L’Idylle éternelle/Vieux artistes

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 95-98).


VIEUX ARTISTES


À GEORGES MILLET


Mon cher ami, je rêve au temps
Où nous aurons des barbes blanches.
Combien d’étés et de printemps
Auront fait refleurir les branches !
 
Oh ! que de rêves envolés !
Que de choses nous aurons vues !
Que de lumineuses bévues,
Et que dvnours inconsolés !

 
Que de glorieuses lubies !
Que d’échecs terribles soufferts !
D’épreuves vaillamment subies
Et de chûtes dans les enfers !

Malgré la lutte et les années
Tu seras resté droit et fier,
Et dans tes strophes déchaînées
Revivra le rêve d’hier.

Un beau jour, mon vieux frère d’armes,
J’arriverai dans ton logis,
Les yeux consumés par les larmes,
Les yeux par le travail rougis.

J’arriverai, mettons de Nîmes,
De Quimper ou de Briançon,
Apportant de nouvelles rimes
Et toujours la même chanson.

 
Et nous ne saurons que nous dire,
Dépaysés et trop joyeux,
Si ce n’est, avec un sourire
Tout ému, ces seuls mots : Mon vieux !

Nous serons de pauvres vieux certe,
De pauvres vieux moroses, mais
De ceux là dont nul ne déserte
Et qui restent sur les sommets.
 
Nous serons brisés par les luttes
Et nullement comblés d’honneurs,
Et les oublieuses minutes
Auront trop pesé sur nos coeurs.
 
Le bonheur nous sera rebelle,
Mais notre part sera pourtant
La plus superbe et la plus belle.
Noire sort le plus éclatant.


Nous serons vieux, nous serons tristes,
Mais calmes, apaisés enfin,
Mais nous serons de grands artistes,
S’il ne ment, mon espoir divin !

Nous saurons dompter les Chimères,
Nous saurons les grandes saveurs
De toutes les choses amères
Si douces pour les vieux rêveurs.

Tout ce que nos mains sûres d’elles
Toucheront, sera transformé.
Notre œuvre immense à grands coups d’ailes
Volera dans l’air enflammé.

Cela vaut que l’on se dépense
Et que l’on n’ait jamais fléchi !
Nous aurons notre récompense
Quand nos cheveux auront blanchi.