L’Idée moderne du droit en France/01

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L’Idée moderne du droit en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 764-799).
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L'IDEE MODERNE DU DROIT
EN FRANCE

I.
LES ORIGINES DE L’IDEE NOUVELLE DU DROIT DANS L’ESPRIT NATIONAL ET LA PHILOSOPHIE NATIONALE.

I. Henri Taine. Les Origines de la France contemporaine. L’ancien régime. — II. Paul Janet. Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale. — Philosophie de la révolution française — La Morale. — III. Renouvier. Science de la morale. — IV. P.-J. Proudhon. La Justice dans la révolution et dans l’église.

La plupart des historiens et des philosophes, ceux de l’Angleterre et de l’Allemagne comme ceux de la France, ont constaté au premier rang, dans le pays de la révolution et du suffrage universel, l’ambition de renouveler l’ordre civil et politique en le fondant sur la pure justice ; tous ont accordé à la France une sorte de vocation historique pour l’établissement d’un règne du droit. Un des plus grands ennemis des « droits de l’homme, » un des écrivains les plus hostiles à nos gloires et à nos idées révolutionnaires, Joseph de Maistre reconnaissait cependant que la France « exerce sur les nations une puissance d’un genre particulier » qui, ayant surtout pour objet les problèmes de droit, les questions politiques ou sociales, peut s’appeler « une réelle magistrature. » Un historien bien connu de l’Allemagne, un de ceux qui récemment n’ont pas épargné les injures à notre pays, avait représenté jadis la France comme « ayant reçu la mission de réviser, d’époque en époque, les grandes lois de la vie européenne et les institutions de droit civil ou politique qu’elle avait d’abord elle-même contribué à faire prévaloir autour d’elle. » Cette mission traditionnelle qu’on accorde à la France, si elle pouvait s’accomplir jusqu’au bout, ne ferait d’elle rien moins que la législatrice des nations modernes, sans cesse en quête d’une meilleure expression de la justice. Toujours est-il que ce rôle d’initiation au droit a fait jusqu’à présent l’originalité de notre histoire. Il a fait aussi celle de notre philosophie depuis cent ans. Si les grands systèmes métaphysiques sur l’univers, auxquels s’étaient déjà élevés en France les Diderot, les d’Alembert, les d’Holbach, ont été surtout développés en notre siècle par l’Allemagne et tout récemment par l’Angleterre, en revanche les grandes conceptions sociales, — plus propres encore selon nous à faire comprendre le vrai sens de l’univers lui-même, — ont pris naissance dans notre pays avec une exubérante fécondité. Quelle efflorescence d’idées et de théories en France, depuis un siècle, sur le fondement du droit et sur toutes ses applications : rénovation sociale, politique et religieuse, droit de propriété, droit des époux dans la famille, droit des citoyens dans l’état ! Théories tantôt profondes, tantôt étranges et parfois monstrueuses, car l’esprit humain, comme la nature, ne peut être vraiment fécond sans enfanter aussi des monstres. Dans l’art, le romantisme aurait-il tout renouvelé, si sa hardiesse n’avait mêlé à la vérité quelque extravagance, et faut-il s’étonner que la science sociale ait eu aussi dans notre pays son romantisme ? Sans doute, de même que la France eut pour elle dans cet ordre de recherches le principal honneur, elle a eu aussi le principal danger, celui de voir les théories originales dégénérer en utopies, les utopies en violences ; mais il faut se désintéresser d’inconvéniens pratiques qui font encore souffrir la génération présente, en considérant les services spéculatifs rendus par notre pays à l’humanité entière : il est des souffrances généreuses et fécondes qui valent mieux que le repos égoïste où s’endorment certaines nations. Pour les peuples encore plus que pour les individus, penser et chercher, c’est souffrir : Quœsivit lucem, ingemuitque.

Dans deux précédentes études, nous avons examiné comment l’Allemagne et l’Angleterre conçoivent le fondement du droit, comment elles font reposer l’ordre social, l’une sur une savante organisation des forces, l’autre sur une habile fusion des intérêts ; nous avons essayé à ce propos d’esquisser la physionomie propre à ces deux nations, afin de faire comprendre comment l’instinct populaire s’accorde avec les spéculations des philosophes[1]. Nous nous proposons de faire pour la France une série de recherches analogues, mais plus développées. Aujourd’hui nous voulons faire voir d’abord comment une idée nouvelle du droit est née dans l’esprit français, puis comment elle s’est développée chez nos philosophes. Ainsi nous aurons déterminé l’état actuel du problème avant d’entrer pour notre propre compte dans l’examen de ce problème lui-même.


I

Toute grande nation a son génie distinct de l’esprit des individus ; c’est ce qui fait son unité et lui donne sa force. Que ce génie s’oublie lui-même et s’affaisse, la nation semble prête à se dissoudre ; qu’il se retrouve et se ranime, la nation tout à l’heure abattue se redresse et marche. Cette âme commune à chaque nation est, comme on sait, l’objet d’une science nouvelle que les Allemands appellent la psychologie des peuples. Tandis que des contrées voisines, mettant cette science en pratique, se complaisent à réduire en formules leur esprit national, pour l’ériger ensuite en une sorte de loi et de droit supérieur à tout, il convient aux Français de se souvenir aussi d’eux-mêmes, non pour s’élever ni se rabaisser systématiquement comme ils le font parfois, mais pour reprendre, avec la conscience de leur vrai caractère, la pleine possession de l’idée qui a fait et peut faire encore leur vitalité dans l’histoire. Une telle étude, outre qu’elle est nécessaire pour faire comprendre le développement de notre philosophie du droit, n’est pas sans résultats pratiques. Que doit être en effet la législation d’un peuple, que doit être sa constitution politique pour avoir chance de vie, sinon l’exacte expression du génie national ?

Rappelons d’abord en quelques mots les causes bien connues qui ont contribué à former notre caractère : le climat, le tempérament, surtout la race et la tradition historique. La situation géographique de la France, moyenne entre le nord et le midi, entre tous les types de climat et de végétation, dont elle réunit les productions principales depuis le sapin jusqu’à l’oranger, paraît propre au développement d’un esprit moins étroitement national, moins exclusif, accessible à des influences plus variées et plus générales. Ajoutez-y un genre de tempérament également intermédiaire entre les extrêmes, plutôt nerveux et sanguin que lymphatique et bilieux, où le sérieux du nord est compensé par la vivacité et la passion des pays aimés du soleil, où l’équilibre humain mieux réalisé montre plus d’harmonie-, tempérament équitable, pourrait-on dire, qui tend à maintenir l’égalité entre les différentes facultés humaines et à faire à chacune.sa part selon une sorte de justice naturelle ; caractère à la fois ardent et mesuré qui permet difficilement à la passion, au caprice et à l’excentricité individuels de choquer la raison générale, qui voudrait imposer à toutes choses la règle, la convenance, l’élégance, et qui, quoique avide de nouveauté, s’efforce cependant de rester fidèle au « bon sens » et au « bon goût. » Un esprit plus large et en quelque sorte plus humain, voilà donc ce que ces deux premières influences tendaient à développer dans notre pays ; mais, si nous voulons mieux nous rendre compte de notre physionomie nationale, il faut se rappeler les facultés natives de la race, tant de fois remarquées par les historiens. Quand nos voisins d’outre-Rhin remontent volontiers jusqu’à l’Inde et plus haut encore pour chercher les origines de leur « mission germanique, » il est permis de remonter jusqu’aux Gaulois pour signaler chez eux un instinct de justice, une sorte d’esprit juridique dont fut frappée l’antiquité même. Qui ne connaît le portrait fait par Strabon de la race gauloise, où il est déjà dit que nos ancêtres prenaient volontiers en main la cause de ceux qui subissent une injustice, τοῖς ἀδικεῖσθαι δοκοῦσι ? Selon César, les Gaulois se gardaient de confondre le droit et les lois, jus et leges : selon Strabon, les druides accordaient déjà une grande place dans leurs enseignemens au droit et aux lois, « instruisant d’abord leurs élèves sur le droit naturel, puis sur les constitutions et les lois particulières des états[2]. »

Il suffit de se rappeler notre véritable tradition historique pour reconnaître que la Gaule devenue France demeura fidèle, par ses qualités comme par ses défauts, au génie héréditaire de sa race. L’histoire est une sorte de biographie des nations qui ne fait que développer à travers le temps leur type psychologique, comme la biographie individuelle montre en action le caractère d’un individu. De très bonne heure la Gaule embrassa le christianisme, doctrine de justice et de fraternité. Plus tard, si la chevalerie se développa surtout en France et y jeta tout son éclat, c’est que les chevaliers, se devant tout entiers à ceux qui ne pouvaient eux-mêmes défendre leur droit, aux misérables, aux orphelins, aux femmes, personnifiaient avec le courage une tradition de générosité et de dévoûment à la justice. Si les souverains de France, plus que tous les autres au milieu du despotisme universel, se prétendaient le « recours des opprimés » et « les justiciers suprêmes[3] » c’est sans doute qu’aux yeux du peuple français le plus noble usage de la puissance fut toujours la protection du droit des faibles. Si c’est de France que partit pour entraîner l’Europe à sa suite la généreuse folie des croisades, prêchée d’abord au peuple par un homme du peuple, puis gagnant les seigneurs et les rois, c’est qu’il s’agissait là encore de porter aide à des frères lésés dans leur croyance, dans leur liberté, dans leur droit. Si la France menacée elle-même par les Anglais trouva en son sein pour se défendre non-seulement des héros, comme tous les autres peuples, mais des héroïnes dont la figure à la fois douce et forte est sans analogue dans l’histoire des autres nations, c’est que sur la terre de Jeanne d’Arc, comme dans la Gaule antique, l’honneur traditionnel de se dévouer pour la justice n’était pas plus refusé à la femme qu’à l’homme, et que nul n’était exclu de cette jouissance suprême : l’héroïsme se sacrifiant au droit. Dans notre siècle enfin l’histoire nous montre, par des faits plus rapprochés, une nation qui a toujours ressenti les injustices souffertes par les autres nations autant et plus que celles dont elle souffrait elle-même, un pays où la foule se passionnait moins pour ses propres affaires que pour les droits de la Pologne, de la Grèce, de l’Irlande, de la Vénétie opprimées : les autres peuples le savent bien, et, quand ils ont eu besoin de sympathie vraie ou de secours désintéressés, ce n’est pas vers l’Angleterre ni vers l’Allemagne qu’ils se sont tournés de préférence ; c’est vers le pays qui le premier proclama non-seulement les droits de l’homme, mais les droits des nations. La vraie tradition de la France est dans cette préoccupation de la justice pour tous, souvent poussée jusqu’à l’oubli de soi-même et de ses intérêts légitimes ; le caractère, original de son histoire, intermédiaire entre le monde gréco-romain et le monde anglo-germanique, la seule mêlée à l’histoire de toutes les grandes nations, la seule qui forme ainsi un ensemble complet et un, consiste dans cette part prépondérante prise au développement de l’humanité moderne, dans cette initiation progressive des autres peuples à l’idée d’un droit nouveau. Passons maintenant des causes qui ont influé sur la formation de notre caractère national à l’analyse psychologique de ce caractère lui-même ; nous verrons que nos facultés maîtresses peuvent se déduire l’une de l’autre et forment un système analogue à un organisme.


II

Chez les peuples comme chez les individus, ce qui fait surtout le caractère, c’est cette faculté dominatrice de la conduite, la volonté. Pour apprécier à sa juste valeur la volonté d’un peuple, il faut examiner successivement trois choses : son degré de force, son objet habituel, ses moyens d’action. Or, à considérer d’abord la force vive de la volonté indépendamment de son objet, le peuple anglais offre au psychologue plus de ténacité et de patience, l’Allemand une énergie plus âpre, le Français plus de spontanéité et plus d’élan. Tous les observateurs ont placé parmi les traits caractéristiques des Français l’enthousiasme, et l’enthousiasme n’est que l’élan spontané de la volonté vers un idéal qui la passionne. En France, c’est surtout l’idéal social et politique qui nous a passionnés. « La France est la terre de l’enthousiasme, » disait Kant dans ses pages sur les caractères des divers peuples ; Mme de Staël finissait son livre de l’Allemagne par l’apostrophe bien connue : « O France, si jamais l’enthousiasme s’éteignait sur votre sol,… » apostrophe que la censure impériale se hâta de retrancher, comme si le despotisme sentait qu’au fond l’enthousiasme du mieux est pour l’âme d’un peuple la liberté première et le germe fécond de toutes les autres libertés. Stuart Mill, dans ses Mémoires, note aussi l’enthousiasme au nombre de ces qualités par lesquelles l’élévation du génie français contraste avec le terre-à-terre parfois servile du positivisme anglais[4]. L’enthousiasme manifeste chez une nation l’affranchissement des préoccupations inférieures et des soucis matériels, par conséquent la liberté de l’esprit. Il ne faut pas le confondre avec cette simple ardeur de passion, avec cette chaleur de sang que certains peuples méridionaux montrent à la poursuite de ce qu’ils convoitent, aussi bien de choses inférieures et brutales que d’objets supérieurs et nobles. La France a eu, elle aussi, ses heures de passion aveugle, mais tout autre est l’enthousiasme proprement dit, dont elle a plus d’une fois donné l’exemple, et auquel elle a dû tantôt de si justes réformes, tantôt de si fâcheuses déceptions. On y trouve sans doute un mouvement du cœur en même temps qu’un élan de la volonté ; mais c’est la pensée qui transporte la, volonté et émeut le cœur, c’est dans la raison concevant le beau oui le juste que l’enthousiasme vrai a son origine ; flamme intellectuelle, lumineuse pour elle-même et pour les autres, parce qu’elle est idée en même temps qu’amour.

Aussi, pour estimer à son prix la volonté d’un peuple, il ne faut pas la considérer seulement en elle-même, dans son énergie propre ; il faut envisager surtout l’objet qu’habituellement elle se propose. À ce second point de vue, la nation française nous offre un caractère vraiment distinctif : chez elle, aux beaux jours de son histoire, l’objet de la volonté se confond avec l’objet de la raison même, car c’est pour les idées générales et universelles qu’elle se passionne. Dans notre pays, on ne veut pas seulement la liberté et]les droits des Français, mais « les droits de l’homme ; » notre raison tend toujours à généraliser l’objet de notre volonté. Le trait caractéristique de notre physionomie nationale est donc l’union de ces deux choses à première vue si opposées : l’esprit enthousiaste et l’esprit rationaliste. Que de fois ne nous a-t-on pas reproché, avec les Anglais et aussi avec M. Taine, l’amour et la manie de généraliser ! L’idée de l’utile et celle de la puissance, dont s’éprend plus volontiers l’empirisme des autres peuples, n’ont point ce caractère universel ; mais le génie français, à tort ou à raison, se représente toujours la justice sous l’idée d’infinité. Quels que soient les excès de cette tendance, il faut du moins reconnaître qu’une volonté générale est par cela même généreuse. C’est ce qui explique chez le peuple français, par une conséquence nécessaire, cette faculté de désintéressement qui a frappé tous les historiens, tous les psychologues. Stuart Mill y voit la principale noblesse de notre caractère ; M. Spencer, plus fidèle que Stuart Mill à Bentham, nous en fait un sujet de reproche ; Fichte, sur ce point, nous avait donné jadis comme exemple à ses compatriotes ; les écrivains plus récens qui ont traité de la « psychologie des peuples, » Geist, Lazarus, constatent chez nous le même penchant à se détacher de soi au profit d’une conception universelle, parfois d’un être de raison. Une telle tendance n’a pas peu contribué, dans les derniers siècles, au développement de cet « esprit classique » pour lequel M. Taine s’est montré si sévère, et où il trouve une des explications principales de la révolution française. Il faudrait se garder de pousser à l’excès la pensée de M. Taine et de ne voir dans l’élan révolutionnaire qu’un amour classique de la généralité, de l’abstraction, de la symétrie rationnelle : pour rendre compte d’un tel bouleversement social, les habitudes classiques seraient une raison trop extérieure et trop superficielle. Au reste, l’amour de ce qui est général et applicable à l’humanité entière nous paraît avoir eu lui-même pour principe au XVIIIe siècle une vive intuition et un amour bien entendu de la liberté. Il est déraisonnable en effet d’aimer la liberté pour soi seul, parce qu’on ne peut, dans une société où tous sont solidaires, avoir une liberté vraie, complète, absolue, si les autres ne l’ont pas, s’ils ne sont pas sous ce rapport nos égaux. Supposez par exemple qu’une seule nation du globe adopte et pratique toutes les règles qui assurent la liberté du travail, de l’échange, de l’association ; si ces règles n’existent pas pour les autres peuples, ne se produira-t-il pas à la fin des combinaisons économiques capables d’empêcher le résultat voulu et de se retourner contre la liberté même ? Les rapports des citoyens entre eux dans chaque nation impliquent une semblable solidarité : la liberté du capital, par exemple, ne va pas sans celle du travail, et réciproquement. En un mot, dans notre siècle, l’indépendance, des uns est liée à celle des autres. On ne le croyait pas autrefois, on le démontre aujourd’hui. Comment donc reprocher à la France d’avoir eu, comme de prime-saut, une idée plus juste que les autres nations de cette universalité qui doit appartenir à la liberté ? Comment reprocher à la France d’avoir compris que les droits de l’homme français ne peuvent exister sans les droits de l’homme en général ? La liberté doit s’aimer pour les autres comme pour elle-même : c’est ainsi qu’elle acquiert une portée universelle comme la raison ; c’est ainsi qu’elle devient égalité.

Le désintéressement de la volonté, l’absence de vues personnelles et exclusives fut le caractère le plus original de cette révolution française où se fit jour le génie de la France. De là cette libérale nuit du 4 août, où tous les corps de la nation, tiers-état, clergé, noblesse, se dépouillèrent eux-mêmes au nom du droit de leurs privilèges, sous l’influence d’un enthousiasme de liberté assez puissant pour que l’égoïsme de tel ou tel membre de l’assemblée se perdît dans le désintéressement général. M. de Sybel lui-même, l’injuste historien de la révolution française, a dû rendre hommage à cet acte d’abnégation d’une assemblée où soufflait véritablement l’esprit de la nation entière : « C’est pour toujours, dit-il, que l’assemblée française a conquis dans la nuit du 4 août la liberté du travail et l’égalité des droits[5]. » M. Renan, qui n’est pas d’ailleurs sans quelque faible pour l’esprit germanique, dit en comparant l’Allemagne et la France : « L’Allemagne ne fait pas de choses désintéressées pour le reste du monde ;… les droits de l’homme sont bien aussi quelque chose ; or c’est notre XVIIIe siècle et notre révolution qui les ont fondés[6]. » — « Les révolutions protestantes, remarque aussi avec raison M. Janet dans sa Philosophie de la révolution française, étaient plutôt des révolutions locales ; celle d’Amérique seule a déjà un caractère plus général et plus abstrait ; cela tient aux mêmes causes que pour la révolution française : elle a, aussi bien que celle-là, reçu l’empreinte de l’esprit du XVIIIe siècle, et il ne faut pas d’ailleurs séparer l’une de l’autre, la France étant pour moitié dans le succès de la révolution américaine. » Malgré ces ressemblances mêmes, nous croyons qu’il y a entre l’esprit américain et l’esprit français des différences encore plus profondes qui se sont manifestées dans les deux révolutions. On sait le rôle qu’ont joué les affaires d’impôt, la question du thé, dans l’insurrection des États-Unis. Et quel contraste dans la manière de procéder chez les deux peuples, quand il s’agit d’inscrire les droits des citoyens en tête des constitutions ! La méthode américaine va chercher d’état en état les principes que chacun reconnaissait antérieurement pour son compte, on les résume, on les généralise comme on peut, on en construit enfin a posteriori la formule totale qu’acceptera la fédération, et où l’égalité, simple conséquence, se trouve assez maladroitement placée avant la liberté. Est-ce là la meilleure méthode ? Ce n’est pas encore le moment de le juger ; ce qui est certain, c’est que les Américains étaient et sont encore tout pénétrés de l’esprit purement empirique des Anglais, qui songe beaucoup plus à lui-même qu’à l’humanité. Les Anglais ne font pas des déclarations de droit, mais ce qu’ils appellent des pétitions[7]. Les ouvriers mêmes, en Angleterre, quand ils demandent des réformes, s’en tiennent à eux, à leurs camarades, à leur atelier, à leur cité, et ne songent presque jamais à généraliser, à demander des réformes de principe : les questions demeurent donc pour eux locales au lieu de devenir, comme pour l’ouvrier français, non-seulement des questions sociales, mais même, plus généralement encore, la question sociale. Quant aux Allemands, ils n’ont pas montré non plus dans leurs essais d’indépendance le désintéressement de volonté, l’enthousiasme de raison qui, en dépit de ses abus, a élevé si haut la France. « Au sein de cette Allemagne philosophique et poétique, dit Heine, le peuple demeura encroûté dans la pensée la plus épaisse, et s’il se querellait quelquefois avec les autorités, il était toujours question de grossières réalités, de souffrances matérielles, d’impôts écrasans, de douanes, de dégâts de gibier, de péages, etc., etc. ; pendant que dans la France pratique le peuple, élevé et dirigé par les écrivains, combattit beaucoup plus pour des intérêts intellectuels, pour des pensées philosophiques. » Ces témoignages d’observateurs si divers aboutissant à une même conclusion nous semblent justifier les paroles que, dans un mouvement de noble fierté Michelet adressait aux détracteurs de notre patrie et qu’on pourrait de nouveau leur adresser aujourd’hui : « Si l’on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d’or et d’efforts de toute sorte pour les choses désintéressées.qui ne devaient profiter qu’au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu’au ciel, et la vôtre, ô nations, toutes tant que vous êtes, l’entassement de vos sacrifices irait au genou d’un enfant[8]. »

La guerre même, la guerre ou se plaisaient nos ancêtres de Gaule, n’est vraiment populaire en France que si elle s’ennoblit de quelque idée désintéressée à soutenir, de quelque grande cause à défendre, honneur, liberté, droit. C’est un despote habile qui a dit avec profondeur : « La France est le seul pays qui fasse la guerre pour une idée, » et nos gouvernans le sentirent si bien qu’ils cachèrent toujours l’ambition de leur politique militaire sous quelque idée de dévoûment à la liberté commune, d’émancipation pour les peuples, de secours aux nations opprimées. Ils savaient que « l’âme du peuple » ne les suivrait pas s’ils ne l’entraînaient au nom de l’idée du droit.

C’est ce désintéressement de la volonté, produit lui-même par la généralité de son objet, qui explique à son tour aux yeux du psychologue le caractère en quelque sorte contagieux de notre esprit national, sa force communicative propre à se répandre rapidement dépeuple à peuple. On vient de le voir, par cela même que nous voulons universellement, nous ne nous contentons pas de vouloir pour nous-mêmes, nous voulons aussi pour tous les autres, nous voulons une juste égalité ; il nous reste d’ailleurs un peu du génie romain et stoïcien qui se traduisait toujours en lois. Nous nous faisons donc tous législateurs, et pour le genre humain, comme si nous étions déjà membres de la « république universelle, » comme si la formule célèbre de Kant sur le devoir et le droit, inspirée par Rousseau, était la traduction abstraite du procédé le plus familier aux Français : — Agis selon une règle qui puisse être érigée en loi pour tout être raisonnable et libre, de même que si tu étais à la fois citoyen et législateur dans la société du genre humain. — Or la volonté a naturellement une puissance expansive et sympathique qui entraîne les autres volontés. La conséquence nécessaire de cette loi psychologique, c’est qu’en voulant pour les autres nous amenons les autres à vouloir comme nous-mêmes. Les peuples étrangers, reconnaissant chez nous des vues impersonnelles et valables pour eux comme pour nous, sentent que dans les questions politiques et sociales les affaires de la France sont les affaires du monde entier. De là, le développement, de là aussi les succès et les excès de notre prosélytisme à la fois enthousiaste et raisonneur, qui ne peut se résoudre à limiter ni la portée ni l’application des vérités, qui veut en tout l’accord des conséquences avec les principes et l’extension de ces conséquences à toute la terre, qui enfin ne trouve sa satisfaction, son repos, la fin de son vouloir, que dans l’accord de chaque esprit avec tous les autres esprits, de chaque peuple avec tous les autres peuples, en un mot dans la fraternité universelle.

Cette influence, essentiellement démocratique et d’autant plus envahissante qu’elle est librement subie par tes autres, faisait le désespoir de Joseph de Maistre, fougueux partisan de l’ancien régime : « Deux caractères particuliers vous distinguent de tous les peuples du monde, disait-il aux Français, l’esprit d’association et celui de prosélytisme. » il nous appliquait le mot du prophète : « Chaque parole de ce peuple est une conjuration. » C’est que les Français, dit-il encore, ne peuvent vivre isolés. « Au moins, si vous n’agissiez que sur vous-mêmes, on vous laisserait faire ; mais le penchant, le besoin, la fureur d’agir sur les autres est le trait le plus saillant de votre caractère. On pourrait dire que ce trait est vous-mêmes. Chaque peuple a sa mission, telle est la vôtre. La moindre opinion que vous lancez sur le monde est un bélier poussé par trente millions d’hommes… Force mystérieuse, mal expliquée jusqu’ici et non moins puissante pour le bien que pour le mal. » Si Joseph de Maistre ne s’expliquait pas cette force, c’est qu’il y voyait surtout une énergie de passion au lieu d’une expansion de la liberté et de la raison tout ensemble, — deux facultés qui sont les plus sociables parce qu’elles sont les plus humaines. Aussi n’a-t-il pas mis en lumière le trait nouveau et caractéristique du prosélytisme français, qui se déduit naturellement des facultés maîtresses de la nation : tandis qu’auparavant les religions seules avaient inspiré l’esprit de propagande à travers le monde, en France c’est l’idée du droit qui seule a le pouvoir de l’éveiller ; il s’agît de répandre partout non plus des croyances au-dessus de la raison, mais des vérités de raison. A l’apostolat religieux, la France a substitué le prosélytisme social, ou, pour parler avec plus de précision encore, le prosélytisme républicain,

Ce qui augmente encore l’action du peuple français sur les autres peuples, c’est sa facilité à secouer les haines internationales, à se désintéresser des griefs traditionnels, à oublier le passé, à excepter les fils de la colère inspirée par les pères. Il est hostile par tempérament et par raison à l’idée de réversibilité, de solidarité entre les générations les plus lointaines ; il repousse cette idée au nom de l’humanité comme au nom du droit ; il admet difficilement le péché originel et les malédictions ou les rancunes nationales qui s’étendent jusqu’à la vingtième génération. Voyez les Allemands : ils nous reprochent encore ce qu’ils ont pu subir de notre part au temps de Louis XIV ou même au moyen âge, ils étendent l’anathème à la race entière, ils personnifient la race pour pouvoir la maudire, la haïr, l’exterminer. Henri Heine nous l’avait prédit : « Un jour viendra où on vous reprochera Conrad tué par le duc d’Anjou et où on vengera sa mort. » Le Français ne connaît point ces querelles érudites : préoccupé surtout des individus, il ne fait point volontiers retomber leurs fautes sur les nations et les races, il est prêt à sympathiser avec les fils de ses ennemis d’autrefois, pour peu qu’ils veuillent eux-mêmes se dégager des haines séculaires. Il a peine à comprendre que, sous prétexte de science et d’histoire, on veuille substituer une tradition de peuple, une rivalité de race an droit humain ; il tient pour la responsabilité individuelle, conséquence de la liberté. La revanche qui après tout lui plaît le mieux, c’est d’amener les autres à vouloir ce qu’il veut lui-même.


Sans doute il ne suffit ni d’avoir une volonté ardente, ni de vouloir un objet élevé et universel, il faut encore pouvoir ; c’est là un troisième point de vue où nous devons nous placer pour apprécier les caractères nationaux : nous devons les examiner à l’œuvre dans l’invention des moyens et dans les applications pratiques. Ceux qui ont la volonté la meilleure et la plus vive ne sont pas toujours ceux qui savent le mieux réussir ; nous en avons été trop de fois un exemple. Cependant, sur ce terrain même des applications et des faits, malgré tant d’erreurs et de fautes, peut-on nier que l’esprit français n’ait souvent donné des preuves d’une volonté aussi efficace dans ses actes qu’enthousiaste dans ses inspirations ? Après tout, nos idées du droit sont réellement passées dans nos codes et de là dans tes codes des nations modernes ; les Anglais mêmes ont donné à l’île de Ceylan notre code civil ; les Italiens nous l’ont pris en entier. Il faut donc croire que le peuple français n’a pas été seulement un théoricien généreux, mais qu’il a eu aussi à sa manière un véritable génie pratique. Au reste il procède, dans l’application, autrement que ses voisins, et montre là trop souvent les défauts de ses qualités. L’Anglais et l’Allemand, au lieu de demander toutes les libertés à la fois, en demandent une première, qui servira de moyen pour en obtenir une seconde ; ils tiennent à posséder avant tout une série de moyens, une combinaison de forces ou d’intérêts, et c’est aux anneaux successifs de cette chaîne que semble s’appliquer surtout leur volonté, tirant ainsi chaque anneau patiemment l’un après l’autre. Aux yeux du peuple français, la liberté n’existe pas par morceaux, il la réclame tout entière. Moins attentif aux moyens qu’au but, à l’idée qu’il veut soutenir, il s’élance avec impétuosité vers ce but et néglige par cela même un grand nombre d’intermédiaires : il voudrait saisir du premier coup le bout de la chaîne, sans se demander s’il ne la verra point ensuite, enlevée par ceux qui ont mis la main sur les anneaux intermédiaires, lui échapper brusquement. Tandis que l’Anglais et l’Allemand tiennent surtout à bien réussir, le Français tient surtout à bien vouloir. Il se persuade d’ailleurs trop aisément que vouloir c’est pouvoir, « qu’impossible n’est point français, » et qu’il suffit de chercher pour trouver : il ne peut admettre qu’on impose des bornes à la liberté et à l’intelligence de l’homme.

De là se déduit l’attitude que sa volonté prend en face des choses et où se montre encore son originalité : elle ne voit pas les obstacles que les choses dressent devant elle ou, si elle les voit, elle les dédaigne et passe outre ; bien plus l’obstacle même l’attire, comme une occasion pour la liberté de se manifester en triomphant. Elle ne recule même pas devant l’obstacle suprême, la mort, comme si elle croyait sentir en soi, malgré les apparences, la force invincible et immortelle. Peu de peuples font à la mort un plus souriant visage et avec moins de regret prodiguent leur vie.

Pour peu que la victoire soit possible et exige seulement un courageux effort, qui est plus sûr de vaincre que celui qui ne craint pas le danger ? Ainsi s’expliquent ces succès d’inspiration où tout un peuple, d’un seul élan, atteint le but. De là aussi ces insuccès dus au manque d’expérience et à l’insuffisance des calculs ; de là ces grands découragemens qui succèdent chez nous à de grands courages, mais qui ne durent jamais. On dirait un voyageur qui, escaladant la montagne par le sentier le plus périlleux, l’œil fixé sur le sommet, ne regarde même pas derrière lui ; tout d’un coup un obstacle se dresse infranchissable : il s’arrête, retourne la tête et se sent pris de vertige. Il se laisse alors ramener jusqu’au bas ; mais il se console en pensant qu’un autre jour, par une autre voie, il atteindra le but. Le Français finit même par faire trop bon marché du succès immédiat et de l’utilité présente : sa raison renonce provisoirement à la réalisation matérielle des conséquences, pourvu qu’on lui accorde la vérité des principes. C’est pourquoi le peuple français veut, en tête de chaque constitution politique, une déclaration de droits qui semble satisfaire avant tout sa raison, ou, comme il dit, « la raison humaine. » Si de rusés politiques trouvent ensuite le moyen de corrompre les applications et de les retourner contre les principes, si, après avoir proclamé la liberté, ils la confisquent, nous aimons mieux néanmoins en France voir l’idée du droit reconnue et notre propre droit méconnu : d’autres profiteront des vérités que nous aurons fait proclamer par ceux mêmes qui les violent. Ainsi nous raisonnons, toujours trop prêts à nous désintéresser de nos personnes. Le Français a l’esprit spéculatif, il aime mieux que chacun voie la lumière quand même lui, derrière un mur, serait tenu prisonnier dans l’ombre ; il se dit : « Le soleil montera, et la lumière finira par briller pour tous. » D’ailleurs, si le peuple français fait souvent trop bon marché de sa liberté dans la pratique, c’est au fond parce qu’il se croit toujours sûr de la ressaisir : s’il accepte parfois des chaînes, c’est qu’il n’aura un jour, pense-t-il, qu’à vouloir pour les briser ; s’il s’enthousiasme pour un homme et lui fait de sa liberté le sacrifice provisoire, c’est sous la promesse qu’on la lui rendra ou avec la périlleuse arrière-pensée que, pour se délivrer du despotisme, il suffira d’une révolution. On n’admet pas en France qu’un régime d’iniquité puisse se maintenir, et on répète sans cesse : « Cela ne peut pas durer. » C’est là une invincible confiance non-seulement dans le succès final de la justice, mais encore dans l’esprit général de la nation : chaque individu sent qu’isolément il ne peut rien, mais qu’il fait partie d’une société qui aura tôt ou tard le dernier mot. Cet instinct de sociabilité, ce sentiment d’une communion d’idées avec ses compatriotes, voilà ce qui nous donne au besoin une résignation momentanée en nous donnant une perpétuelle espérance.

Les autres nations, plus pratiques et plus prudentes, nous accusent de légèreté et d’étourderie, sans toujours comprendre quelle ténacité d’idées se cache sous notre apparente mobilité. La race celtique est obstinée : voyez nos Bretons. En fait d’idéal, Angleterre et Allemagne, chacune à sa manière, se contentent d’un à-compte ; quelque chose de borné et d’incomplet, mais de solide, leur suffit ; elles, renoncent au reste : elles veulent de bonnes garanties légales pour leurs intérêts présens, un bon système de défense ou d’attaque pour leur service personnel. Elles font peu de dons à autrui et ne prêtent même que sur hypothèque.

Si la grandeur et la noblesse du but font souvent oublier aux Français la difficulté des moyens, en revanche les autres peuples, à force de ne voir ainsi partout que des moyens plus ou moins bien calculés, finissent par renoncer à un but élevé et lointain. Bien plus, ils finissent par ne plus voir dans les hommes eux-mêmes que des moyens et des instrumens, des élémens de calcul, des chiffres d’intérêt, des imités de force. De là à se servir des hommes au besoin comme on se servirait des choses, il n’y a pas loin. Rien au contraire n’est plus antipathique à l’esprit de la France ; nous opposons à la politique utilitaire des uns et au nouveau machiavélisme des autres l’idée de l’inviolabilité humaine et du « droit humain. » Sans doute les Français ne sont point étrangers à la violence, surtout en temps de révolution ; mais ils l’emploient alors dans un moment de surexcitation, ils ne savent pas s’en servir froidement, l’organiser selon les règles d’une science machiavélique, dans un dessein préconçu, comme firent les Romains, comme font les Germains. De plus, considérés comme peuple et dans leur manière générale de procéder, les Français connaissent peu la ruse. Droiture et droit s’appellent ; a-t-on jamais donné à la France, même par jalousie, le nom de « perfide France ? » On nous a accusés souvent et avec raison d’emportement, de folie, de coups de tête, rarement de déloyauté. Il faut à la mauvaise foi des combinaisons, des précautions, du secret et de la lenteur ; le peuple français n’y est pas propre : il n’a pas la vocation.

Notre langue même est sincère et droite comme notre esprit national, — car la langue d’un peuple est à son caractère ce que les traits du visage sont au caractère de l’individu, et la philologie est une physiognonomie. « Les autres langues, disait Rivarol, par leur obscurité, auraient été propres à rendre des oracles, la nôtre les eût décriés. » Au lieu d’oracles, ce sont des lois que notre langue se prête le mieux à exprimer : lois de la science et lois des hommes ; notre langue est la plus scientifique et la plus juridique. Pour l’expression des idées les plus générales et des passions les plus généreuses, elle est incomparable.

La prééminence aux yeux des Français de l’idée universelle sur les faits particuliers, du but final à atteindre sur les moyens immédiats, rend compte de leurs tendances idéalistes, visibles dans notre législation et nos constitutions. Cet idéalisme contraste avec l’esprit plus naturaliste des autres peuples ; car l’enchaînement des faits saisis par l’expérience, c’est proprement la nature. En outre, comme cet enchaînement offre un caractère de nécessité, comme les effets et les causes, les moyens et les fins forment un mécanisme régi par des lois mathématiques, les peuples qui voient surtout ce mécanisme ont un génie fataliste. Au contraire le fatalisme semble très éloigné du caractère français : ni les dogmes de Luther et de Calvin, ni les philosophies étrangères qui prétendent absorber entièrement la volonté humaine dans le grand tout, n’ont réussi à s’acclimater dans la masse de la nation, qui croit plus à la liberté qu’au destin et au droit qu’à la grâce. L’effet du fatalisme sur la volonté d’un peuple, dans toutes les applications et réformes politiques ou sociales, est de modérer le désir et l’impatience du progrès, parfois même d’en détruire l’idée, comme il tend à le faire en Allemagne, où triomphe, depuis Schopenhauer et M. de Hartmann, un pessimisme découragé. Tout opposé est l’effet de la doctrine qui croit à une puissance quelconque de liberté chez l’homme ; car la liberté, selon nous, n’est au fond autre chose que la perfectibilité indéfinie. Il est remarquable que le pays où s’est développée la doctrine du progrès, avec Pascal, Turgot, Condorcet, Auguste Comte et leurs successeurs, est la France, et c’est cette doctrine qui a contribué au renouvellement du droit. Encore un trait original de notre nationalité pour le psychologue comme pour l’historien. Le génie français n’avait qu’à prendre conscience de lui-même pour concevoir la perfectibilité, qui est dans ses tendances les plus essentielles : esprit novateur, volonté toujours à la recherche du mieux et impatiente de l’atteindre ; il a les yeux sur l’avenir bien plus que sur le passé et le présent même. Aussi, dans sa législation et sa politique, ne veut-il se faire esclave ni de la tradition ni de l’histoire ; il n’arrive même pas à comprendre le sens de ces expressions si en faveur outre Rhin et outre Manche : « droit historique, droit traditionnel. » C’est que le propre de la liberté, — dans la mesure où elle existe, — est de s’affranchir du passé et de susciter un nouvel avenir : elle semble initiative et jusqu’à un certain point création, elle est progrès. Elle préfère donc l’utopie même, qui recherche l’idéal et le fait du moins pressentir, à la routine satisfaite de ce qui a été et de ce qui est. Aussi, avides du nouveau et du meilleur, entreprenans jusqu’à la témérité, nous faisons tous faire volontiers à notre pensée des expéditions aventureuses comme celles des Gaulois en Grèce et à Rome : chacun de nous. Français, même ceux qui se disent les plus positifs, n’a-t-il point en soi sa petite île d’Utopie, où il aime à se réfugier et à construire une société selon ses vœux, un gouvernement qui serait parfait pour toute la terre, un monde à son gré où régnerait la raison ? Rénovation sociale et perfectibilité sociale, dont le socialisme fît son objet même, voilà nos tentations perpétuelles en France, et nous sommes tous quelque peu socialistes.

A coup sûr cette disposition d’esprit peut engendrer, dans le droit écrit et dans la politique appliquée, des essais hasardés et des expériences malheureuses où éclate l’inhabilité à discerner le possible de l’impossible ; mais, — aimons-nous à dire en France, — ce n’est qu’en cherchant qu’on trouve : si personne n’était jamais tombé, personne n’aurait appris à marcher. Quand nous tombons, d’ailleurs, nous nous relevons vite, et c’est là encore une forme de la perfectibilité française. Dans notre race, le cerveau semble prompt à s’adapter aux circonstances, aux idées nouvelles, et à en tirer profit. Cette aptitude est surtout frappante chez le peuple en France. Il saisit vite les pensées neuves et les sentimens nouveaux, pourvu qu’ils soient élevés ; il se met vite à la hauteur de ses écrivains, de ses penseurs, de ses philosophes, surtout quand il s’agit des questions sociales et politiques ; il sait les suivre et parfois les devancer. Dans les autres pays, le peuple est une masse plus lourde à soulever et à relever : sa constitution a sans doute moins de spontanéité, de ressort, d’élasticité ; il est tellement renfermé dans ses idées locales que les pensées universelles, les grandes conceptions juridiques ou politiques trouvent chez lui peu d’écho ; il n’éprouve même pas le vif besoin du changement et du progrès, si quelque exemple venu du dehors ne le réveille de son inertie. Or l’esprit de perfectibilité, la faculté d’adaptation rapide au milieu nouveau n’est pas moins précieuse pour une nation qu’elle ne l’a été pour certaines espèces d’animaux, qui ont survécu par elle dans la lutte pour la vie. Que de fois on s’est demandé avec Henri Heine si la France, « qui a commencé la grande révolution de l’Europe, n’est pas en train de périr, tandis que les nations qui la suivront récolteront les fruits de son martyre héroïque ! » Heine répond en plaisantant, mais avec justesse : « Non, le peuple français ne se casse jamais le cou, de quelque hauteur qu’il puisse tomber, et se retrouve toujours debout. » Il n’y a pas là seulement adresse : la raison de cette indomptable vitalité du peuple français est un instinct d’indépendance et de progrès dont l’échec même provoque l’élan, et qui engendre une confiance invincible dans la victoire finale de la justice.


Le culte de la liberté et de la justice, avec la foi dans leur triomphe à venir, s’est tellement développé en France qu’il tend à y effacer presque tout autre culte : la seule religion vivace et profonde dans la France moderne est la religion du droit. M. Renan parle avec quelque ironie de ce qu’il appelle la « religion démocratique ; » il est certain qu’elle eut à son début, comme toutes les autres, son mysticisme et son fanatisme. Toutefois elle offre ce caractère original de n’impliquer rien de surnaturel ; l’idée du surnaturel est plus affaiblie en France que partout ailleurs, car elle n’est plus chez ceux qui la conservent encore qu’une superstition, et aux yeux des autres qu’une erreur. Le peuple français est trop rationaliste pour s’arrêter à moitié chemin dans des compromis, dans des demi-mesures, dans une demi-foi qui est une demi-incrédulité, en un mot dans des hypocrisies plus ou moins conscientes d’elles-mêmes. Sa foi n’offre à l’analyse psychologique rien de compliqué ni de difficile : en fait de religion positive, il croit tout ou rien. Il n’abjurera donc pas le catholicisme pour se faire protestant, comme quelques philosophes l’y invitent de nos jours[9] : il ne rejettera pas l’eucharistie pour admettre encore la divinité de Jésus ; il ne prétendra pas non plus qu’il est chrétien quand il est philosophe. Si un Voltaire s’efforce de renverser l’autel, il n’essaiera point de faire croire, comme les exégètes allemands, qu’il veut le relever. Au-delà du Rhin, ce sont les professeurs de théologie qui sapent la théologie, en continuant de l’enseigner pieusement dans leurs chaires officielles. M. Cousin possédait une curieuse médaille frappée à Berlin en l’honneur de Hegel, et que ce dernier lui avait donnée avec orgueil : sur le revers, Hegel est représenté en philosophe antique, écrivant sous la dictée d’un ange, qui lui-même s’appuie sur la religion tenant entre ses bras la croix de Jésus-Christ. Au fait, tous les grands philosophes allemands furent grands théologiens. De ce côté-ci du Rhin, au contraire, nous sommes faibles, très faibles même en théologie, étrangers aux doctes et subtils arcanes de la dogmatique, de la canonique, de l’exégétique. Les méchantes langues prétendent qu’un simple privat-docent d’Allemagne ou le moindre professeur d’Angleterre en sait plus sur ce point que toutes nos facultés de théologie ; et cette critique qu’on nous fait, la plupart des Français l’accepteront comme un compliment. C’est que chez nous l’incrédulité théologique n’est point, comme les systèmes allemands, à double et à triple fond. On est franc avec soi-même et avec les autres ; Voltaire, comme Boileau et Molière, appelle un chat un chat et un hypocrite un hypocrite, sans détour, sans paraboles, sans hyperboles et sans symboles. C’est là une marque de liberté et de logique tout à la fois : celui qui cherche des faux-fuyans et s’enveloppe de voiles n’est pas absolument indépendant, même quand il prétend faire acte d’indépendance ; il n’est pas non plus logique, car il admet un principe en prétendant repousser la conséquence nécessaire. Aussi la France est-elle la vraie patrie des « libres penseurs ; » ce mot, qui exprime si bien l’indépendance de la pensée, est français, la chose l’est aussi. Et il ne s’agit pas seulement des penseurs de profession, des philosophes et savans, ou des gens de haute culture intellectuelle ; il s’agit de la foule, du peuple proprement dit, des ouvriers et même des paysans. En Allemagne, surtout dans cette Prusse « soldatesque et bigote, » en Angleterre, aux États-Unis, le peuple n’éprouve aucun besoin de changer de religion ou de rejeter toute religion ; il continue de lire sa Bible, d’observer le dimanche, de chanter des cantiques, sans jamais poser à sa conscience cette question, franche et directe comme un problème de droit : « Suis-je chrétien, oui ou non ? ai-je le droit, oui ou non, d’aller au temple comme un croyant ? » En France, on a l’exemple presque unique d’un peuple qui en somme et en masse est libre penseur. Unique aussi dans l’histoire est ce grand mouvement politique et social accompli par le gros d’un peuple, dans la révolution française, sous l’influence d’une idée purement morale et juridique, sans mélange d’idées religieuses et même contre toute idée religieuse. Depuis ce temps, la morale est restée chez nous indépendante en fait, le droit indépendant, la politique indépendante. C’est pourquoi la part des traditions religieuses dans la législation n’est en aucun pays plus restreinte ; notre code, en sa généralité, n’est ni catholique ni protestant, le droit de l’homme y est posé comme purement humain, nullement divin et théocratique. — Cette absence de vraie foi religieuse, a-t-on dit, est une force de moins pour notre nation. — On oublie qu’elle est remplacée par une autre foi, la foi au droit et à la fraternité, la foi au progrès ; cette autre croyance, elle aussi, n’est-elle pas une force ? On serait donc mal fondé à refuser aux Français le ressort puissant d’une foi, seulement leur foi tend à se confondre avec la science, elle est toute rationnelle et sociale, conséquemment toute républicaine.

A tant de traits qui manifestent un caractère ennemi de tout obstacle et de toute borne, conséquemment de toute entrave et de toute servitude, la a psychologie des peuples » ne saurait manquer de reconnaître que notre premier et essentiel penchant, c’est l’amour de la liberté non-seulement pour nous-mêmes, mais pour tous les hommes et tous les peuples. Aussi est-ce sur la liberté humaine, conçue comme une prérogative supérieure à tout, respectable pour tous, égale chez tous, que la France devait finir par fonder l’idée du droit : point d’intérêt, point de force matérielle qui dût surpasser à ses yeux cette puissance morale. Il nous reste à suivre cette conception dans son développement et dans son histoire à travers les diverses écoles philosophiques de notre pays. Nous allons voir les philosophes du XVIIIe et du XIXe siècle formuler et ériger en théorie ce qui était déjà au fond de l’esprit national, si bien que les penseurs et le peuple se partagent l’honneur d’avoir fondé le droit nouveau.


III

La philosophie du droit dont la révolution française fut l’application subit trois influences diverses, celles du stoïcisme, du christianisme et du sensualisme anglais ; il est intéressant de voir si ces influences ont empêché son originalité.

L’influence stoïcienne et platonicienne est visible dans les pages dont Montesquieu a fait précéder son premier livre de l’Esprit des lois, sauf à ne plus en faire aucun usage dans les livres suivans. Rousseau a fort bien montré l’insuffisance de cette métaphysique : définir les lois les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, c’est ne définir encore que les lois naturelles et négliger les lois sociales, qui sont les rapports libres des volontés ; appeler droit « la raison gouvernant tous les peuples de la terre, » c’est s’en tenir à une formule abstraite qui ne peut fonder le droit réel, qui peut même devenir une justification du despotisme chez ceux qui ont la prétention de représenter la raison et la vérité. Aussi, tout en admettant ces définitions générales et ces sortes de lieux communs antiques, l’école française cherchera, dans sa philosophie du droit, à faire sortir la raison de la liberté même et la loi universelle d’une convention positive entre les volontés particulières. Si l’esprit stoïcien et romain subsiste dans l’esprit de la révolution, dont il altère même parfois la vraie nature, du moins y est-il dépassé et uni à de tout autres inspirations.

Autant on en peut dire du christianisme, auquel on a voulu ramener le plus pur de la révolution française. À coup sûr le christianisme, en élargissant l’idée de la fraternité universelle (déjà familière aux stoïciens) et en montrant mieux la grandeur morale de l’humanité, conférait par cela même à l’homme un prix inestimable. Pourtant cette valeur accordée à l’homme n’est après tout qu’une valeur empruntée qui lui vient d’en haut. Le même principe qui nous la concède nous la retire donc, car, si l’homme ne vaut que par Dieu, il ne vaut plus par lui seul, et le prix qu’il acquiert est déjà un don gratuit dont il n’a point l’honneur. La philosophie du XVIIIe siècle rejette cette idée de valeur octroyée, cette origine surnaturelle des titres de l’homme, et veut que l’homme soit respecté pour son humanité, non pour la grâce divine dont il est l’objet : bien plus, elle tend à faire descendre le principe divin dans l’homme, à considérer l’homme comme divin en lui-même et par lui-même : c’est ce qu’on appellera plus tard « la divinité immanente à l’homme » se substituant au dogme de la divinité transcendante. — Dans le christianisme, la liberté humaine est limitée par la grâce, elle est elle-même au fond œuvre de la grâce ; de plus, cause de mal comme de bien, elle ne vaut que par ses actes et non par elle-même, elle est un moyen, non une fin : l’idée de l’éternel salut ou de l’éternelle damnation entraîne nécessairement la subordination de la liberté à l’intérêt éternel. — Quant à l’égalité, elle est purement religieuse ; encore ne peut-on pas dire que les hommes sont égaux même devant Dieu, car la grâce est inégalement répartie ; les ouvriers de la dernière heure sont traités mieux que ceux de la première ; l’égalité des œuvres, des mérites même, ne fonde donc pas une réelle égalité devant le souverain juge. A plus forte raison n’y a-t-il point égalité de droits à ses yeux : rien n’est dû à l’homme par Dieu, l’homme n’a pas de droits proprement dits devant lui. Relativement aux autres hommes, droit implique revendication, et le christianisme ici encore n’admet guère que des devoirs : il parle surtout de patience, de résignation, de martyre, il tend la joue aux oppresseurs. Ajoutons que l’idée même de la grâce entraîne celle de l’inégalité, parce qu’elle se confond pour nous avec l’arbitraire : égalité et faveur s’excluent ; si beaucoup sont appelés, peu sont élus ; élection dit don accordé aux uns et refusé aux autres. Comment cette inégalité qui était érigée en dogme n’aurait-elle pas subsisté dans l’ordre social où tout était hiérarchie ? Il y a des nobles et des vilains dans le royaume de la grâce, à plus forte raison devait-il y en avoir dans les royaumes de la terre. — La fraternité même, dont la notion semble prédominante dans le christianisme, s’y appuie sur deux principes étrangers à l’esprit moderne : en premier lieu un principe mystique et théologique, la paternité de Dieu ; en second lieu, un principe purement matériel et historique, la paternité d’Adam. Les théologiens n’insistent pas sur la raison vraiment naturelle et morale, tirée de ce qu’un être raisonnable et libre, quelle que soit son origine céleste ou terrestre, est par cela même frère de tous les êtres raisonnables et libres. Aussi la fraternité chrétienne ne s’étend à la fin qu’aux élus et se ferme, comme le ciel, aux réprouvés, renonçant à les guérir, renonçant à les aimer. Comme la fraternité, la justice, dans le christianisme, repose en partie sur un principe charnel et matériel : par le péché originel, la justice et l’injustice sont dans le sang, et la responsabilité individuelle s’absorbe dans une sorte de responsabilité collective, dans une sorte de consanguinités. — Enfin l’idée du progrès et de la perfectibilité n’existe pas encore dans le christianisme, pour qui la terre n’est qu’un séjour passager d’épreuve, un lieu d’exil. Le moyen âge, les yeux tournés vers la vie à venir, professant une sorte de dédain pour l’existence présente, s’efforce d’être indifférent au bonheur dont on y peut jouir et aux progrès qu’on y peut faire : en toute condition sociale, ne peut-on pas se sanctifier ? Cela suffit ; pour le reste attendons la mort. Les spéculations philosophiques elles-mêmes sont toutes dirigées vers cette patrie mystique qui est au-dessus et au-delà du monde ou de l’humanité. Pour toutes ces raisons, la valeur de l’individu reste plutôt religieuse que civile et politique. Quoique devenant un centre et un objet d’amour dans la cité spirituelle et céleste, l’individu demeure civilement absorbé dans l’état selon la conception antique ; il n’est en dehors de l’autorité civile que par sa conscience religieuse, qui est elle-même soumise à l’autorité religieuse.

On sait comment, au XVIe siècle, les abus de cette autorité amenèrent avec la Réforme une réaction en faveur de la conscience individuelle. Puis la philosophie, distinguant peu à peu le domaine de la science et de la foi, arriva à proclamer avec Descartes l’évidence de la raison individuelle comme seule règle des recherches philosophiques et scientifiques. C’était admettre (principe capital) que, dans l’ordre intellectuel, la liberté de l’être raisonnable porte en elle-même sa règle et sa loi, que l’union même et l’égalité des libertés peut produire une véritable autorité, en d’autres termes que l’indépendance de la spéculation, loin d’aboutir à l’anarchie des intelligences, doit engendrer l’ordre et l’union finale des esprits dans la république des savans. En même temps Descartes, à tort ou à raison, représentait l’affirmation intellectuelle comme un acte de volonté, ce qui supposerait que la volonté libre n’est pas de son essence indifférente et arbitraire, mais plutôt en harmonie naturelle avec le vrai, pourvu qu’elle s’exerce sans obstacles. Descartes subordonnait partout l’intelligence à la volonté, jusque dans la cause première du monde, parce que la volonté était à ses yeux l’essence de l’être, de la perfection, du bien.

La philosophie du XVIIIe siècle, fidèle à la véritable méthode de Descartes en même temps qu’elle s’inspirait de Locke, appliqua aux questions civiles et politiques le principe moderne qui cherche à fonder l’autorité sur la liberté même. On avait vu la science, soumise à une sorte de régime démocratique, s’organiser, s’ordonner, se régler d’autant mieux qu’elle était plus libre, et devenir d’autant plus universelle à la fin qu’elle avait été plus individuelle en son origine ; on se demanda si, dans l’ordre social comme dans l’ordre scientifique, la liberté ne pourrait pas produire elle-même l’autorité, se faire à elle-même une loi, enfin si la complète union entre tous ne pourrait pas sortir peu à peu de la complète liberté pour chacun. Rousseau formula le premier en termes admirables le problème du droit civil et politique, qui est en même temps celui du droit naturel : « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La volonté humaine tend ainsi à devenir le principe premier de tout l’ordre social. Descartes avait dit qu’en Dieu l’ensemble des vérités nécessaires procède d’une volonté libre, que la nécessité en conséquence est une expression détournée de la liberté ; de même, dans l’ordre social, cette nécessité sacrée qu’on appelle la loi, au lieu d’avoir une origine mystique et métaphysique, ne serait-elle point simplement l’expression abstraite de la volonté générale ? ne serait-elle point seulement l’accord, la commune direction, la mutuelle garantie de toutes les volontés particulières ? Voilà la conception profonde par laquelle l’école de Rousseau ramène le droit à la volonté se respectant et s’affirmant elle-même. Un disciple de Jean-Jacques, Mirabeau, restera fidèle à son maître en définissant le droit « l’inviolabilité de la liberté » et en ajoutant que « le droit est le souverain du monde.. » Quant aux conséquences morales et métaphysiques de cette doctrine, Hegel les a résumées en disant : « Rousseau proclama.la : volonté l’essence de l’homme ; ce principe est la transition à la philosophie de Kant, dont il est le fondement. »

En faisant reposer désormais l’avenir du monde sur la liberté humaine, les philosophes français se trouvèrent logiquement amenés à considérer celle-ci comme un principe de perfectibilité sans limites. Ce caractère d’infinité que Descartes plaçait dans la volonté de l’homme et qu’il se représentait surtout comme un attribut métaphysique, le XVIIIe siècle en fit pour ainsi dire un attribut historique en le concevant comme une infinité de développement et de progrès, comme une infinité répandue à travers l’espace et le temps. Le principe de là, « perfectibilité indéfinie, » déjà en germe dans Descartes et Pascal, nettement : formulé par Turgot et Condorcet, devait renouveler non pas. seulement la philosophie de l’histoire, mais encore celle du droit. Le règne de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, renvoyé par le christianisme à un autre monde et attendu, de Dieu seul, le XVIIIe siècle l’espérait pour ce monde même et le. demandait à l’homme : le ciel descendait sur la terre comme un idéal qu’on ne peut sans doute atteindre, mais dont on peut et dont, on doit toujours se rapprocher.

Enfin la théorie du progrès moral et scientifique ne pouvait manquer d’entraîner à sa suites comme conséquence sociale, la conception du progrès économique et politique. Ramenez l’idée de liberté des hauteurs de la métaphysique abstraite sur le domaine de la réalité positive, elle y prendra une forme nouvelle et un nom nouveau : elle s’appellera la propriété. Toute question de droit pur finit par devenir une question de propriété. Or c’est encore en France que se développa l’économie politique : la meilleure répartition des droits entre tous appelait la meilleure répartition des richesses ; c’était le même problème traduit de l’ordre moral dans l’ordre matériel. Il importe ici de remarquer un fait, souvent oublié ou méconnu, c’est que l’idée de la propriété et celle du droit marchèrent toujours ensemble, aussi vagues l’une que l’autre dans le christianisme, toutes deux précises dans la philosophie du XVIIIe siècle, comme si elles étaient seulement deux aspects d’une même idée. Ce que nous appelons aujourd’hui le droit de propriété, droit naturel et indépendant de l’autorité civile ou religieuse, est une conception toute moderne opposée par les philosophes à la vieille tradition des jurisconsultes et des théologiens[10].

C’est Locke, et à sa suite Quesnay, Mercier de La Rivière, la plupart de nos économistes qui introduisirent, entre la liberté, cette propriété invisible, et la propriété, cette liberté faite visible, le moyen terme du travail. Là surtout se fit sentir sur la philosophie française l’influence de Locke, qui se combina avec l’influence du stoïcisme et du christianisme. La philosophie française n’en conserva pas moins un caractère propre et original. Locke, comme tous les Anglais, s’était préoccupé surtout de l’intérêt ; à ses yeux, la liberté était surtout un moyen, pour l’individu ou pour l’état, d’atteindre la plus grande somme possible d’utilité ; les Français, en s’emparant des idées anglaises, les généralisent, les étendent à l’humanité entière, et de plus substituent un sens moral au sens purement utilitaire ; ils demandent la liberté et l’égalité pour elles-mêmes et non pour quelque intérêt matériel qui leur serait supérieur. L’école française révolutionnaire a d’ailleurs eu conscience, dès l’origine, de cette différence qui subsistait entre les prémisses malgré la ressemblance des conclusions. Condorcet, par exemple, reproche à la constitution américaine « d’avoir eu pour principe l’identité des intérêts plus encore que l’égalité des droits. » — « Les principes sur lesquels la constitution et les lois de la France ont été combinées, dit-il encore, sont plus purs, plus profonds, plus précis que ceux qui ont dirigé les Américains ; les Français ont échappé bien plus complètement à l’influence de toutes les espèces de préjugés ; l’égalité des droits n’y a nulle part été remplacée par cette identité d’intérêt qui n’en est que le faible et hypocrite supplément[11]. »

En définitive, dans les trois doctrines qui ont servi d’antécédent à notre philosophie du droit, doctrine stoïque, chrétienne et anglaise, la liberté humaine était toujours considérée comme un moyen plutôt que comme un but : les stoïciens finissaient par l’absorber dans la raison universelle, les chrétiens dans la grâce divine et le salut de l’autre vie, l’école anglaise dans l’intérêt particulier ou général. La tendance de la philosophie française, au contraire, depuis Descartes jusqu’à Turgot, Condorcet et Rousseau, c’est d’attribuer à la liberté humaine la valeur d’une fin suprême, qui doit être aimée pour sa beauté propre, pour sa fécondité sans bornes et en quelque sorte pour son infinité.


IV

Passons maintenant du XVIIIe siècle au XIXe, et suivons rapidement la doctrine française du droit dans ses dernières transformations à travers les écoles de philosophie contemporaines. Nous verrons les questions devenir de plus en plus précises et aussi de plus en plus difficiles, si bien qu’aujourd’hui elles réclament un nouvel examen et, s’il était possible, une nouvelle solution.

Les philosophes de notre siècle qui ont critiqué ou défendu l’idée du droit léguée par la révolution peuvent se diviser en deux groupes : ici les partisans du fatalisme moral et historique, là les partisans de la liberté dans la conscience et dans l’histoire. Les premiers ont joué le rôle de dissidens par rapport à l’école philosophique de Rousseau et de la révolution. Parmi eux se présente d’abord Saint-Simon, dont l’influence subsiste encore de nos jours un peu partout sans être avouée nulle part. A la notion de liberté individuelle, Saint-Simon opposa de nouveau l’antique notion de l’autorité sociale, et cette autorité il la plaça successivement dans la science (prétention d’où devait sortir le positivisme), puis dans l’industrie, enfin dans une religion nouvelle « capable de forcer chacun de ses membres à suivre le précepte de l’amour du prochain. » L’école saint-simonienne se rapprochait ainsi de l’école théocratique, non moins hostile aux idées de liberté et d’égalité.

Issu du saint-simonisme, le positivisme rejeta à son tour toute idée de liberté morale ; comme le devoir absolu, le droit proprement dit est aux yeux d’Auguste Comte et de ses successeurs une entité métaphysique, parce qu’il renferme encore une notion d’absolu, une notion de « cause » agissant par elle-même et respectable pour elle-même. Abandonnant donc la tradition française du XVIIIe siècle, Auguste Comte repousse toute considération des droits de l’homme. « Le positivisme ne reconnaît à personne d’autre droit que de faire toujours son devoir… La notion du droit doit disparaître du domaine politique, comme la notion de cause du domaine philosophique… Le positivisme n’admet jamais que des devoirs, chez tous, envers tous, car son point de vue toujours social ne peut comporter aucune notion de droit, constamment fondée sur l’individualité… Tout droit humain est absurde autant qu’immoral. Et puisqu’il n’existe point de droits divins, cette notion doit s’effacer complètement comme purement relative au régime préliminaire et directement incompatible avec l’état final (de l’humanité), qui n’admet que des devoirs d’après des fonctions[12]. » On le voit, c’est Auguste Comte, c’est le fondateur de la « sociologie » qui a su formuler avec la plus parfaite logique la négation du droit de l’individu au profit du pouvoir social, négation qui se dissimule sous un faux idéalisme dans la philosophie de l’Allemagne contemporaine, et que l’école anglaise a reproduite sans en déduire les conséquences autoritaires. Auguste Comte avait une sorte de flair infaillible à l’égard de toute idée métaphysique cachée sous le langage moral ou social comme sous un abri capable de la dérober ; il a montré une rare pénétration en reconnaissant dans l’idée du droit un déguisement de l’idée de cause et, qui plus est, de cause libre.

En face des écoles autoritaires de Saint-Simon et de Comte s’élevait, au sein même du socialisme, l’école plus libérale et plus individualiste de Fourier. Fourier fonde tout droit comme toute économie politique sur la libre association. Par là, il se rapproche de Rousseau, car « l’attraction » des hommes entre eux qui les pousse à s’associer, et à s’associer suivant leurs goûts avec une liberté absolue, n’est pas sans analogie avec la volonté, qui, selon Rousseau, unit les individus par un contrat librement accepté. Mais la vraie association est-elle, comme le croit Fourier, celle des passions qui se rapprochent pour chercher en commun le bonheur, ou est-elle, comme l’avait dit Rousseau, celle des libertés qui s’unissent pour protéger leurs droits ? Si, contrairement à l’espérance de Fourier, les passions abandonnées à elles-mêmes ne manifestent point cette règle intérieure d’harmonie sur laquelle il comptait, ne faut-il pas revenir, pour fonder le droit, à quelque autre règle volontairement acceptée et mutuellement garantie ? — Aussi on vit en France les écoles fatalistes elles-mêmes passer peu à peu du culte de l’autorité à celui de la liberté, tout en conservant leurs doutes sur l’existence d’une liberté métaphysique et morale.

En face de ces écoles, d’autres s’élevèrent qui, plus ou moins fidèlement, développaient la pensée de la révolution française. Le principal continuateur de Rousseau fut le plus célèbre de nos socialistes, Proudhon, dont on n’a pas toujours apprécié à leur véritable valeur les idées philosophiques. L’auteur de la Justice dans la révolution et dans l’église, auquel on peut rattacher l’école de la morale indépendante, s’est efforcé de remettre en lumière le principe fondamental de la révolution, la dignité humaine, la dignité de l’être raisonnable et libre, se suffisant à lui-même pour établir tout ensemble son devoir et son droit, indépendamment des dogmes métaphysiques ou religieux. Par là aussi Proudhon et les partisans de la morale indépendante ont continué l’œuvre de Kant[13]. « Disciple de Comte en même temps que de Kant, » comme il le dit lui-même, Proudhon chercha à fonder le droit de l’homme au respect sur un fait : « L’homme, dit-il, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, et d’affirmer, sous ce rapport, son identité avec lui… Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne. » Mais cette faculté dont Proudhon admettait l’existence, il n’en proposa point une suffisante explication tant qu’il s’en tint au terme vague de sentir sa dignité. Quand il voulut donner à la dignité même une signification plus précise, tantôt il se contenta de la ramener à la liberté sans que sa doctrine se distinguât sur ce point des théories courantes, tantôt il sembla la réduire à la conscience de la force : on sait quelles dangereuses concessions il fit lui-même à la force dans sa théorie de la guerre et de la paix. En somme, Proudhon voulait fonder le droit sur un fait et sur un fait de conscience, le « sentiment de la dignité ; » mais un sentiment ne pouvait suffire à expliquer le caractère d’obligation et de nécessité dont nous revêtons l’idée du droit ; ne semble-t-il pas que le droit, au lieu d’être simplement un fait, est au contraire une idée dépassant et débordant le fait, qu’elle domine et qu’elle juge ?

De son côté l’école spiritualiste, avec Maine de Biran, Royer-Collard, Victor Cousin, Jouffroy, n’avait cessé de développer sous diverses formes la doctrine rationnelle qui place le fondement du droit et de la dignité dans la volonté libre. Cette volonté, pour Maine de Biran, éclate dans l’effort par lequel nous imprimons le mouvement à nos organes, dans le travail ; d’où Biran, s’il s’était occupé des questions sociales, aurait pu déduire que le travail, qui est la force personnelle en action, est le principe de la propriété personnelle ou plus généralement de tous les droits. Pour Royer-Collard et Victor Cousin, la volonté réside dans le pouvoir de choisir entre, le bien et le mal, dans le libre arbitre ; du libre arbitre procèdent à la fois le devoir et le droit, avec la responsabilité de chacun dans l’accomplissement de sa propre destinée. « Qu’est-ce que mon droit à votre respect sinon le devoir que vous avez de me respecter parce que je suis un être libre ? Mais vous-même vous êtes un être libre, et le fondement de mon droit et de votre devoir devient pour vous le fondement d’un droit égal et en moi d’un égal devoir. Je dis égal de l’égalité la plus rigoureuse, car la liberté et la liberté seule est égale à elle-même. « Il n’est pas possible de concevoir de différence entre le libre arbitre d’un homme et le libre arbitre d’un autre[14]. » Telle est la théorie qu’on retrouve, avec des nuances multiples, et chez les successeurs immédiats de Victor Cousin, et chez la plupart des spiritualistes contemporains. : La doctrine récente des nouveaux kantiens n’en diffère pas notablement, et le criticisme de M. Renouvier fonde également le droit sur la liberté, qui, à ses yeux, consiste essentiellement dans le libre arbitre. « Les relations de débit et de crédit des agens réciproques, c’est-à-dire le droit et le devoir comme termes corrélatifs,… se résument théoriquement de chaque côtés par la. dignité, c’est-à-dire la liberté, la personnalité même, et par le respect de cette dignité[15]. »

On le voit par cette simple esquisse des principales, théories de notre siècle, c’est une doctrine devenue aujourd’hui classique en France que de faire reposer le droit sur la liberté morale, et toutes les écoles contemporaines de notre pays, sauf les positivistes, reviennent après plus ou moins de détours à cette théorie en quelque sorte nationale. Il faut croire pourtant que la conception française du droit renferme en elle-même quelque chose d’incomplet et d’obscur, puisqu’elle est si loin encore d’avoir rallié les esprits soit dans l’Allemagne et l’Angleterre, soit dans la France même, où elle fait le fond de la philosophie populaire et de la philosophie universitaire. Il est certain qu’un grand nombre de difficultés semblent encore rester sans solution dans cette doctrine. Contentons-nous d’indiquer les principales, afin de bien faire comprendre quel est l’état actuel de la question et quels nouveaux éclaircissemens elle réclame.


V

Les philosophes de notre pays s’en sont tenus trop souvent, dans leurs théories du droit, à des expressions vagues et générales sur la « dignité, » sur le « respect de la personne humaine, » au lieu de déterminer nettement ces trois points : la valeur de la liberté, la relation de la liberté avec sa fin, la nature intime de la liberté. En premier lieu, il eût fallu marquer avec plus d’exactitude le fondement et le degré de cette dignité qu’on attribue aux êtres libres ; est-elle limitée ou infinie, subordonnée ou indépendante, relative ou absolue ? En d’autres termes, pour quelle raison précise la liberté est-elle grande, noble, inviolable ? A-t-elle sa valeur en elle-même ou l’emprunte-t-elle à un principe supérieur ? Victor Cousin et généralement les spiritualistes de l’école française ont subordonné la liberté au devoir, à la « loi morale, » à la « loi de la raison, » à une règle fournie par l’intelligence ; mais alors comment soutenir que le libre arbitre est en lui-même sacré et respectable ? Comment la liberté peut-elle être ainsi tout ensemble inviolable et subordonnée à une fin ? Cette relation de la liberté à sa fin n’était guère expliquée dans l’école de Victor Cousin. On ne la concevait plus à la manière de Kant et de Fichte, selon lesquels la fin de la liberté est la liberté même : on n’aurait osé dire avec eux, au sens propre des mots, que « l’humanité est fin en soi, » ou avec Proudhon et les partisans de la morale indépendante, que la justice est humaine, rien qu’humaine, que le principe du droit est l’homme même et non quelque être supérieur ou quelque loi supérieure. La liberté demeurait donc un simple moyen pour l’accomplissement de notre destinée ; or il ne semble pas que ce qui est seulement un moyen puisse fonder un droit absolu. Dans le fait, on a toujours vu Victor Cousin et les doctrinaires maintenir avec Royer-Collard et Guizot ce qu’ils -appelaient « la souveraineté de la raison, » les « droits de la raison, » et en déduire dans la politique des conséquences favorables à l’aristocratie, ce droit des plus raisonnables et des plus sages, ou de ceux qu’on préjuge tels. Le compromis de la monarchie constitutionnelle, mélange de principes opposés, était l’expression fidèle d’une métaphysique en quelque sorte constitutionnelle elle-même, démocratique par le principe de l’inviolabilité de la liberté, aristocratique par la subordination de la liberté à une loi supérieure.

Si la valeur de la liberté et sa relation avec sa fin demeurèrent ainsi dans le vague pour l’école spiritualiste, c’est que le même vague subsistait sur la nature intime de la liberté. Par la liberté morale, la plupart des spiritualistes français n’ont entendu autre chose que le libre arbitre, et ce libre arbitre, on ne l’a jamais sérieusement distingué de la liberté d’indifférence ; car il se ramène à la puissance de vouloir dans un seul et même instant, toutes circonstances égales d’ailleurs, une chose ou son contraire, le plus grand bien ou le moindre, le bien ou le mal. En admettant l’existence de ce pouvoir si contesté, avait-on du moins trouvé pour le droit un fondement solide ? Nullement. Cette faculté attribuée à l’homme de vouloir une chose quand il pourrait vouloir l’opposé n’est qu’une force à double effet, comme la force de la vapeur qui peut faire aller une locomotive aussi bien en arrière qu’en avant ; mais la locomotive est-elle plus sacrée et plus inviolable parce qu’on y peut renverser la vapeur et appliquer la force motrice à deux fins ? Ne semble-t-il pas au contraire que cette possibilité même de deux directions, dont l’une peut être fort dangereuse, autorise et nécessite une surveillance assidue de la machine ? Il ne servirait à rien de répondre que, si la machine est sans droit, c’est que le mouvement en avant ou en arrière vient en réalité du mécanicien. Supposez que la volonté du mécanicien puisse aussi se renverser avec la même facilité que la vapeur et ait la faculté de vouloir les contraires ; supposez, ce qui revient au même, que la locomotive puisse elle-même changer sa direction, on ne voit pas comment déduire de là son inviolabilité. Il y a plus, une telle machine serait si dangereuse pour la société humaine qu’on s’empresserait de la soumettre par tous les moyens à une règle fixe. Non moins périlleuse serait une volonté capable de tout vouloir et de se déterminer d’une manière imprévue entre tous les contraires : auprès d’elle, personne ne serait en sûreté. Ne prononce-t-on pas l’interdiction et la séquestration contre les fous, dont les décisions sont ainsi arbitraires et impossibles à prévoir ? Ne rétablit-on pas le centre de gravité dans la balance folle qui tombe à droite et à gauche ? Ce que beaucoup de philosophes se sont figuré comme la liberté de la volonté semble au contraire la folie de la volonté. En présence de cette liberté prétendue, de cette liberté fantasque, nous nous empresserions d’abord de nous garer, puis de la détourner de notre chemin comme on détourne un chariot emporté par un cheval sans frein. Le droit ne peut trouver son fondement métaphysique et moral dans la liberté d’indifférence.

On s’est efforcé d’ordinaire, dans l’école spiritualiste, d’établir une distinction entre cette liberté d’indifférence et sans motifs, trop évidemment étrangère au droit comme au devoir, et le libre arbitre ou pouvoir de choisir entre les divers motifs d’action, sur lequel Victor Cousin et ses successeurs établissent le devoir et le droit. C’est aussi à la liberté des alternatives, au pouvoir de choisir entre les contraires que M. Renouvier ramène finalement toute liberté intérieure : la liberté morale est tellement inséparable à ses yeux de l’idée d’alternative et de la représentation des contraires, qu’il la fait consister dans une « indétermination des futurs » permettant d’attendre en des circonstances identiques des décisions différentes de la volonté. Mais cette conception du libre arbitre ne se réduit-elle pas elle-même, en dernière analyse, à la liberté d’indifférence ou d’indétermination ? Vainement M. Renouvier, avec d’autres psychologues, remarque que la liberté d’indifférence est le pouvoir de choisir sans motifs, tandis que le libre arbitre est le pouvoir de choisir entre plusieurs motifs différens. Selon lui, si je n’ai aucun motif pour aller à droite plutôt qu’à gauche dans une promenade, et que cependant je me décide pour l’un des côtés, ce sera la liberté d’indifférence entendue à la façon de Reid, liberté toute chimérique ; mais, si j’ai des motifs d’intérêt pour dire le contraire de ce que je pense et des motifs de devoir pour dire la vérité, le choix entre la sincérité ou le mensonge sera un choix entre deux actes diversement motivés, et non entre deux actes sans motifs. — Ainsi raisonnent tous les partisans du libre arbitre entendu comme un choix entre des motifs contraires ; par malheur cette conception se résout encore, quand on l’examine de plus près, en une liberté d’indétermination incapable de fonder le droit. En effet, pour qu’une balance s’incline sans poids, il n’est pas nécessaire qu’il n’y ait aucun poids dans les plateaux ; il suffit ou que les poids se fassent équilibre et que cependant la balance s’incline, ou qu’il y ait un poids plus fort et que cependant la balance penche du côté le plus faible. Dans les deux cas, on aura le droit de dire : Voici une balance qui s’incline en l’absence de tout poids ou même contre tout poids, une balance indéterminée et indifférente aux poids. Telle serait la volonté dans le choix entre les contraires[16]. Admettons cependant qu’un égal pouvoir de détermination entre les contraires nous soit accordé, comment fonder là-dessus le droit ? Nous voilà revenus après ce détour en face des mêmes objections que tout à l’heure. Qu’y a-t-il dans l’idée d’indétermination, demanderons-nous de nouveau, qui commande le respect et motive l’inviolabilité ? Qu’y a-t-il aussi de sacré dans la multiplicité ou la diversité possible des décisions ? Un pendule qui oscille est-il pour cela plus respectable ? Une hache à deux tranchans est-elle plus inviolable que si elle en avait un seul ? Un revolver à six coups confère-t-il plus de droit qu’un pistolet à un coup ? Parce que je pourrais à mon gré, faisant tourner ma volonté en tous sens, vous ravir vos biens ou ne pas vous les ravir, prendre votre vie ou ne pas la prendre, auriez-vous pour moi plus de respect ? — Plus de crainte, je l’accorde, mais quant au respect, comment le motiver par cette étrange raison : « Voici un homme tout aussi capable, s’il le veut, de faire un scélérat qu’un citoyen honnête ! » Cette parfaite capacité pour la scélératesse comme pour l’honnêteté, ce caractère également propre à tout, d’où peuvent jaillir les actions les plus opposées, cette puissance ambiguë et indéterminée en soi qui fait sortir les contraires du néant par un fiat incompréhensible, ne contient en elle-même rien qui détermine le respect plutôt qu’un autre sentiment. Indifférente en elle-même, cette volonté laisse ma volonté indifférente à son égard tant qu’elle n’agit pas ; quand elle agit, je profite de l’action si elle favorise mes intérêts, j’essaie de l’empêcher si elle les contrarie, mais en aucun cas ne s’applique l’idée morale du droit. Droit et arbitraire s’excluent. Ce n’est pas cette parole royale : « Tel est notre bon plaisir, » qui peut rendre inviolable celui dont elle émane ; de ce principe : « j’ai l’égal pouvoir de faire une chose ou son contraire, » nous ne voyons pas comment tirer cette conclusion : mon pouvoir de faire une chose ou son contraire est un droit, et il faut le respecter.

On dira : — Ce libre arbitre, ce pouvoir absolu de réaliser les contraires fonde le droit chez l’être ou il réside parce qu’il le distingue de tous les autres êtres, par exemple des choses ou des animaux, lesquels ne peuvent agir que d’une façon déterminée par les circonstances ; le libre arbitre, étant supérieur à tout, rend l’homme lui-même supérieur à tout le reste. — Mais pourquoi, demanderons-nous à notre tour, cette sorte de liberté serait-elle supérieure à tout ? Encore une fois pourquoi l’indétermination constitue-t-elle un avantage sur la détermination ? Si le pouvoir absolu de réaliser les contraires est ce qu’il y a de plus haut et est supérieur à toutes choses, on pourra dire que ce pouvoir absolu est le bien même en son essence, car s’il avait un bien supérieur à lui, il ne serait plus absolu ni suprême. Dès lors, quoi qu’il fasse, inséra toujours le bien, il sera toujours bon, et tous ses actes, étant également le produit d’un même pouvoir absolu, seront bons, seront justes, seront conformes au droit. Si au contraire on prétend que le pouvoir absolu de réaliser les contraires a une loi à suivre et que, selon le choix qu’il fait, il mérite ou démérite, cela supposera quelque chose de supérieur à ce pouvoir, un bien plus haut, une loi extérieure s’imposant à lui ; dès lors il n’est plus le principe suprême ; ce sera cette loi supérieure qui fondera le droit, et non la puissance des contraires. — De plus cette puissance n’entraînera pas, comme il le semblait au premier abord, la responsabilité qu’on veut fonder, le mérite ou le démérite qu’on veut établir. En effet, le mérite et la responsabilité supposent l’imputabilité, et celle-ci suppose un certain lien entre les actions et le moi qui les produit : si une action sort du fond indéterminé et obscur de l’être alors que l’action opposée aurait pu aussi bien en sortir, comme un coup de foudre imprévu sort de la nue, quel lien y aura-t-il entre l’être et son action ? Comment faire retomber sur l’être même le mérite d’une action qui est en quelque sorte détachée de lui, qui ne dérive pas nécessairement de son caractère, qui est comme un accident et non comme une marque essentielle de sa physionomie ? Le libre arbitre, en tant que pouvoir de faire une chose ou son contraire, est impossible à distinguer du hasard, et c’est ce qu’Épicure avait fort bien vu ; mais le hasard ne fonde pas l’imputabilité ni le mérite.

Ce n’est pas tout. Si le libre arbitre résidant dans la puissance des contraires est ce qu’il y a de supérieur à toutes choses, la vertu, qui diminue cette puissance, ne vaudra pas mieux que le vice, qui produit une diminution analogue : un homme vertueux ne s’enlève-t-il pas à lui-même le pouvoir de choisir entre le bien et le mal ? Ne devient-il pas incapable de commettre un meurtre, un vol, une infamie ? Il accroît donc dans sa volonté la part de la détermination aux dépens de l’indétermination ; dès lors il diminue sa liberté absolue de réaliser les contraires, et si cette liberté est le bien, le droit, l’objet du suprême respect, la vertu qui l’amoindrit est un vice. La liberté de l’homme vertueux sort de cette indétermination et de ce mystère où elle se voilait d’abord comme une divinité cachée dans le tabernacle : elle prend une forme déterminée et une figure ; elle prend un caractère, des traits précis, et en quelque sorte humains ; ce n’est plus une divinité, elle est déchue de l’absolu pour tomber dans le relatif. Elle n’est. plus supérieure à l’intelligence et, comme disait Platon, à l’essence : elle prend une essence définissable et des qualités spécifiques ; dès lors elle n’est plus le libre arbitre absolu.

On le voit, le libre arbitre, qui peut également agir contre la raison ou pour la raison, ne semble pas nous conférer une inviolabilité plus grande que si nous étions nécessairement déterminés au meilleur ou au plus utile. Quand on veut faire de ce libre arbitre la fin la plus haute à poursuivre, on place la fin suprême et le droit qui en dérive dans l’indétermination ; quand on se contente d’en faire un moyen, on donne gain de cause, volontairement ou involontairement, à la doctrine théocratique qui se défie de la liberté, instrument de mal comme de bien, origine du péché et de la contagion du péché, — doctrine qui ne peut manquer d’aboutir à la suppression du droit humain, car le libre arbitre de l’homme n’est plus respectable qu’autant qu’il est conforme à la loi de Dieu. Outre que la liberté réduite au libre arbitre ne semble guère propre à fonder un droit vraiment absolu de l’homme au respect de l’homme, elle demeure en elle-même exposée à toutes les objections des esprits scientifiques et positifs. Comment admettre un libre arbitre en contradiction avec les lois de la science et de la nature, où se constate un déterminisme universel ? Un tel libre arbitre, mystère de la raison, serait en même temps le scandale de la nature. Au point de vue même de la pure psychologie, comment constater qu’au moment même où nous prenons une résolution nous pourrions prendre la résolution contraire, puisqu’en fait l’expérience nous montre seulement une action accomplie et non deux ? Le sentiment intérieur qu’invoquent les spiritualistes ne peut-il s’expliquer par une illusion d’optique intérieure ? Comment surtout établir le paradoxe psychologique de l’égalité du libre arbitre chez tous les hommes ? Si c’est là, comme le croient Victor Cousin et ses successeurs, le vrai fondement de l’égalité sociale, cette dernière n’est-elle pas grandement compromise aux yeux de l’expérience, qui nous montre tant de degrés dans l’énergie de la volonté humaine, dans la possession de soi, dans la liberté morale, et par cela même tant d’inégalités de fait entre les personnalités prétendues égales ? Réduite à des généralités aussi vagues sur la liberté et la dignité, la doctrine spiritualiste ne pourrait satisfaire les esprits rigoureux. Telles sont les principales difficultés auxquelles cette doctrine est exposée et que nous avons dû nous borner à indiquer. Elles se résument dans le dilemme suivant : Si le libre arbitre constitue par lui-même le droit, abstraction faite du bien, comme le libre arbitre est indéterminé de sa nature et susceptible de tous les contraires, l’homme se trouve avoir le droit en tout et le droit à tout, quoi qu’il fasse, et il n’y a pas de raison pour limiter son libre arbitre par le respect d’autrui : je suis absolument libre de réaliser les contraires, vous êtes-absolument libre de réaliser les contraires, pourquoi imposerais-je une limite à mon action dans l’intérêt de la vôtre ? Absolus tous les deux et égaux dans notre pouvoir intime, limités et inégaux dans notre force extérieure, nous en viendrons à la lutte comme deux rois absolus qui se trouvent rivaux, et en fait c’est le droit du plus fort qui triomphera. Si au contraire le libre arbitre n’est pas respectable dans son indétermination, mais dans la détermination qu’il se donne, il n’est plus respectable que par un certain bien qui est sa fin en même temps que la fin des autres hommes. C’est alors cette fin seule qui est absolument sacrée et respectable, seule elle est le droit ; le libre arbitre de l’homme ne pourra plus être respecté pour lui-même, mais seulement dans la mesure où il concourra à la réalisation du bien ; comment donc soutenir encore que l’homme a des droits en tant qu’homme et en tant qu’être libre ? On ne peut plus dire qu’il ait par lui-même aucun droit ; le libre arbitre n’étant qu’un moyen qui souvent se retourne contre sa fin, il est possible et légitime de le l’amener à cette fin par toutes les voies possibles, comme l’enseignent les écoles catholiques-et autoritaires : la fin justifiera les moyens. On pourra et on devra contraindre an besoin la liberté pour son propre bien et pour le bien des autres, sans qu’elle puisse revendiquer cette prérogative d’un respect absolu qu’on appelle le droit.

En un mot, ou le libre arbitre est indétermination pure, et à ce titre absolument respectable, mais alors toute action est bonne et juste, et il n’y a plus de moralité ni de droit-, ou le libre arbitre a une loi supérieure à lui qui doit déterminer sa direction ; mais alors il peut choisir le mal, et il n’est pas absolument respectable.

Ainsi l’idée qu’on se fait généralement de la liberté dans l’école spiritualiste semble plutôt propre à supprimer le droit qu’à l’établir. D’autre part le fatalisme absolu des positivistes paraît encore plus inconciliable avec l’idée du droit, et les difficultés ne sont pas moindres de ce côté que de l’autre, nous avons vu combien Auguste Comte s’est montré logique en rejetant tout ensemble l’idée de droit et l’idée de cause. Si en effet un être est fatalement déterminé par des forces qui lui sont étrangères, sans activité et sans causalité personnelles, sans qu’il soit lui-même une force et un facteur de sa propre destinée, s’il monte ou descend passivement dans le milieu moral plus ou moins haut, plus ou moins bas, par une loi analogue au principe d’Archimède, comme un corps qui monte ou descend dans le milieu atmosphérique selon la force expansive qui le soulève, ont ne voit pas ce qu’il aurait en lui-même qui put lui donner une valeur propre, lui attribuer une dignité, lui conférer un droit. Que la volonté humaine soit telle, elle perdra tout son prix intrinsèque : le problème social redeviendra un simple calcul de forces ou d’intérêts, comme dans la philosophie allemande ou anglaise, et la conception française sera réduite à une pure illusion.

Ainsi l’étude des fondemens du droit nous amène finalement en face d’une sorte d’antinomie : d’un côté on ne voit pas comment un être sans aucune liberté morale aurait des droits ; d’un autre côté on ne voit pas comment la liberté, du moins telle qu’on l’entend d’ordinaire, pourrait conférer des droits. Si donc la philosophie française veut se soutenir contre les doctrines adverses, il faut qu’elle explique avec précision ce qu’elle entend par liberté, il faut quelle en cherche une notion qui soit également, distante de la volonté indifférente et de la nécessité fatales.

Nous l’avons reconnu, la doctrine française qui fonde le droit sur la liberté morale n’est pas seulement la doctrine d’un homme, mais celle d’un peuple, et naguère encore, avant le développement des écoles allemandes et anglaises, elle semblait devenue celle de tous les peuples ; elle a de trop profondes racines dans le caractère national et dans la philosophie nationale, elle a eu en même temps trop d’influence sur le développement des institutions civiles ou politiques, non-seulement en France, mais dans toute L’Europe, pour qu’on puisse l’abandonner sans un mûr examen et sans avoir tenté par un nouvel effort de la rendre plus solide. Ainsi nous apparaît la nécessite d’indiquer, dans une prochaine étude, les points sur lesquels la doctrine française du droit doit selon nous recevoir quelque perfectionnement. Une fois complétée, cette doctrine pourrait peut-être maintenir en face des philosophes adverses la vérité relative de son propre point de vue ; en même temps seraient mieux comprises l’originalité de notre caractère national et l’utilité de l’influence française pour le progrès universel.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1874, le Droit, la force et le génie d’après les écoles allemandes contemporaines, et, dans la Revue du 15 avril 1875, le Droit et l’intérêt d’après l’école anglaise contemporaine.
  2. On a aussi noté bien des fois cet instinct de fraternité qui faisait considérer à nos ancêtres comme un honneur par excellence le sacrifice de soi à autrui. Déjà ils donnaient le nom même de fraternité, brodeurde, aux associations où de jeunes guerriers, Rattachant à quelque chevalier en renom, s’imposaient un dévoûment absolu à sa personne dans la vie et dans la mort, « montant sur le bûcher, disent Polybe et César, en même temps que celui qui les avait aimés. » Enfin, à cet instinct de fraternité se joignait un certain sentiment d’égalité qui comblait parfois les distances entre les classes et les sexes, qui permettait à l’esclave ou à la femme d’entrer par libre adoption dans le collège des druides, à la jeune fille de choisir librement son époux, à l’épouse d’avoir une personnalité libre, une propriété, une part dans l’administration des biens communs ; premier pressentiment de la famille telle que notre droit l’a intitulée en France. Ces sentimens égalitaires avaient leur origine dans un amour déjà vif de la liberté, joint à une idée encore vague de la valeur inhérente à la personne humaine. La manifestation la plus frappante de cette idée est la vivacité de la foi gauloise à l’immortalité personnelle. La Gaule croyait que les personnes et les affections ont un prix trop inestimable pour ne pas survivre à la mort même : la mort n’est que « le milieu d’une longue vie. » Les anciens, on le sait, reviennent sans cesse sur la force et l’importance de cette croyance, qui entraînait dans la pratique un mépris de la mort et un courage indomptables : Non paventi funera Gallicœ.
  3. , Voyez, dans l’Ancien régime de M. Taine, le chapitre consacré à expliquer les privilèges des seigneurs et du roi, p. 14 et suiv.
  4. Henri Heine, voyant avec raison dans Paris le cœur même de la France, saluait en cette ville « la ville de l’égalité, de l’enthousiasme et du martyre, la ville rédemptrice qui a déjà tant souffert pour la délivrance temporelle de l’humanité. » (La France.)
  5. Histoire de l’Europe pendant la révolution française, trad, de Mlle Bosquet.
  6. La Réforme intellectuelle, préface. Paris, 1872.
  7. Il y a du vrai dans ce que disait Henri Heine : « C’est dans le sens le plus étroit de l’esprit de corporation que le peuple anglais demande sa liberté, c’est-à-dire ses libertés accordées par chartes et privilèges ; la liberté française, liberté faite pour le genre humain, liberté dont tout l’univers, les titres de la raison à la main, se mettra un jour en possession, est essentiellement et pour elle-même odieuse aux Anglais. Ceux-ci ne connaissent qu’une liberté anglaise, liberté anglo-historique, patentée à l’usage des sujets par sa majesté le roi de la Grande-Bretagne, basée sur quelque vieille loi, par exemple du temps de la reine Anne. » (La France, p. 205.)
  8. Le Peuple, p. 71.
  9. Par exemple M. Renouvier.
  10. Qu’on lise sur ce point, dans l’Histoire de la science politique de M. Janet, les doctrines des pères et docteurs de l’église ; on ne pourra manquer de conclure avec lui que « la doctrine d’un droit de propriété antérieur et supérieur à la volonté souveraine de l’état est une doctrine révolutionnaire toute moderne, qui date historiquement des trois révolutions anglaise, américaine et française, et qui théoriquement se rencontra pour la première fois dans Locke et les économistes français. » — « Otez le droit des empereurs, disait saint Augustin, qui osera dire : Cette maison est à moi ? » (In evang. Job. VI, 23.) — « Otez le gouvernement, disait Bossuet, la terre et tous ses biens sont aussi communs entre les hommes que l’air et la lumière… Du gouvernement est né le droit de propriété, et en général tout droit doit venir de l’autorité publique. « Politique, I, III, 4.
  11. Tableau historique des progrès de l’esprit humain, neuvième époque.
  12. Cours de philosophie positive, t. VI, p. 454. 2e édition.
  13. Proudhon a parfaitement formulé le caractère purement humain et, comme on dit dans l’école, immanent du droit et de la justice. — « J’écarte tout théologisme, toute théorie de l’absolu… La justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine : c’est lui faire tort que de la rapporter de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l’humanité. Que la philosophie s’occupe tant qu’elle voudra de la nature de Dieu et de ses attributs, ce peut être son droit et son devoir. Je prétends que cette notion de Dieu n’a rien à faire dans nos constitutions juridiques, pas plus que dans nos traités d’économie politique et d’algèbre. La théorie de la raison pratique subsiste par elle-même ; elle ne suppose ni ne requiert l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ; elle serait un mensonge si elle avait besoin de pareils étais. » On reconnaît la thèse qui fut plus tard soutenue par les partisans de la morale indépendante dans un journal consacré tout entier à ce grand problème. « Le droit de l’homme vis-à-vis de l’homme, continue Proudhon, ne peut être que le droit au respect ; mais qui déterminera dans le cœur ce respect ? La crainte de Dieu, répond le législateur antique. L’intérêt de la société, répondent les novateurs modernes, athées ou non athées. C’est toujours placer la cause du respect, partant le principe du droit et de la justice, hors de l’homme, et par conséquent nier ce principe même, en détruire la condition sine qua non, l’innéité, l’immanence. » (La Justice dans la révolution et dans l’église, t. Ier, p. 84.) Restait à expliquer le vrai fondement de ce respect auquel l’homme a droit de la part de l’homme.
  14. Justice et charité.
  15. Science de la morale, II, 480.
  16. Supposons en effet que les deux motifs contraires soient des forces équivalentes, ils s’annulent, et le choix de la volonté, qui a lieu cependant, est indéterminé ou sans motif ; s’ils ne sont pas équivalens et que je choisisse l’acte dont les motifs ont en moi le moins de force, j’agis non-seulement sans motif, mais contre tout motif ; enfin, si je me détermine dans la direction des forces les plus puissantes au sein de ma conscience, il y a alors motif, mais aussi on ne voit pas comment j’aurais pu, avec la même disposition intérieure, avec le même caractère et dans les mêmes circonstances, prendre une détermination diamétralement opposée. M’attribuer ce pouvoir, c’est toujours placer en moi le hasard d’Épicure, la liberté d’indifférence qui se détermine a tâtons avec un bandeau sur les yeux, sans voir la raison effective de son acte. Cette raison, en réalité, ce sera quelque force étrangère à la volonté, quelque concours fortuit de circonstances, en définitive une nécessité cachée.