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L’Idiot/I/Chapitre 15

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 205-218).

XV

La femme de chambre Katia entra fort effrayée.

— Dieu sait ce qu’il y a là, Nastasia Philippovna, dix individus, tous ivres, ont pénétré dans l’appartement et demandent à vous voir ; ils m’ont jeté le nom de Rogojine ; vous le connaissez, disent-ils.

— C’est vrai, Katia, introduis-les tous à l’instant même.

— Tous ! … Est-ce possible, Nastasia Philippovna ? Ce sont des gens de si mauvaise mine !

— Fais-les entrer tous, Katia, tous jusqu’au dernier, n’aie pas peur ; d’ailleurs, tu voudrais les empêcher d’entrer que tu n’y réussirais pas. Oh ! quel bruit ils font, c’est comme tantôt ! Messieurs, continua-t-elle en s’adressant à ses visiteurs, — vous trouverez peut-être mauvais que je reçoive en votre présence une telle société. Je le regrette fort et je vous fais mes excuses, mais il le faut, et je désire beaucoup que tous vous consentiez à être témoins du dénoûment. Du reste, ce sera comme il vous plaira…

Les invités ne cessaient de se regarder avec étonnement et de se parler à voix basse, mais une chose était parfaitement claire pour eux : tout cela avait été concerté, arrangé d’avance, et Nastasia Philippovna, bien que folle assurément, ne se laisserait démonter par rien. Tous étaient dévorés de curiosité. D’ailleurs, personne n’avait lieu d’être trop inquiet. Il ne se trouvait là que deux dames : Daria Alexievna et la belle mais silencieuse inconnue. La première en avait vu bien d’autres et ne s’intimidait pas facilement. La seconde ne pouvait sans doute comprendre de quoi il s’agissait. C’était une étrangère, une Allemande, qui ne savait pas un mot de russe. De plus, sa bêtise paraissait égale à sa beauté. Ses connaissances l’invitaient à leurs soirées, simplement parce qu’elle était décorative. On la montrait aux visiteurs, comme on exhibe un tableau de prix, un vase, une statue ou un écran. Quant aux hommes, Ptitzine, par exemple, se trouvait être l’ami de Rogojine ; Ferdychtchenko était là comme un poisson dans l’eau ; Ganetchka n’avait pas encore pu se remettre de sa stupeur, mais une force irrésistible le clouait à son pilori ; le vieux professeur ne comprenait guère ce qui se passait : témoin de l’agitation extraordinaire à laquelle étaient en proie la maîtresse de la maison et son entourage, il avait envie de pleurer et tremblait littéralement de frayeur, mais le vieillard aurait mieux aimé mourir que d’abandonner dans un pareil moment Nastasia Philippovna, qu’il adorait comme un grand-père peut adorer sa petite-fille. Pour ce qui est d’Afanase Ivanovitch, certes, il lui répugnait fort de se compromettre dans de telles aventures, mais l’affaire l’intéressait trop, nonobstant la tournure insensée qu’elle avait prise, et puis deux ou trois petits mots, tombés des lèvres de Nastasia Philippovna, l’avaient tellement intrigué, qu’il ne voulait pas s’en aller sans en avoir l’explication. Totzky résolut donc de rester jusqu’à la fin, et l’attitude d’un spectateur silencieux fut celle qu’il crut devoir adopter comme la plus compatible avec sa dignité. Seul, le général Épantchine, blessé de la façon incivile dont on venait de lui rendre son cadeau, se refusait à supporter plus longtemps toutes ces excentricités. Si tout à l’heure, sous l’influence de la passion, il avait poussé la condescendance jusqu’à daigner prendre place à côté de Ptitzine et de Ferdychtchenko, à présent se réveillaient chez Ivan Fédorovitch le respect de lui-même, le sentiment du devoir, la conscience de ce qu’il devait à son rang social et à sa position dans le service. Bref, il ne cacha point qu’un homme comme lui ne pouvait se commettre avec Rogojine et ses compagnons.

Nastasia Philippovna l’interrompit dès les premiers mots :

— Ah ! général, je n’y pensais plus ! Mais soyez sûr que j’avais prévu ce désagrément pour vous. Si cela vous choque tant, je n’insiste pas pour vous retenir, quoique j’eusse désiré, en ce moment surtout, vous voir auprès de moi. En tout cas, je vous suis bien reconnaissante de votre visite et de votre flatteuse attention, mais si vous avez peur…

— Permettez, Nastasia Philippovna, s’écria le général dans un élan de générosité chevaleresque, — à qui parlez-vous ? Mais c’est par dévouement qu’à présent je resterai auprès de vous, et s’il y a, par exemple, quelque danger… D’ailleurs, j’avoue que ma curiosité est excitée au plus haut point. Je craignais seulement qu’ils n’abîmassent les tapis ou ne brisassent quelque chose… À mon avis, il ne faudrait pas les recevoir, Nastasia Philippovna !

— Rogojine lui-même ! annonça Ferdychtchenko.

— Qu’en pensez-vous, Afanase Ivanovitch ? demanda tout bas le général à Totzky ; — est-ce qu’elle n’est pas folle ? J’entends : folle, au sens propre du mot, dans l’acception médicale, — hein ?

— Je vous ai dit qu’elle avait toujours eu une prédisposition à cela, murmura d’un air fin Afanase Ivanovitch.

— Et puis la fièvre…

Depuis sa visite chez Gania, la bande de Rogojine s’était enrichie de deux nouvelles recrues : un vieillard débauché qui avait rédigé dans son temps un petit canard scandaleux, et un sous-lieutenant en retraite. Il circulait une anecdote sur le compte du premier : on racontait qu’il avait un faux râtelier monté en or, et qu’un jour il lui était arrivé de le mettre en gage pour se procurer l’argent nécessaire à une orgie. L’officier semblait un concurrent et un rival pour le monsieur fier de ses poings ; personne parmi les compagnons de Rogojine ne le connaissait ; on l’avait ramassé sur la perspective Nevsky, où il sollicitait, avec des phrases à la Marlinsky, la charité des passants, sous le fallacieux prétexte qu’au temps de sa splendeur il donnait des quinze roubles d’un coup aux gens qui lui demandaient l’aumône. De prime abord, les deux concurrents éprouvèrent de l’antipathie l’un pour l’autre. L’athlète se sentait blessé par l’admission du « solliciteur » dans la bande ; naturellement taciturne, il se bornait à proférer parfois un grognement d’ours et à considérer avec un souverain mépris le « solliciteur », lorsque celui-ci, homme du monde évidemment et politique délié, cherchait à s’insinuer dans ses bonnes grâces. À première vue, le sous-lieutenant paraissait être de ceux qui suppléent à la force par l’adresse et le savoir-faire ; d’ailleurs, il était plus petit que l’athlète. Délicatement, sans engager une discussion proprement dite, mais avec une intention manifeste, il fit plusieurs fois allusion aux avantages de la boxe anglaise, c’est-à-dire qu’il se montra un pur zapadnik[1]. Au mot de « boxe », les lèvres de l’athlète esquissaient un sourire dédaigneux, il ne faisait pas à son adversaire l’honneur d’une réfutation en règle, mais, sans rien dire, comme par hasard, il exhibait une chose éminemment nationale, — un poing énorme, musculeux, couvert de poils roux, et chacun restait convaincu que si cette chose profondément nationale s’abattait sur un objet, elle le mettrait à coup sûr en capilotade.

Absorbé depuis le matin par la pensée de la visite qu’il devait faire à Nastasia Philippovna, Rogojine s’était efforcé de calmer l’excitation bachique de ses compagnons et il y avait en grande partie réussi. Lui-même était presque complétement dégrisé mais les émotions ressenties durant cette journée sans analogue dans sa vie l’avaient rendu à peu près fou. Une seule idée subsistait dans son esprit, l’idée pour la réalisation de laquelle il s’était donné un mal effroyable depuis cinq heures jusqu’à onze heures. Peu s’en fallait qu’il n’eût aussi fait perdre la tête à Kinder et à Biskoup, ses hommes d’affaires en cette circonstance. À la fin pourtant les cent mille roubles lui furent versés, mais à quel prix ! L’intérêt était fabuleux, au point que Biskoup lui-même baissa la voix par pudeur, lorsqu’il en parla à Kinder.

Comme tantôt, Rogojine ouvrait la marche ; ses acolytes le suivaient, pénétrés sans doute du sentiment de leurs prérogatives, mais néanmoins quelque peu inquiets. C’était surtout, et Dieu sait pourquoi, Nastasia Philippovna qui leur faisait peur. Plusieurs d’entre eux pensaient même qu’on allait immédiatement les jeter tous en bas de l’escalier. Parmi ces poltrons se trouvait l’élégant, l’irrésistible Zaliojeff. Mais les autres, notamment l’athlète, sans faire montre de leurs dispositions hostiles, nourrissaient in petto un mépris profond, haineux même, à l’endroit de Nastasia Philippovna, et se rendaient chez elle comme ils seraient allés à l’assaut d’une position ennemie. Toutefois, le luxe des deux premières pièces leur inspira un respect involontaire et presque craintif : il y avait là tant de choses toutes nouvelles pour eux, des meubles rares, des tableaux, une grande statue de Vénus ! Sans doute cette crainte instinctive s’alliait à une curiosité effrontée, et elle ne les empêcha pas d’envahir le salon à la suite de leur chef ; mais, en apercevant le général Épantchine parmi les hôtes de Nastasia Philippovna, l’athlète, le « solliciteur » et plusieurs autres furent dans le premier moment si déconcertés qu’ils commencèrent à reculer peu à peu et rentrèrent dans la pièce précédente. Quelques-uns seulement firent bonne contenance. Au nombre de ces intrépides figurait Lébédeff : il marchait presque côte à côte de Rogojine, comprenant quelle était l’importance d’un homme qui possédait un million quatre cent mille roubles en beaux deniers comptants, et qui maintenant même tenait à la main cent mille roubles, il faut du reste noter que tous, sans même en excepter le docte Lébédeff, avaient une idée fort peu nette des limites de leur pouvoir, et qu’ils ne savaient pas bien si à présent tout leur était permis en effet. À de certains moments Lébédeff se serait prononcé pour l’affirmative avec la dernière énergie, mais, à d’autres, il sentait le besoin de se remémorer, à tout hasard, divers petits articles du code.

Au rebours de ce qu’éprouvait sa bande en pénétrant dans le salon, Rogojine n’eut pas plutôt aperçu Nastasia Philippovna que tout le reste cessa d’exister pour lui. Il pâlit et s’arrêta un instant ; on pouvait deviner que son cœur battait avec violence. Timidement, d’un air effaré, il regarda durant quelques secondes la maîtresse de la maison. Tout à coup, comme si la raison l’avait complètement abandonné, il s’avança vers la table d’un pas presque chancelant ; en chemin il se heurta à la chaise de Ptitzine, et marcha avec ses bottes sales sur les dentelles qui bordaient la superbe robe de la belle Allemande ; il ne le remarqua pas et ne fit point d’excuses. Arrivé près de la table, il y déposa un objet étrange qu’il tenait devant lui, serré dans ses deux mains, en traversant le salon. C’était un paquet haut de trois verchoks et long de quatre, soigneusement enveloppé dans un numéro de la Gazette de la Bourse ; ce paquet était lié avec une ficelle comme celles que l’on noue autour des pains de sucre. Ensuite Rogojine laissa tomber ses bras, et, silencieux, attendit en quelque sorte son arrêt. Il portait exactement le même costume que tantôt, sauf qu’il avait au cou une écharpe toute neuve en soie rouge et verte, avec un gros diamant monté en épingle et figurant un scarabée ; ses mains n’étaient pas propres, mais à l’une d’elles on voyait une bague enrichie de brillants. Lébédeff s’arrêta à trois pas de la table. Katia et Pacha, les servantes de Nastasia Philippovna, étaient accourues, et, derrière les portières à demi soulevées, regardaient avec inquiétude.

La maîtresse du logis considéra curieusement Rogojine,

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en montrant des yeux l’« objet ».

— Les cent mille roubles ! répondit-il presque mystérieusement.

— Ah ! mais il a tenu parole. Quel homme ! Asseyez-vous, je vous prie, ici, sur cette chaise ; plus tard je vous dirai quelque chose. Qui est-ce qui est avec vous ? Toute votre société de tantôt ? Eh bien, qu’ils entrent, qu’ils s’asseyent. Ils peuvent prendre place sur ce divan, et en voici encore un autre. Tenez, il y a là deux fauteuils… Pourquoi ne veulent-ils pas ? Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

Le fait est que plusieurs, positivement intimidés, avaient battu en retraite et attendaient dans la pièce voisine. Ceux qui étaient restés dans le salon déférèrent à l’invitation de Nastasia Philippovna ; seulement, ils s’assirent assez loin de la table et, pour la plupart, dans les coins ; les uns cherchaient encore à s’effacer, les autres recouvraient progressivement leur aplomb ; ce phénomène s’opérait même avec une rapidité singulière. Rogojine prit la chaise qui lui avait été indiquée, mais, au bout d’un instant, il se leva et ne se rassit plus. Peu à peu il commençait à remarquer les visiteurs. À la vue de Gania, il eut un sourire haineux, et murmura à part soi : « Tiens ! » La présence du général et d’Afanase Ivanovitch ne produisit guère d’impression sur lui ; à peine fit-il attention à eux. Mais, en apercevant le prince à côté de Nastasia Philippovna, sa surprise fut telle que, malgré lui, ses yeux restèrent longtemps attachés sur Muichkine ; il semblait ne pouvoir s’expliquer cette rencontre. Par moments il y avait lieu de supposer qu’il était en proie à un véritable délire. Indépendamment des diverses secousses de la journée, sa dernière nuit s’était passée tout entière en wagon et il n’avait pas dormi depuis près de quarante-huit heures.

— Messieurs, c’est cent mille roubles qu’il y a là, dans ce sale paquet, dit Nastasia Philippovna en s’adressant à toute sa société d’un air de défi impatient et fiévreux. — Tantôt il s’est mis à crier comme un fou qu’il m’apporterait le soir cent mille roubles, et je l’attendais toujours. Il m’a marchandée : il a commencé par me proposer dix-huit mille roubles, puis quarante mille, et finalement il est allé jusqu’à cent mille : les voici. Tout de même il a tenu parole ! Oh ! comme il est pâle !… Tout cela s’est passé ce matin chez Ganetchka ; j’étais allée faire visite à sa maman, à ma future famille ; là, sa sœur m’a crié aux oreilles : « Est-il possible qu’on ne chasse pas d’ici cette déhontée ! », et elle a craché au visage de son frère, de Ganetchka. C’est une jeune fille qui a du caractère !

— Nastasia Philippovna ! fit le général d’un ton de reproche. Il commençait à comprendre tant bien que mal la situation.

— Quoi, général ? C’est inconvenant, n’est-ce pas ? Mais j’en ai fini avec les manières ! Pendant cinq ans j’ai posé pour la vertu farouche dans ma loge du Théâtre Français, j’ai rebuté tous ceux qui ont recherché mes faveurs, je me suis donné des airs de prude hautaine ; eh bien, à présent j’en ai assez ! Voilà qu’après mes cinq années de vertu il est venu, sous vos yeux, déposer cent mille roubles sur la table, et sans doute son équipage m’attend à la porte. Il m’a estimée cent mille roubles ! Ganetchka, je le vois, tu es encore fâché contre moi ? Mais se peut-il que tu aies songé à me faire entrer dans ta famille ? Moi, la maîtresse de Rogojine ! Qu’est-ce que disait le prince tout à l’heure ?

— Je n’ai pas dit que vous étiez la maîtresse de Rogojine, vous ne l’êtes pas ! déclara le prince d’une voix tremblante.

Daria Alexievna ne put se contenir.

— Nastasia Philippovna, assez, matouchka, assez, chère ! s’écria-t-elle tout à coup ; — puisque tu es si fatiguée d’eux, envoie-les promener ! Et se peut-il que, même pour cent mille roubles, tu consentes à t’en aller avec un tel homme ? À la vérité, cent mille roubles méritent considération ; eh bien, prends les cent mille roubles et, lui, mets-le à la porte, voilà comme il faut faire avec eux ; ah ! si j’étais à ta place, comme je te les balancerais tous, ça ne traînerait pas !

Daria Alexievna prononça ces mots avec emportement. C’était une bonne femme et elle s’emballait très-vite.

— Ne te fâche donc pas, Daria Alexievna, répondit en souriant Nastasia Philippovna, — dans ce que je lui ai dit, il n’y avait pas de colère. Lui ai-je fait quelque reproche ? Vraiment je ne puis comprendre comment j’ai eu cette sotte idée de vouloir entrer dans une famille honorable. J’ai vu sa mère, je lui ai baisé la main. Et si tantôt je me suis montrée insolemment railleuse chez toi, Ganetchka, je l’ai fait exprès : je voulais voir moi-même une dernière fois jusqu’où tu pouvais aller. Eh bien, tu m’as étonnée, en vérité. Je m’attendais à beaucoup de choses, mais pas à cela ! Et tu as pu consentir à m’épouser, sachant que la veille, pour ainsi dire, de ton mariage, le général ici présent m’avait offert de telles perles et que je les avais acceptées ! Et Rogojine ? Dans ta maison, devant ta mère et ta sœur, il m’a marchandée, et cela ne t’a pas empêché de venir ensuite demander ma main ! Peu s’en est fallu même que tu n’aies amené ta sœur ! Rogojine aurait-il dit vrai quand il a prétendu que, pour trois roubles, tu marcherais à quatre pattes sur le boulevard Vasilievsky ?

— Oui, il marcherait à quatre pattes, affirma Rogojine à voix basse, mais d’un air profondément convaincu.

— Passe encore, si tu mourais de faim, mais tu touches, dit-on, un beau traitement ! Et, non content d’introduire dans la maison une créature déshonorée, tu épouserais, par-dessus le marché, une femme qui t’est odieuse ! (car tu me détestes, je le sais !) Non, maintenant, je crois que, pour de l’argent, un pareil homme assassinerait. À présent, la soif du gain les a tous enfiévrés à un tel point qu’ils en sont comme fous. Les enfants eux-mêmes se font usuriers, ou bien ils prennent un rasoir, enroulent de la soie autour de la charnière, puis tout doucement, par derrière, s’approchent de leur ami et l’égorgent comme un mouton : j’ai lu le fait il n’y a pas longtemps. Eh bien, tu es un déhonté ! Je suis une déhontée ; mais tu es pire que cela. Quant à l’homme aux bouquets, je n’en parle pas…

— C’est vous qui dites cela, c’est vous, Nastasia Philippovna ! s’écria, en frappant ses mains l’une contre l’autre, le général véritablement désolé : — vous si délicate, vous qui avez des pensées si fines, et voilà ! Quel langage ! Quelles paroles !

Nastasia Philippovna partit d’un éclat de rire.

— À présent je suis ivre, général, je veux rigoler ! Aujourd’hui, c’est mon jour de fête, mon jour de triomphe, je l’attendais depuis longtemps. Daria Alexievna, vois-tu cet amateur de fleurs, ce monsieur aux camélias ? Il est là assis et il rit de nous…

— Je ne ris pas, Nastasia Philippovna, je me borne à écouter très-attentivement, répliqua avec dignité Totzky.

— Eh bien, voilà, pourquoi, au lieu de lui rendre sa liberté, l’ai-je tourmenté pendant cinq années entières ? Méritait-il cela ? Il est simplement tel qu’il doit être… Il trouvera encore que c’est moi qui ai des torts envers lui : il m’a fait donner de l’éducation, m’a entretenue comme une comtesse, a dépensé pour moi une masse d’argent ; déjà en province il avait cherché à me marier avec un homme honorable, et ici il m’a trouvé Ganetchka ; figure-toi, voilà cinq ans que j’ai cessé de vivre avec lui et pendant tout ce temps j’ai continué à recevoir son argent, persuadée que j’avais raison d’en user ainsi ! Je m’étais tout à fait faussé l’esprit ! Tu dis : Prends les cent mille roubles, et mets l’homme à la porte, s’il te répugne d’être sa maîtresse. C’est vrai que cela me répugne… Il y a longtemps que j’aurais pu me marier, et pas avec Ganetchka, mais cela me répugnait aussi. Et pourquoi ai-je ainsi passé mes cinq ans à me nourrir de fiel ? Tu le croiras ou tu ne le croiras pas, il y a quatre ans je me suis parfois demandé si je n’épouserais pas mon Afanase Ivanovitch. C’était par méchanceté que je songeais alors à cela ; bien des idées, à cette époque-là, se sont succédé dans ma tête ; mais, vraiment, je me serais fait épouser ! Le croiras-tu ? lui-même me faisait des avances en ce sens. Sans doute ce n’était pas sincère de sa part, mais il est si passionné que je l’aurais mené jusqu’au conjungo si j’avais voulu. Ensuite, grâce à Dieu, j’ai réfléchi qu’il ne méritait pas tant de haine. Et alors j’ai ressenti soudain un tel dégoût pour lui que, si même il avait demandé ma main, je la lui aurais refusée. Et pendant cinq années entières j’ai posé pour la femme comme il faut ! Non, mieux vaut rouler dans la rue, c’est là ma vraie place ! Ou nocer avec Rogojine, ou dès demain me faire blanchisseuse ! Car rien de ce que j’ai sur le corps ne m’appartient ; en partant, je lui laisserai tout, jusqu’au dernier chiffon, et, quand je n’aurai plus rien, qui est-ce qui voudra de moi ? Demande donc à Gania s’il consentira alors à me prendre pour femme ! Mais Ferdychtchenko lui-même ne me prendra pas !…

— Ferdychtchenko ne vous prendra peut-être pas, Nastasia Philippovna, dit le bouffon, — je suis un homme franc ; en revanche, le prince vous prendra ! Tenez, vous êtes là à vous lamenter, mais regardez donc le prince ! il y a déjà longtemps que je l’observe…

Nastasia Philippovna se tourna avec curiosité vers Muichkine.

— C’est vrai ? demanda-t-elle.

— Oui, fit-il à voix basse.

— Vous me prendrez comme cela, sans rien ?

— Oui, Nastasia Philippovna…

— Voilà encore une nouvelle anecdote ! murmura le général. — C’était à prévoir !

Le prince fixa un regard triste, sévère et pénétrant sur le visage de Nastasia Philippovna, qui continuait à l’examiner.

— En voilà encore un qui s’est rencontré ! reprit-elle tout à coup en s’adressant de nouveau à Daria Alexievna ; — et ce qu’il en dit, c’est de bon cœur, je le connais. J’ai trouvé un bienfaiteur ! Mais, du reste, on a peut-être raison quand on dit que… qu’il n’est pas comme un autre. De quoi vivras-tu, si tu es assez amoureux pour épouser, toi, prince, la maîtresse de Rogojine ?…

— En vous épousant, Nastasia Philippovna, j’épouserai une honnête femme et non la maîtresse de Rogojine, répondit le prince.

— C’est moi qui suis honnête ?

— Oui.

— On voit cela dans les romans : ce sont de vieilles fadaises, cher prince, mais à présent le monde est devenu plus raisonnable, et tout cela est absurde ! D’ailleurs, comment peux-tu penser à te marier ? tu aurais plutôt besoin d’une bonne que d’une femme !

Le prince se leva et d’une voix tremblante, timide, mais en même temps avec la physionomie d’un homme profondément convaincu, il répondit :

— Je ne sais rien, Nastasia Philippovna, je n’ai rien vu, vous avez raison, mais je… je me tiendrai pour honoré par votre choix, loin de croire que je vous fais honneur en vous épousant. Moi, je ne suis rien ; vous, vous avez connu la souffrance et vous êtes sortie pure d’un pareil enfer : c’est beaucoup. Pourquoi donc êtes-vous honteuse et voulez-vous partir avec Rogojine ? C’est un accès de fièvre… Vous avez rendu soixante-quinze mille roubles à monsieur Totzky et vous annoncez l’intention de lui laisser tout ce qui est chez vous, personne ici ne serait capable d’en faire autant. Je vous… Nastasia Philippovna… je vous aime. Je mourrais pour vous, Nastasia Philippovna. Je ne permets à personne de dire un mot sur vous, Nastasia Philippovna… Si nous sommes pauvres, je travaillerai, Nastasia Philippovna…

En entendant les dernières paroles du prince, Ferdychtchenko et Lébédeff se mirent à rire, le général lui-même manifesta sa mauvaise humeur par une sorte de gloussement. Ptitzine et Totzky ne purent s’empêcher de sourire, mais ils le firent aussi discrètement que possible. Les autres restèrent bouche béante d’étonnement.

— … Mais peut-être qu’au lieu d’être pauvres, nous serons très-riches, Nastasia Philippovna, poursuivit le prince de la même voix timide. — Du reste, je ne sais rien de positif, et c’est dommage que durant toute cette journée je n’aie pu me procurer aucun renseignement ; mais, étant en Suisse, j’ai reçu une lettre d’un monsieur Salazkine, de Moscou, et, d’après ce qu’il m’écrit, un héritage fort important me serait échu. Voici cette lettre…

Ce disant, le prince tirait une lettre de sa poche.

— Mais est-ce qu’il a toute sa tête ? murmura le général : — c’est une vraie maison de fous !

Il y eut un instant de silence.

— Vous avez dit, je crois, prince, que cette lettre vous avait été adressée par Salazkine ? demanda Ptitzine : — c’est un homme très-connu dans son cercle, il a une grande réputation comme agent d’affaires, et, si cet avis émane en effet de lui, vous pouvez le tenir pour certain. Par bonheur, je connais l’écriture de Salazkine, vu que j’ai été dernièrement en relations d’affaires avec lui… Si vous me permettiez de jeter un coup d’œil sur ce papier, je pourrais peut-être vous dire quelque chose.

Sans proférer un mot, le prince, d’une main tremblante, tendit la lettre à Ptitzine.

— Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? dit le général, qui regardait tout le monde d’un air insensé : — se peut-il que cet héritage existe ?

Tous les yeux se portèrent sur Ptitzine tandis qu’il lisait la lettre. Ce nouvel incident survenu après tant d’autres circonstances énigmatiques intriguait au plus haut point toute la société. Ferdychtchenko ne tenait pas en place ; Rogojine, ahuri, regardait avec inquiétude tantôt le prince, tantôt Ptitzine. Daria Alexievna, en attendant que l’affaire s’éclaircît, était comme sur des épines. Lébédeff perdit toute retenue ; il quitta son coin, vint se pencher derrière Ptitzine et se mit à lire la lettre par-dessus l’épaule de l’usurier, avec la mine d’un homme qui craint de recevoir une gifle en punition de son indiscrète curiosité.

  1. Partisan des idées et des institutions de l’Occident européen.