonie : mal traités de bon cœur, vous savez.

— Mais, ma tante, je ne sais pourquoi vous nous supposez exigeants, observa Lucien ; nous sommes venus ici au contraire pour vivre de lait et de miel, comme des bergers d’Arcadie. »

Agathe et Lilia sourirent d’approbation, et M. Darbault s’écria :

« Bah ! un bon gigot à l’ail n’y gâtera rien. Seulement activez-nous un peu ça, mesdames. Quand on vient de Paris… »

C’était dans le salon que s’échangeaient ces dernières paroles, un salon un peu sombre, à une seule fenêtre, drapée d’un rideau rouge et d’un rideau blanc. L’ameublement se composait d’un canapé carré, d’un vieux style, et de fauteuils semblables. Sur la cheminée, une pendule dorée, surmontée d’un troubadour avec sa guitare, et deux bouquets de fleurs artificielles sous des globes.

De chaque côté de la cheminée se trouvait une table de jeu, et les murs étaient ornés de tableaux à cadres dorés représentant M. Darbault en habit noir et en cravate blanche, Mme Darbault en toilette de bal, Esther allant trouver Assuérus, et le supplice d’Aman. Tout cela était d’une propreté immobile et scrupuleuse ; pas un pli, pas une ligne qui dépassât l’autre ; rien de travers, ni même qui pût être dérangé, sauf des écrans posés en regard l’un de l’autre, avec tant de précision, qu’on sentait bien que c’eût été manquer à des lois sacrées que de les incliner à droite ou à gauche.

Mme Darbault et sa fille aînée s’étaient portées au secours de la cuisinière ; Agathe, assise en face de Cécile, s’apprêta, d’un air composé, à soutenir la conversation et débuta par cette phrase :

« Vous devez, ma cousine, trouver notre pays bien laid ?

— Pas du tout ; je le trouve ravissant au contraire. Mais seriez-vous assez bonne pour montrer ma chambre en attendant le dîner ?

— En effet, dit Agathe en s’empressant, j’aurais dû songer… »

Elle fit traverser à Cécile le corridor, et s’arrêtant aux premières marches d’un escalier assez mal éclairé :

« Mon Dieu ! ma cousine, je vous demande mille pardons de vous faire passer par ici, car c’est si obscur…

— Il y a un autre escalier ? demanda Cécile sans aucune malice.

— Mais non, répondit Agathe étonnée.

— Eh bien reprit en riant la jeune Parisienne, de quoi vous excusez-vous alors ? Nous n’avons pas à choisir. »

En entrant dans sa chambre, Cécile tout d’abord ne vit rien, tant les contrevents étaient bien fermés ; son premier soin fut de les ouvrir.

« Quoi ! vous ouvrez ? dit Agathe. Il fait encore du soleil ; je croyais que vous n’aimiez que le demi-jour.

— J’aime les belles vues, dit Cécile en contemplant avec ravissement la vallée, qui déroulait sous la fenêtre ses plis profonds, et la colline opposée, où le soleil éteignait lentement ses derniers feux.

— Oui, la vue est très-belle, » répondit froidement Agathe.

Mais elle semblait attendre avec impatience que sa cousine cessât de contempler le paysage et voulût bien donner un coup d’œil à la chambre qu’on lui avait destinée, et qui était la plus belle de la maison. Cécile, par malheur, n’y jeta qu’un regard distrait, et, quittant son chapeau, se mit à lisser devant la glace les blondes touffes de ses cheveux.

« Vous n’avez pu apporter qu’une de vos malles ? dit Agathe.

— Oui mais autres doivent arriver ce soir.

— Vous en avez beaucoup sans doute ? On dit que les Parisiennes ne voyagent pas sans cela.

— Trois en tout seulement, pour mon frère et pour moi. Vous voyez qu’il n’y a là rien d’extraordinaire.

— Vous n’avez rien à prendre dans votre malle ? demanda Agathe, qui mourait d’envie de connaître le contenu de la boîte parisienne.

— J’ai bien envie de secouer la poussière du voyage ; mais il me faudrait changer des pieds à la tête, et je ne sais trop si j’aurai le temps.

— Oh ! je le pense.

— Alors… » dit Cécile.

Elle ouvrit sa malle, pensant qu’Agathe allait se retirer ; mais il est admis généralement à la campagne que les femmes ne doivent pas avoir de secrets les unes pour les autres ; ce qui, vu les intelligences des deux camps, revient à n’en avoir pour personne. Agathe resta. La malle une fois ouverte, d’ailleurs, elle ne fût partie pour rien au monde, et tous les objets de toilette que Cécile exhiba subirent une revue pleine de commentaires qui dura jusqu’à l’appel du dîner.

En bas, Cécile rencontra son frère occupé de recevoir le commissionnaire qui apportait le reste de leur bagage. Après reconnaissance des objets :

« Combien vous faut-il, mon brave homme ? demanda Lucien.

— Ce qu’il plaira à la générosité de monsieur, répondit le commissionnaire en soulevant humblement son chapeau. Il fait bien chaud, ajouta-t-il en s’essuyant le front.

— As-tu de la monnaie ? demanda Lucien à sa sœur.

— Que te faut-il ?

— Bah ! dit-il à demi-voix, il faut être magnifique. Donne-moi trente sous. »

Mais en les recevant, l’homme fit une grimace et resta la main ouverte en regardant l’argent d’un air de mépris :

« Ça vaut plus que ça, dit-il. Je me suis éreinté pour vos malles ; ça n’est pas payé. »

Agathe, présente à cette scène, eut un air si mortifié que Lucien rougit.

« En vous donnant le prix d’une journée dans ce pays, dit-il, je pensais…

— Oh ! ça n’est pas tout ça. Je ne suis pas à la journée ; c’est un service. Je pensais que monsieur serait généreux et me donnerait la pièce ronde ; mais puisqu’il faut faire son prix, ça vaut au moins cinquante sous. »

Et il énuméra les peines qu’il avait eues à la descente et à la montée, et tous les cailloux du chemin. Son cheval n’en pouvait plus… Lucien, impatienté et déconcerté de l’aventure, lui remit ce qu’il demandait et rentra dans la salle à manger en disant :

« Vos commissionnaires, mon oncle, sont devenus exigeants.

— Ne m’en parle pas, dit M. Darbault. Depuis l’établissement du chemin de fer, tout se paye ici au poids de l’or.

— La tête leur a tourné, s’écria Mme Darbault. C’est une fièvre, une folie ! On ne peut plus se faire servir, et non-seulement ils ne se contentent de rien, mais ils prétendent à tout et n’ont plus de respect. Autrefois, ces gens-là étaient humbles, soumis, rangés ; ils vous saluaient chapeau bas et vous regardaient comme des personnes supérieures. Maintenant on ne peut s’imaginer jusqu’où va leur insolence, et ils se regardent comme vos égaux. Autrefois, on les contentait de peu, on les éblouissait facilement, on acquérait à bon marché leur reconnaissance ; mais à présent, à moins qu’on ne soit millionnaire, ils ne vous considèrent point.

— Il faut dire, ajouta l’oncle en riant, qu’en voyant arriver ces deux Parisiens, qu’on attend depuis trois semaines, les gens se sont dit : « Voilà de grands seigneurs qui ont de l’argent en poche et qui doivent en laisser dans le pays. »

— Ils se sont bien trompés, répliqua Cécile ; car ils n’ont affaire qu’à de petites gens qui veulent économiser.

— Vraiment ! » dit la tante d’un air de surprise et d’embarras qui se réfléchit sur toutes les figures.

Et Mme Darbault changea aussitôt l’entretien en se plaignant que son neveu et sa nièce ne mangeaient point, et qu’elle voyait bien que son dîner était détestable. C’était la faute de Françoise et puis encore de tel ou tel fournisseur et de tel et tel accident. On ne pouvait rien faire comme on voulait ; tout cela était déjà bien mesquin, et il fallait en outre que ce fût mauvais. Elle dépréciait chaque plat tour à tour, et les compliments sincères de ses hôtes pouvaient à peine trouver place au milieu de ces doléances. La table cependant était couverte avec profusion. À l’arrivée du rôti, flanqué de quatre nouveaux plats, qui relevaient le premier service. Lucien et Cécile, suffisamment autorisés à donner leur avis, se récrièrent, ce qui parut enfin satisfaire Mme Darbault. Au dessert, qui était splendide et dont la composition, méditée par Agathe, fut vérifiée conforme aux lois de la symétrie, la conversation s’anima, et Lucien excita la plus vive admiration en se livrant à sa verve parisienne. Il fit de son voyage, le moins accidenté du monde pourtant, un récit pittoresque. Marius, Agathe, et Lilia surtout, semblaient suspendus à ses lèvres, et la petite fille elle-même, bien qu’elle ne comprît qu’à moitié, riait de tout son cœur.

Lucien n’eut garde d’oublier la rencontre que Cécile avait faite dans le bois, près de la route, et en émailla le récit d’une foule de plaisanteries sur le caractère présumé des indigènes de Loubans. L’attention fut au plus haut point excitée par cet incident local, et chacun s’évertua à chercher quel pouvait être le compatriote qui se rapprochait du portrait fantastique tracé par Lucien ; on en était même arrivé à la certitude que l’inconnu en question devait être quelque aventurier de passage, quand Cécile prit la parole :

Avant de vous dépeindre l’homme que j’ai rencontré dans le bois, dit-elle en souriant, Lucien a négligé de vous prévenir qu’il ne l’avait pas vu. »

On éclata de rire, et Cécile fut à son tour questionnée.

« C’est, dit-elle, un homme de taille moyenne, vêtu d’une redingote et d’un pantalon bruns, et portant un fusil et une carnassière. Il a la figure brune, maigre, colorée, des yeux noirs, le regard ardent, les cheveux noirs, et…

— C’est Louis de Pontvigail, interrompit M. Delfons, le mari de Lilia.

— Et, reprit la jeune fille, sous son chapeau de paille se voit, au-dessous du front, une ligne noire qui semble un bandeau.

— C’est M. Louis de Pontvigail ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Ma chère, vous avez mis la main du premier coup sur le plus grand original du pays.

— Un maniaque !

— Un ours !

— Un homme tout à fait ridicule ! dit Agathe du bout des lèvres.

— Eh bien ! dit le docteur, car M. Delfons était médecin, Louis de Pontvigail, si vous le voulez, est tout cela ; mais c’est un homme qui a cependant de la valeur. Ce qu’il a d’excentrique vient d’une extrême sensibilité.

— Allons donc, mon gendre, s’écria M. Darbault, votre Pontvigail est un cerveau fêlé ! Me direz-vous, par exemple, pourquoi il se promène toute l’année avec son fusil et sa carnassière, sans jamais tirer aucun gibier ?

— Aussi l’ai-je pris pour un braconnier, la chasse étant prohibée, dit Lucien.

— Bah ! les gendarmes ne s’occupent même pas de lui. Je vous dis qu’il ne tire jamais. On respecte sa manie comme celle d’un fou. Notez qu’autrefois il était le meilleur chasseur du pays. C’était sa passion ; il dépeuplait tout. Puis, subitement, il n’a plus voulu tirer un seul coup de fusil, et l’on m’a dit qu’il prêchait les gens pour les engager à ne plus manger de viande, afin de ne point tuer les animaux. Il ne vit que de légumes. Enfin, pourquoi fuit-il tout le monde ? On ne lui a rien fait.

— J’avoue que tout est porté à l’excès chez lui, reprit le docteur ; mais Louis de Pontvigail est fort malheureux. Avec une sensibilité très-vive, la contrainte continuelle, le joug de fer que son père fait peser sur lui…

— Il a encore son père ? demanda Cécile.

— Oui, dit M. Darbault, un vieux despote rapace et rusé comme un juif, et encore très-vert. Il n’est pas comme son fils, qui a peur des femmes.

— Louis de Pontvigail, dit le docteur en s’adressant à Cécile, n’a pas quarante ans. »

Des exclamations s’élevèrent du côté d’Agathe, qui s’écria qu’un pareil ours devait avoir au moins cinquante ans.

« Attendez, reprit M. Darbault, je vais vous dire ça au juste. C’était en… dix, quinze, oui, il y a quinze ans que j’ai acheté Colombe au vieux Pontvigail, et son fils tirait à la conscription cette année-là, puisque je me rappelle que le vieil avare me dit en geignant : « Il me faut bien vendre mes pouliches pour acheter un homme à ce diable de garçon… » Louis de Pontvigail a donc trente-cinq ans, ni plus, ni moins.

— Je l’avais pris pour un homme plus âgé, dit Cécile.

— Cela tient au peu de soin, je me trompe, au trop de soin qu’il a de lui-même. Il se croit toutes les maladies, se tient voûté, porte un bonnet de soie noire, comme vous avez vu. C’est le malade imaginaire.

— Pas précisément, dit le docteur. M. Louis éprouve bien réellement les souffrances qu’il accuse, tantôt à la poitrine, tantôt au cœur ou à la tête. C’est l’effet d’une irritation nerveuse des plus intenses qui, se portant alternativement sur tel ou tel point, affecte tour à tour les symptômes de telle ou telle maladie. Au reste, il ne doit qu’à sa constitution de fer d’être exempt jusqu’ici de lésions sérieuses ; mais si le vieux Pontvigail vit quinze ans encore, je suis persuadé qu’il enterrera son fils.

— Vous croyez ?

— C’est indubitable. Cet état d’exaspération, de tension continuelle, ne peut durer longtemps sans user les ressorts et causer quelque grave atteinte. Je crains même qu’il n’existe un commencement d’hypertrophie du cœur.

— Est-il possible ? dit Cécile, qui, placée près de M. Delfons, l’avait écouté attentivement. Mais c’est affreux cela ! Un père dont l’existence détruit celle de son fils ! Quelle sorte de monstre est donc ce M. de Pontvigail ?

— Eh ! mon Dieu ! ce n’est point un monstre, répondit M. Darbault, mais un homme avare, exigeant, despote, et qui suit son caractère sans trop savoir quel effet cela fait aux autres. Nous agissons tous un peu comme ça.

— Il me semble, observa Lucien, que le fils aurait pu quitter son père, ne pouvant vivre avec lui.

— Mais il ne possède rien. Le vieux Pontvigail était loin de rendre sa femme heureuse ; ça ne l’a pas empêché pourtant de se faire faire par elle un testament qui lui donne tout l’usufruit de ses biens. Le fils, il est vrai, pouvait attaquer ce testament et revendiquer une part ; il ne l’a pas fait, et peut-être a-t-il eu raison. Un procès entre le fils et le père, c’est toujours vilain ; puis le vieux eût été capable de déshériter son fils.

— Mais, reprit Lucien, M. Louis ne peut-il gagner sa vie de quelque manière ?

— Non, M. Delfons, il n’a pas fait d’études suivies, et puis, avec les idées qu’il a, c’est difficile. Une fois il a failli s’engager ; mais c’est un homme qui regarde la guerre comme l’assassinat organisé.

— Eh bien, dit M. Darbault, puisque vous vous intéressez à l’ours des Saulées, je crois pouvoir vous annoncer que des jours plus heureux se préparent pour lui. On complote une union qui lui donnera pour femme la plus belle fille de Loubans.

— Qui donc ? »

Marius rougit.

« Ah ! oui, dit Agathe, j’ai entendu parler de cela.

— Qui donc ? répéta M. Delfons en souriant.

— Rose Deschamps, et vous le savez peut-être mieux que personne. Ce n’est pas pour rien que le père fait depuis dix ans la partie de M. de Pontvigail ; et puis la gouvernante la vieille Gothon, la propre sœur de Deschamps, veut enrichir sa famille, c’est naturel.

— Ce serait un étrange mariage, dit Mme Darbault, Rose est trop jolie et trop coquette pour M. Louis ; et puis un Pontvigail épouser une lingère !…

— Est-ce que la défunte Mme de Pontvigail n’était pas la fille d’un fermier ? répliqua M. Darbault. Il y a longtemps que ces marquis-là, car ils sont marquis, ne regardent plus aux mésalliances. Et M. Louis n’y regarde pas davantage, puisqu’il voulait, à dix-neuf ans, épouser une simple bergère.

— Vraiment ? » dit Cécile, qu’intéressaient les souffrances et la bizarrerie même de cet homme.

On se levait de table en ce moment, et la question de la jeune fille n’obtint pas de réponse.

La soirée s’acheva au jardin, où Agathe et Lilia s’emparèrent de Cécile pour parler de modes nouvelles. Ce fut avec surprise que la jeune Parisienne constata la profonde érudition de ces dames à ce sujet ; elle n’en savait pas si long, et fut plus d’une fois obligée d’avouer une ignorance dont Agathe ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement.

« Quoi ! vous vous occupez si peu de toilette, Cécile ?

— Je m’en occupe seulement à l’occasion, quand j’ai besoin d’une robe ou de quelque autre chose ; alors je regarde les étalages çà et là ; j’entre dans un magasin, je compare, je choisis, j’imagine un peu, j’ajoute ou retranche, suivant mon goût.

— Ainsi, vous ne suivez pas tout à fait la mode ? s’écria Agathe avec stupéfaction.

— À peu près seulement. Nous ne sommes pas toutes pareilles, dit la jeune fille en riant. Et puisqu’il n’y a pas dans les bois, dit-on, deux feuilles semblables, je crois que, pour nous conformer à la loi naturelle, il ne faut pas trop donner dans l’imitation.

— Vous êtes cependant fort élégante, dit Lilia en contemplant, à travers les ombres du soir, la silhouette pure et gracieuse de sa cousine ; et avec cela, votre mise est des plus simples. Comment faites-vous ?

— Je n’en sais rien, » répondit Cécile.

Ces mots, en effet, contenaient tout son secret.

Agathe pensa que ce mélange de négligence et de fantaisie était assurément ce qui rendait sa cousine si charmante, et se promit de chercher à l’imiter scrupuleusement.

Quand on se fut séparé, vers dix heures, Lucien, entré dans la chambre de sa sœur, lui dit en souriant :

« Eh bien ! je suis l’amant le plus infortuné. On m’enlève ma maîtresse avant que je l’aie revue. Mon roman est déjà fini.

— Il n’est pas probable, répondit Cécile du même ton, qu’une belle jeune fille consente à épouser l’ours des Saulées, tout marquis soit-il. Cependant je te conseille d’y renoncer. Le beau-père ne me va pas.

— Bah parce qu’il est un peu flâneur, un peu hâbleur, un peu… pas grand’chose ? Mais, ma chère, cela vient d’une distinction native. Cet homme-là s’est trouvé trop intelligent pour vouloir s’abrutir comme les autres par le lourd travail de la terre, et comme il n’avait pas d’autre carrière… il n’est heureux que lorsqu’il fréquente les bourgeois ; c’est l’amour de l’idéal qui le perd. »

Tandis que Cécile riait de cette explication indulgente, Lucien ajouta :

« Et nos parents, qu’en dis-tu ?

— Ils me paraissent excellents. Seulement, si la tante Darbault continue à prendre tant de peine pour nous, il faudra nous hâter de chercher un autre gîte.

— Que veux-tu ? c’est sa manière. Elle ne le fait pas exprès. C’est à nous de tâcher de lui faire comprendre que plus de simplicité nous irait mieux. Et les deux cousines ?

— Elles ne m’ont jusqu’à présent parlé que de chiffons.

— Lilia est instruite, à ce qu’on prétend. Mais je crains qu’elle n’abuse de ses connaissances littéraires, car voici ce qu’elle m’a dit quand j’étais auprès d’elle, à table : « Ah ! mon cousin, vous êtes heureux, vous, de pouvoir planer à votre aise dans les régions éthérées de l’art ! » Cette phrase est flatteuse pour moi, certes, mais je ne l’en trouve pas moins prétentieuse. Elle a aussi de mélancoliques regards, comme si elle posait pour une âme blessée. Cependant son mari paraît un digne homme, et la petite fille me semble très-intéressante. »

Des cris perçants partant d’une chambre voisine interrompirent cette conversation. Lucien et Cécile coururent et trouvèrent Agathe qui, penchée sur l’escalier, les cheveux défaits, sa robe à demi détachée, criait, de l’air de terreur le plus profond :

« Vite, Françoise ! Françoise, accourez !

— Le feu est à votre chambre ? demanda Lucien.

— Ah ! s’écria Agathe en se jetant dans les bras de Cécile, c’est bien autre chose !…

— Quoi donc ? Parlez vite.

— Une… ah… une araignée… sur mon lit ! reprit Agathe en se voilant les yeux de ses mains. Ces horribles bêtes me font une peur !…

— Me v’là ! dit Françoise en apparaissant avec son balai. C’est’y des voleurs ?

— Tout simplement une araignée, dit Cécile.

— Oh ! je m’en doutais bien, allez. Quand mamzelle Agathe crie, on sait que ça n’est rien.

— Vous êtes une impertinente ! dit Agathe. Allez tuer cette araignée et gardez vos observations. Ces brutes-là n’ont pas de nerfs, continua-t-elle en s’adressant à Cécile. Que je suis malheureuse d’être si impressionnable ! je ne sais pas quand j’oserai rentrer dans ma chambre maintenant. »

Cécile dut lui offrir la sienne pour un moment, et Lucien se retira en haussant les épaules.