L’Idée de force et la philosophie dynamiste

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L’Idée de force et la philosophie dynamiste
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 77-107).
L'IDEE DE FORCE
ET
LA PHILOSOPHIE DYNAMISTE

I. F. Magy, de la Science et de la Nature, 1864. — II. Ch. Lévêque, la Science de l’invisible, 1865. — III. É. Vacherot, la Science et la Conscience, 1869. — IV. F. Papillon, la Nature et la Vie, 1873. — V. F. Bouillier, le Principe vital et l’âme pensante (2e édition), 1874.

Dans un travail précédent, nous avons étudié un groupe de penseurs chez lesquels l’idée spiritualiste raffinée, subtilisée, vaporisée, au point d’être quelquefois à peine l’ombre d’elle-même, ne paraît subsister qu’à titre de tendance morale et religieuse[1]. Nous voudrions étudier aujourd’hui un autre groupe d’écrivains, plus réglés, plus soucieux de la clarté et de la précision, plus fidèles à la tradition, et qui toutefois ont cherché aussi à rajeunir et à élargir la doctrine spiritualiste, à en tirer non-seulement une philosophie de l’esprit, mais encore une philosophie de la nature. Ceux-ci relèvent de Leibniz, et leur principe est l’idée de force, que ce grand philosophe a introduite dans la philosophie et dans la science. Tout être est actif par essence. Ce qui n’agit pas n’existe pas, quod non agît, non existit. Or tout ce qui agit est force : tout est donc force ou composé de forces, et cela est vrai des corps comme des esprits. L’essence de la matière n’est pas l’étendue inerte, comme le croyait Descartes, c’est l’action, l’effort, l’énergie. De plus le corps est composé, et le composé suppose le simple. Les forces qui composent le corps sont donc des élémens simples, inétendus, des atomes incorporels. Ainsi l’univers est un vaste dynamisme, un savant système de forces individuelles, harmoniquement liées sous le gouvernement d’une force primordiale, dont l’activité absolue laisse subsister en dehors d’elle l’activité propre des créatures et les dirige sans les absorber.

C’est ce spiritualisme leibnizien, fondé sur la notion de force et de force individuelle, qui a de plus en plus prédominé dans nos écoles pendant les vingt ou trente dernières années, qui a produit de son côté et produit encore, en face d’un jeune idéalisme plus hardi et plus nuageux, des œuvres à la fois fortes et sages, libérales et circonspectes, s’inspirant de l’esprit du temps sans s’y asservir, préparant le retour des esprits aux idées saines sans les violenter. C’est ce courant d’opinions, d’enseignemens, d’écrits, qui lutte depuis vingt ans contre les idées positivistes et sceptiques sans jamais lâcher pied, et qui a réussi, comme nous l’écrivait récemment un des hommes les plus éminens du parti adverse, à conserver au spiritualisme ses positions premières et à se maintenir « sinon victorieux, du moins invaincu. »

Parmi les ouvrages inspirés par la philosophie dynamiste, celui qui nous en présente sous une forme savante et nouvelle l’exposition la plus systématique est le livre de M., Magy, la Science et la Nature ; l’un des meilleurs écrits philosophiques publiés en France depuis dix ans. M. Magy appartient à cette belle école française pour laquelle la clarté, est non pas seulement un ornement, mais un devoir. Sa pensée, large, et nourrie, se développe, avec une suite et une ampleur qui rendent la lecture de son livre aussi facile qu’intéressante, et elle se traduit dans un style noble et grave, auquel on ne peut reprocher qu’un peu trop de solennité et, de ce que les anciens appelaient sermo rotundus. Au lieu de ce byzantinisme obscur et subtil où se complaisent quelques-uns de nos jeunes novateurs dans leur mystico-nihilisme, vous avez affaire ici à une manière mâle, ferme, vraiment classique, dans laquelle la tradition sévère du XVIIe siècle s’unit au souvenir, du noble style de M. Cousin.

Dans le même temps que M. Magy, un autre philosophe distingué, déjà placé au premier rang par ses études sur l’esthétique, M, Charles Lévêque, entrait résolument dans la même voie. Il faisait du dynamisme la base de son enseignement, au Collège de France, en commentant la philosophie de la nature des anciens à l’aide de la science contemporaine. Il soutenait la même doctrine dans plusieurs travaux publiés par la Revue, où il exposait la thèse de l’idéalité ou plutôt de la spiritualité de la matière[2], car la précision des termes veut que l’on réserve le nom d’idéalistes à ceux qui nient la réalité des choses extérieures, et non à ceux qui transforment les atomes en forcer et les corps en esprits. Enfin par l’action de son enseignement et de ses écrits, M. Ch. Lévêque conquérait à la philosophie spiritualiste, grâce à la séduction de l’idée leibnizienne, un écrivain plein de talent et d’une belle espérance, qui avait débuté dans des principes contraires, et qui, revenu des sciences à la métaphysique, de la contemplation des corps à celle des esprits, promettait à la philosophie un laborieux et brillant défenseur, lors qu’il a été récemment enlevé à la science par une mort prématurée, le jeune et intéressant Fernand Papillon. Les lecteurs de la Revue avaient pu apprécier ce talent facile et fougueux que le temps devait mûrir. Récemment il publiait sous ce titre : la Nature et la Vie, une série d’études qui avaient paru ici même sur les grands problèmes de la science considérés au point de vue philosophique, et dans lesquelles dominait d’un bout à l’autre l’idée de force comme élément constitutif de la matière. Enfin il avait achevé et il était sur le point de publier une histoire des sciences au XVIIIe siècle dans son rapport avec la philosophie, et l’idée centrale de cette histoire, dont il a lu à l’Institut de nombreux fragmens, était l’influence de la philosophie de Leibniz sur le développement des sciences modernes.

Je ne crois pas forcer les choses en rattachant M. Vacherot à l’école et à l’opinion du spiritualisme dynamiste[3]. Ceux-là seuls qui ne connaissent pas ses idées pourront s’en étonner. Il y a en effet dans sa philosophie deux philosophies distinctes et en quelque sorte superposées : l’une qui se rapporte à la psychologie et la cosmologie, l’autre à la métaphysique et à la théologie. Or en métaphysique M. Vacherot est sans doute très loin du théisme ; mais en psychologie et en cosmologie il reste fidèle aux opinions de l’école spiritualiste. Sa cosmologie est celle de Leibniz, sa psychologie est celle de Maine de Biran. Comme M. Magy, comme M. Lévéque, il construit la matière avec des forces ; l’âme aussi est pour lui une force, mais une force radicalement distincte des autres et d’un ordre supérieur.

C’est au même système d’idées que l’on doit rattacher la doctrine de l’animisme réveillée et rajeunie par M. Fr. Bouillier dans son livre du Principe vital, qui fit, il y a quelques années, un grand bruit dans le monde médical, et que l’auteur vient de publier de nouveau avec de notables développemens et éclaircissemens. Le même point de vue règne encore dans le vigoureux écrit de M. Caro sur le Matérialisme et la science, quoique l’auteur soit conduit par son sujet plutôt à rechercher la cause extrinsèque du mouvement premier de la matière que la cause immanente de ses mouvemens actuels : c’était en effet sa dépendance plus que sa spontanéité qu’il s’agissait d’établir. Je ne doute pas non plus que M. E. Bersot ne fût prêt à se rallier à ce point de vue, s’il prenait parti pour un système de philosophie naturelle, au lieu de professer à cet égard, comme il le fait dans sa Libre Philosophie, un esprit de doute et de circonspection, à coup sûr très légitime, mais peut-être un peu excessif. Enfin, parmi les travaux qui ont contribué à cette renaissance du leibnizianisme en France, il est impossible d’oublier les savantes œuvres de M. Nourrisson, de M. Foucher de Careil sur la philosophie de Leibniz, suscitées et couronnées l’une et l’autre par l’Académie des Sciences morales[4]. Sans insister plus longtemps d’ailleurs sur un historique que l’on pourrait facilement développer, essayons de faire connaître les idées qui forment le fond de la philosophie dynamiste, en nous appuyant principalement sur le livre de M. Magy et en y ajoutant nos propres réflexions.


I

L’objet de M. Magy, dans son livre de la Science et de la Nature, n’est rien moins que de constituer la philosophie première, c’est-à-dire de déterminer les idées fondamentales qui sont à la fois et les principes de la connaissance et les principes de la nature. Or ces idées se ramènent, suivant lui, à deux essentielles, dont toutes les autres ne sont que des applications médiates ou immédiates. Ces deux idées sont l’étendue et la force. Toutes les sciences humaines, de près ou de loin, ont pour objet et n’ont pour objet que ces deux seules idées. Il y a six classes de sciences : ce sont les sciences mathématiques, les sciences physico-chimiques, les sciences morphologiques (minéralogie, botanique, zoologie), les sciences anthropologiques et les sciences philologiques. Le problème est d’établir que, dans ces six classes de sciences, les deux seuls objets possibles de la démonstration scientifique sont l’étendue et la force.

Soient par exemple les sciences mathématiques ; ces sciences ont pour objet la quantité, c’est-à-dire tout ce qui est mesurable ; or il n’y a que quatre sortes de quantités : ce sont d’abord précisément les deux idées en question, la force, objet de la mécanique, et l’étendue, objet de la géométrie : ce sont en outre le temps et le nombre. Il s’agit de prouver que ces deux dernières quantités se ramènent aux deux premières. Pour ce qui est du temps par exemple, il n’est mesurable, c’est-à-dire il n’est une quantité mathématique qu’en tant qu’on le ramène à l’étendue et à la force. En effet, comment mesure-t-on le temps dans les pendules, les horloges, les chronomètres ? En le ramenant à l’espace parcouru par un mobile qui se meut par l’action plus ou moins directe de la pesanteur, c’est-à-dire de la force[5]. Quant au nombre, c’est le rapport d’une quantité mathématique à son unité ; mais, comme il n’y a pas d’autres grandeurs mathématiques que l’étendue, la force et le temps, réductible lui-même à l’étendue et à la force, on voit par là qu’il en est de même du nombre. On peut dire sans doute que je me forme le concept du nombre sans avoir besoin de la force et de l’étendue, et en voyant plusieurs objets différens, mais de même espèce, comme plusieurs arbres, plusieurs hommes, etc. Ce serait confondre l’idée du nombre et l’idée de multitude ; or la multitude n’est pas une notion mathématique. Pour constituer un nombre, il faut que les unités qui le composent soient rigoureusement homogènes, ce qui n’est vrai que des quantités mathématiques, et encore une fois de l’étendue, de la force et du temps. Voilà pour les sciences mathématiques. Est-il nécessaire de démontrer que la physique et la chimie ne s’exercent que sur les notions d’étendue et de force ? Que sont la pesanteur, la lumière, la chaleur, l’électricité, sinon autant de forces, et qu’expriment les lois physiques, si ce n’est des relations dans l’espace ? Quant à la chimie, qui étudie les actions moléculaires, elle les considère comme essentiellement dynamiques. La formation de l’eau par la combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène est-elle autre chose que le résultat de leur action réciproque en vertu de leur force respective d’affinité ? Qu’est-ce que la loi des équivalens, sinon une formule par laquelle on exprime les conditions générales d’une certaine espèce d’équilibre qui constitue proprement la combinaison chimique, et dans laquelle tous les élémens agissent comme autant de forces qui se neutralisent ; réciproquement ? Considérons maintenant les sciences que M. Magy appelle morphologiques, et parmi lesquelles il range la minéralogie, la botanique et la zoologie. La minéralogie n’est devenue une véritable science que par le moyen de la cristallographie, c’est-à-dire lorsqu’elle a pu définir chaque espèce minérale par sa forme cristalline, en d’autres termes géométrique, c’est-à-dire par la notion d’étendue, et la forme cristalline elle-même est le résultat de certaines forces chimiques qui, disposant les molécules suivant un plan, et comme d’après un rhythme déterminé selon chaque espèce, constituent Ainsi les familles chimiques analogues aux espèces de la botanique et de la zoologie. Quant à ces deux sciences, on sait qu’elles étudient d’une part la structure des organes par l’anatomie, et de l’autre les fonctions de ces organes par la physiologie. Or la structure est une détermination de l’étendue, et la fonction est une détermination de la force. De plus, indépendamment de la force ou des forces agissant dans chaque organe, la forme générale des corps vivans suppose une force générale qui la détermine, et de plus encore une force qui, transmettant cette forme d’individu en individu, sert à la conservation de l’espèce ; enfin, remontant jusqu’à l’origine de l’être vivant, la physiologie a encore besoin de l’idée de force pour comprendre l’apparition de la vitalité.

Dans les sciences anthropologiques, la notion d’étendue disparaît, et laisse subsister seule la notion de force. L’âme est-elle une force ? et est-elle distincte des autres forces qui lui sont associées, par exemple du dynamisme cérébral, sans lequel elle ne peut s’exercer ? Peut-être cette seconde question n’était-elle pas nécessaire à traiter en ce lieu : que l’âme soit une force simple ou composée, cela est indifférent, il semble, à la proposition fondamentale de l’auteur ; mais, nécessaire ou non, cette discussion n’en est pas moins l’occasion d’une belle et savante démonstration de la spiritualité de l’âme[6]. Pour établir d’abord que l’âme estime force, M. Magy se sert du fait de l’activité scientifique ; il montre tous les obstacles qui s’opposent à cette activité : les exigences de la vie sociale, les besoins du corps, les passions égoïstes, le défaut d’aptitude, les difficultés propres de la science, chacun de ces obstacles exigeant un effort particulier pour le vaincre ; ce ne sont là que des efforts préliminaires, mais dans le travail lui-même que d’efforts nouveaux ! Autant d’actes d’attention que de propositions à comprendre ; autant d’efforts d’invention que de solutions à découvrir, sans parler des efforts consécutifs nécessaires pour conserver la science acquise et ne rien perdre de ce que l’on a appris ou trouvé. L’auteur arrive encore aux mêmes conséquences en analysant la méthode scientifique et en montrant que cette méthode n’est encore que l’action d’une force, bien plus, d’une force une, simple, irréductible, et non d’une résultante, comme l’enseignent, les matérialistes. Nous ne pouvons suivre M. Magy dans les riches et savans développemens qu’il donne ici à cette preuve. Contentons-nous de le résumer en disant que pour lui, la pensée, sous quelque forme qu’elle s’exerce, est toujours une synthèse, comme l’a dit Kant, que toute méthode est ou une analyse synthétique ou une synthèse analytique, et qu’elle consiste toujours à aller de la pluralité à l’unité, ou de l’unité à la pluralité. Comment une telle opération serait-elle possible, si l’âme n’était pas elle-même une force, et si elle n’était qu’une résultante ? Quant à l’union du dynamisme cérébral avec l’âme pensante, elle n’a rien de particulièrement extraordinaire, car elle signifie tout simplement que l’âme n’est pas une substance séparée, absolument indépendante, qu’elle est en rapport avec le tout, et plus particulièrement avec le système de forces auquel elle est naturellement unie ; mais il n’est pas plus raisonnable d’identifier l’âme à son organe que l’oxygène à l’hydrogène, sous prétexte que ces deux gaz réunis perdent les propriétés qu’ils manifestent chacun à part. M.Magy se croit obligé de poursuivre encore la notion de force dans toutes les autres sciences anthropologiques, la logique, l’esthétique, la morale, la politique : travail peu nécessaire, à ce qu’il semble, toutes ces sciences n’étant que des dérivations et des applications de la science de l’âme, mais qui fournit à l’auteur l’occasion de répandre beaucoup de vues intéressantes sur divers objets.

Cette grande enquête sur les sciences humaines une fois achevée, M. Magy en cherche la contre-épreuve en comparant sa propre théorie avec celles des plus célèbres philosophes sur les idées fondamentales, notamment avec celles d’Aristote et de Kant, et il s’efforce d’établir que les dix catégories du premier et les douze catégories du second se réduisent toutes à la notion d’étendue et à la notion de force.

Ainsi la première, partie du problème est résolue ; nous savons quels sont les deux principes de la connaissance ; il reste à chercher quels sont les principes de l’existence. Ici, on serait tenté de croire que ce sont les mêmes de part et d’autre ; mais ce serait, suivant l’auteur, la plus grave méprise. Les deux idées fondamentales en effet, bien loin de pouvoir coexister objectivement dans la réalité, sont dans un antagonisme radical et s’excluent l’une l’autre, de telle sorte que l’une des deux au moins est subjective ; il ne s’agit que de savoir laquelle des deux. Quant à supposer qu’elles le sont toutes deux, nous verrons bientôt que cela est impossible.

Le caractère propre de l’étendue est de tomber sous l’imagination. La force au contraire, comme l’a dit Leibniz, se conçoit, mais ne s’imagine pas. L’étendue a trois dimensions, la force n’en a aucune ; il est vrai qu’elle agit suivant une direction que l’on peut représenter par une ligne, mais les dimensions de l’étendue font partie intrinsèque de l’étendue elle-même, tandis que la direction de la force est étrangère à sa notion. En outre l’étendue est indéfiniment divisible ; la force est essentiellement indivisible. L’étendue est inerte ; la force est active. Les deux propriétés, étant ainsi opposées, ne peuvent être attribuées au même titre au même objet. Comment pourraient-elles s’associer ensemble ? La force sera-t-elle répandue sur toute la surface de l’étendue, ou concentrée en un point ? N’ayant pas de dimensions, comment se comportera-t-elle par rapport à la dimension ? Comment la force active agira-t-elle sur l’étendue inerte, et quel mode d’action peut-on concevoir de l’étendue inerte sur la force active ? Il y aurait donc action sans réaction. Ne serait-ce pas revenir aux vieilles cosmogonies des anciens, qui composaient la nature d’un principe mâle et d’un principe femelle, d’un élément actif et d’un élément neutre ? Toutes ces oppositions prouvent manifestement que ces deux notions ne peuvent pas être réelles à la fois, et que, si l’une est objective, l’autre ne l’est pas. Lequel des deux termes doit être tenu pour certain d’une certitude absolue ?

Ici nous croyons pouvoir dire que la discussion faiblit un peu, et que l’argumentation n’est plus assez serrée. Au lieu d’une discussion véritablement approfondie de l’opinion très accréditée aujourd’hui qui nie la réalité de la force et n’y voit qu’une pure dénomination représentant la cause inconnue des phénomènes ou même une simple relation entre les phénomènes, M. Magy se contente de considérations un peu trop générales à notre gré, et il ne fait guère que reprendre les argumens dont il s’est déjà servi pour établir l’idée de force comme conception de l’esprit. Cependant ici il s’agit d’autre chose : il s’agit de la réalité essentielle et objective de la force ; une nouvelle discussion, et plus profonde encore que la première, eût été nécessaire, car c’est là qu’est le nœud du système. Quoi qu’il en soit, l’auteur prouve la réalité intérieure de la force dans l’âme par l’activité de la pensée, par les impulsions de la passion et de l’instinct, par la lutte contre ces instincts, par l’habitude, par la faculté locomotrice, par la force morale. Ce sont bien là sans doute les faits que l’on devait invoquer ; mais il fallait les soumettre à une analyse plus précise et plus approfondie. Voilà pour la force au dedans de nous-mêmes ; il s’agit de savoir si elle existe aussi en dehors de nous : le dynamisme psychologique est-il une exception, une contradiction dans l’univers ? ou plutôt n’est-il pas un cas particulier du dynamisme universel ? Ici l’auteur invoque, pour prouver le dynamisme de la matière, les faits suivans, déjà mentionnés : l’action exercée par le monde extérieur sur notre âme, l’impossibilité de concevoir un corps sans lui prêter au moins l’attribut de l’impénétrabilité, le fait de la pesanteur qui m’impose un effort proportionné à la tension du poids, toutes les actions physiques et chimiques, qui toutes paraissent homogènes avec la pesanteur, puisque cette action est toujours comparable à celle d’un poids, puisque la chaleur, la lumière, l’électricité, sont des agens mécaniques, c’est-à-dire des causes de mouvemens ou d’équilibre, et par conséquent des forces. Tous ces faits nous prouvent que le monde est un vaste dynamisme, un système de forces, et que sa réalité n’est que son activité.

Ainsi la force est un élément substantiel et réel, soit au dedans, soit en dehors de nous ; il s’ensuit, d’après ce qui a été dit plus haut, que l’étendue est une notion subjective dont il ne s’agit plus que d’expliquer l’origine. L’étendue est perçue par deux de nos sens, par la vue et par le toucher. Il y a donc deux étendues, une étendue tactile et une étendue visible ; l’une et l’autre, pour être perçues, supposent trois conditions, une cause physique, une cause physiologique, une cause psychologique : d’abord le contact d’un corps extérieur, puis la transmission d’une certaine impression au cerveau par le moyen des nerfs, enfin la perception de cette impression par l’âme. Or nul contact sans une certaine action du corps extérieur sur nos organes, nulle impression physiologique sans une certaine action et énergie propre des nerfs, nulle sensation sans un certain degré d’attention. La perception de l’étendue n’est donc que la résultante d’un certain conflit de forces. Dès lors pourquoi n’admettrait-on pas que l’étendue n’est autre chose que le produit de la réaction de l’âme contre l’action des forces extérieures, en un mot qu’elle n’est qu’une intuition psychologique ? C’est là une vérité aujourd’hui démontrée pour chacune de nos sensations. Il est établi que la saveur, la couleur, l’odeur, ne sont que les réactions de chaque système de nerfs (optique, gustatif, olfactif), et il ne s’agit que d’assimiler l’étendue aux autres sensations. Ajoutez à cela que, la lumière étant reconnue d’un commun accord comme phénomène subjectif, comment n’en serait-il pas de même de l’étendue, qui l’accompagne nécessairement et qui en est en quelque sorte le support ? L’expérience, dit-on, atteste la réalité de l’étendue ; non, elle n’en atteste que la perception. De même que nous localisons dans nos organes des sensations qui n’ont pu être perçues que dans le cerveau, de même nous localisons en dehors de nous l’étendue perçue en dedans. Or les faits s’expliquent tout aussi bien dans cette hypothèse que dans celle de la réalité de l’étendue.

Si l’étendue n’est qu’une intuition subjective, une manifestation de la force, il s’ensuit que les corps, qui sont des composés, ne peuvent être composés que de forces et non d’atomes ; car ou ces atomes sont purement étendus et sans force, ce qui est contraire à la notion même de la matière, qui est active, puisqu’elle exerce une action, ou ils sont à la fois étendus et doués de force, ce qui est contradictoire, comme on l’a vu. L’auteur rencontre ici l’hypothèse de l’atomisme chimique, qui seul, dit-on, peut expliquer les deux lois fondamentales de la chimie, la loi des proportions multiples et celle des proportions définies ; mais ces lois n’expriment en définitive que des rapports pondéraux, et signifient seulement que tel poids déterminé d’un corps s’unit à tel poids déterminé d’un autre corps, que de plus les poids divers d’un même corps qui s’associent à un poids constant d’un autre corps sont entre eux dans des rapports simples et constans. Or ces lois subsistent tout aussi bien dans l’hypothèse des forces que dans celle des atomes.

Après avoir expliqué la notion d’étendue corporelle par l’action des forces extérieures sur l’âme et la réaction de celle-ci, M. Magy explique très ingénieusement l’idée d’espace ou d’étendue incorporelle par l’action directe des forces organiques sur l’âme et la réaction de l’âme sur ces forces mêmes. L’âme est en effet associée d’une manière continue à un système particulier de forces qui est son corps, et elle est dans un rapport d’action et de réaction incessant avec ce système. Si la représentation de l’étendue naît du conflit des forces en général, il doit y avoir une représentation de l’étendue indépendante de l’action des forces externes, et qui vient du commerce constant entre l’âme et le corps. L’espace sera donc immanent à l’âme, inséparable de l’âme, inné, comme on dit, tout aussi bien que l’union de l’âme et du corps est en quelque sorte innée, puisque nous n’avons jamais fait l’expérience d’un autre état. M. Magy montre avec finesse et habileté comment son hypothèse répond aux caractères propres à la notion d’espace, et il réfute fortement l’hypothèse de Leibniz et celle de Kant. Cette partie du livre, que nous ne pouvons qu’indiquer, est, à notre avis, celle où l’auteur a montré le plus de pénétration et, d’originalité philosophique.

Si l’étendue, l’espace et toutes les qualités des corps, c’est-à-dire toutes les images que nous nous faisons des choses, sont les actes de notre esprit, l’auteur pourrait tout aussi bien dire que Schopenhauer : « Le monde est ma représentation, » et, en forçant le sens des mots, en appelant volonté, avec le philosophe allemand, ce que tout le monde appelle force, c’est-à-dire l’activité inhérente aux choses, il dirait encore avec le même auteur : « Le monde est volonté ; » si l’on réunit enfin les deux idées, le monde sera la volonté objective devenue objet de représentation, die Welt als Wille und Vorslellung. Un tel système pourra être caractérisé comme l’est en Allemagne le système de Schopenhauer, à savoir comme un réalisme idéaliste. Deux différences profondes séparent cependant le dynamisme de M. Magy et celui du philosophe de Francfort.

La première, c’est que pour Schopenhauer il n’y a qu’une seule force ; la volonté est une, et les individus ne sont que des momens, des accidens, des apparitions successives de cette volonté. Pour M. Magy au contraire, plus fidèle au point de vue leibnizien, les forces sont des élémens individuels, des simples, dont la réunion forme des composés ; l’âme est un de ces élémens simples, et elle se distingue du corps non-seulement par la supériorité de ses attributs, mais comme le simple se distingue du composé. En outre, pour Schopenhauer, la force est antérieure à l’intelligence, la faculté représentative n’est qu’un accident de la volonté ; par conséquent la volonté prise en elle-même n’est pas une intelligence, elle est absolument irrationnelle et inconsciente. Pour le philosophe français au contraire, l’intelligence est la plus haute expression de la force. La force en soi doit donc être aussi intelligence en soi. Ainsi le dynamisme de Schopenhauer est un dynamisme panthéiste ou même athée, tandis que le dynamisme de M. Magy est spiritualiste et théiste. « Eh quoi ! s’écrie l’auteur dans une page vraiment éloquente, n’existe-t-il aucune intelligence qui soit non-seulement raisonnable, mais la raison même ? La pure essence des choses, qui déjà dans le champ de l’étendue se traduit partant de merveilles à la lumière de ce soleil visible, est-elle inaccessible à tous regards, plongée de toute éternité dans des ténèbres sacrilèges ? Cette nature qui s’ignore, qui ne sait pas qu’elle est digne du regard d’un dieu, retient-elle en soi, comme dans un abîme, le principe interne de sa beauté sans aucun témoin qui le voie de la claire vue, qui le contemple à découvert et sans voiles ? Pour moi, cette pure intelligence, à qui est présent tout intelligible, qu’elle embrasse et pénètre sans effort par une intuition toute-puissante, j’essaie en vain de supposer sa non-existence, contraint de reconnaître par une évidence irrésistible que de la part d’un être pensant le comble de la déraison est de supposer que la raison n’est pas. »

II

Si nous cherchons à caractériser les traits essentiels de ce que nous appelons l’école dynamiste, nous pouvons dire qu’ils se ramènent à trois points principaux ; Cette école fait prévaloir l’idée de force sur l’idée de substance ; et même, avec Leibniz, elle ramène en général la substance à la force. En second lieu, elle ne voit dans l’étendue que le mode d’apparition de la force, et elle compose les corps d’élémens simples et inétendus plus ou moins analogues, sauf le degré, à ce qu’on appelle l’âme ; enfin elle voit dans les forces non pas seulement, comme les savans, des agens généraux, ou les modes d’action d’un agent universel, mais des principes individuels, à la fois substances et causes, qui sont inséparables de la matière, qui constituent la matière même. Le dynamisme ainsi entendu n’est que le spiritualisme universel.

On voit que la doctrine repose tout entière sur la notion métaphysique de la force, entendue comme une entité effective, substantielle, individuelle, fort différente par conséquent de ce que les savans appellent des forces, c’est-à-dire des causes indéterminées, absolument inconnues dans leur essence, qui ne se manifestent que par leurs effets, et qui ne sont guère que les formules abrégées de chaque classe irréductible de phénomènes. Telle est du moins la tendance qui paraît dominer de plus en plus dans l’esprit des savans, au point même que quelques-uns d’entre eux ont été jusqu’à croire que ce résidu métaphysique, si peu qu’il en reste encore, peut et doit être lui-même absolument éliminé et remplacé par des signes mathématiques. En même temps que cette disposition se manifestait chez les savans, le même mouvement se produisait en métaphysique, et le positivisme français, de même que l’empirisme anglais, renouvelant ou continuant la vieille philosophie de Condillac et de Hume, s’efforçait de ramener la notion de force ou celle de cause à un simple titre nominal, utile sans doute pour les nomenclatures des philosophes et des savans, mais n’ayant pas plus de valeur intrinsèque que la vertu dormitive qui fait dormir, ou la vertu pulsifique qui fait battre le pouls. Il sera donc intéressant et il sera nécessaire d’étudier ce double point de vue, si l’on veut se rendre compte de la signification et de la valeur du dynamisme en philosophie.

Il faut remonter plus haut, et nous replacer par la pensée à ce moment décisif de la pensée moderne où Descartes, rompant définitivement avec la physique péripatéticienne, déclarait que tous les phénomènes de l’univers corporel pouvaient s’expliquer par la matière et le mouvement. C’était dire, la matière elle-même n’étant que la substance étendue, que tous les phénomènes sont géométriques et mécaniques, et que tout ce qui n’est pas géométrique ou mécanique est pure fiction de l’entendement, superstition scolastique, jargon et non-sens. La physique, jusque-là sous la domination d’Aristote, s’était surtout occupée des qualités. Avec Descartes et Galilée[7], la physique se préoccupa surtout de la quantité ; elle devint de plus en plus la mesure des phénomènes. A la voix de Descartes, les vieilles qualités occultes du moyen âge s’enfuirent comme des ombres qui craignent le jour. Les formes substantielles, les accidens réels, les antipathies et les sympathies, je ne sais quels monstres scolastiques qui formaient un monde dans le monde, et dont se repaissait l’imagination alourdie des vieux docteurs en même temps que l’imagination aventureuse des illuminés et des charlatans, de telle sorte qu’aucune limite précise n’avait pu être fixée entre la physique et la magie, — tous ces agens mystérieux, équivoques, produits bâtards de l’abstraction et du rêve, furent exorcisés, et la science dans sa vraie idée s’empara pour la première fois des esprits.

Cependant, si la physique de Descartes était dans la vraie voie en substituant des notions claires à de pures abstractions, elle s’en éloignait d’autre part et restait dans les voies de la science d’imagination par le peu d’attention qu’il donnait aux phénomènes particuliers. Il avait raison de croire que la physique devait devenir géométrique et mécanique ; mais son erreur était de commencer par là. Avant de réduire les phénomènes à la quantité, il faut les connaître tels qu’ils sont, et la simplicité des ressorts se cache pour nos sens sous la complexité infinie des effets. Ce sont ces effets que Descartes n’avait pas eu le temps d’étudier, construisant tout a priori à la manière des anciens sages. De là la fragilité de sa construction ; de là la chute de cet édifice magnifique, dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques débris admirables qui défient l’outrage du temps.

L’erreur de Descartes avait été le dédain de l’expérience, et par suite la simplification prématurée des causes. Le progrès de la science se fit donc nécessairement en sens inverse : la méthode expérimentale, plus précise, mettant en relief la différence des phénomènes, dut nécessairement ramener, la diversité des causes, et, comme il était trop tôt pour avoir recours à des explications mécaniques, très discréditées d’ailleurs par l’abus des cartésiens, ces causes durent être considérées comme autant de qualités de la matière. Ce fut en quelque sorte un retour aux qualités occultes, et c’était encore à l’aide de ce vieil épouvantai ! que les cartésiens surannés du XVIIIe siècle s’opposaient aux progrès les plus évidens et les mieux démontrés. C’est ainsi par exemple que, ne démêlant pas bien dans la théorie newtonienne de l’attraction universelle la partie certaine, fondée sur l’expérience et le calcul, de la partie hypothétique et conjecturale, ils rejetèrent la théorie tout entière comme suspecte de retour aux qualités occultes, et ce préjugé était si fort que Leibniz lui-même, que sa théorie dynamique devait rendre plus accessible, refusa toujours d’admettre « les attractions de loin, » comme incompatibles avec l’idée que nous devons nous faire de la matière. Enfin, lors même que l’évidence mathématique eut forcé les deux partis à tomber d’accord des faits et des lois, le débat continua pendant tout le siècle entre les impulsionistes et les attraciionistes, les premiers voulaient tout ramener au phénomène du choc ; les seconds, et parmi eux les plus grands, d’Alembert par exemple, se refusaient à admettre que l’attraction pût s’expliquer par les lois du mouvement, et affirmaient qu’elle est une qualité primordiale immédiatement déposée dans la matière par le créateur ; d’autres enfin, comme Euler, déclaraient que le débat ne signifiait rien : « qu’un chariot fût tiré par devant, ou poussé par derrière, c’était, disait-il, exactement la même chose[8]. »

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que le triomphe de l’attraction, c’est-à-dire d’une qualité, en apparence au moins, irréductible à la mécanique, fut une sorte de revanche des qualités occultes contre le mécanisme cartésien. Sans doute il y avait une grande différence entre l’attraction et les entités scolastiques, car elle représentait des effets réels et des lois incontestables ; sans doute, l’attraction une fois supposée, tout s’expliquait mécaniquement et mathématiquement, mais la cause elle-même semblait échapper au mécanisme et, si elle était réelle, supposait dans la matière une sorte de spontanéité vitale absolument irréductible à l’étendue et au mouvement.

Ce fut bien autre chose lorsque les grands travaux de Lavoisier et de Berthollet eurent révélé, dans les faits les mieux observés et les plus rigoureusement pesés, une attraction d’un autre ordre appelée affinité, qui nous révèle des phénomènes bien plus extraordinaires et une sorte de psychologie minérale, les corps étant doués d’une sorte de faculté de choisir, se mariant aux uns, repoussant les autres, ayant des amours, des répulsions, des indifférences, passant du mariage au divorce, du divorce à de nouveaux mariages, nous donnant en un mot le spectacle de choix aveugles, mais précis et infaillibles, qui rappellent la mécanique des passions, lorsque la volonté n’intervient pas pour en gouverner le jeu, au point qu’un grand poète n’a eu pour ainsi dire qu’à retourner la métaphore et appliquer à la psychologie la langue chimique tirée de la psychologie même pour nous peindre, dans ses Affinités électives, le tableau subtil et médiocrement intéressant, mais savamment étudié, de cette chimie des âmes, où les combinaisons s’appellent amours, et les dissociations rupture et oubli.

Ce que Newton avait fait pour la mécanique céleste, Berthollet pour la chimie, Haller le fit pour la physiologie, et l’irritabilité parut une propriété de la matière vivante, aussi irréductible que l’attraction universelle ou l’affinité chimique. Enfin, sans insister sur un point que l’histoire des sciences démontrerait solidement, on peut dire que tout le travail du XVIIIe siècle a été de multiplier les forces, comme celui du XVIIe siècle avait été de les réduire. En même temps qu’on multipliait les forces, on multipliait aussi les agens, et les substances occultes appelées fluides croissaient dans la même proportion que les causes occultes. Sans doute les vrais savans ne s’y trompaient pas ; mais il est impossible à l’esprit humain d’employer des mots sans y attacher des idées, et sans finir par en substantialiser l’objet. Aussi, quoique la science dans sa partie expérimentale et phénoménale fût de plus en plus exacte et rigoureuse, elle tendait à retourner dans sa partie théorique et hypothétique à l’ontologie abstraite des scolastiques. Le nombre des forces allait toujours croissant, et c’était à qui en découvrirait une nouvelle[9].

Tel était l’état de la science dans la première partie de notre siècle ; bientôt un mouvement en sens inverse allait commencer, longtemps ignoré et mal compris de ceux-là mêmes qui en étaient les promoteurs, mais qui est devenu aujourd’hui manifeste aux yeux de tous, au point que l’imagination impatiente anticipe bien au-delà de ce que l’expérience a révélé, tel cependant qu’il ne peut être contesté par personne. Cette tendance, c’est la réduction, la simplification des causes, en un mot le retour au principe cartésien avec cette différence, que ce qui n’était chez Descartes qu’hypothèse et construction a priori, divination du génie, s’appuie aujourd’hui sur l’expérience et le calcul, sur les méthodes les plus fines et les plus profondes.

On a cent fois décrit depuis quelques années ce grand mouvement de la science moderne, qui depuis Ampère jusqu’à nous a emporté les esprits dans la voie de l’unité, comme nos pères l’avaient été dans la voie de la diversité : Ampère et Faraday ramenant l’électricité et le magnétisme à un même agent, à des lois identiques, et les transformant l’un dans l’autre ; Yung et Fresnel donnant définitivement l’avantage à l’hypothèse de Descartes et de Huyghens sur celle de Newton, et réduisant la lumière à un mouvement ondulatoire de ce que Descartes appelait la matière subtile, et que nous appelons éther ; Melloni et ses successeurs reproduisant sur la chaleur toutes les expériences faites sur la lumière, et trouvant partout des résultats identiques ; enfin Joule, Mayer, Clausius, déterminant avec une précision mathématique le parallélisme de la chaleur et du mouvement, et leur équivalent par une quantité constante. A mesure que ces rapports merveilleux se faisaient découvrir, l’esprit des savans s’éloignait de plus en plus du polythéisme scientifique de l’âge précédent. Ce ne fut pas du premier coup que cette révolution philosophique s’accomplit ; il fallût que l’esprit s’y habituât peu à peu. D’abord on parla de corrélation des forces, puis de transformation des forces ; on arriva enfin à prononcer le mot d’identité. Une fois dans cette voie, l’imagination ne devait plus reconnaître aucun frein, et, de réduction en réduction, il fallut que tout fût identique, uniforme, tant il est facile Et séduisant de ramener tout à tout, tant cette formule est commode pour tout savoir sans avoir appris ! Une fois lancée dans l’opinion publique, une telle hypothèse offrait trop d’avantages à la demi-science pour qu’elle ne devînt pas populaire. Les vrais savans s’en tenaient à ce qui était démontré, et évitaient d’aller au-delà ; mais les savans qui se piquaient de philosophie et les philosophes qui se piquaient de science allaient jusqu’au bout, et ne voyaient plus dans l’univers tout entier, y compris le monde de la vie, de la liberté et de la pensée, qu’un grand phénomène de mouvement.

Quoi qu’il en soit de ces exagérations, qui n’appartiennent qu’indirectement à notre sujet, ce qui était rigoureusement démontré suffisait pour établir que des causes longtemps présumées différentes étaient essentiellement identiques, d’où l’on pouvait au moins conjecturer sans contradiction que les autres causes, jusque-là réfractaires à toute identification, pourraient se réduire et se confondre ultérieurement. Ce qu’on appelle causes ou forces dans les sciences physiques n’était donc que des hypothèses provisoires, destinées à représenter certains groupes de phénomènes provisoirement irréductibles, mais destinées aussi à s’effacer progressivement et à disparaître les unes dans les autres, n’étant par conséquent que des étiquettes, des signes de nomenclature, des expressions conventionnelles sans valeur objective. Or, s’il en était ainsi des diverses forces reconnues jusqu’ici, pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la force elle-même et la science a-t-elle besoin de cette dernière entité plus que de toutes les autres ? L’idée de force ne serait-elle donc autre chose, malgré la haute autorité de Leibniz, qu’une pure abstraction, un signe, une inconnue, ou encore, si l’on veut, une notion métaphysique qu’il faut laisser aux philosophes, habitués à se nourrir de ces viandes creuses, mais dont la science proprement dite n’a que faire, et qui même contredit la notion de la matière en lui prêtant une sorte de faculté que l’on ne rencontre que dans l’âme, et qui ne se révèle qu’à la conscience ? Ce point de vue ne serait pas, comme on le voit, la négation absolue de l’idée de force prise en soi, il se contenterait de l’éliminer de la science positive, comme la dernière des qualités occultes et la source même de toutes les qualités occultes.

C’est ce dernier point de vue qu’un illustre savant, M. H. Sainte-Claire Deville, a développé récemment dans son enseignement de la Sorbonne[10]. Suivant lui, la notion de force est inutile ; on peut s’en passer, du moins en chimie, et la remplacer par une expression mathématique, la quantité de mouvement. Partout où l’on parle de force, on dira quantité de mouvement, et le résultat sera le même. Or il y a tout profit à remplacer une notion obscure et vague, plus métaphysique que physique, par une notion mathématique d’une signification déterminée. M. Sainte-Claire Deville croit en outre que l’affinité chimique, aussi bien que toute autre qualité occulte, doit se ramener à un mode du mouvement, et il croit avoir fait un pas important dans cette voie. Enfin sa principale raison est que la notion de force est empruntée à la psychologie et implique la notion d’une volonté. C’est donc un véritable anthropomorphisme que d’attribuer la force à la matière. Il est facile de reconnaître dans cette habile discussion deux courans d’idées qui ne sont pas de la même source et qui aboutissent cependant au même but, d’une part le courant positiviste et nominaliste, qui réduit la force à n’être qu’une expression verbale, et de l’autre le courant du spiritualisme cartésien qui, n’admettant rien de commun entre la matière et l’esprit, ne permet pas de transporter à l’une les attributs de l’autre. C’est avec ces deux tendances que le dynamisme leibnizien est tenu de s’expliquer. Pour ce qui est d’abord de la théorie de l’unité des forces, qui conduit les uns, comme on l’a vu, à une sorte de panthéisme physique, et les autres à l’élimination même de l’idée de force, il s’en faut que cette théorie soit aussi évidente qu’elle le paraît à ses partisans passionnés. Sans parler des démentis qu’elle reçoit encore de l’expérience, et qui peuvent n’être que provisoires, mais qui suffisent cependant jusqu’à nouvel ordre pour tenir la théorie en échec, je dis même que théoriquement et a priori le principe de l’identité absolue soulève de grandes difficultés, car, après avoir montré que tout est identique, il restera toujours à expliquer comment il peut y avoir quelque chose de différent, et n’oublions pas que sans différences il n’y a rien. L’antiquité, dès les premiers temps de la spéculation philosophique, a eu la tentation de l’unité absolue ; mais cette conception a échoué devant l’impossibilité d’expliquer le nombre, la multitude, la diversité. Tandis que les uns disaient que tout est un (d’une unité absolue et sans différence), que les autres disaient que tout est multiple, d’une multitude infinie et sans fond, la grande philosophie de Platon et d’Aristote a compris la nécessité de placer à l’origine des choses le rapport primitif et indissoluble de l’un et du plusieurs. Il y aura toujours une diversité primitive coexistant avec l’unité absolue, et l’unité de principe impliquera toujours la pluralité des manifestations. Qui sait même si, au-delà de ces identités apparentes dont la science est enivrée à l’heure qu’il est, cette même science, en creusant plus avant, ne verra pas reparaître un monde d’oppositions et de différences qui nous échappent ? Sans doute, c’est l’unité qui aura toujours raison en dernier ressort, et qui en a jamais douté ? mais il faut bien en définitive que la différence commence quelque part, et là où elle a sa source, l’hypothèse de l’unité, absolue, des forces est en défaut.

Il faut d’ailleurs bien distinguer les forces et la force. De ce qu’il serait établi par l’expérience que tous les phénomènes peuvent se ramener les uns aux autres par des transformations insensibles, on peut bien en conclure qu’il n’y a qu’une force, mais non pas qu’il n’y en a pas du tout. On peut se tromper sur le nombre et la nature des causes ; il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait pas de cause. Tout peut s’expliquer mécaniquement, disait Leibniz, excepté le mécanisme lui-même, dont les principes doivent être cherchés dans la métaphysique : c’était dire que tous les phénomènes peuvent se ramener au mouvement, mais que le mouvement suppose la force ; c’était dire aussi que l’on ne doit pas faire intervenir une force spéciale pour chaque classe de phénomènes, mais qu’il en faut au moins une pour les expliquer tous. Or il nous semble que M. Sainte-Claire Deville a confondu ces deux points de vue, celui des forces et celui de la force. Les chimistes seuls sont compétens pour savoir jusqu’à quel point il est utile ou nécessaire de supposer en chimie des forces particulières. C’est un débat intérieur entre chimistes où nous n’avons pas à intervenir. Le savant professeur a-t-il réussi à réduire l’affinité chimique au mouvement, comme on l’a fait pour la chaleur, la lumière, l’électricité ? Encore une fois ce sont les chimistes seuls qui peuvent en décider ; mais, pour avoir supprimé la force en chimie, l’a-t-il écartée dans la mécanique ? Il revient à Descartes et se trouve en face du problème posé par Leibniz, et il est engagé à résoudre les objections que celui-ci avait dirigées contre le mécanisme cartésien. Comment appellera-t-on ce qui dans un corps résiste au mouvement, ou ce qui retarde le mouvement ? Ce n’est pas là une propriété de l’étendue ; la géométrie ne connaît rien de pareil. Suivant Leibniz, s’il n’y a rien dans les corps que l’étendue, un corps en mouvement qui en rencontre un autre doit l’entraîner avec lui, et ils doivent continuer à marcher de concert avec la même vitesse qu’avait le premier. C’est ce qui est contraire à l’expérience. Or cette puissance retardatrice du mouvement est si peu réductible à l’étendue, qu’elle n’est pas même proportionnelle au volume, puisqu’il peut se faire que ce soit le plus petit corps qui entraîne le plus grand ou qui lui résiste. Il y a donc un élément propre dans les corps qui n’est pas exclusivement géométrique, et c’est ce qu’on appelle la force. De plus, si l’on retranche l’idée de force de la mécanique, comment en distinguera-t-on les deux parties, l’une appelée cinématique, dans laquelle on étudie le mouvement purement et simplement sans aucune mention de la force, la seconde appelée dynamique, où l’on étudie le mouvement dans son rapport avec la force ? Comment effacer cette distinction et réduire la seconde science à la première ? Pour prendre le théorème le plus élémentaire de la dynamique, comment exprimer, comment même comprendre, sans la notion de force, le théorème du parallélogramme des forces ? Comment comprendre le principe de l’action et de la réaction, là où par hypothèse il n’y a ni action ni réaction ? Enfin n’est-ce pas une sorte de cercle vicieux que de nous dire qu’on remplacera la force par la quantité de mouvement ? car, si nous demandons à la mécanique ce qu’il faut entendre par quantité de mouvement, elle nous apprend que c’est le produit de la masse par la vitesse : or la masse elle-même ne se définit que par le poids, et le poids à son tour est inintelligible sans la force.[11]. Si l’on écarte l’hypothèse idéaliste qui nie toute réalité des corps, et qui n’est pas ici en discussion, il semble bien que le dernier résidu de l’analyse, lorsqu’on décompose les qualités de la matière, soit l’idée de force. Les unes, appelées qualités secondes, ne sont que nos sensations mêmes ; les autres, appelées qualités premières, ne semblent être que les conditions abstraites de la manifestation des sensations. La seule réalité effective, c’est l’énergie exercée par la nature, et sans laquelle nous ne connaîtrions pas son existence.

Cependant, nous dit-on, la force est une idée psychologique ; peut-on sans anthropomorphisme la transporter dans la matière même ? L’idée de force se tire de la volonté ; supposer la force comme inhérente à la matière, c’est lui prêter en quelque sorte une volonté. Cette objection n’est pas psychologiquement exacte. La volonté, en tant que volonté, n’est pas susceptible d’être représentée par des poids : elle n’est donc pas une force. L’idée de force se tire de l’idée d’effort musculaire, c’est-à-dire de l’énergie que le moi sent en lui-même quand il lutte contre un obstacle physique. Descartes a bien vu cette origine de l’idée de force, et il n’a pas été aussi étranger qu’on le croit à cette notion. Il dit lui-même que, si nous supposons dans les corps la pesanteur, la force et autres vertus ou qualités, c’est par analogie avec l’action exercée par l’âme sur le corps[12]. On nous dit qu’on ne peut concevoir une force sans une pensée, sans un moi ; nous disons au contraire que nous ne pouvons concevoir une force sans une résistance physique. De là vient qu’on ne peut pas dire que Dieu est une force ; autrement il faudrait se le représenter comme luttant contre la matière. La force est en quelque sorte le moyen terme entre l’âme et le corps, et comme le médiateur plastique de quelques philosophes.

Quant à l’induction qui nous fait attribuer la force aux corps étrangers, elle n’a rien que de naturel. Il suffit de remplacer un obstacle vivant par un obstacle inerte, ou réciproquement, par exemple un homme par une machine, ou une machine par un homme ; si l’un et l’autre exigent le même effort de notre part pour leur résister ou les faire mouvoir, ils auront quelque chose de commun, et c’est ce que j’appellerai la force. Je définirai donc la force, dans les corps bruts, ce qui, substitué à un agent vivant, produira sur un autre agent vivant (par exemple moi) les mêmes effets que le premier sur le second ; je la définirai, dans les corps vivans, ce qui s’oppose en eux à la force que je déploie moi-même quand je veux les déplacer dans l’espace ; enfin, en moi-même, j’appellerai force l’effort que je me sens obligé de faire pour déplacer un corps : or ces trois choses sont homogènes, puisque je puis remplacer mon propre effort par celui d’un autre homme ou d’un animal, et celui-ci par une machine. Il y a donc quelque chose d’identique entre le moi et la matière, puisque l’un peut remplacer l’autre, et c’est ce qui résulte du reste manifestement du fait seul de leur union et de leur action réciproque.

Cependant, quelles que puissent être en définitive les conclusions de la science relativement à l’idée de force, elles n’engageraient pas la métaphysique, de même que les exigences de la métaphysique n’ont rien de strictement obligatoire pour les savans. La science en effet est autorisée à écarter toutes les notions dont elle n’a pas besoin, et qui ne servent qu’à embarrasser sa marche. De même que le géomètre ne se préoccupe pas de la nature de l’espace, de même que l’astronome ne parle pas du premier moteur, de même le physicien et le mécanicien pourraient trouver quelque avantage à se dégager de la notion de force, pour se borner à en étudier les effets. Encore une fois, c’est aux savans de voir si cette exclusion est utile ; si elle est possible, si elle est féconde en résultats ; mais, ainsi que l’exclusion hypothétique des causes finales dans les sciences de la nature ne prouve rien contre l’existence de telles causes, de même l’élimination conventionnelle de la force n’en serait nullement la suppression, et, quoi qu’en pussent dire les savans, la métaphysique serait toujours autorisée à conserver une notion dont elle démontrerait la nécessité et la réalité.

C’est ici que de nouveaux adversaires et de nouvelles difficultés nous attendent ; c’est maintenant sur le terrain même de la métaphysique que la discussion est transportée. L’école anglaise et le positivisme français, d’accord pour retrancher de l’esprit humain toute notion métaphysique, nous contestent l’idée de force et au dedans et au dehors de nous. En dehors, c’est une induction illégitime ; au dedans, c’est une pure abstraction. Il n’y a que des phénomènes ou des groupes de phénomènes. Le pouvoir, la cause, la force, aussi bien que la substance, sont des êtres de raison, des fictions d’école, et, comme on le disait au moyen âge, de pures émissions de voix, flatus vocis.

Nous n’insisterons pas sur le premier point, que nous avons longuement traité ailleurs[13]. On objecte que la force en dehors de nous ne nous est révélée que par la sensation de résistance : or cette sensation, dit-on, n’a rien de différent des autres ; comme celles-là, elle n’est qu’un mode particulier de notre faculté de sentir ; elle ne nous révèle rien au-delà d’elle-même, elle est toute subjective. Dans le travail en question, nous avons déjà essayé de répondre à cette objection ; nous avons montré par quelle série d’inductions nous passons de la force qui est en nous à la force qui est hors de nous. Il suffira de rappeler ici que ce m’est pas la sensation de résistance qui nous fait conclure à l’objectivité de la force ; c’est le fait bien constaté de l’arrêt du mouvement. Comment le moi, qui a conscience de produire un mouvement, celui de notre corps par exemple, se sent-il tout à coup arrêté dans ce mouvement, comme lorsque nous rencontrons un mur dans l’obscurité ? Est-ce le moi qui s’arrête lui-même, comme le dit Fichte dans sa langue logomachique, qui rappelle le monologue de Sosie ? Si le mouvement a une cause interne qui est moi, l’arrêt de mouvement doit avoir une cause externe que j’appellerai non-moi, puisque je n’en ai pas conscience, et que je n’appelle moi par définition que ce qui a conscience de soi.

La vraie difficulté n’est donc pas d’induire la force en dehors de nous : c’est de la trouver en nous-mêmes. Ici le débat est entre l’école de David Hume et celle de Maine de Biran. Aucun philosophe n’a fait plus d’efforts que le premier pour éliminer la notion de force de l’esprit humain ; aucun n’en a fait plus que le second pour la saisir à sa source et dans son type essentiel, l’effort musculaire. Le problème en est encore là, et toute la métaphysique, que dis-je ? toute la science humaine est suspendue à ce débat.

Que disent les partisans de David Hume ? C’est qu’il n’y a pas plus de force intérieurement qu’extérieurement ; il n’y a que succession de phénomènes. Ce qu’on appelle la volonté n’est qu’une abstraction. Il n’y a de réel que la volition. L’action motrice volontaire, où l’on croit surprendre un pouvoir en acte, une vraie cause, n’est qu’un phénomène complexe, composé de plusieurs momens successifs : la volition, le mouvement avec tout son mécanisme nervo-moteur, et enfin la sensation musculaire. La volition n’est donc pas un pouvoir direct, immédiatement perçu ; ce n’est qu’un antécédent psychologique. La sensation musculaire, bien loin d’être la manifestation d’une force, n’est autre chose qu’un dernier effet. Ces phénomènes se succèdent en nous comme les mouvemens en dehors de nous ; pas plus de force d’un côté que de l’autre. Non-seulement la volition n’est qu’un antécédent, ce n’est pas même un antécédent absolu et premier, et, à d’autres points de vue, c’est un conséquent. La volition n’est qu’une résultante de désirs, c’est le désir le plus fort formé d’un nombre infini de petits désirs accumulés ou velléités ; le désir lui-même est déterminé par la sensation, la sensation par le mouvement organique, et enfin celui-ci par le mouvement extérieur de l’objet. Il y a donc un cercle ; on part du mouvement pour aboutir au mouvement Seulement il y a un passage inexplicable, à savoir du mouvement à la sensation, et réciproquement ; mais, de même qu’en dehors tout est mouvement transformé, au dedans tout est sensation transformée. Telle est l’analyse de David Hume, reprise de nos jours avec un surcroît de précision et de force par Stuart Mill.

Suivant l’école de Maine de Bitan, cette analyse n’est pas complète. Entre la volition et le mouvement, il y a quelque chose : c’est l’effort. Il ne suffit pas en effet que je veuille mouvoir le bras pour qu’il se meuve tout seul ; il faut que je prenne la peine de le mouvoir moi-même. Ma volonté ne commande pas à mes organes comme un capitaine à ses soldats, ou un maître à son domestique. Il serait trop commode que je n’eusse qu’à vouloir ; la vertu serait trop facile. Entre la volonté et l’action, il faut un moyen terme, qui soit le passage de l’une à l’autre et le sentiment de ce passage. Dans l’hypothèse de David Hume, une fois l’ordre donné par la volonté, peu importerait que le bras fût mû par un autre ou par moi-même ; mais il y a une grande différence entre le bras mû extérieurement et le bras mû intérieurement. Lors même que mon bras obéirait constamment à ma volonté par un mécanisme tout préparé, je serais bien averti par ma conscience que ce n’est pas moi qui le meus. On dit que la sensation musculaire n’est que l’effet qui suit le mouvement, et non la conscience de la cause qui le produit. C’est confondre deux faits bien distincts. La sensation musculaire n’est pas la même chose que la sensation d’effort, car elle subsiste lorsque l’effort a disparu, et elle peut avoir lieu sans qu’il y ait effort ; par exemple, si l’on nous fait porter un poids trop lourd en nous soutenant le bras, ce ne sera pas nous qui ferons effort, ce sera celui qui nous soutiendra le bras, et cependant nous aurons la sensation de lourdeur et de fatigue musculaire, de même que celui qui a reçu des coups de bâton en conserve la sensation, sans avoir fait aucun effort pour les recevoir. Tout autre est le sentiment qui se produit quand de nous-mêmes nous faisons effort pour soutenir un poids ; sans cette sensation particulière, nous pourrions dire de telle action qu’elle est agréable ou douloureuse, mais non qu’elle est facile ou difficile. Sans doute, arrivée là, l’analyse est au bout de toute démonstration : elle ne peut définir ce qui ne peut que se sentir. Je ne puis pas plus définir l’effort que la lumière ; mais il n’est pas douteux que, dans le fait de l’effort, je sens quelque chose qui part de moi et qui s’applique à un terme résistant appelé non-moi, que je fais reculer ou qui me repousse jusqu’à ce qu’il y ait équilibre entre l’un et l’autre ; ce quelque chose, je l’appelle pouvoir, force et cause, je le distingue de la représentation antécédente de l’action et de sa réalisation consécutive ; mais je le sens au contraire comme le passage de l’un à l’autre, moyen terme, dit Leibniz, entre la puissance et l’acte. Il semble qu’il y ait des cas anormaux où le sentiment de ce pouvoir intermédiaire a disparu, et avec lui le sentiment propre du moi. Le médium par exemple, qui croit écrire sous la dictée des esprits, se met à sa table parce qu’il veut écrire, et il écrit en réalité. Dans ce cas, le phénomène se passe exactement comme le voulait David Hume. Le sujet veut mouvoir, et il meut ; les deux phénomènes se suivent dans l’ordre indiqué ; pourquoi le médium ne s’attribue-t-il pas l’action à lui-même ? Ici les deux phénomènes de la volition et du mouvement se rencontrent comme dans l’état normal ; pourquoi la conclusion n’est-elle pas la même ? il faut qu’il y ait un intermédiaire qui fait défaut. Je puis même aller jusqu’à supposer un cas où, sans état maladif et en conservant la parfaite conscience de notre état physiologique, on pourrait réussir à provoquer spontanément en soi-même des actions réflexes ; ces actions ne deviendraient pas pour cela des actions volontaires, le sentiment du pouvoir moteur faisant défaut. Au reste le cas du médium précédemment cité, et qui mériterait d’être étudié de près, réfute victorieusement l’opinion de Spinoza et de Bayle sur l’origine qu’ils donnent l’un et l’autre à ce qu’ils appellent l’illusion de la liberté : cette illusion vient, disent-ils, de l’ignorance où nous sommes des vraies causes qui nous font agir ; or il se trouve ici que c’est précisément, parce que le sentiment de la vraie cause, c’est-à-dire de la cause moi, fait défaut que le malade objective cette cause, et attribue ses propres phénomènes à une cause surnaturelle.

Maintenant ce pouvoir moteur dont nous sentons la réalité dans la conscience de l’effort est-il un pouvoir premier, absolu, sans antécédent, une sorte de création ex nihilo ? Cela n’est nullement nécessaire. Outre que la question de la force est distincte de celle de la liberté, la liberté elle-même n’est pas la toute-puissance, l’indépendance absolue, laquelle n’appartient qu’au créateur. Il faut distinguer avec Leibniz la causalité ou pouvoir d’agir de la raison suffisante où déterminante qui aide à agir. Que la volonté soit sollicitée, inclinée ou même déterminée à agir (le degré ne fait rien ici) par tel ou tel phénomène antécédent, il ne s’ensuit pas que le pouvoir d’agir soit lui-même un phénomène ; aucun pouvoir ne nous est donné dans l’expérience comme absolu, et nous ne pouvons nous expliquer comment un pouvoir peut la première fois commencer une série de mouvemens : c’est pourquoi l’action de la cause première nous est et nous sera toujours incompréhensible. Ainsi tout pouvoir est toujours précédé dans son action de quelques circonstances ; mais la nécessité de ces circonstances antécédentes ne lui ôte pas le privilège d’être une véritable cause.

III

On a vu par tout ce qui précède que nous n’hésitons pas à prendre parti pour la philosophie dynamiste contre ses adversaires, et de toutes les écoles contemporaines nous croyons encore que c’est celle qui a pénétré le plus profondément dans l’intelligence de la nature. Est-ce à dire cependant que tout soit fini par là, que tous les problèmes soient résolus, que l’idée de force suffise à tout, qu’elle puisse tenir lieu de toutes les autres notions métaphysiques, comme semblent le croire nos néo-leibniziens, et comme M. Magy l’enseigne expressément dans son livre ? Je crois bien avec lui que toutes les qualités de la matière, y compris l’étendue, se résolvent dans la force, soit, mais la force elle-même est-elle le dernier mot de l’analyse et n’y a-t-il rien au-delà ? Les corps sont des forces ; mais ne sont-ils que des forces ? L’âme est une force, mais n’est-elle qu’une force, et même est-ce son essence d’être une force ? Enfin Dieu est-il une force ? Voilà des questions qui restent en suspens pour nous, et, à vrai dire, sur lesquelles les affirmations de nos dynamistes nous paraissent singulièrement exagérées.

Si nous considérons d’abord les corps, nous remarquerons que le terme de force est employé par l’école dynamiste dans deux sens différens. Au début, on part de l’idée de force telle que l’entendent les savans. Or qu’est-ce que la force pour les savans ? C’est une cause de mouvement ou, si l’on veut, une cause de repos, car tantôt la force cause le mouvement, tantôt elle l’arrête ou elle le modifie. La matière suivant la mécanique est inerte, c’est-à-dire qu’elle ne paraît pas douée du pouvoir de commencer, arrêter ou modifier son mouvement : une fois en mouvement ou en repos, elle y restera pendant l’éternité, et elle conservera indéfiniment la même vitesse et la même direction ; or, comme nous voyons dans la nature que le mouvement commencé, s’arrête, recommence, change de vitesse et de direction, toutes ces modifications supposent des causes, et ces causes sont ce qu’on appelle des forces. Telle est l’idée scientifique de la force ; il n’y en a pas d’autre, et c’est bien de là que part la philosophie dynamique. Où arrive-t-elle maintenant avec Leibniz ? Elle arrive à conclure que les corps sont non-seulement sollicités par des forces, déterminés, poussés, arrêtés, modifiés par des forces, mais encore qu’ils sont composés de forces, qu’ils sont eux-mêmes des forces. La force n’est plus seulement une cause, elle devient une substance. Elle n’est plus un principe d’action ; elle est un principe actif, un élément, une chose, un atome spirituel. Le dynamisme leibnizien, c’est l’atomisme idéalisé, subtilisé. Or qui ne voit la différence qui existe entre une force, cause du mouvement, et un atome même spirituel ? Dans le premier sens, la force est ce qui meut, dans le second elle est ce qui est mû ; de moteur, elle devient mobile. Autre chose est donc la force suivant la mécanique et la force suivant nos métaphysiciens. Sans doute l’atomisme moderne, en concevant les particules de la matière comme étant de plus en plus petites, ou même en ne tenant aucun compte dans le calcul de l’étendue de l’atome pour n’en considérer que le poids, a pu ouvrir la voie au dynamisme, qui remplace les atomes par des monades ; toujours est-il que la monade elle-même, avant d’être une force, doit être d’abord une substance.

Sans doute les définitions sont libres, suivant l’axiome de l’école, on pourra donc convenir d’appeler forces des substances simples, essentiellement actives ; mais on n’aura pas pour cela fait disparaître la notion de substance. Dans une langue rigoureusement scientifique, je ne crois pas qu’on puisse dire que les forces se promènent dans l’espace, qu’elles vont plus ou moins vite, qu’elles courent les unes après les autres, comme on le dit des corps, et, quoique ce ne soient là que des représentations idéales, puisque le mouvement aussi bien que l’étendue n’est qu’une intuition subjective, cependant, même idéalement, le moteur devra toujours se distinguer du mobile, et la mécanique distinguera toujours le point qui se meut des forces qui le meuvent. Sans doute, comme on l’a dit, on ne doit pas se représenter les forces attelées à la matière comme les chevaux à un carrosse. La substance et la force sont indissolublement unies pour composer ce que nous appelons un être : ce qui reste vrai du monadisme, c’est que le dernier fond des choses corporelles ne peut pas être la substance étendue ; mais, quoi qu’on fasse, il restera toujours un résidu irréductible à l’idée de force et que l’on absorbe à tort dans cette idée. On demandera ce qu’est la substance en elle-même, abstraction de la force. Je répondrai : elle n’est rien ; de même que, si on me demandait ce que c’est que le concave sans le convexe, je dirais aussi que ce n’est rien ; je ne conclurai cependant pas de là que le convexe et le concave soient la même chose.

C’est cette double signification de l’idée de force qui cause tant de malentendus entre les philosophes et les savans : ils croient parler de la même chose et entendent en réalité des choses très différentes. Pour les savans, les forces sont des causes inconnues d’action ; pour les philosophes dynamistes dont je parle, ce sont des êtres individuels et substantiels. Quelques philosophes par exemple ont voulu appliquer à l’immortalité de l’âme le principe de la mécanique moderne, que la force est indestructible, qu’elle se déplace ou se transforme, mais qu’elle ne périt pas. C’était une évidente confusion d’idées, car ce principe ne prouve qu’une chose, c’est que, dans tous les changement de l’univers, une même quantité de force persiste en général, et qu’on la retrouvera sous une autre forme dans quelque autre partie de l’univers. Il n’y a rien à conclure de là en faveur de la persistance des élémens individuels appelés forces par métonymie, mais qui n’ont aucun rapport avec ce que la mécanique appelle de ce nom. C’est ainsi qu’on peut supposer, comme l’a fait Buffon, qu’il y a toujours dans l’univers une même quantité de vie, sans qu’il en résulte le moins du monde que ce sont toujours les mêmes êtres vivans qui subsistent. De même encore la question de l’unité de force a une autre signification, suivant que l’on considère l’un ou l’autre de ces deux sens. Pour les savans par exemple, elle signifiera que les causes des phénomènes qui paraissent différentes en apparence se ramènent à une seule en réalité ; pour nos dynamistes au contraire, l’unité de force serait la négation de l’individualité des êtres et leur absorption dans un seul. On peut très bien admettre l’unité de force dans le premier sens sans l’admettre dans le second ; mais, si l’on ne s’explique pas sur ce que l’on veut dire, on voit combien d’obscurités peuvent résulter de cette confusion des mots.

On dira peut-être que, si la physique et la mécanique ne nous autorisent pas rigoureusement à confondre la substance avec la force, il n’en est pas de même de la chimie. Que veulent dire en effet les chimistes lorsqu’ils nous enseignent que, dans tous les changemens des corps, la quantité de matière est toujours la même ? Ils entendent par là que, si on pèse rigoureusement les élémens avant et après la combinaison ou la décomposition des substances, on trouve toujours le même poids. C’est donc la quantité de poids qui reste la même, et il n’y a pas d’autre mesure de la matière que le poids ; mais, de ce que les chimistes ne peuvent mesurer la matière que par le poids (et quelle autre mesure serait possible, l’étendue étant écartée ?), s’ensuit-il qu’ils confondent la matière avec le poids ? Le poids est-il autre chose qu’un rapport, et un corps, si on en admet la réalité externe, peut-il être composé de rapports ? Aussi ne voit-on pas que jusqu’ici la chimie ait pu échapper à l’hypothèse des atomes. Or, que la métaphysique, en subtilisant l’atome, le transforme en monade, j’y consens et même, j’y adhère ; mais qu’on ne croie pas pour cela avoir changé de catégorie. La monade est une substance aussi bien que l’atome ; elle n’est pas une force pure.

Le dynamisme absolu, en supposant qu’il ait réellement existé dans l’histoire de la philosophie, serait plutôt la doctrine de Kant que celle de Leibniz. Leibniz en effet compose les corps avec des substances tout aussi bien que les épicuriens. il conserve la notion de substance comme les cartésiens. Il ne l’a jamais niée, écartée, dissimulée. Sa réforme a été de considérer la substance comme essentiellement active, et à ce titre de l’appeler force, et non de la supprimer. Herbart, qui a renouvelé en Allemagne de nos jours la philosophie de Leibniz, a insisté avec raison sur ce côté réaliste de sa doctrine. Kant au contraire, dans ses Fondemens métaphysiques de la physique, semble avoir voulu construire la nature avec la notion pure de force. Il imagine deux forces élémentaires, l’attraction et la répulsion, qui remplissent l’univers (il ne s’agit pas de monades) ; un certain composé de forces attractives et répulsives, voilà un corps ; la réunion de toutes les forces attractives, et répulsives, voilà la matière. M. de Rémusat, dans un profond écrit sur la nature de la matière, déjà ancien[14], mais encore neuf aujourd’hui, semble se rattacher à ce point de vue. C’est aussi celui qui domine dans la philosophie de Schelling. C’est là ce que j’appelle le vrai dynamisme où la notion de substance disparaît tout à fait, s’évanouit dans celle de force, et n’en est plus que la résultante. Ici, le système est complet ; mais est-il intelligible ? Qu’est-ce que des attractions et des répulsions qui ne sont pas les attractions ou répulsions de quelque chose ? Peut-on même les comprendre sans les substantialiser involontairement ? Certains philosophes de nos jours croient comprendre des mouvemens sans mobiles et sans moteurs, des mouvemens qui se promènent dans l’espace sans être les mouvemens de quelque chose, des mouvemens existant de toute éternité avant même qu’il y eût des esprits pour se les représenter. Conceptions chimériques ! disent nos dynamistes. Soit ; mais des forces sans substratum sont à peu près aussi inintelligibles.

Si donc on considère les corps, il semble que la notion de force n’en épuise pas l’idée, et que, suivant la vieille métaphysique de l’école, il faille maintenir au-dessous de la force, mais indissolublement liée à elle et se définissant par elle, enfin comme dernier résidu de l’analyse, la notion de substance.

Si maintenant nous considérons l’âme, le dynamisme rencontre des difficultés analogues et plus profondes encore. Nous accordons sans peine qu’il y a de la force dans l’âme ; nous accordons qu’en tant qu’elle agit sur le corps et qu’elle produit des effets mesurables et pondérables, elle peut être appelée force au même titre que les agens physiques eux-mêmes, car ce qui produit un même effet peut être appelé du même nom. Si je soulève un poids, je suis une force au même titre que le cheval qui fait tourner une roue ou que le levier qui soulève un fardeau. Enfin, par cela seul qu’elle est en commerce avec le corps, il faut avouer que l’âme a quelque analogie avec le corps, qu’elle est « quelque chose du corps, » comme dit Aristote. Ainsi l’âme est force à un certain point de vue ; mais l’est-elle en elle-même ? Est-ce là son essence, sa définition ? Nos spiritualistes ont-ils bien pensé à une telle doctrine, en ont-ils pesé toutes les conséquences ? Si l’on prend le terme de force dans le sens précis et rigoureux de la science, elle est une cause de mouvement, elle se mesure par le poids qu’elle est capable de soulever à une certaine hauteur dans l’unité de temps. Toute force est donc évaluable en poids, en kilogrammes. L’effort musculaire est proprement appelé une force ; puisqu’il peut en effet se mesurer sur le dynamomètre par le déplacement de l’aiguille qui réprésente une certaine quantité de kilogrammes. L’âme, en tant qu’elle agit par le corps et sur le corps, est donc dépositaire d’une certaine force évaluable en nombres et en poids ; mais en est-il ainsi de l’âme en elle-même, dans son activité propre et intérieure, dans ce qui constitue son essence même, la volonté ? La volonté est-elle une force dans le sens précis du moi ? Une volonté forte se distingue-t-elle d’une volonté faible par le nombre de kilogrammes qu’elle peut soulever ? La force morale est-elle du même ordre que la force physique ? Dira-t-on de la vertu d’une femme qui résiste à une passion coupable qu’elle a une vertu de quarante chevaux ? Cette expression ridicule ne serait cependant que rigoureusement exacte, si la volonté était une force dans le sens rigoureux ; car on sait que dans la mécanique, le cheval est devenu le symbole conventionnel de la force. On a souvent employé, pour décrire l’état de l’âme partagée entre les motifs et se décidant pour l’un d’eux, la comparaison d’une balance, où le poids le plus fort entraîne le plus faible et fait pencher l’un des plateaux. Cette métaphore si décriée ne serait plus une métaphore, ce serait la réalité elle-même. Comment une force pourrait-elle être plus ou moins grande sans se manifester par ses effets, c’est-à-dire par le mouvement ? Dans cette hypothèse, si vous mettez dans une balance un caractère fort et un caractère faible, toutes choses égales d’ailleurs, la volonté forte devra entraîner la volonté faible, c’est-à-dire peser davantage. Sans doute l’âme est une activité, et l’on peut convenir d’appeler force toute espèce d’activité ; mais reconnaissons qu’elle n’est pas du même ordre ni de la même mesure que la force physique et mécanique. Reconnaissons qu’il y a là deux notions et non pas une seule ; or employer une seule expression pour signifier des choses si différentes, entendre la force tantôt dans le sens physique, tantôt dans le sens métaphysique, et croire que l’on a parlé du même objet, c’est une confusion d’idées et de termes qui n’est pas scientifique, qui ne recommande pas une théorie. Si au contraire on maintient rigoureusement l’identité des deux idées, et si l’on persiste à dire que l’âme est une force dans le même sens que le corps, il faut admettre avec Herbart que la psychologie est une partie de la mécanique, et que les lois du nombre et du poids s’appliquent à l’esprit aussi bien qu’à la matière. Il faudra par exemple dire que les âmes s’attirent l’une l’autre en raison inverse du carré des distances, car, si l’âme est une monade dynamique comme le corps, comment pourrait-elle être dispensée de ses lois ? Il faudra dire que deux âmes, en se rencontrant dans l’espace, se choqueront et rebondiront en arrière. Il faudra dire que, si on réunit un grand nombre d’âmes ensemble, bien serrées, on pourra en former un bâton pour en frapper d’autres âmes, ou, disposées d’une autre façon, en former une épée qui les transpercerait ; il faut admettre que, réunies et pressées l’une contre l’autre dans un étroit espace, elles formeraient un paquet où l’on ne pourrait en ajouter une nouvelle, et que, si l’on en ôtait quelques-unes, il y aurait un trou dans le paquet. On se demande si de pareilles conceptions, quoique autorisées par le grand nom de Leibniz, sont très supérieures à celles du matérialisme[15]. On n’y échapperait pas d’ailleurs en disant que, l’étendue n’étant qu’une notion subjective, toutes ces conséquences n’ont rien de réel ; car il suffit que l’étendue soit le mode d’apparition de la force, pour qu’elles soient rigoureusement justifiées.

Nous croyons donc que le spiritualisme ne peut se réduire au pur dynamisme sans abdiquer. Il y a dans l’âme un élément autre que la force, supérieur à la force, d’une autre qualité, d’une autre essence. Elle n’est pas seulement force, elle est esprit. Elle n’est pas seulement, selon l’expression profonde des stoïciens, « quelque chose. qui est tendu dans le corps, qui peine dans le corps ; » elle est un acte dans le sens d’Aristote, une idée, dans le sens de Platon : en réunissant les deux termes, on peut dire qu’elle est une activité idéale, intérieure, agissant en soi et sur soi, une raison pratique. La force adhère à l’âme ; elle en émane, elle en dépend ; elle en est en quelque sorte une hypostase ; elle n’est pas l’âme. Le problème métaphysique n’est pas de savoir comment l’âme s’unit au corps, mais comment dans l’âme elle-même le dynamisme s’unit à l’hyperdynamique, comment l’esprit devient force, ou, si l’on veut, comment la force devient esprit : la force, c’est l’incarnation de l’esprit. Il n’est nullement extraordinaire qu’il y ait dans notre âme un fond incompréhensible, que nous ne pouvons exprimer que par des locutions imparfaites, puisqu’il est de la nature de notre intelligence de ne comprendre rigoureusement que ce qui est réductible au nombre et à l’étendue. Ce qui échappe à la mesure mathématique se sent, mais ne se comprend pas. C’est pourquoi le mystique Malebranche disait profondément que l’idée d’âme est plus obscure que celle de corps. Qui oserait cependant soutenir a priori que, par cela seul que notre intelligence ne peut comprendre que le nombre et la mesure, tout ce qui n’est pas mesurable n’existe pas ? Leibniz a eu raison de dire que la source de la mécanique et des mathématiques doit être cherchée dans la métaphysique ; mais il a eu tort de s’arrêter à la notion de force, qui est encore une notion mécanique et mathématique, et de ne pas être remonté jusqu’à l’acte d’Aristote, qui est la source de la force, mais qui ne s’y épuise pas.

Si nous nous refusons à dire que l’âme est une force, à plus forte raison ne le dirons-nous pas de Dieu. La force est une idée de rapport qui suppose l’effort et l’obstacle. Dire que Dieu est une force infinie, ce serait dire qu’il est capable de soulever un poids infini ; mais ce serait toujours se le représenter comme soulevant un poids. Le fiat divin ne peut se mesurer en kilogrammes, le nombre en fût-il infini. Là où il n’y a plus de résistance, la force a disparu, et il ne reste plus que l’acte pur, ainsi que l’a dit si profondément Aristote. Encore une fois, il ne faut pas confondre l’activité et la force. L’activité est l’essence de l’être, et nous admettons avec Leibniz que ce qui n’agit pas n’est pas, quod non agit, non existit ; mais la force n’est qu’une activité inférieure : c’est l’activité tombant sous les lois de l’espace et du temps, tandis que l’âme ne connaît que les lois du temps, et que Dieu est au-dessus des unes et des autres.

On voit quelle position nous prenons dans ce débat : nous admettons les résultats de la philosophie des forces ; mais nous croyons qu’il faut aller au-delà. Nous sommes non pas anti-dynamistes, mais hyperdynamistes. L’idée de force nous paraît insuffisante pour édifier le spiritualisme, et même elle pourrait donner lieu à des retours fâcheux de la part d’adversaires qui sauraient raisonner avec rigueur, ce qui heureusement n’est pas commun. Le dynamisme n’en est pas moins un rigoureux effort pour lier la métaphysique à la science, et une base d’opération très solide contre les matérialistes grossiers, les empiristes étroits et les idéalistes raffinés.


PAUL JANET.

  1. Voyez notre travail intitulé une Phase nouvelle de la philosophie spiritualiste dans la Revue du 15 novembre 1873. — N’oublions pas toutefois que ces classifications sont toujours un peu arbitraires, et ne doivent pas être prises en toute rigueur. C’est ainsi que M. A. Fouillée, que nous avons rangé dans le premier groupe à cause des formes subtiles de sa pensée, appartiendrait plutôt au second par le fond réel de ses idées.
  2. La Nature et la philosophie idéaliste, 15 janvier 1867 ; — l’Atome et l’Esprit, 1er juin 1869.
  3. On devrait même, si l’on tient compte de l’ordre du temps, citer le nom de M. Vacherot avant les autres, car son livre de la Métaphysique et de la Science, qui est de 1859, contient déjà une forte exposition du dynamisme avec un sentiment juste des limites de cette doctrine. — Nous ne devons pas non plus négliger de rappeler ici ce que nous avons dit déjà dans un travail antérieur, c’est qu’Emile Saisset, par son enseignement de l’École normale, est un de ceux qui ont le plus contribué à répandre les idées du dynamisme leibnizien.
  4. Nous sera-t-il permis, pour ne rien omettre dans cette revue sommaire, de nous citer nous-même, et de rappeler que, dans notre Introduction aux Œuvres de Leibniz (Paris 1866), nous avons aussi défendu le principe dynamiste contre le mécanisme cartésien ?
  5. Nous avons quelques doutes sur la valeur de cette démonstration. De ce que le temps ne peut se mesurer que par le moyen de l’espace, s’ensuit-il qu’il ne soit pas une notion première et irréductible ? S’il en était ainsi, la force elle-même ne serait pas une notion première, car elle ne se mesure aussi que par l’espace et par le temps.
  6. M. Magy lit en ce moment même à l’Académie des Sciences morales un mémoire sur l’Ame, où il reprend, en la développant, la démonstration de son livre.
  7. Nous ne nous engageons pas dans la question historique de savoir dans quelle mesure ces deux grands génies ont contribué à cette révolution. Voyez sur ce point le savant travail de M. Ch. Thurot sur l’Histoire du principe d’Archimède.
  8. Il est à remarquer que Newton lui-même était plutôt impulsioniste qu’attractionniste : Quamvis fortasse, dit-il, si physici loquamur, verius dicantur IMPULSUS ; et il inclinait à expliquer l’attraction comme un mouvement de l’éther contre les planètes ; mais les newtoniens rejetèrent absolument cette hypothèse que Lesage de Génève fit revivre à la fin du XVIIIe siècle.
  9. Voyez la Physique de Biot (Paris 1816) et même, beaucoup plus récemment, la Chimie de Pelouze (1850). — Voici par exemple, suivant ce dernier, les forces qui se manifestent dans les actions chimiques. Il y en a de trois sortes : les forces chimiques, les forces physiques et les forces mécaniques. Les forces chimiques sont la cohésion et l’affinité. L’affinité est de deux sortes : l’affinité simple et l’affinité d’antagonisme. — Celle-ci se divise en force comburante et force combustible, force acide et force alcaline. Les forces physiques sont : la force expansive de la chaleur, la force électro-positive et électro-négative, la lumière, une force inconnue agissant au contact. Les forces mécaniques sont : la force de division, la force de compression et la force de pesanteur.
  10. Revue des cours scientifiques, 11 janvier 1868.
  11. Voici, par exemple, l’idée que nous devons nous faire de la masse, suivant Poisson : « lorsqu’on essaie de mouvoir différens corps sur un plan horizontal, la grandeur des efforts que l’on est obligé de faire pour leur imprimer le même mouvement peut donner une idée de leurs masses respectives, et, quand on trouve que deux corps de même volume exigent des efforts différens, on doit les regarder comme contenant sous ce volume des quantités différentes de matières inertes. » ( Traité de mécanique, t. II, l. III, § 1)
  12. Descartes, Correspondance (éd. V. Cousin, t. IX, p. 127).
  13. Voyez notre étude sur Mill et Hamilton dans la Revue du 15 octobre 1869.
  14. Essais de philosophie, 1842, t ; X, essai IX.
  15. Kant, qui a connu aussi bien que personne le point de vue monadologique, puisqu’il y a été élevé, et qu’il a même professé cette doctrine pendant la moitié de sa carrière, a signalé ces conséquences dans l’un de ses ouvrages les plus curieux, les Rêves d’un visionnaire. « S’il en était ainsi, dit-il, un pied cubique d’espace pourrait être rempli d’esprits dont la masse résisterait aussi bien par impénétrabilité que s’il était plein de matière, et qui devrait être soumise aux lois du choc. » Il ajoute : « Vous ne pouvez retenir la notion d’esprits que si vous concevez des êtres qui n’aient pas la propriété de l’impénétrabilité et qui malgré leur nombre ne feraient jamais un tout solide ; mais des substances simples dont la composition donne un tout impénétrable et étendu sont des unités matérielles. »