L’Idylle vénitienne/Texte entier

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To thee,
Oh my youth,
in the moment of farewell,
I dedicate
this little book of love !


G. S.


PREMIÈRE PARTIE



I

À L’INCONNUE


Où êtes-vous, à cette minute, ô voyageuse que j’attends ?

Sur quelle page de l’atlas faut-il que je cherche le lac, la forêt couronnée d’or, la plaine vêtue de pampres, la petite ville blottie sous l’automne, qui se mirent, au passage, dans les vitres de votre wagon, tandis que mes désirs vous appellent ?

J’ignore d’où vous venez, chère étrangère, et si vous êtes blonde ou brune, et quel goût, sur votre bouche, a votre âme. Mais je sais que je vous reconnaîtrai tout de suite, parmi la foule, aux Giardini, devant San-Marco, sur la terrasse du Lido… Vous serez celle qui me plaira le plus… Et vive la belle aventure !


Vous, bercée par la chanson des rails, le front au carreau, les yeux perdus dans le ciel fugitif, vous ne rêvez pas d’amour. Vous ne songez qu’à l’Enchanteresse, toute blanche, là-bas, au bout du voyage, et qui vous sourit du seuil de la mer… Vous ne songez qu’aux palais de marbre, aux campaniles roses où nichent, côte à côte, les ramiers et les angélus, aux barcarolles, aux sérénades… Et cela suffit bien, pour l’instant !


Surtout, ne vous arrêtez pas en route… N’écoutez pas votre mari qui veut dormir, cette nuit, à Milano, et vous montrer, demain, le Musicien de l’Ambrosienne et l’Homme à la Hallebarde ! Ils ont le temps !… Au lieu que, moi, je me sens défaillir… je suis là, tout pâle, à penser à vous, à me dire : « Quel sera son nom : Sonia, Gretchen ou Kate ?… Aura-t-elle, comme un ruban bleu, sur ses seins menus, cette veine dont je raffole, et, dessous, le cœur innocent, le cœur tendre, le cœur en sucre qu’il faut à mon cœur ? »… et je mords le coin de mon mouchoir, je jette ma cigarette, je grelotte, j’ai chaud, j’ai mal…

Vite, vite, petite proie !


II

ENFIN !


Au travers des stores clos, l’aurore, goutte à goutte, filtre dans le sleeping… Sous les roues, le pont résonne. La première petite vague, contre la première pile, fait son bruit de jupe de soie ; le vent a l’odeur d’un flacon de sels… Voici la minute ineffable !


Allons… ta robe, ton chapeau, ton voile !… Non, pas de rouge à tes lèvres ! Ce serait trop long… Mords-les, simplement… Et ouvre la porte ! Assieds-toi dans le couloir du wagon, au bord de la vitre ! Et regarde… regarde !


— Venezia ! Ecco Venezia ! crie le steward, en montrant le côté du ciel d’où vient l’aube.


Un campanile grandit… Au-dessus de l’horizon rose, un vol de colombes, en cercle, tresse des couronnes blanches… Chargées de fleurs, des barques matinales glissent sur la mer prisonnière…


Que c’est enivrant de vivre, et d’être jeune, et d’être jolie, et d’avoir, soudain, — parce que la brise qui frôle ta nuque est la même qu’ont respirée George Sand, Bianca Capello et la pauvre Desdemona, — comme un peu de liqueur dans l’âme !


La dernière arche… La stazione… Plus qu’un instant ! Prends, dans ton sac d’or, la tablette d’ivoire sur laquelle, la veille du départ, tu as inscrit les mots étrangers qu’il faut connaître, quand on voyage. Cherche, vite, comment se disent, en italien ou en français : « Vous me plaisez aussi ! », « Parlez plus bas ! », « À ce soir ! » et « Je t’aime ! »

On ne sait pas ce qui peut arriver.


III

PRÉLUDE


Il n’y avait plus, dans le bar de l’hôtel, que moi — près de la fenêtre — et elle — devant la table des magazines.


Je m’amusais à parler seul, comme quand on rêve. Je disais : « Une dame est là, en face de moi… une dame qui regarde l’Illustrated London… et qui boit une tasse de thé… et qui a de jolis yeux bleus, une jolie bouche rouge, un joli visage fin, un joli corps svelte et fragile… une dame que j’aimerais embrasser… »


Mais elle ne comprenait rien de tous ces mots, sans doute… Le journal qu’elle tenait ne tremblait même pas dans ses mains… « Les Anglaises, pensai-je, déçu, sont si rarement polyglottes ! »


Et j’ai achevé mon cocktail… j’ai fumé des cigarettes… j’ai chantonné un petit air triste.

Cinq minutes… Dix minutes… Un quart d’heure…

Enfin, elle s’est levée. Elle a sonné. Le barman est venu.

— Combien vous dois-je ? lui a-t-elle demandé, à voix très haute, en français, presque sans accent.

Et ses yeux, soudain, ont cherché mes yeux. Elle a souri.

Puis, très vite, elle s’en est allée.


IV

UN RIEN


Elle était là, tout près, pendant la régate, dans la gondole voisine de la mienne, avec son mari et ses sigisbées.


* *

Je regardais sa cheville, un petit coin de sa cheville, à peine visible au ras de sa jupe.


Elle s’en est aperçue. Elle a rougi… Mais, doucement, doucement, en cachant sa main sous son réticule, elle a un peu levé sa robe.


V

SYMPTÔME


Moi aussi, j’étais invité à ce bridge, à bord de ce yacht.


Dès mon premier pas sur le spardeck, elle m’a vu… et, aussitôt, à la dérobée, — vite, vite, — elle a ouvert son petit sac, en a sorti sa glace de poche, s’y est mirée, une seconde, et, d’un geste furtif, a mis en ordre son tour de cou, son collier, ses cheveux, ses cils…


VI

JEUX INNOCENTS


Ce n’est, encore, qu’un flirt ingénu.

Elle est si sage !

Pendant le lunch, à travers le dining-room, nous nous regardons, en souriant, derrière le dos de son mari.

Quelquefois, sans le dire à personne, nous allons rêver ensemble, à San-Giorgio degli Schiavoni, près des Carpaccio qu’elle aime. Alors, je lui baise les mains, je m’agenouille, je l’appelle « Cara miaCara purissima mia ! »

Et, le soir, quand elle rentre de la Fenice et me croise dans le hall, elle écarte son manteau jusqu’au bord de son épaule nue, pour que je puisse respirer un peu l’odeur de ses aisselles moites.


VII

SILENCE


Nous étions seuls, dans le salon de l’hôtel, côte à côte.


Je lui disais : « Je vous aime !… Mes lèvres ont envie de vous !… Quand saurai-je comment sont vos seins, vos jarretières, vos baisers ? »


* *

Mais elle ne répondit pas.


On n’entendait que le bruit menu des perles de son sautoir sur sa gorge haletante.


VIII

PREMIER BAISER


Cet après-midi, tandis qu’Othello et Don lago faisaient la sieste, nous avons pris, aux Fondamente Nuove, le bateau qui mène à Murano. La gondole eût été trop lente ! Nos pauvres cœurs, pour être seul à seul, n’avaient qu’une petite heure…

Cependant, en nous pressant un peu, nous avons pu tout voir, là-bas, — le porche de San-Donato, les quais, la place, le pont Vivarini, pareil, au-dessus du canal limpide, à un sourcil blond sur un œil bleu, — et visiter, au Municipio, le musée désert où vibre, à chaque mot qu’on dit, l’âme frêle des glaces et des lustres.


* *

Ô pèlerins romanesques qui, après nous, promènerez vos spleens ou votre fièvre dans ces salles tendues de cristal, ô Roméos voyageurs, ô Juliettes nomades, ô misses rêveuses, ô backfischs, arrêtez-vous, le temps d’un soupir, devant le miroir terni qui refléta son sourire, et dans lequel j’ai regardé la trace de ses dents sur mes lèvres !


IX

INSTALLATION


Pour les visites furtives, d’une chambre à l’autre, les hôtels du Canal Grande et de la Riva, pleins d’escaliers de parade, de parquets qui crient, de mosaïques qui résonnent, de recoins obscurs où le More peut se cacher, n’offriraient qu’embûche et péril.

Mais il est, à la Misericordia, près de Santa-Maria dell’Orto, un palazzino dont j’ai, depuis hier, la clef dans ma poche… Un jardin l’entoure ; des héliotropes le parfument ; une clématite, tant il est menu, l’étreint tout entier ; et l’on voit, de ses fenêtres, l’église de l’île des Tombes, entre deux façades de marbre, au bout lointain d’un petit rio d’azur, — toute blanche, — comme une fleur de magnolia dans une buire de cristal bleu.


X

SAGESSE


C’était promis… Elle est venue.


Je l’attendais, sur le seuil du palazzino, avec une rose à la main et un baiser à la bouche.

Cara ! Cara purissima mia !

— Je tremble… balbutiait-elle ; voyez… voyez comme je tremble !

Et elle a eu peur de la chaise-longue et s’est assise dans un fauteuil.


* *

Cependant, pour laisser mes doigts trouver, parmi les frisons de sa nuque, le crochet de son tour de cou et dégrafer son corsage, elle a penché sagement la tête. Mais, ensuite, elle s’est mise à rougir, à croiser les jambes, à pleurer…

— Pas encore ! suppliait-elle… Non ! Pas aujourd’hui ! Pas encore !

Et, goutte à goutte, un petit ruisseau, du bord de sa joue, glissait jusqu’à sa gorge…


* *

Sur ses seins, mes lèvres, ce soir-là, n’ont osé baiser que ses larmes.


XI

ANCH’ IO SON’ PITTORE


Ni hier, ni à présent, ni demain… ? Alors, vous serez, toujours, la Très Sage ?… Alors, je ne saurai jamais, de votre corps charmant, que ce que la brise du Lido m’en apprend, par hasard, quand elle plaque, sur vos jambes fines, votre jupe légère ?

Il a bien fallu, cependant, qu’Apelle vît Phryné, sur le rivage d’Éleusis, vêtue de son seul sourire ; et Tiziano, Eleonora della Rovere, sans chemise, au sortir du bain… pour que les siècles aient pu s’agenouiller devant l’Anadyomène et devant la Venere d’Urbino !


Moi aussi, sur cette page, avec de jolis mots tremblants, je peindrais, si vous le permettiez, les merveilles que votre robe me cache, et, peut-être, un jour, quand nous serons morts, quelque poète, achetant mon livre, pour quatre sous, sur les quais de Paris, sentirait ses mains tressaillir, en lisant combien vous étiez belle, — plus belle que ces Vénus illustres, — toute rougissante, toute peureuse, toute nue, dans mon fauteuil de damas bleu, ô Vénus du Palazzino !


XII

DÉCOUVERTE


Un instant, pour nouer son voile à sa tête blonde, elle est restée immobile, un genou ployé, le pied droit sur la dernière marche, le gauche dans la gondole.

Au-dessous d’elle, le canal dormait, lisse et clair comme un miroir.


* *

Maintenant, je sais qu’elle est brune et qu’elle se teint les cheveux.


XIII

I SONETTI LUSSURIOSI


— Le vilain livre ! m’a-t-elle dit, en me le rendant, ce matin… Vous aviez raison de ne pas vouloir me le prêter… Je n’en ai lu, d’ailleurs, que les quatre premières lignes. Cela m’a suffi !… Tenez… reprenez-le, vite ! Il me brûle les doigts !


* *

Francesco Marcolini, rival des Aldes, l’imprima. Marco-Antonio Raimondi, copiant Giulio Romano, l’orna de seize gravures. Mais quelle bouche, fine et fardée, dessina ce petit arc rose — encore humide — au bas de la dernière page ?


XIV

ESCARMOUCHES


Elle vient, chaque après-midi… Elle s’installe, elle est chez elle ; elle farfouille dans mes tiroirs, bouscule mon cabinet de toilette, ma chambre, mon studio, s’assied sur le coin de ma table, me prête, pour me distraire un peu, ses mains, ses bras, sa gorge, et, au moment de repartir, me donne, en pleurant, d’un seul baiser, toute son âme… Mais je ne sais pas encore s’il est exact, — comme elle me l’a raconté, — qu’elle ait, sur sa peau de nacre, trois signes noirs : le premier, au-dessus du genou ; le second, au sommet de la jambe ; le troisième…


XV

LE DISTIQUE


— C’est très simple, disait-elle… vous resterez avec moi, dans le cabinet de toilette… et, quand je sortirai de l’eau, vous me tendrez le peignoir, le gant de crin, la lavande, la pierre ponce. Seulement, nous fermerons les volets, pour que vous ne puissiez rien voir !


Mais, en badinant, je lui ai traduit deux beaux vers des Héroïdes :


Unda repercussae radiabat imagine Lunae
Et nitor in tacita nocte diurnus erat.


Et, du coup, elle a eu peur et, malgré les contrevents bien clos, n’a plus voulu prendre son bain.


INTERMEZZO



PETIT JOUR


Le canal et la Riva s’éveillent.

Avec le flot qui descend, des barques de pêcheurs s’en vont, nonchalantes, vers la mer voisine. Un peu de vent, dans leur voile peinte, palpite comme une gorge sous une blouse légère.

Devant l’hôtel, un gondolier matinal jette du maïs aux pigeons. Le marchand d’eau fraîche rince sa cruche et prépare son orangeade. Sur les dalles du pont del Vino, des pas de femme, cristallins et pressés, jouent un air d’harmonica.

L’aurore est un pastel rose et vert, accroché à la dernière étoile.


MIDI


Le soleil !
Ni nuages, ni azur…
Tout, là-haut, arde et flamboie.

La mer est bleue.
Le ciel a dû tomber dedans.


NOCTURNE


Autour de la serenata, sous le petit arc-en-ciel de ses lanternes tremblantes, les proues altières attendent, immobiles… Tout se tait… Seuls, par instants, le souffle d’un éventail, pareil au battement d’une aile… le murmure d’une robe étroite qu’un bas de soie frôle en dedans… le bruit furtif d’un baiser sur la peau fine d’un cou de femme…

Avertie et Floche sont là, et cette amante que M. de Régnier a faite si peureuse et si triste, et Antonia de Moldère, et celle pour qui je soupire, — assises sur les coussins de plume, habillées de satin mou, minces et blondes, les seins luisants sous l’écharpe tendue, et l’âme toute grande ouverte.


— L’Altalena ! crie-t-on aux chanteurs.

— Ciribiribin !

— Maria Mari !

— L’Ora Squisita, di Rinaldo Hahn ! supplie une voix pâmée.

Et, soudain, des guitares vibrent. Lents et subtils, les arpèges s’égrènent. Un ténor, dans la paix de la nuit, lance, comme un vol d’oiseaux paresseux, les couplets du doux lied nostalgique.

Ils planent dans l’air lourd, au ras du canal ; ils effleurent les tempes tièdes, les doigts fiévreux, les cœurs frémissants ; et chaque note est un petit cygne qu’étreint, dans chaque gondole, au passage, une ardente et câline Léda.


À SAN-ZANIPOLO


Ils dorment, couchés dans leur gloire !


* *

Ci-gît le fameux Dandolo !

Ci-gît Tommaso Mocenigo, vainqueur du Dalmate, du Hongre et du Bougre !

Ci-gît Vendramin, l’impavide !

Ci-gît Bertuci Valieri qui défit le capitan-pacha, lui confisqua ses étendards, et put forcer les portes Dardanelles !

Ci-gît Antonio Veniero qui prit Durazzo et quantité d’îles !

Ci-gît Michele Morosini qui prit Vicence et Bellune !

Ci-gît Orsino, comte de Petigliano, qui prit Brescello, Guastalla, Rovigo, Mantoue, Feltre, et mainte autre place forte !

Ci-gît Aloïso Trevisano, fils, frère et neveu de Doges, qui mourut, étant encore au collège, non sans avoir pris la petite fleur de ses deux cousines — Angélique, la joueuse de luth, et Violante, la nonnette !


LE VERRE PEINT


La Rosalba, délaissant, pour un jour, ses pastels, a fait naître, d’une seule goutte d’or, au flanc de ce verre à liqueur, les neuf Muses.


Robe flottante, cheveux épars, elles courent, la main dans la main ; et, comme, au creux du cristal, j’ai versé un peu d’eau-de-vie de Dantzig, on dirait qu’elles dansent la ronde autour d’un tout petit lac, jonché de feuilles d’automne.


L’ÉPITAPHE


Dénouez le bouquet de violettes que j’ai glissé à votre ceinture… Effeuillez-le… Jonchez-en ce tombeau ! Jetez des fleurs à cette fleur !


HIC LILIUM JACET
1740-1758


Elle s’appelait Zerlina, sans doute, ou Cattina, ou Zulietta… Elle avait, pour sûr, le visage fin, la taille souple, la gorge ronde ; et, cependant, Pietro Longhi n’a pas fait son portrait… Bernis, en un tendre acrostiche, n’a pas célébré ses fossettes… Seingalt n’a pas baisé sa bouche !


C’était un petit lis blanc…


* *

Chaque soir, tandis que, dans sa chambre, elle récitait sa prière, le bruit lointain du carnaval ou le chant des sérénades lui arrivaient à travers la vitre, mêlés au clair de lune. Un instant, elle se taisait, penchait la tête, tendait l’oreille, frissonnait un peu, puis reprenait son oraison.


* *

Elle a dû mourir doucement, bien sage, bien calme et avec, aux lèvres, un gentil sourire… De quoi aurait-elle eu peur ? Le ciel l’attendait, si proche ! Ne s’était-elle pas, la veille, confessée de toutes ses fautes… d’avoir, une fois, respiré trop longtemps une rose… de s’être trouvée jolie, en se regardant à la glace… d’avoir laissé la brise, — un jour d’été, sur le balcon, — soulever le bas de sa jupe, frôler ses genoux et, comme une main fraîche et furtive, caresser sa chair secrète… ?


LE CONDOTTIERE


Une maritorne a médit de vous ?

Qu’importe !


Voyez, devant San-Zanipolo, Bartolomeo Colleoni…

Main aux rênes, tête haute, il va, malgré pluie et bourrasque, son chemin éternel, et ses yeux, dardés sur son grand rêve, ne voient même pas les pigeons qui, tout le jour, le long de ses bras invincibles, alignent leurs petits cacas.


AMORI ET DOLORI


Du haut du clocher de Saint-Marc, la foule, sur la Piazza, ressemble à l’ombre d’un nuage qui passe.

Le cri des bateaux à vapeur n’arrive plus jusqu’à nous.

Rien ne gêne tes yeux, à présent, ni ne harcèle tes oreilles…

Accoude-toi à la balustrade ; mets ton front dans ta main…

D’ici, l’on voit les morts renaître !


Regarde !

Wagner revient du Lido, en gondole, sa tête lourde sur les genoux de Cosima… Musset, au café Florian, mêle des pleurs à son sorbetto… Pâle et tragique, Byron, en spencer gris, quitte le palais Mocenigo et vogue vers quelque rendez-vous… Oubliant Charlotte de Stein, Gœthe, sur le Rialto, sourit à Bettina qu’il croise… Aux Zattere, Bernis et Casanova escaladent le mur d’un couvent… Jean-Jacques, dans l’enclos de San-Biagio, cueille, le long des buis taillés, un bouquet de pervenches pour le corsage d’Anzoletta… Desdémone sanglote à son balcon…


* *

Venise, cité des baisers et des larmes, Venise, — petits morceaux de jardins, petites îles d’albâtre, éparpillés au pied du campanile, — vous êtes, Venise, une lettre d’amour déchirée qui flotte sur un coin de mer bleue !


DEUXIÈME PARTIE



I

AD AUGUSTA PER ANGUSTA


Hélas, il était fermé !


— Vous voyez… chuchotait-elle… je ne vous avais pas menti ?… Non ! n’essayez pas de le déchirer ! Laissez-le tranquille !… Laissez-moi tranquille… je vous en prie… laissez-moi tranquille !


Mais, comme le gondolier regardait ailleurs, et que son mari, les yeux au ciel, comptait les astres, elle a pris, dans son sac d’or, ses ciseaux à ongles et, sous sa robe, en souriant, me les a glissés dans la main…


II

LA DÎNETTE


À Torcello, pour goûter sur l’herbe, elle a acheté des pralines, un plein petit réticule d’humbles pralines rouges.

Assise à côté de moi, elle s’amusait à les poser, une à une, entre mes lèvres.

J’avais faim.

— Encore ! Encore ! lui disais-je, aussitôt la bouche vide.

— Attention ! répondait-elle… Il n’en reste plus que sept… que six… que cinq… que quatre… que trois… Il n’en reste que deux, à présent !… Il faudra en être économe ! Il ne faudra pas les croquer ! Il faudra les sucer tout doucement, ces deux-là !

Et elle a ouvert son corsage.


III

JOUR NOIR


Le ciel, ce matin, était un store bleu pendu à l’ogive de la loggia… La bise l’a déchiré.

Goutte à goutte, maintenant, sur le perron de porphyre, la pluie pianote une sonatine.

À chaque bouffée de vent, le bras maigre de la clématite, du haut de la terrasse, jette au canaletto une poignée de feuilles mortes.

Devant la vitre, le mercure du thermomètre se fait tout petit sous l’averse glacée, comme un enfant frileux dans son tub.


IV

RÉSIGNATION


Écoutez !… L’hiver est là, tout proche ! Il rôde autour du jardin ; il regarde par-dessus le mur ; il n’a plus qu’à pousser la porte…

Bientôt, nous nous dirons adieu ; nous pleurerons… Le train sifflera… Et nous ne nous reverrons jamais, et nous ne serons que des souvenirs…


Quinze jours encore, cependant !… Quinze jours pour, enfin, être heureux, si vous le vouliez !… Mais vous êtes la Très Sage, et vous baissez les paupières, vous rougissez, vous faites « non » de la tête.


Aussi, c’est juste, je suis trop difficile ! Pourquoi ne pas me contenter de cette fleur qu’est votre âme et que vous m’avez donnée, et des turquoises de vos yeux, et des rubis de votre gorge, et de l’anneau de corail que, chaque soir, dans la gondole, — tandis que votre mari, près de nous, rêve aux étoiles, — je glisse, en cachette, à mon doigt !


V

PRÉSAGE


Cette nuit, j’ai fait un joli rêve ! J’étais à Florence, aux Offices, dans la Tribuna ; et, sans effort, — bien qu’ils soient de marbre, — j’écartais les bras pudibonds de la Vénus de Médicis…


VI

LAMENTO


Chaises du café Florian, chaises de bois que la bise traverse, et vous, bancs des Giardini Pubblici, bancs de marbre, soyez maudits !

C’est vrai qu’il est tout gelé ; c’est vrai qu’il a la chair de poule et qu’il grelotte ! Le pauvre petit !… Allons… vite… que je lui fasse un baiser ! Cela le réchauffera !… Vous avez peur ? Ce n’est pas convenable ?… Un simple baiser, pourtant… un baiser bien sage… et sur les joues, rien que sur les joues !


VII

HOSANNA


Ce bouquet embaumait si fort ! Ce marasquin était si chaud ! On s’est tellement embrassés !… Peut-être, est-ce cela… ?


Cloches, sonnez en mon honneur ! Chantez ma gloire, petits anges musiciens des tableaux ! Et vous, statue d’or du grand campanile, qui veillez sur les chemins lacustres, criez aux vaporetti, aux barques, à la ville entière, que je suis heureux, et que, par ma fenêtre ouverte, vous avez vu, près de mon lit, sur un fauteuil, bien en ordre, son sac d’or, ses gants, son ombrelle, son chapeau, son corset, sa chemise…


VIII

REMORDS


Elle pleurait, elle pleurait, elle pleurait, elle pleurait…

— Hier… vous savez… hier… ? sanglotait-elle… Hé bien… voilà, voilà… j’avais oublié d’ôter de mon cou ma petite médaille bénite !


IX

UN PEU DE MYTHOLOGIE


Ça l’amusait !

La nuque au dossier du fauteuil, les yeux mi-clos, elle souriait, surprise et ravie.

— Vos baisers, soupirait-elle, vos baisers, c’est drôle, se sont faits tout menus ! Ils grimpent le long de ma jambe, à présent, comme un petit insecte agile !


* *

Zeus ne s’est-il pas mué en fourmi, pour atteindre la nymphe Κλιτόρις ?


X

CATALOGUE


Il y a, dedans, — tous les après-midi, — les cheveux de l’Éva du Tintoretto, la bouche de la Flora du Tiziano, la gorge de l’Europa du Véronèse, les jambes de l’Aphrodite Capitoline, le joli derrière rond de cette jolie Vénus qui s’ennuie tant, à Naples, loin de Mars…

Mon petit lit est un petit musée.


XI

L’ITINÉRAIRE


Au dire du vieux Pausanias, la route que suivaient, pour atteindre le temple de Cnide, les pèlerins de la déesse Cypris, gravissait, d’abord, deux collines, d’égale hauteur et marquées, à leur sommet, d’une borne milliaire rose ; puis, redescendue dans la plaine, elle gagnait, après maint méandre, une petite pelouse en pente, qui, tout droit, menait au sanctuaire…


Mes baisers, — ô mon amie, ô ma Cypris, — mes baisers sont vos pèlerins !


XII

HÉLAS !


Tout le jour, je vous ai toute à moi, à moi seul, rien qu’à moi, dans mon palazzino

Il y a tant de choses à voir, à Venise, tant de Tintorets, tant de Véronèses, qu’il faut bien que vous quittiez l’hôtel, aussitôt que paraît l’aurore, et n’y rentriez qu’à la brune ? Votre mari l’a, enfin, compris !

Mais, dès la première étoile, il redevient votre maître… Il s’assied à table, près de nous ; il nous accompagne à la sérénade ; il vous emprisonne, hélas, dans sa chambre ! Et je suis Werther ; vous, Charlotte !… Et je monte mon escalier en pleurant… Et j’ai envie de mourir… J’ouvre mon dictionnaire de rimes… je cherche, dans Macpherson, quelque triste lied à traduire… je m’accoude à ma fenêtre… je parle de vous à la brise, au silence, au clair de lune… j’écoute les campaniles chanter, de leur voix narquoise, les heures qui nous séparent…


Que ne vous ai-je connue au temps heureux du solstice estival, où la nuit, du bord du crépuscule à la lisière de l’aube, n’est plus qu’un petit pont de jade, tout petit, entre deux rivages roses !


XIII

L’ÉPISODE DE PAOLO
ET DE FRANCESCA


Bravant le sourire du lift et des caméristes, je m’étais, au sortir du lunch, faufilé dans sa chambre… Un petit rhume, depuis la veille, la tenait couchée… Comment vivre un jour, sans la voir !

— Partez vite !… Je vous en supplie, partez vite ! hoquetait-elle, tandis que je baisais son front, ses cheveux, ses tempes… Partez vite !… Il n’est allé qu’à Padoue, en auto… Il a dû prendre, à Mestre, pour rentrer, le train de deux heures… Il arrivera dans cinq minutes !


Mais je m’étais assis au bord de son lit, je furetais dans ses dentelles, je lui parlais à voix basse…

— Écoute… Écoute… chuchotais-je. Écoute… Laisse-moi t’expliquer…

— Vous n’y pensez pas ! Vous devenez fou !… Ici ?… ici ?… Vous auriez cette audace ? D’ailleurs, le voilà… le voilà ! J’entends du bruit dans le couloir !

Et l’on a frappé à la porte.


— Un télégramme, signora ! criait un groom dans la serrure…


* *

La dépêche ouverte, le bambino reparti, elle a battu des mains, joyeuse ; elle a mis ses bras autour de mon cou ; elle a posé ma tête sur l’oreiller, contre la sienne…

— Regardez… regardez !… disait-elle… C’est de lui… C’est de mon mari… Regardez : « Une panne. Ne rentrerai que… »


Et nous ne lûmes pas plus avant.


XIV

FARNIENTE


Ma tête lasse est un oiseau peureux, blotti contre votre poitrine…

L’heure est jolie ! Il fait bon, il fait doux, il fait bleu… L’automne, avant de mourir, nous caresse…

Non, non, ne vous levez pas ! Restez ainsi, sur le divan, toute longue ! J’ai votre âme sous mon oreille ; j’entends battre votre cœur ; je vois, là-bas, dans la fenêtre ouverte, l’église de l’île des Tombes, blanche et luisante, — comme un pendentif, — entre vos seins…


XV

UNE SCÈNE


À quoi bon mentir ? Je t’ai vue… je vous ai vus !… Si ! si ! je vous ai vus !… Il avait son air rêveur, comme toujours… Il faisait le beau et l’indifférent… Alors, tu t’es approchée et, haletante, tu as baisé ses mains, son front, sa bouche… Pourquoi nier ?… Tu croyais l’Accademia déserte… et j’étais là… je t’avais suivie… je te surveillais… Ah ! vilaine… vilaine et vicieuse !

Passe encore d’embrasser l’autre, son voisin, l’Antonello da Messina, qui, lui, est un homme, un gaillard robuste et râblé… Mais ce gamin, ce potache ! Le Saint-Georges ! Le Saint-Georges de Mantegna !

Du propre !


XVI

ESCAPADE


Le dernier vaporetto est parti ! Sa sirène chantait, que nous étions encore dans la Scuola di Merletti, parmi les dentellières blondes, à regarder fleurir, sous les doigts légers, les petites roses de fil fragile… Qu’y faire ! Nous rentrerons, cette nuit, avec la barque d’un pêcheur. C’est tout simple… Ne pleurez plus ! Essuyez vos pauvres grands yeux bleus… Dîner à Burano, vous et moi, bien sagement, à l’auberge, est-ce donc un terrible crime ?

Votre mari nous pardonnera !


* *

La table est mise. En notre honneur, l’hôtelière a fouillé ses armoires et rouvert le beau salon de ses aïeules… Voyez la nappe de lin damassée, les vieux verres à guirlandes d’or, l’huilier de faïence, les flambeaux de cuivre luisant, et, contre le mur, sous le portrait du roi galantuomo, le sofa de velours flétri où George Sand a, peut-être, rêvé, — une strophe de Musset aux lèvres, — dans les bras de Pagello…


* *

Rien qu’un biscuit sec ? Pas un raisin, pas une pomme, pas même une figue ?… Tant pis ! Cette fiasca d’Asti Spumante remplacera le dessert !

Une goutte, encore !… Buvez !

Il fait chaud ?… Oui, c’est cela, quittez votre jupe et, puisque la tête vous tourne, venez ici, sur le divan…

Pourquoi la servante nous a-t-elle conté que le brouillard et la bise ont dévasté tous les vergers ?


Quel est ce fruit, tiède et juteux, sur ma bouche !


XVII

PRÉCAUTION


Derrière l’écran de laque, un filet d’eau, tout menu, coule, du flanc d’une amphore, dans une vasque de lazulite que supportent quatre pieds de bronze et qui a la forme d’une viole d’amour.

Cette fois-là, — on ne s’en est pas aperçu assez tôt, — il était tari…


* *

Depuis lors, à tout hasard, quand elle croise la barque de Luigia, la pauvre marchande de raisins borgne et boiteuse, elle détourne les yeux, et, chaque jour, en cachette, elle va s’agenouiller, aux Frari, devant les deux anges du Bellin qui jouent, sur le seuil du triptyque, du luth et du chalumeau, et qui sont les plus jolis enfants du monde.

S’il pouvait leur ressembler !


XVIII

L’HEURE TRISTE


Le bateau rose du soir, au bout de la mer bleue, s’incline et chavire… Dans la pergola, l’étoile du berger — regarde ! — a l’air d’être un fruit vermeil, suspendu à la clématite…

C’est le moment de pleurer notre larme quotidienne ! Mets ton chapeau… ouvre tes bras… serre ma tristesse contre ta tristesse… dis : « À demain ! À toujours ! À toujours ! »… et, avant de baisser ta voilette, laisse-moi lire, dans tes yeux, — pour que je puisse, cette nuit, quand je serai seul, me la réciter, — une ligne de ton âme… de ta pauvre âme nostalgique et tendre comme un sonnet d’Albert Samain !


XIX

CROQUIS


Sur ses cheveux d’or, sa toque de chinchilla, — comme un nuage léger au-dessus d’un soir vermeil…


Sur sa gorge, son rang de perles, — comme des gouttes de rosée, le long d’un fil de la Vierge, entre deux boutons d’églantine…


Sur le tapis, à ses pieds, son jupon, ses dentelles, sa chemise, — comme une corbeille de fleurs blanches autour d’une statue d’albâtre.


XX

TOURISME


Je vous ai promenés, mes yeux, parmi toutes les splendeurs du monde !


Vous avez vu le temple illustre où le sourire d’Athéna Polias dort, éternel, dans l’ombre des colonnades, comme une fleur entre les pages d’un livre ! Vous avez vu les sources d’Ilissus couler, goutte à goutte, ainsi que des larmes, sur le visage rose de l’Hymette ! Vous avez vu l’île enchantée où croissent les cyclamens sous les pas de Nausicaa ! Vous avez vu le ciel d’Orient, jonché de colombes et criblé de minarets ! Vous avez vu les mers étincelantes… les fleuves farouches… les jardins, les forêts, les lacs… et la Jungfrau et l’Elbrous, plantés, tels des poignards, dans l’azur !


Je vous croyais à jamais repus… et, pourtant, vous ne connaissiez pas le paysage — la plaine blanche… la petite oasis, là-bas, au bout de l’horizon — qu’on aperçoit, quand on pose la tête sur la gorge de mon amie !


XXI

NUAGE


Au-dessus de son front, dans la buire, une fleur se pavanait.


— Pourquoi rester comme ça, disais-je… pourquoi rester, la joue sur la table, à faire la mine, à bouder ? C’est donc fini, nous deux ? On est donc brouillés… bien brouillés… brouillés pour toujours ?

— Oui, pour toujours… pour toujours !

Mais je lui ai parlé à l’oreille… et elle a répondu : « Je vous déteste ! »… elle a répondu : « Je vous pardonne ! »… elle a répondu : « Je t’adore ! »


Ce fut tout un roman d’amour, chaste et triste, en trois petits chapitres, — une minute, — à l’ombre d’une rose.


XXII

CONSOLATION


Ne pleure pas ! Ne pleurons pas !

Notre bonheur, — puisque tu pars, ce soir, — notre bonheur, c’est vrai, n’aura duré que deux semaines… deux semaines et deux jours ! Mais, peut-être, cela vaut-il mieux…

N’avons-nous pas bu toute la coupe ? Que nous resterait-il pour demain ? Quels baisers pourrions-nous inventer ?

Tu sais bien que Pietro l’Aretino n’a écrit que seize sonnets !


XXIII

ADDIO !


Le dernier verre de lacryma-christi, le dernier plumcake, le dernier beau rêve, sur la terrasse du Lido désert… La dernière promenade, par les rios jonchés de feuilles mortes… Le dernier « bonjour » aux anges du Bellin, à la Famiglia du Giorgione, au Saint-Georges de Carpaccio… Et, dans le hall de l’hôtel, derrière le paravent, à travers le corsage ténu, mes derniers baisers sur tes seins !


* *

Il faut partir… Voici l’heure ! La barque est là.

Ton mari a pris le vaporetto, pour arriver plus tôt à la gare, et, le wagon choisi, les places marquées, doit s’impatienter, devant le train, à t’attendre.


Allons… en route ! Je t’accompagne jusqu’au pont des Scalzi… Tant pis si le gondolier entend nos sanglots !


Ta main ! Ta tête, contre la mienne ! Et, vite, tous les mots que tu penses !… Parle ! Parle !… Vite, vite, des mots câlins, des mots brisés, des mots comme de petits morceaux d’âme !


* *

Mais oui, mais oui, on s’écrira ! On l’a juré…


T’oublier, moi… t’oublier ?

Ton souvenir est, à jamais, dans mon cœur, dans le palazzino de nos rendez-vous, dans chaque pierre de la ville…


Tout, ce soir, te salue ou te pleure… Vois mes yeux ! Écoute la brise ! Et regarde… regarde… Le ciel est plein de mouettes !

Pour te dire adieu, lui aussi, il te fait signe avec des mouchoirs blancs !