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L’Idiot/II/Chapitre 12

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Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 2p. 20-28).

XII

Il était sept heures de l’après-midi. Le prince se disposait à aller au parc quand, tout à coup, il vit paraître sur sa terrasse Élisabeth Prokofievna. Elle était seule.

Premièrement, ne t’avise pas de croire, commença-t-elle, — que je sois venue pour te demander pardon. Jamais de la vie ! Tous les torts sont de ton côté.

Le prince resta silencieux.

— Es-tu coupable, oui ou non ?

— Autant que vous. Du reste, ni vous ni moi n’avons à nous reprocher aucune mauvaise intention. Avant-hier, je me croyais coupable, mais maintenant j’ai reconnu que je me trompais.

— Ainsi voilà comme tu es ! Allons, c’est bien ; écoute et assieds-toi, parce que je n’ai pas l’intention de rester debout.

Ils s’assirent.

Secondement, pas un mot des méchants gamins ! J’ai dix minutes à passer avec toi ; je suis venue ici pour un renseignement (tu t’imaginais peut-être Dieu sait quoi ?), et si tu fais la moindre allusion à ces morveux, je me lève, je m’en vais, et c’est fini entre nous pour toujours.

— Bien, répondit le prince.

— Permets-moi de te faire une question : tu as écrit, il y a deux mois ou deux mois et demi, aux environs de Pâques, une lettre à Aglaé ?

— O-oui.

— À quel propos ? Qu’y avait-il dans cette lettre ? Montre-la !

Les yeux d’Élisabeth Prokofievna étincelaient, elle était tremblante d’impatience.

— Je ne l’ai pas, répondit timidement le prince étonné, — si cette lettre n’a pas été détruite, elle est entre les mains d’Aglaé Ivanovna.

— Ne finasse pas ! Qu’est-ce que tu lui as écrit ?

— Je ne finasse pas, et je ne crains rien. Je ne vois pas le motif qui m’aurait empêché d’écrire…

— Tais-toi ! Tu parleras plus tard. Qu’y avait-il dans la lettre ? Pourquoi as-tu rougi ?

Le prince réfléchit un moment.

— Je ne connais pas vos pensées, Élisabeth Prokofievna. Je vois seulement que cette lettre vous déplaît fort. Convenez que je pouvais refuser de répondre à une pareille question. Mais pour vous prouver que je ne redoute rien du fait de cette lettre, que je ne regrette pas de l’avoir écrite, et que je n’en rougis nullement (ce disant, le prince rougissait de plus en plus), je vais vous la réciter, car je crois que je la sais par cœur.

Là-dessus, le prince reproduisit de mémoire, et presque mot pour mot, le contenu du billet qu’il avait écrit à Aglaé.

— Quel galimatias ! Qu’est-ce que peuvent signifier ces sottises, selon toi ? demanda d’un ton sévère la générale qui avait écouté avec une attention extraordinaire.

— Je ne le sais pas bien moi-même ; tout ce que je puis dire, c’est que j’étais alors sous l’influence d’un sentiment sincère. J’ai eu là-bas des moments de vie pleine et d’espérances ardentes.

— Quelles espérances ?

— Il me serait difficile de les expliquer, seulement ce n’étaient pas celles que vous supposez peut-être en ce moment… J’espérais… eh bien, en un mot, je faisais des rêves d’avenir et de joie, je songeais que peut-être je n’étais pas un étranger -bas. Je me sentais tout d’un coup fort content d’être dans mon pays. Par une matinée ensoleillée, j’ai pris la plume et je lui ai écrit une lettre. Pourquoi à elle ? — je n’en sais rien. Parfois le besoin d’un être aimé se fait sentir ; j’étais évidemment dans un de ces moments-là… ajouta le prince après un silence.

— Tu es amoureux d’elle, n’est-ce pas ?

— N-non. Je… je lui ai écrit comme à une sœur ; j’ai même signé : « votre frère ».

— Hum ! tu l’as fait à dessein ; je comprends.

— Il m’est fort pénible de répondre à ces questions, Élisabeth Prokofievna.

— Je le sais, mais cela m’est tout à fait indifférent. Écoute, dis-moi la vérité comme devant Dieu : mens-tu ou ne mens-tu pas ?

— Je ne mens pas.

— C’est bien vrai que tu n’es pas amoureux d’elle ?

— Je crois que c’est absolument vrai.

— « Il croit » ! C’est un gamin qui a remis ta lettre ?

— J’ai prié Nicolas Ardalionovitch…

— Un gamin ? un gamin ? interrompit avec colère Élisabeth Prokofievna : — je ne veux pas savoir s’il y a un Nicolas Ardalionovitch ! Un gamin ?

— Nicolas Ardalionovitch…

— Un gamin, te dis-je !

Le prince répondit avec fermeté, sans trop élever la voix pourtant :

— Non, pas un gamin, mais Nicolas Ardalionovitch.

— Allons, c’est bien, mon cher, c’est bien ! Je porterai cela à ton compte.

Elle s’arrêta une minute pour calmer son agitation et reprendre haleine.

— Et qu’est-ce que c’est que le « Chevalier pauvre » ?

— Je ne le sais pas du tout ; je ne suis pour rien là-dedans ; c’est quelque plaisanterie.

— Il est agréable d’apprendre cela tout d’un coup ! Seulement est-il possible qu’elle ait une inclination pour toi ? Elle-même te traitait d’« aliéné » et d’« idiot ».

— Vous auriez pu ne pas me répéter cela, observa le prince d’un ton de reproche, mais presque tout bas.

— Ne te fâche pas. C’est une fille volontaire, une folle, une enfant gâtée ; si tel est son bon plaisir, elle ne se gênera pas pour insulter les gens tout haut et se moquer d’eux à leur nez ; j’étais tout à fait comme elle à son âge. Seulement, je t’en prie, ne triomphe pas, mon cher, elle n’est pas à toi, je ne veux pas croire cela, et jamais elle ne le sera ! Je te le dis pour que tu prennes tes mesures dès maintenant. Écoute, jure-moi que tu n’es pas marié à celle-.

Le prince faillit bondir d’étonnement.

— Élisabeth Prokofievna, qu’est-ce que vous dites ?

— Mais tu as été sur le point de l’épouser ?

— J’ai été sur le point de l’épouser, murmura-t-il en baissant la tête.

— Eh bien, tu es amoureux d’elle, s’il en est ainsi ? C’est pour elle que tu t’es rendu ici ? Pour celle- ?

— Je ne suis pas venu pour me marier, répondit le prince.

— Y a-t-il pour toi quelque chose de sacré au monde ?

— Oui.

— Jure que tu n’es pas venu pour épouser celle-.

— Je le jure par tout ce que vous voudrez.

— Je te crois, embrasse-moi. Enfin je respire librement ; mais sache qu’Aglaé ne t’aime pas, avise en conséquence ; elle ne t’épousera pas, tant que je serai au monde ! Tu as entendu ?

— Oui.

Le prince était si confus qu’il ne pouvait regarder en face Élisabeth Prokofievna.

— Prends-en note. Je t’attendais comme une providence (tu ne le méritais pas !), la nuit, j’arrosais mon oreiller de mes larmes, — pas à cause de toi, mon cher, sois tranquille, j’ai un autre chagrin, un chagrin éternel et toujours le même. Mais voici pourquoi je t’attendais avec une telle impatience : je continue à croire que Dieu lui-même t’a envoyé à moi comme un ami et comme un frère. Je ne vois personne, excepté la vieille Biélokonsky, et elle n’est plus ici ; d’ailleurs, elle est devenue bête comme un mouton par suite de son grand âge. Maintenant réponds-moi simplement par oui ou par non : sais-tu pourquoi elle a fait cet esclandre avant-hier ?

— Je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai pris aucune part à cela, et que je ne sais rien !

— Assez, je te crois. Maintenant, moi aussi, j’ai changé d’idée à ce sujet, mais jusqu’à hier matin j’accusais de tout Eugène Pavlitch. À présent, sans doute, je ne puis pas ne pas être de leur avis : il est de toute évidence qu’on l’a rendu victime d’une fumisterie. Pourquoi ? dans quel but ? cela seul reste louche et prête à de vilains soupçons. En tout cas, il n’épousera pas Aglaé, c’est moi qui te le dis ! Qu’il soit un homme comme il faut, c’est possible, mais peu importe. Jusqu’à présent j’étais irrésolue, maintenant mon parti est pris : « Commencez par me mettre dans un cercueil et par m’enterrer, après cela vous marierez votre fille », voilà ce que j’ai déclaré aujourd’hui à Ivan Fédorovitch. Tu vois quelle confiance j’ai en toi, tu le vois ?

— Oui, et je l’apprécie.

Élisabeth Prokofievna attacha sur le prince un regard sondeur : peut-être aurait-elle voulu découvrir l’effet qu’avait produit sur lui la communication relative à Eugène Pavlitch.

— Tu ne sais rien de Gabriel Ivolguine ?

— C’est-à-dire… je sais beaucoup de choses.

— Savais-tu qu’il est en relation avec Aglaé ?

Cette nouvelle causa au prince une profonde stupéfaction, il frissonna même.

— Je l’ignorais complètement, répondit-il ; — comment, vous dites que Gabriel Ardalionovitch est en relation avec Aglaé Ivanovna ? C’est impossible !

— Depuis très-peu de temps. Sa sœur lui a frayé la voie tout l’hiver par un travail de taupe.

— Je ne le crois pas, reprit avec force le prince qui était resté un moment songeur. — Si cela était, je le saurais certainement.

— Tu penses sans doute que lui-même serait venu te l’avouer en pleurant et en se pressant contre ta poitrine ! Faut-il que tu sois benêt ! Ils te trompent tous comme… comme… Et tu n’es pas honteux d’avoir confiance en lui ? Se peut-il que tu ne voies pas qu’il t’a jobardé sur toute la ligne ?

— Je sais bien qu’il me trompe quelquefois, dit à demi-voix le prince dont le visage s’était refrogné, — et il n’ignore pas que je le sais… ajouta-t-il, gardant pour lui le reste de sa pensée.

— Il le sait et il est toujours aussi confiant ! Il ne manquait plus que cela ! Du reste, de ta part c’est tout naturel. Et je m’étonne de quelque chose ! Seigneur ! mais y a-t-il jamais eu un pareil homme ? Fi ! Et sais-tu que ce Ganka ou cette Varka l’ont mise en rapport avec Nastasia Philippovna ?

— Qui ? s’écria le prince.

— Aglaé.

— Je ne le crois pas ! Ce n’est pas possible ! Dans quelle intention ?

Il se leva précipitamment.

— Je ne le crois pas non plus, quoiqu’il y ait des preuves convaincantes. C’est une fille capricieuse, fantasque, folle ! Une fille méchante, méchante, méchante ! Je répéterai pendant mille ans qu’elle est méchante ! Toutes mes filles sont comme cela maintenant, même cette poule mouillée d’Alexandra, mais celle-là m’a déjà glissé hors des mains. Mais je ne le crois pas non plus ! Peut-être parce que je ne veux pas le croire, ajouta comme en aparté la générale, puis elle s’adressa de nouveau au prince : — Pourquoi n’es-tu pas venu nous voir ? lui demanda-t-elle brusquement. — Pourquoi depuis trois jours entiers n’es-tu pas venu chez nous ? cria-t-elle impatiemment une seconde fois.

Le prince commença à exposer ses raisons, mais Élisabeth Prokofievna l’interrompit.

— Tout le monde te considère comme un imbécile et te trompe ! Tu as été hier à Pétersbourg ; je parie que tu es allé te mettre à genoux devant ce drôle et que tu l’as supplié d’accepter tes dix mille roubles !

— Je n’y ai même pas pensé. Je ne l’ai pas vu, et, d’ailleurs, ce n’est pas un drôle. J’ai reçu une lettre de lui.

— Montre-la !

Le prince prit un pli dans son portefeuille et le tendit à Élisabeth Prokofievna. Voici ce que contenait cette lettre :

« Monsieur, aux yeux des gens je n’ai sans doute pas le moindre droit de nourrir de l’amour-propre. Dans l’opinion du monde, je suis trop insignifiant pour cela. Mais ce qui est vrai aux yeux des hommes ne l’est pas aux vôtres. Je me suis convaincu, monsieur, que vous valez peut-être mieux que les autres. Je ne suis pas d’accord avec Doktorenko et je me sépare de lui sur ce point. Jamais je n’accepterai de vous un kopek, mais vous êtes venu en aide à ma mère, et je vous en dois de la reconnaissance, quoique ce soit une faiblesse. En tout cas, j’ai changé d’opinion sur votre compte et je crois nécessaire de vous en informer. Mais ensuite j’estime qu’il ne peut plus y avoir entre nous de rapports d’aucune sorte. Antip Bourdovsky ».

« P. S. Les deux cents roubles que je vous dois encore vous seront sûrement remboursés avec le temps. »

— Quelle stupidité ! fit la générale en rendant la lettre d’un mouvement brusque : — ce n’était pas la peine de lire cela. Pourquoi souris-tu ?

— Avouez que cette lecture vous a fait plaisir.

— Comment ! la lecture de ce galimatias vaniteux ! Mais est-ce que tu ne vois pas qu’ils sont tous affolés d’orgueil et de vanité ?

— Si, mais en somme, il a reconnu ses torts, il a rompu avec Doktorenko, et même, plus il est vaniteux, plus cela a dû coûter à son amour-propre. Oh ! quel petit enfant vous êtes, Élisabeth Prokofievna !

— Tu veux que je te donne un soufflet, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est nullement mon désir. Mais je dis cela parce que vous cachez la satisfaction que cette lettre vous a causée. Pourquoi avez-vous honte de vos sentiments ? Vous êtes toujours ainsi.

— Désormais ne te permets plus de mettre le pied chez moi, répliqua la générale, qui se leva pâle de colère, — je ne veux plus jamais respirer le même air que toi !

— Et d’ici à trois jours vous viendrez vous-même me prier d’aller chez vous… Allons, comment n’êtes-vous pas honteuse ? Ce sont vos meilleurs sentiments, pourquoi en rougissez-vous ? Vous ne faites que vous tourmenter vous-même.

— Que je meure si je te revois jamais ! J’oublierai ton nom ! Je l’ai oublié !

Elle s’éloigna brusquement du prince.

— Avant votre défense, on m’avait déjà interdit d’aller chez vous, lui cria-t-il.

— Quo-oi ? Qui te l’avait interdit ?

Elle se retourna soudain comme si elle avait été piquée par une aiguille. Le prince hésitait à répondre, il sentait qu’il venait de dire un mot de trop.

— Qui t’a défendu d’aller chez nous ? insista d’un ton irrité Élisabeth Prokofievna.

— Aglaé Ivanovna m’interdit…

— Quand ? Mais parle donc !

— Ce matin elle m’a fait savoir que je ne devais plus me permettre d’aller chez vous.

Élisabeth Prokofievna resta comme paralysée par la stupeur, néanmoins elle essayait de recueillir ses idées.

— Qu’est-ce qu’elle t’a fait savoir ? Qui a-t-elle envoyé ? Elle a chargé le gamin de cette commission ? Elle t’a dit cela de vive voix ? cria-t-elle de nouveau.

— J’ai reçu une lettre d’elle, répondit le prince.

— Où est-elle ? Donne-la ! Tout de suite !

Après s’être consulté un instant, le prince tira de la poche de son gilet non pas une lettre, mais un petit morceau de papier sur lequel étaient écrites les lignes suivantes :

« Prince Léon Nikolaïévitch ! Si, après tout ce qui s’est passé, vous avez l’intention de m’étonner en vous rendant à notre villa, vous ne me trouverez pas, soyez-en sûr, parmi ceux à qui votre visite fera plaisir. Aglaé Épantchine. »

La générale réfléchit un instant, puis elle s’élança brusquement vers le prince, le prit par le bras et l’entraîna avec elle.

— Tout de suite ! Viens ! Il faut absolument que tu viennes tout de suite, à l’instant même ! dit-elle vivement.

Son agitation, son impatience étaient extraordinaires.

— Mais vous m’exposez…

— À quoi ? Oh ! le nigaud ! On dirait qu’il n’est même pas un homme ! Allons, maintenant je verrai tout moi-même, de mes propres yeux…

— Mais laissez-moi au moins prendre mon chapeau…

— Voilà ton affreux chapeau, partons ! Il n’a même pas su choisir une forme un peu élégante !… Elle a écrit cela… elle a écrit cela après ce qui a eu lieu tantôt… c’est dans la fièvre, balbutia Élisabeth Prokofievna qui n’avait pas lâché le bras du prince et entraînait toujours celui-ci à sa suite, — tantôt j’ai pris ta défense, j’ai dit tout haut que tu étais un imbécile de ne pas venir… autrement elle n’aurait pas écrit cette lettre stupide ! cette lettre inconvenante ! Indigne d’une jeune fille noble, bien élevée, intelligente !… Hum ! continua-t-elle, — ou bien… ou peut-être… peut-être qu’elle-même est vexée parce que tu ne viens pas ; seulement elle n’a pas songé qu’on ne doit pas écrire ainsi à un idiot, attendu qu’il prendra tout au pied de la lettre, et c’est ce qui est arrivé. Pourquoi es-tu tout oreilles ? cria-t-elle s’apercevant qu’elle en avait trop dit : — il lui faut un bouffon comme toi, elle en est privée depuis longtemps, voilà pourquoi elle te demande ! Tu vas lui servir de cible, et j’en suis bien aise, j’en suis enchantée ! Tu n’auras que ce que tu mérites. Oh ! elle saura te tourner en ridicule, sois tranquille !