L’Image de la femme nue/15

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Flammarion (p. 100-106).
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XV

La victoire de Samothrace.

La vision apocalyptique par laquelle se termina son désagréable entretien avec Zoris n’impressionna pas beaucoup Stéphane. Il en parla cependant à Flavie, peu de temps après, lui disant qu’il avait cru nécessaire de rendre visite à Zoris, mais ne révélant de cette visite que quelques points secondaires :

— Ah ! oui, plaisanta Flavie. La légende du raz de marée. Cela remonte bien au delà de Zoris. À l’an mille, peut-être ! En tout cas, il est de tradition, dans la famille d’Esmiane, que le domaine finira de la sorte.

— C’est une jolie fin. Seulement, je voudrais être prévenu quelques minutes d’avance.

— Pourquoi ?

— Pour faire mes adieux aux quatre sœurs d’Esmiane.

— Pas à d’autres personnes ?

— Je n’ai plus qu’elles au monde. Flavie, Élianthe, Lœtitia et Véronique. Et c’est un monde qui me suffit.

— La première s’en va demain.

— Non, affirma-t-il.

— Comment, non ?

— Véronique ne quittant pas sa Camargue, Élianthe son bateau et Lœtitia étant invisible, que deviendrais-je si vous partiez ?

— Je dirai à Véronique de vous tenir un peu plus compagnie,

— Non, non, fit-il vivement. Chacun doit être libre.

— Alors, je suis libre de partir ?

Il hocha la tête :

— Vous n’êtes pas libre.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

C’était vrai, il ne savait pas, mais la présence de Flavie lui paraissait le complément nécessaire de tout ce qui lui plaisait à Esmiane. Il s’était accoutumé à son air plus grave, qui n’excluait pas la gaieté et l’insouciance, à sa conception plus réfléchie de la vie, qui s’accordait aussi bien avec les jeux spontanés de l’esprit. Dans le silence, elle n’avait pas la physionomie un peu naïve et enfantine de ses sœurs, mais une expression recueillie, qui révélait une âme accessible à la peine et à l’angoisse.

Il aimait l’interroger, mais elle ne répondait jamais aux questions qui descendaient trop profondément dans l’intimité de son existence, à moins qu’il ne s’agît de son passé d’enfant ou d’adolescente.

— J’avais sept ans à la mort de ma mère, en 1913. Je me souviens d’elle comme d’une personne un peu lourde, qui ne pouvait plus marcher. Mon père l’adorait, et il ne s’est jamais consolé.

— Est-ce de lui que vous avez hérité vos sentiments religieux ?

— Non.

— Donc, ils sont acquis ?

— Oui. C’est à dix-neuf ans seulement que je me suis convertie, et cela d’un coup… Idées morales, idées religieuses, notion très stricte du devoir, ce fut en moi une véritable irruption…

— Par opposition aux idées faciles de Zoris, sans doute ? Ou bien à la suite d’une déception, d’une peine ?

Elle sourit.

— Question insidieuse… Attaque de biais. Où irions-nous si j’y répondais ?

Il n’insista pas. D’ailleurs, les longs silences de tout un après-midi qui s’établissaient entre eux sous les arbres du bois au rond-point d’Endymion créaient autant d’intimité que les paroles les plus confiantes, et, quand il recommençait à l’interroger, il s’apercevait que leur amitié s’était accrue et que Flavie s’épanchait davantage.

Un jour de chaleur pesante, il lui dit :

— Est-ce un vœu que vous avez fait de ne porter sur vous que ces étoffes épaisses et disgracieuses ?

— Disgracieuses ? Il y a dans les niches des vieilles cathédrales des saintes vêtues de chapes, et qui ont autant de grâce…

— Que Véronique ou Lœtitia ?

— Oui, fit-elle nettement.

— Somme toute, Flavie, vous ne voulez pas qu’on vous remarque ?

— Précisément.

— Et on ne vous remarque pas ?

Elle dit en riant :

— Quelquefois, tout de même…

— Un exemple ?

— Vous y tenez ?

— Oui.

— Eh bien, je connais un beau monsieur qui a pris la peine, il y a trois mois, de me suivre d’une des salles de la sculpture antique, au Louvre, jusqu’à cette terrasse d’Esmiane.

Il sursauta :

— Comment ! c’est vous ! c’est vous qui avez acheté une photographie de la Vénus d’Arles… Vous qui l’avez envoyée à Véronique ?

Elle dit gaiement :

— Je n’aime pas que les saintes des cathédrales. Moi aussi j’ai été prise par la beauté des formes, et j’y suis prise encore, trop, même. On n’abolit pas d’un coup tous ses instincts et toutes ses admirations, et la religion ne s’offusque jamais d’un beau spectacle. Quand je passe par Paris je vais au Louvre.

Stéphane était confondu. Il se rappelait maintenant la grâce souveraine avec laquelle cette femme évoluait dans la salle du musée, parmi le peuple des statues et des déesses, aussi noble que la plus noble d’entre elles. Et il la revoyait de même, chaque jour, marchant avec la même allure sur les pelouses et dans les allées d’Esmiane.

Il l’observa secrètement. Pour la première fois, il tâcha d’imaginer les formes qui se cachaient sous la bure. Mais cette évocation lui semblait sacrilège, et il tournait la tête pour revenir ensuite, et malgré lui, au mystère insondable qu’elle représentait.

Leurs yeux se croisèrent. Elle rougit.

Durant près d’une semaine, il ne la revit pas. Il craignit d’abord qu’elle ne fût partie, mais il l’aperçut le dimanche à la chapelle. Le lendemain, comme il se promenait au delà du château, et assez loin, il entendit des exclamations joyeuses. Il s’approcha de la crête qui masquait les pentes de granit. Il y avait de l’autre côté une pelouse en contre-bas qui s’arrondissait au creux d’un vallon. Les quatre cœurs y jouaient à se poursuivre. Elles ne le virent point.

Les trois plus jeunes, légères, bondissantes, étaient nues sous leurs voiles souples. Mais il parut à Stéphane que l’entrave des vêtements n’atténuait pas la légèreté de Flavie. Elle était svelte et harmonieuse dans tous ses mouvements, et, si l’on fermait à demi les yeux, certains de ses élans, subitement interrompus, gardaient toute la fougue immobile d’une Victoire de Samothrace.

Lœtitia se laissa tomber sur le gazon.

— Je n’en peux plus. Flavie, tu es infatigable. Et pas même essoufflée !

Les rendez-vous sous les arbres d’Endymion reprirent. Souvent, l’une des trois sœurs — Irène était absente pour une quinzaine — venait s’asseoir auprès de Flavie et de Stéphane. Elles ne montraient aucune gêne en face de lui et l’on n’aurait pas dit qu’aucune d’elles eût gémi de volupté entre ses bras. Nul souvenir sensuel ne les unissait. La poignée de main de Lœtitia était franche et amicale. Élianthe y mettait plus de vigueur et avait l’air d’un camarade qui lui eût dit :

— Tous mes remerciements… Vous m’avez rendu un fier service. Je sais désormais qu’il y a mieux qu’Irène. Merci.

Véronique, moins à l’aise peut-être avec lui, et plus soucieuse, se montrait plus rarement. Elle avait interrompu ses visites nocturnes. Un soir, il l’avisa qui se promenait aux côtés d’un jeune homme, le long de la ligne des tours. Le jeune homme franchit le parapet et descendit. Le lendemain, Stéphane constata qu’une fissure parmi les blocs de la muraille permettait, à cet endroit, de glisser sur le versant de la Camargue.

Tout cela n’éveillait en lui aucune idée dont il se tourmentât et se réjouît, et il n’en tirait pas de conclusion relative à ses rapports avec Véronique ou à la façon dont ces rapports se relâchaient. Il ne se demanda point si la rupture venait de lui ou d’elle, et si elle était blessée par son ancien amour ou par un amour qui naissait. Jamais les liaisons de Stéphane ne s’étaient dénouées autrement.

À peine même s’il songeait, dans le désordre ou plutôt dans les demi-ténèbres de ses pensées ignorées, à toute l’aventure de la Vénus Impudique, à la grotte d’Andromède, à Irène, à Séphora, à Zoris, aux redoutables et sournoises manœuvres de cet homme. Il avait remis à plus tard la décision qu’il devait prendre pour lutter contre lui et reconquérir l’œuvre de son père. Plus tard… c’était le retour de Séphora et les révélations qu’il escomptait. Mais la statue retrouvée vivait en lui ou flottait devant ses yeux. Sous les arbres, l’après-midi, elle rôdait autour de Flavie, se confondant parfois avec la jeune femme, prenant sa place, empruntant son visage et son expression réfléchie. Elles respiraient ensemble, un même rythme soulevait leurs poitrines. Leurs coiffures étaient analogues, leurs nuques avaient une égale pureté. Si Flavie arrivait à sa rencontre ou s’éloignait, c’est l’autre qu’il voyait, avec ses longues jambes, sa marche de déesse, le balancement de ses hanches, et l’ampleur de son buste.

Ainsi, un travail lent et continu identifiait les deux femmes. Tous les rêves par quoi, depuis des mois, il essayait d’imaginer la statue inconnue, maintenant qu’il l’avait contemplée, il les reformait autour de cette Flavie, invisible et impénétrable sous ses vêtements austères.

— Somme toute, Flavie, lui disait-il, la religion sépare plutôt qu’elle ne rapproche. Elle apporte plus d’ombre que de clarté. Vous m’êtes plus étrangère et plus obscure qu’Élianthe et Lœtitia, à qui j’ai parlé si peu.

— Êtes-vous bien sûr, Stéphane ?

— Mais oui, les êtres profondément religieux, en qui Dieu habite, sont pleins de réticences, de scrupules cachés, de pudeurs morales, de détours même. J’ai beau vous chercher, je ne vous trouve pas. Et cependant, je suis si curieux de vous, Flavie !

Il avait toujours soin de mettre la conversation sur le plan moral. Mais, était-ce bien moralement qu’il la cherchait, quand ses yeux erraient furtivement autour d’elle ?

L’été resplendissait, le soleil donnait au vert des pelouses et au bleu de la mer une telle intensité que l’on percevait la vibration des couleurs. Les fleurs s’inclinaient sur leurs tiges sèches. L’ombre même était aride. Et une odeur de résine qui brûle suintait des arbres.

Parfois, non loin d’eux, les trois sœurs, renonçant à leurs courses, s’assemblaient au pied d’un catalpa et chassaient l’air en flammes avec de grands éventails en plumes qui voilaient et révélaient tour à tour leurs corps dénudés.

Étendu sur une chaise longue, tourné de leur côté, Stéphane ne le voyait pas. Véronique lui était devenue indifférente. Il ne s’intéressait plus à Élianthe.

Vers le 20 août, à la suite d’orages, le temps se rafraîchit, le ciel fut plus pâle. Les promenades des trois sœurs recommencèrent. Irène Karef revint.

À diverses reprises, elle rencontra Stéphane et ils échangeaient des paroles quelconques. Le regard, d’Irène qui n’était plus comme avant hostile et chargé de rancœur, lui souriait avec une nuance d’ironie qui l’agaçait.

Un matin qu’il flânait le long de la ligne des tours, il trouva Irène près de l’Acropole, assise sur une pierre, et la cigarette à la bouche. Il eut d’abord l’impression qu’elle l’attendait. Mais ce devait être une erreur, car elle parla distraitement de sujets insignifiants. À la fin, elle demanda :

— Je rentre. Vous m’accompagnez ?…

Elle suivit le chemin qui menait à la clairière, puis, paraissant se tromper, elle en prit un autre qui remontait et s’éloignait du château. Après cinq minutes de marche silencieuse, sur un sol feutré d’aiguilles de sapins, elle s’arrêta net et saisit le bras de Stéphane.

Sur l’autre versant d’une dépression, tout en haut, Flavie était assise sur le tronc coupé d’un arbre et lisait, la tête penchée.

Il murmura :

— On croirait que vous m’avez amené là avec intention.

Sans lui lâcher le bras, elle l’attira doucement, à demi courbée, et l’incitant à se courber aussi, parmi des taillis et des ondulations de terrains. Ils retournèrent ainsi à la ligne escarpée des tours, au niveau même où Flavie devait être assise. Des arbres la cachaient, mais Irène désigna le pavillon de Zoris dont on apercevait l’un des pignons.

À la lucarne de ce pignon, sous l’auvent du toit, apparaissaient la tête et le buste de Zoris. Ses deux coudes s’appuyaient au rebord. Il tenait une longue jumelle de marine et ne bougeait pas.

Stéphane avait tressailli. Irène lui expliqua ce qu’il avait deviné aussitôt.

— De son observatoire, il domine tout le versant et voit distinctement Flavie. Comme elle s’isole et vient lire ici chaque jour, il se poste à la même heure et ne la perd pas de vue.

Stéphane serrait les mâchoires et se cramponnait à un silence opiniâtre. Il aurait eu en mains un fusil qu’il eût abattu l’abominable Zoris. Un instant plus tard, celui-ci rentra sa tête comme au fond d’une boîte.

Irène et Stéphane entendirent, au-dessous d’eux, Flavie qui retournait au château. Irène ricana :

— Qu’est-ce que vous avez, cher monsieur ? Vous êtes livide. C’est ce spectacle qui vous met dans cet état ?

Il haussa les épaules, et, comme il repartait, elle lui dit :

— Les hommes sont bien peu perspicaces ! Moi, au bout d’un bref passage dans le domaine, j’en savais plus que vous n’en saurez jamais. Il est vrai que je me renseignais de droite et de gauche !…

— Je ne crois rien de ce que vous dites. Tous vos actes sont ténébreux, inexplicables.

Et Stéphane articula d’une voix altérée :

— Que saviez-vous ?

— Je savais que Zoris aimait Flavie.

— Quelle ignominie ! gronda Stéphane indigné.

— Il n’y a rien d’ignoble dans le fait d’aimer.

— Un vieillard comme Zoris ! un dégénéré !

— Il y a huit ans que cet amour a commencé. Zoris en avait quarante. Flavie, dix-huit. Elle n’était pas plus belle qu’aujourd’hui, mais aussi belle.

— Et il a eu l’audace !…

— Il a eu tout au plus l’audace de se déclarer et de demander la main de Flavie qui, naturellement, a refusé. Mais quand il a vu d’autres prétendants… des rivaux plus heureux…

— Taisez-vous, ordonna Stéphane… Quoi ! vous osez prétendre.

— Je ne prétends rien. Mais que s’est-il passé entre Flavie et l’explorateur Jean de Milly, durant la croisière qu’ils ont faite, tous deux, seuls avec la sœur de Jean de Milly, sur les côtes de Grèce ?

Elle eut un gémissement. Stéphane lui brisait le poignet.

— Comme vous y allez ! dit-elle en riant.

— J’ai la haine du mensonge et de la calomnie, scanda-t-il.

— Ni mensonge, ni calomnie. C’est après cette équipée que Flavie s’est convertie brusquement.

— C’est après cela ? après cela ? répéta-t-il, tout tremblant de colère.

— En partie… car il y a eu autre chose…

— Quoi ? Vous irez jusqu’au bout de vos infamies… Je ne vous lâcherai pas avant.

Il la tenait de ses doigts crispés, et la regardait si durement qu’elle eut peur. Cependant, elle acheva :

— Une autre chose… Une scène effroyable, de quatre heures, entre elle et Zoris… dans le pavillon… Ils se sont battus… Zoris criait… Flavie est sortie de là, décomposée… sanglotant… Le lendemain, elle partait… Elle a vécu trois ans dans un couvent d’Espagne… Quand elle est revenue, c’était une autre femme… Non plus la créature libre, ardente, sans plus de pudeur que ses sœurs… mais la Flavie d’aujourd’hui, celle que vous connaissez, dévote, scrupuleuse, voilée comme une nonne… et qui porte peut-être un cilice sur « le plus magnifique corps qui soit », selon l’expression de Séphora. En tout cas, elle n’a plus jamais adressé la parole à Zoris…