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L’Image de la femme nue/10

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Flammarion (p. 67-73).

X

Le socle dans la clairière.

Irène Karef, le peignoir au bras, demeurait stupide, comme frappée de démence devant un monstrueux spectacle. Son pâle visage s’était décomposé et devenait couleur de cendre. Considérant d’un œil hagard la pente de sable où la faute s’était sans doute commise, elle eut une sorte de crise nerveuse qui la faisait trembler des pieds à la tête.

Cependant elle ne dit pas un mot et elle recouvra assez d’énergie pour s’éloigner. Stéphane, qui regardait Élianthe nager, les épaules hors de l’eau, saisit le bras d’Irène et ordonna d’un ton impérieux :

— Restez là. Vous la recevrez quand elle sortira. Et puis, nous avons à parler.

Elle voulut passer outre. Exaspéré contre elle, il la brusqua.

— Je vous répète que nous avons à parler. Certaines choses doivent être éclaircies entre nous.

Elle attendit. Vêtue d’un pantalon de toile bleue, et d’un maillot rouge que marquaient deux petits seins très séparés, elle semblait toute frêle. La figure âpre était durcie de haine et résolue au silence.

Stéphane, qui ne lui avait pas lâché le bras, prononça avec irritation :

— Pourquoi m’avez-vous appelé à l’Arche-d’Ormet ? et pourquoi m’avez-vous envoyé Véronique ? Pour m’obliger à venir ici, n’est-ce pas ?

D’un mouvement de tête, elle fit signe que oui.

— Pourquoi ? Pourquoi ? s’écria-t-il. Pour quelle œuvre mauvaise et incompréhensible ? Et quel piège avez-vous tendu à mon père, l’an dernier ? Car c’est bien vous qu’il a rencontrée là-bas, près de l’Arche ? Que lui avez-vous dit ? Répondez donc !

Elle se tut, le regardant d’un air de défi.

Il articula sourdement.

— Répondez ! Que savez-vous, à propos de la statue ? Quel rôle jouez-vous dans cette histoire ?

Toutes ces questions, qui résumaient la besogne inexplicable accomplie par elle, la détendirent peu à peu, comme si elle eût envisagé, d’un seul coup, ce qu’elles comportaient pour Stéphane de mystère angoissant.

Elle dit, tout bas, d’une voix lente :

— Mon rôle ? celui de quelqu’un qui veut se venger.

— Vous ne me connaissiez pas !

— Toute ma vie, je vous ai détesté.

— Vous êtes folle !

— Vous comprendrez un jour… Le moment n’est pas venu de parler.

— Le moment est venu de parler du passé, de cette statue volée…

— La Vénus Impudique ? Vous n’avez que l’embarras du choix, Élianthe, ou Lœtitia, ou Véronique, toutes se valent, et le premier homme qui rôde autour d’elles…

— Quelle abomination ! s’écria Stéphane, indigné.

Elle rit, méchamment.

— Enfin quoi ! elles vous l’ont prouvé toutes les trois, vous n’avez eu qu’à tendre la main pour les cueillir l’une après l’autre… depuis la candide Véronique. Demandez-lui donc, à celle-là, ce qu’elle va faire dans la Camargue et d’où lui vient tant d’amitié pour le joli garçon qui habite non loin d’ici, à la ferme du Vieux-Madon. Vierge ! elle, la Dame de la Camargue ! Vous avez cru cela ! Quart de vierge, tout au plus !

Il marcha vers elle, les poings crispés. Il l’eût frappée avec joie. Elle haussa les épaules, ramassa le maillot, serra contre elle le peignoir et s’en alla vers l’endroit de la baie où il semblait qu’Élianthe voulût atterrir.

Stéphane ne se soucia pas de la poursuivre. Élianthe s’approchait du rivage, à trois cents mètres de distance. Il vit la splendide créature qui émergeait, et qui sortait de l’eau.

Véronique ne fut aux Hespérides qu’en fin de journée, le lendemain. Elle fit dire aussitôt à Stéphane qu’elle lui donnait rendez-vous à l’Acropole.

C’était le point le plus élevé du domaine, très en arrière du château. Par des lacets qui empruntaient les terrasses superposées et serpentaient entre les racines des pins séculaires, on accédait à la ligne des anciens remparts que Stéphane avait remarqués le jour de son arrivée. Des vestiges de tours à substructions romaines, surgissaient de place en place. La plus haute de ces tours, presque entièrement cachée sous les pins, formait un observatoire d’où l’on apercevait à certaines heures, toute la pathétique, ardente et morne Camargue.

Véronique l’y rejoignit et se jeta dans ses bras.

— Ah ! comme c’est bon d’être là ! Je m’ennuyais tellement de vous !… Et vous, Stéphane, je vous ai manqué ?

Il y avait une nuance de mélancolie dans sa voix.

Stéphane se sentit rougir. Il ne doutait point qu’Irène ne se fût vengée sur Véronique et n’eût raconté la scène de la veille, ou, du moins, ce qu’elle pouvait en supposer.

— Oui, vous m’avez manqué, Véronique, dit-il assez gravement, Le jardin des Hespérides a besoin de votre présence, et moi de même.

Elle appuya sa tête sur l’épaule de son amant et reprit :

— Excusez-moi ! je ne sais pas trop comment on doit s’aimer… Il ne faut pas être jalouse, n’est-ce pas ?

— Vous êtes donc jalouse, Véronique ?

— De nature, oui. Mais je ne veux pas l’être et je ne le serai pas. Il faut avoir confiance dans celui qu’on aime et ne pas le tourmenter !

Après un instant, elle ajouta, la voix basse :

— Ce qui doit être douloureux, c’est lorsqu’on sait qu’on ne tient plus la première place. Cela serait au-dessus de mes forces.

— Que voulez-vous dire, Véronique ?

Elle réfléchit et prononça :

— Je veux dire qu’Irène est méchante.

— Je le sais. Elle a dû vous faire souffrir avec des mensonges.

— N’en parlons plus, Stéphane. Mais n’oubliez jamais qu’elle vous déteste. Et l’on croirait que cela remonte très loin.

Ils restèrent longtemps à contempler la Camargue, tout assombrie de touffes d’enganes par endroits, tout éclatante de mille reflets sur les eaux couleur du ciel. Des mirages flottaient dans une atmosphère irréelle, et des rayons de soleil suscitaient des plaques rouges, ou vertes, ou jaunes, pareilles à des vitraux incendiés.

Véronique demeurait en extase, comme une croyante devant une vision de la divinité. Aucun spectacle ne pouvait se comparer à celui-là, aucune émotion l’atteindre plus au cœur d’elle-même.

— J’avais tellement envie de retourner là-bas ! J’aime encore mieux ce pays depuis que vous en faites partie, mon chéri… J’ai passé la nuit dans la cabane. C’était délicieux. Je vous y ai retrouvé. J’ai allumé le grand feu pour moi seule. Nous y retournerons un jour, Stéphane.

Il demanda, presque malgré lui :

— J’avais pensé que vous coucheriez à cette ferme… où vous avez des amis.

— Le Vieux-Madon ? (elle rougit aussi, à peine) Non. Je n’ai fait ce grand détour qu’aujourd’hui.

— Vous avez vu vos amis ?

— Oui ! j’ai vu Charlotte Delroux, et son frère Henri. Mais ce n’est pas eux que je voulais voir. J’y allais pour une chose qui vous concerne, Stéphane. Je désire tant que vous trouviez ce que vous êtes venu chercher !

— Je vous ai trouvée, Véronique.

Elle lui prit le bras tendrement et l’entraîna le long des tours en ruines, par un sentier qui montait et dégringolait en pentes abruptes, et que des ravins et des roches interrompaient.

Un quart d’heure de marche les amena dans une clairière en plateforme qu’un poteau désignait comme la clairière d’Actéon. Elle était ouverte au midi par une éclaircie à travers les bois, qui descendait en échelons jusqu’à la mer. Un de ces échelons portait un dolmen, le dolmen de Gyptis. Au delà, on apercevait toute la pointe du promontoire de Leucade.

Elle montra du doigt, au centre de la clairière, un socle en briques recouvert d’une dalle.

— C’est cela que je voulais vous faire voir, Stéphane.

— Ce socle ?

— Oui… un socle… où il n’y a pas de statue.

Stéphane sursauta.

— En effet… Comment expliquez-vous ?

— Il existait déjà, dit-elle, à l’époque où mon père s’est installé à Esmiane, c’est-à-dire en 1919. L’autre jour, en l’examinant, j’ai découvert une date sur la pierre : 1912. Qui a pu construire ce socle ? En l’absence de ses maîtres, le domaine d’Esmiane était surveillé par des gens du pays qui, de père en fils, depuis un siècle, demeurent à la ferme du Vieux-Madon, et qui, chaque mois, faisaient une tournée dans les ruines du château. J’y ai été ce matin, et j’ai déjeuné avec nos amis Delroux, qui ont loué là des chambres. Après quoi, j’ai interrogé le dernier de cette famille de fermiers, un brave homme, le père Estanquier, lequel m’a raconté qu’avant la guerre, durant une de ses tournées, il avait été très surpris de voir ce socle nouveau.

« — Par les Saintes-Maries, a-t-il dit, j’ai cru qu’il était poussé tout seul, comme un champignon ! Avais-je la berlue ? Pourtant non, c’étaient bien des briques neuves, et une dalle toute fraîche. J’en étais si estomaqué que j’y ai gravé la date avec mon couteau. 1912. »

Stéphane murmura :

— 1912 ! La statue a été volée au mois de mai 1912. Elle a été amenée par auto-camion et par bateau jusqu’à l’embouchure du Rhône… et, sans doute, jusqu’au promontoire que l’on aperçoit. Mais qui aurait pu la hisser jusqu’ici, jusqu’au socle qui l’attendait ?

— Une enquête a été faite par le père Estanquier.

— Et alors ?

— Le 23 mai 1912, pendant les fêtes qui attirent tous les romanichels d’Europe aux Saintes-Maries, une demi-douzaine de nomades ont été recrutés par le patron d’un bateau qui les a embarqués quinze jours plus tard. On ne les a plus revus.

— Le nom du bateau ? s’écria Stéphane.

— Le Prince-de-Galles.

— C’est cela, c’est cela, dit-il tout agité. Et les voleurs de la statue et les matelots du Prince-de-Galles, effrayés par le bruit fait autour du vol, n’ont pas osé la dresser sur le socle préparé, et l’ont, au dernier moment, ou bien ensevelie dans quelque coin du domaine, ou bien dirigée vers un autre pays.

Ravi, ne se souciant plus de la promenade au Vieux-Madon, et oubliant ses propres torts, il embrassa Véronique.

— Vous avez fait de la bonne besogne, ma chérie. Maintenant, laissez-moi faire et gardons le secret sur tout cela.

La bonne besogne accomplie par la jeune femme n’avança pas beaucoup les choses. Ce n’était qu’une indication de plus, tendant à prouver que la Vénus Impudique avait passé dans la région et peut-être s’y trouvait encore. Stéphane qui, à défaut de qualités personnelles d’intuition et de flair, mettait toujours son espoir dans le secours des circonstances favorables, ne savait pas trop comment tirer parti de ces découvertes. Où chercher et qui interroger ? Séphora l’Égyptienne ? Irène Karef ?

Séphora, manifestement, évitait tout entretien. D’autre part, les premières fois où il rencontra Élianthe et Irène, celle-ci demeura taciturne, accrochant le bras de son amie et tournant la tête,

Stéphane voyait son profil dur, ses lèvres minces et ses doigts crispés.

— Eh bien, dit Élianthe en se moquant d’elle, qu’est-ce que tu as ? Je n’ai pas le droit de parler à Stéphane maintenant ? Que s’est-il donc passé entre lui et moi ? Il m’a embrassée et tenue contre lui ? Et après ? n’est-ce pas tout naturel ?

On la sentait dégagée, heureuse d’avoir échappé à l’emprise d’Irène, et de constater qu’elle ne subissait pas l’esclavage d’habitudes irréparables, et que le baiser d’un homme la bouleversait encore.

La bataille ainsi engagée, comment Stéphane pouvait-il espérer qu’Irène se confierait à lui ?

Il eût aussi désiré une entrevue avec le tuteur Zoris, lequel peut-être aurait apporté son témoignage sur certains faits. Mais Zoris ne bougeait guère de son pavillon. Une seule fois il l’aperçut de loin, sur le promontoire. Il se dirigea vers lui. À ce moment, le Castor, parti le matin avec Élianthe, Lœtitia et Véronique, qui devaient ramener de Marseille leur aînée Flavie, le Castor s’arrêtait au débarcadère de Leucade. Les quatre sœurs en descendirent, et la barque les conduisit au rivage. De loin, Flavie lui parut peu élégante. Avant qu’elles n’eussent atteint l’escalier de la terrasse, Zoris l’avait remonté sans les attendre, c’est-à-dire sans accueillir l’arrivée de Flavie.

Durant deux jours, Stéphane ne vit point Véronique. Elle l’en avait prévenu, désirant ne pas quitter sa sœur.

Le troisième jour, sur la demande de Véronique, il vint au château et fut présenté à Flavie. Il eut une déception. Belle de visage comme ses sœurs, de traits plus accusés, elle se coiffait mal, et tirait ses cheveux en arrière avec une correction qui ne l’avantageait pas. Sa robe trop longue, de coupe médiocre, ne laissait rien voir d’elle. Cependant, elle était affable, et sa poignée de main fut franche.

Ces menus incidents retinrent à peine l’attention de Stéphane, tout son esprit demeurant concentré sur l’énigme de la statue et sur les moyens de la découvrir. Il passa le reste de cette journée dans le domaine, évitant les approches du château, mais fouillant du regard les environs de la clairière, et scrutant les cavités où l’on avait pu accumuler les feuilles mortes, les cailloux et les détritus.

Après trois heures de vaine battue, il s’en alla par le même sentier des tours qu’il avait pris en venant, et par où, la première fois, Véronique l’avait déjà conduit. Or, au pied de la tour de l’Acropole, entre deux des pierres qui en formaient la base séculaire, il vit une enveloppe placée de telle manière qu’il ne pouvait pas ne pas la voir.

Cachetée, elle portait visiblement son nom.

Il l’ouvrit. Dès les premiers mots, il s’arrêta, stupéfait :

« La statue a été jetée en pleine mer… »

C’étaient les mots mêmes par quoi commençait la lettre envoyée d’Arles à son père, six mois auparavant, avertissant celui-ci de la visite qu’il recevrait, tel soir… Après cette visite, Guillaume Bréhange se suicidait.

Bien plus, l’écriture de cette lettre ressemblait étrangement à l’écriture de l’autre.

Stéphane se hâta de rentrer. Dans sa cabine, il gardait, toujours fermée, une de ses deux valises. Elle contenait certains dessins de la femme nue et quelques documents.

Il y trouva la lettre expédiée à son père, et la compara à la sienne : c’était, en effet, la même écriture.

Il acheva de lire :

« La statue a été jetée en pleine mer. Donc, abandonnez une entreprise dangereuse, et peut-être, si vous persistez, mortelle. En tout cas, vous êtes prévenu. »

Ainsi donc, l’ennemi, tout en restant masqué, proclamait sa présence et menaçait. Comme hommes, dans le domaine d’Esmiane, Zoris et les domestiques. Mais rien ne prouvait que l’ennemi ne se dissimulât pas en dehors du domaine, et même en dehors de la région, et ne le fît épier, lui, Stéphane, par un domestique à sa solde.

Car, incontestablement, on l’épiait. Et si l’on essayait de l’intimider, c’est que ses investigations autour du socle de la statue montraient bien le but et l’acharnement de ses efforts.

— Et, par là même, se disait Stéphane, on m’avoue que la statue n’a pas été jetée à la mer… Sans quoi, aurait-on peur de mes efforts ?