L’Immoraliste/Deuxième Partie/I

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Mercure de France (p. 109-138).
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I


Nous arrivâmes à la Morinière dans les premiers jours de juillet, ne nous étant arrêtés à Paris que le temps strictement nécessaire pour nos approvisionnements et pour quelques rares visites.

La Morinière, je vous l’ai dit, est située entre Lisieux et Pont-L’Évêque, dans le pays le plus ombreux, le plus mouillé que je connaisse. De multiples vallonnements, étroits et mollement courbés, aboutissent non loin de la très large vallée d’Auge qui s’aplanit d’un coup jusqu’à la mer. Nul horizon ; des bois taillis pleins de mystère ; quelques champs, mais des prés surtout, des pacages aux molles pentes, dont l’herbe épaisse est deux fois l’an fauchée, où des pommiers nombreux, quand le soleil est bas, joignent leur ombre, où paissent de libres troupeaux ; dans chaque creux, de l’eau, étang, mare ou rivière ; on entend des ruissellements continus.

Ah ! comme je reconnus bien la maison ! ses toits bleus, ses murs de briques et de pierre, ses douves, les reflets dans les dormantes eaux… C’était une vieille maison où l’on aurait logé plus de douze ; Marceline, trois domestiques, moi-même parfois y aidant, nous avions fort à faire d’en animer une partie. Notre vieux garde, qui se nommait Bocage, avait déjà fait apprêter de son mieux quelques pièces : de leur sommeil de vingt années les vieux meubles se réveillèrent ; tout était resté tel que mon souvenir le voyait, les lambris point trop délabrés, les chambres aisément habitables. Pour mieux nous accueillir, Bocage avait rempli de fleurs tous les vases qu’il avait trouvés. Il avait fait sarcler, ratisser la grand’cour et les plus proches allées du parc. La maison, quand nous arrivâmes, recevait le dernier rayon du soleil, et de la vallée devant elle une immobile brume était montée qui voilait et qui révélait la rivière. Dès avant d’arriver, je reconnus soudain l’odeur de l’herbe ; et quand j’entendis de nouveau tourner autour de la maison les cris aigus des hirondelles, tout le passé soudain se souleva, comme s’il m’attendait et, me reconnaissant, voulait se refermer sur mon approche.

Au bout de quelques jours, la maison devint à peu près confortable ; j’aurais pu me mettre au travail ; je tardais, écoutant encore se rappeler en moi minutieusement mon passé, puis bientôt occupé par une émotion trop nouvelle : Marceline, une semaine après notre arrivée, me confia qu’elle était enceinte.

Il me sembla dès lors que je lui dusse des soins nouveaux, qu’elle eût droit à plus de tendresse ; tout au moins dans les premiers temps qui suivirent sa confidence je passai donc près d’elle presque tous les moments du jour. Nous allions nous asseoir près du bois, sur le banc où jadis j’allais m’asseoir avec ma mère ; là, plus voluptueusement se présentait à nous chaque instant, plus insensiblement coulait l’heure. De cette époque de ma vie, si nul souvenir distinct ne se détache, ce n’est point que j’en garde une moins vive reconnaissance – mais bien parce que tout s’y mêlait, s’y fondait en un uniforme bien-être, où le soir s’unissait au matin, où les jours se liaient sans surprises aux jours.

Je repris lentement mon travail, l’esprit calme, dispos, sûr de sa force, regardant l’avenir avec confiance et sans fièvre, la volonté comme adoucie, et comme écoutant le conseil de cette terre tempérée.

Nul doute, pensais-je, que l’exemple de cette terre, où tout s’apprête au fruit, à l’utile moisson, ne doive avoir sur moi la meilleure influence. J’admirais quel tranquille avenir promettaient ces robustes bœufs, ces vaches pleines dans ces opulentes prairies. Les pommiers en ordre plantés aux favorables penchants des collines annonçaient cet été des récoltes superbes ; je rêvais sous quelle riche charge de fruits allaient bientôt ployer leurs branches. De cette abondance ordonnée, de cet asservissement joyeux, de ces souriantes cultures, une harmonie s’établissait, non plus fortuite mais dictée, un rythme, une beauté tout à la fois humaine et naturelle, où l’on ne savait plus ce que l’on admirait, tant étaient confondus en une très parfaite entente l’éclatement fécond de la libre nature, l’effort savant de l’homme pour la régler. Que serait cet effort, pensais-je, sans la puissante sauvagerie qu’il domine ? Que serait le sauvage élan de cette sève débordante sans l’intelligent effort qui l’endigue et l’amène en riant au luxe ? – Et je me laissais rêver à telles terres où toutes forces fussent si bien réglées, toutes dépenses si compensées, tous échanges si stricts, que le moindre déchet devînt sensible ; puis, appliquant mon rêve à la vie, je me construisais une éthique qui devenait une science de la parfaite utilisation de soi par une intelligente contrainte.

Où s’enfonçaient, où se cachaient alors mes turbulences de la veille ? Il semblait, tant j’étais calme, qu’elles n’eussent jamais existé. Le flot de mon amour les avait recouvertes toutes…

Cependant le vieux Bocage autour de nous faisait du zèle ; il dirigeait, surveillait, conseillait ; on sentait à l’excès son besoin de se paraître indispensable. Pour ne pas le désobliger, il fallut examiner ses comptes, écouter tout au long ses explications infinies. Cela même ne lui suffit point ; je dus l’accompagner sur les terres. Sa sentencieuse prud’homie, ses continuels discours, l’évidente satisfaction de lui-même, la montre qu’il faisait de son honnêteté, au bout de peu de temps m’exaspérèrent ; il devenait de plus en plus pressant, et tous moyens m’eussent parus bons, pour reconquérir mes aises – lorsqu’un événement inattendu vint donner à mes relations avec lui un caractère différent : Bocage, un certain soir, m’annonça qu’il attendait pour le lendemain son fils Charles.

Je dis : ah ! presque indifférent, ne m’étant, jusqu’alors, pas beaucoup soucié des enfants que pouvait bien avoir Bocage ; puis, voyant que mon indifférence l’affectait, qu’il attendait de moi quelque marque d’intérêt et de surprise :

– Où donc était-il à présent ? demandai-je.

– Dans une ferme modèle, près d’Alençon, répondit Bocage.

– Il doit bien avoir à présent près de… continuai-je, supputant l’âge de ce fils dont j’avais ignoré jusqu’alors l’existence, et parlant assez lentement pour lui laisser le temps de m’interrompre…

– Dix-sept ans passés, reprit Bocage. Il n’avait pas beaucoup plus de quatre ans quand Madame votre mère est morte. Ah ! c’est un grand gars maintenant ; bientôt il en saura plus que son père… Et Bocage une fois lancé, rien ne pouvait plus l’arrêter, si apparente que pût être ma lassitude.

Le lendemain, je ne pensais plus à cela, quand Charles, vers la fin du jour, frais arrivé, vint présenter à Marceline et à moi ses respects. C’était un beau gaillard, si riche de santé, si souple, si bien fait, que les affreux habits de ville qu’il avait mis en notre honneur ne parvenaient pas à le rendre trop ridicule ; à peine sa timidité ajoutait-elle encore à sa belle rougeur naturelle. Il semblait n’avoir que quinze ans, tant la couleur de son regard était demeurée enfantine ; il s’exprimait bien clairement, sans fausse honte, et, contrairement à son père, ne parlait pas pour ne rien dire. Je ne sais plus quels propos nous échangeâmes ce premier soir ; occupé de le regarder, je ne trouvais rien à lui dire et laissais Marceline lui parler. Mais le jour suivant, pour la première fois je n’attendis pas que le vieux Bocage vînt me prendre pour monter sur la ferme, où je savais qu’étaient commencés les travaux.

Il s’agissait de réparer une mare. Cette mare, grande comme un étang, fuyait ; on connaissait le lieu de cette fuite et l’on devait le cimenter. Il fallait pour cela commencer par vider la mare, ce que l’on n’avait pas fait depuis quinze ans. Carpes et tanches y abondaient, quelques-unes très grosses, qui ne quittaient plus les bas-fonds. J’étais désireux d’en acclimater dans les eaux des douves et d’en donner aux ouvriers, de sorte que la partie de plaisir d’une pêche s’ajoutait cette fois au travail, ainsi que l’annonçait l’extraordinaire animation de la ferme ; quelques enfants des environs étaient venus, s’étaient mêlés aux travailleurs. Marceline elle-même devait un peu plus tard nous rejoindre.

L’eau baissait depuis longtemps déjà quand j’arrivai. Parfois un grand frémissement en ridait soudain la surface, et les dos bruns des poissons inquiets transparaissaient. Dans les flaques du bord, des enfants pataugeurs capturaient un fretin brillant qu’ils jetaient dans des seaux pleins d’eau claire. L’eau de la mare, que l’émoi des poissons achevait de troubler, était terreuse et d’instant en instant plus opaque. Les poissons abondaient au-delà de toute espérance ; quatre valets de ferme en ramenaient en plongeant la main au hasard. Je regrettais que Marceline se fît attendre et je me décidais à courir la chercher lorsque quelques cris annoncèrent les premières anguilles. On ne réussissait pas à les prendre ; elles glissaient entre les doigts. Charles, qui jusqu’alors était resté près de son père sur la rive, n’y tint plus ; il ôta brusquement ses souliers, ses chaussettes, mit bas sa veste et son gilet, puis, relevant très haut son pantalon et les manches de sa chemise, il entra dans la vase résolument. Tout aussitôt je l’imitai.

– Eh bien ! Charles ! criai-je, avez-vous bien fait de revenir hier ?

Il ne répondit rien, mais me regarda tout riant, déjà fort occupé à sa pêche. Je l’appelai bientôt pour m’aider à cerner une grosse anguille ; nous unissions nos mains pour la saisir… Puis, après celle-là, ce fut une autre ; la vase nous éclaboussait au visage ; parfois on enfonçait brusquement et l’eau nous montait jusqu’aux cuisses ; nous fûmes bientôt tout trempés. À peine, dans l’ardeur du jeu, échangions-nous quelques cris, quelques phrases ; mais, à la fin du jour, je m’aperçus que je tutoyais Charles, sans bien savoir quand j’avais commencé. Cette action commune nous en avait appris plus l’un sur l’autre que n’aurait pu le faire une longue conversation. Marceline n’était pas encore venue et ne vint pas, mais déjà je ne regrettais plus son absence ; il me semblait qu’elle eût un peu gêné notre joie.

Dès le lendemain, je sortis retrouver Charles sur la ferme. Nous nous dirigeâmes tous deux vers les bois.

Moi qui connaissais mal mes terres et m’inquiétais peu de ne les pas connaître, je fus fort étonné de voir que Charles les connaissait fort bien, ainsi que les répartitions des fermages ; il m’apprit, ce dont je me doutais à peine, que j’avais six fermiers, que j’eusse pu toucher seize à dix-huit mille francs des fermages, et que si j’en touchais à grand-peine la moitié, c’est que presque tout s’absorbait en réparations de toutes sortes et en paiement d’intermédiaires. Certains sourires qu’il avait en examinant les cultures me firent bientôt douter que l’exploitation de mes terres fût aussi excellente que j’avais pu le croire d’abord et que me le donnait à entendre Bocage ; je poussai Charles sur ce sujet, et cette intelligence toute pratique, qui m’exaspérait en Bocage, en cet enfant sut m’amuser. Nous reprîmes jour après jour nos promenades ; la propriété était vaste, et quand nous eûmes bien fouillé tous les coins, nous recommençâmes avec plus de méthode. Charles ne me dissimula point l’irritation que lui causait la vue de certains champs mal cultivés, d’espaces pris de genêts, de chardons, d’herbes sures ; il sut me faire partager cette haine pour la jachère et rêver avec lui de cultures mieux ordonnées.

– Mais, lui disais-je d’abord, de ce médiocre entretien, qui en souffre ? Le fermier tout seul, n’est-ce pas ? Le rapport de sa ferme, s’il varie, ne fait pas varier le prix d’affermage.

Et Charles s’irritait un peu : – Vous n’y connaissez rien, se permettait-il de répondre – et je souriais aussitôt. – Ne considérant que le revenu, vous ne voulez pas remarquer que le capital se détériore. Vos terres, à être imparfaitement cultivées, perdent lentement leur valeur.

– Si elles pouvaient, mieux cultivées, rapporter plus, je doute que le fermier ne s’y attelle ; je le sais trop intéressé pour ne pas récolter tant qu’il peut.

– Vous comptez, continuait Charles, sans l’augmentation de main-d’œuvre. Ces terres sont parfois loin des fermes. À être cultivées, elles ne rapporteraient rien ou presque, mais au moins ne s’abîmeraient pas.

Et la conversation continuait. Parfois, pendant une heure et tout en arpentant les champs, nous semblions ressasser les mêmes choses : mais j’écoutais et, petit à petit, m’instruisais.

– Après tout, cela regarde ton père, lui dis-je un jour, impatienté. Charles rougit un peu :

– Mon père est vieux, dit-il ; il a déjà beaucoup à faire de veiller à l’exécution des baux, à l’entretien des bâtiments, à la bonne rentrée des fermages. Sa mission ici n’est pas de réformer.

– Quelles réformes proposerais-tu, toi ? continuai-je. Mais alors il se dérobait, prétendait ne pas s’y connaître ; ce n’est qu’à force d’insistances que je le contraignais à s’expliquer :

– Enlever aux fermiers toutes terres qu’ils laissent incultivées, finissait-il par conseiller. Si les fermiers laissent une partie de leurs champs en jachère, c’est preuve qu’ils ont trop du tout pour vous payer ; ou s’ils prétendent garder tout, hausser le prix de leurs fermages. – Ils sont tous paresseux, dans ce pays, ajoutait-il.

Des six fermes que je me trouvais avoir, celle où je me rendais le plus volontiers était située sur la colline qui dominait la Morinière ; on l’appelait La Valterie ; le fermier qui l’occupait n’était pas déplaisant ; je causais avec lui volontiers. Plus près de la Morinière, une ferme dite « la ferme du Château » était louée à demi par un système de demi-métayage qui laissait Bocage, à défaut du propriétaire absent, possesseur d’une partie du bétail. À présent que la défiance était née, je commençais à soupçonner l’honnête Bocage lui-même, sinon de me duper, du moins de me laisser duper par plusieurs. On me réservait, il est vrai, une écurie et une étable, mais il me parut bientôt qu’elles n’étaient inventées que pour permettre au fermier de nourrir ses vaches et ses chevaux avec mon avoine et mon foin. J’avais écouté bénévolement jusqu’alors les plus invraisemblables nouvelles que Bocage, de temps à autre, m’en donnait : mortalités, malformations et maladies, j’acceptais tout. Qu’il suffît qu’une des vaches du fermier tombât malade pour devenir une de mes vaches, je n’avais pas encore pensé que cela fût possible ; ni qu’il suffît qu’une de mes vaches allât très bien pour devenir vache du fermier ; cependant quelques remarques imprudentes de Charles, quelques observations personnelles commencèrent à m’éclairer ; mon esprit une fois averti alla vite.

Marceline, avertie par moi, vérifia minutieusement tous les comptes, mais n’y put relever aucune erreur ; l’honnêteté de Bocage s’y réfugiait. – Que faire ? – Laisser faire. – Mais au moins, sourdement irrité, surveillai-je à présent les bêtes, sans pourtant trop le laisser voir.

J’avais quatre chevaux et dix vaches ; c’était assez pour bien me tourmenter. De mes quatre chevaux, il en était un qu’on nommait encore « le poulain », bien qu’il eût trois ans passés ; on s’occupait alors de le dresser ; je commençais à m’y intéresser lorsqu’un beau jour on vint me déclarer qu’il était parfaitement intraitable, qu’on n’en pourrait jamais rien faire et que le mieux était de m’en débarrasser. Comme si j’en eusse voulu douter, on l’avait fait briser le devant d’une petite charrette et s’y ensanglanter les jarrets.

J’eus, ce jour-là, peine à garder mon calme, et ce qui me retint, ce fut la gêne de Bocage. Après tout, il y avait chez lui plus de faiblesse que de mauvais vouloir, pensai-je, la faute est aux serviteurs ; mais ils ne se sentent pas dirigés.

Je sortis dans la cour, voir le poulain. Dès qu’il m’entendit approcher, un serviteur qui le frappait le caressa ; je fis comme si je n’avais rien vu. Je ne connaissais pas grand-chose aux chevaux, mais ce poulain me semblait beau ; c’était un demi-sang bai clair, aux formes remarquablement élancées ; il avait l’œil très vif, la crinière ainsi que la queue presque blondes. Je m’assurai qu’il n’était pas blessé, exigeai qu’on pansât ses écorchures et repartis sans ajouter un mot.

Le soir, dès que je revis Charles, je tâchai de savoir ce que lui pensait du poulain.

– Je le crois très doux, me dit-il ; mais ils ne savent pas s’y prendre ; ils vous le rendront enragé.

– Comment t’y prendrais-tu, toi ?

– Monsieur veut-il me le confier pour huit jours ? J’en réponds.

– Et que lui feras-tu ?

– Vous verrez…

Le lendemain, Charles emmena le poulain dans un recoin de prairie qu’ombrageait un noyer superbe et que contournait la rivière ; je m’y rendis accompagné de Marceline. C’est un de mes plus vifs souvenirs. Charles avait attaché le poulain, par une corde de quelques mètres, à un pieu solidement fiché dans le sol. Le poulain, trop nerveux, s’était, paraît-il, fougueusement débattu quelque temps ; à présent, assagi, lassé, il tournait en rond d’une façon plus calme ; son trot, d’une élasticité surprenante, était aimable à regarder et séduisait comme une danse. Charles, au centre du cercle, évitant à chaque tour la corde d’un saut brusque, l’excitait ou le calmait de la parole ; il tenait à la main un grand fouet, mais je ne le vis pas s’en servir. Tout, dans son air et dans ses gestes, par sa jeunesse et par sa joie, donnait à ce travail le bel aspect fervent du plaisir. Brusquement et je ne sais comment il enfourcha la bête ; elle avait ralenti son allure, puis s’était arrêtée ; il l’avait caressée un peu, puis soudain je le vis à cheval, sûr de lui, se maintenant à peine à sa crinière, riant, penché, prolongeant sa caresse. À peine le poulain avait-il un instant regimbé ; à présent il reprenait son trot égal, si beau, si souple, que j’enviais Charles et le lui dis.

– Encore quelques jours de dressage et la selle ne le chatouillera plus ; dans deux semaines, Madame elle-même osera le monter : il sera doux comme une agnelle.

Il disait vrai ; quelques jours après, le cheval se laissa caresser, habiller, mener, sans défiance ; et Marceline même l’eût monté si son état lui eût permis cet exercice.

– Monsieur devrait bien l’essayer, me dit Charles.

C’est ce que je n’eusse jamais fait seul ; mais Charles proposa de seller pour lui-même un autre cheval de la ferme ; le plaisir de l’accompagner m’emporta.

Que je fus reconnaissant à ma mère de m’avoir conduit au manège durant ma première jeunesse ! Le lointain souvenir de ces premières leçons me servit. Je ne me sentis pas trop étonné d’être à cheval ; au bout de peu d’instants, j’étais sans crainte aucune et à mon aise. Le cheval que montait Charles était plus lourd, sans race, mais point désagréable à voir ; surtout, Charles le montait bien. Nous prîmes l’habitude de sortir un peu chaque jour ; de préférence, nous partions de grand matin, dans l’herbe claire de rosée ; nous gagnions la limite des bois ; des coudres ruisselants, secoués au passage, nous trempaient ; l’horizon tout à coup s’ouvrait ; c’était la vaste vallée d’Auge ; au loin on soupçonnait la mer. Nous restions un instant, sans descendre ; le soleil naissant colorait, écartait, dispersait les brumes ; puis nous repartions au grand trot ; nous nous attardions sur la ferme ; le travail commençait à peine ; nous savourions cette joie fière, de devancer et de dominer les travailleurs ; puis brusquement nous les quittions ; je rentrais à la Morinière, au moment que Marceline se levait.

Je rentrais ivre d’air, étourdi de vitesse, les membres engourdis un peu d’une voluptueuse lassitude, l’esprit plein de santé, d’appétit, de fraîcheur. Marceline approuvait, encourageait ma fantaisie. En rentrant, encore tout guêtré, j’apportais vers le lit où elle s’attardait à m’attendre, une odeur de feuilles mouillées qui lui plaisait, me disait-elle. Et elle m’écoutait raconter notre course, l’éveil des champs, le recommencement du travail… Elle prenait autant de joie, semblait-il, à me sentir vivre, qu’à vivre. – Bientôt de cette joie aussi j’abusai ; nos promenades s’allongèrent, et parfois je ne rentrais plus que vers midi.

Cependant je réservais de mon mieux la fin du jour et la soirée à la préparation de mon cours. Mon travail avançait ; j’en étais satisfait et ne considérais pas comme impossible qu’il valût la peine plus tard de réunir mes leçons en volume. Par une sorte de réaction naturelle, tandis que ma vie s’ordonnait, se réglait et que je me plaisais autour de moi à régler et à ordonner toutes choses, je m’éprenais de plus en plus de l’éthique fruste des Goths, et tandis qu’au long de mon cours je m’occupais, avec une hardiesse que l’on me reprocha suffisamment dans la suite, d’exalter l’inculture et d’en dresser l’apologie, je m’ingéniais laborieusement à dominer sinon à supprimer tout ce qui la pouvait rappeler autour de moi comme en moi-même. Cette sagesse, ou bien cette folie, jusqu’où ne la poussai-je pas ?

Deux de mes fermiers, dont le bail expirait à la Noël, désireux de le renouveler, vinrent me trouver ; il s’agissait de signer, selon l’usage, la feuille dite « promesse de bail ». Fort des assurances de Charles, excité par ses conversations quotidiennes, j’attendais résolument les fermiers. Eux, forts de ce qu’un fermier se remplace malaisément, réclamèrent d’abord une diminution de loyer. Leur stupeur fut d’autant plus grande lorsque je leur lus les « promesses » que j’avais rédigées moi-même, où non seulement je me refusais à baisser le prix des fermages, mais encore leur retirais certaines pièces de terre dont j’avais vu qu’ils ne faisaient aucun usage. Ils feignirent d’abord de le prendre en riant : Je plaisantais. Qu’avais-je à faire de ces terres ? Elles ne valaient rien ; et s’ils n’en faisaient rien, c’était qu’on n’en pouvait rien faire… Puis, voyant mon sérieux, ils s’obstinèrent ; je m’obstinai de mon côté. Ils crurent m’effrayer en me menaçant de partir. Moi qui n’attendais que ce mot :

– Eh ! partez donc si vous voulez ! Je ne vous retiens pas, leur dis-je. Je pris les promesses de bail et les déchirai devant eux.

Je restai donc avec plus de cent hectares sur les bras. Depuis quelque temps déjà, je projetais d’en confier la haute direction à Bocage, pensant bien qu’indirectement c’est à Charles que je la donnais ; je prétendais aussi m’en occuper beaucoup moi-même ; d’ailleurs je ne réfléchis guère : le risque même de l’entreprise me tentait. Les fermiers ne délogeaient qu’à la Noël ; d’ici là nous pouvions bien nous retourner. Je prévins Charles ; sa joie aussitôt me déplut ; il ne put la dissimuler ; elle me fit sentir encore plus sa beaucoup trop grande jeunesse. Le temps pressait déjà ; nous étions à cette époque de l’année où les premières récoltes laissent libres les champs pour les premiers labours. Par une convention établie, les travaux du fermier sortant et ceux du nouveau se côtoient, le premier abandonnant son bien pièce après pièce et sitôt les moissons rentrées. Je redoutais, comme une sorte de vengeance, l’animosité des deux fermiers congédiés ; il leur plut au contraire de feindre à mon égard une parfaite complaisance (je ne sus que plus tard l’avantage qu’ils y trouvaient). J’en profitai pour courir le matin et le soir sur leurs terres qui devaient donc me revenir bientôt. L’automne commençait ; il fallut embaucher plus d’hommes pour hâter les labours, les semailles ; nous avions acheté herses, rouleaux, charrues ; je me promenais à cheval, surveillant, dirigeant les travaux, prenant plaisir à commander.

Cependant, dans les prés voisins, les fermiers récoltaient les pommes ; elles tombaient, roulaient dans l’herbe épaisse, abondantes comme à nulle autre année ; les travailleurs n’y pouvaient point suffire ; il en venait des villages voisins ; on les embauchait pour huit jours ; Charles et moi, parfois nous amusions à les aider. Les uns gaulaient les branches pour en faire tomber les fruits tardifs ; on récoltait à part les fruits tombés d’eux-mêmes, trop mûrs, souvent talés, écrasés dans les hautes herbes ; on ne pouvait marcher sans en fouler. L’odeur montant du pré était âcre et douceâtre et se mêlait à celle des labours.

L’automne s’avançait. Les matins des derniers beaux jours sont les plus frais, les plus limpides. Parfois l’atmosphère mouillée bleuissait les lointains, les reculait encore, faisait d’une promenade un voyage ; le pays semblait agrandi ; parfois, au contraire, la transparence anormale de l’air rendait les horizons tout proches ; on les eût atteints d’un coup d’aile ; et je ne sais ce qui des deux emplissait de plus de langueur. Mon travail était à peu près achevé ; du moins je le disais afin d’oser mieux m’en distraire. Le temps que je ne passais plus à la ferme, je le passais auprès de Marceline. Ensemble nous sortions dans le jardin ; nous marchions lentement, elle languissamment et pesant à mon bras ; nous allions nous asseoir sur un banc, d’où l’on dominait le vallon que le soir emplissait de lumière. Elle avait une tendre façon de s’appuyer sur mon épaule ; et nous restions ainsi jusqu’au soir, sentant fondre en nous la journée, sans gestes, sans paroles… De combien de silence déjà savait s’envelopper notre amour ! C’est que déjà l’amour de Marceline était plus fort que les mots pour le dire, et que j’étais parfois presque angoissé par cet amour. Comme un souffle parfois plisse une eau très tranquille, la plus légère émotion sur son front se laissait lire ; en elle, mystérieusement, elle écoutait frémir une nouvelle vie ; je me penchais sur elle comme sur une profonde eau pure, où, si loin qu’on voyait, on ne voyait que de l’amour. Ah ! si c’était encore le bonheur, je sais que j’ai voulu dès lors le retenir, comme on veut retenir dans ses mains rapprochées, en vain, une eau fuyante ; mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur, qui colorait bien mon amour, mais comme colore l’automne.

L’automne s’avançait. L’herbe, chaque matin plus trempée, ne séchait plus au revers de l’orée ; à la fine aube elle était blanche. Les canards, sur l’eau des douves, battaient de l’aile ; ils s’agitaient sauvagement ; on les voyait parfois se soulever, faire avec de grands cris, dans un vol tapageur, tout le tour de la Morinière. Un matin nous ne les vîmes plus ; Bocage les avait enfermés. Charles me dit qu’on les enferme ainsi chaque automne, à l’époque de la migration. Et, peu de jours après, le temps changea. Ce fut, un soir, tout à coup, un grand souffle, une haleine de mer, forte, non divisée, amenant le nord et la pluie, emportant les oiseaux nomades. Déjà l’état de Marceline, les soins d’une installation nouvelle, les premiers soucis de mon cours nous eussent rappelés en ville. La mauvaise saison, qui commençait tôt, nous chassa.

Les travaux de la ferme, il est vrai, devaient me rappeler en novembre. J’avais été fort dépité d’apprendre les dispositions de Bocage pour l’hiver ; il me déclara son désir de renvoyer Charles sur la ferme modèle, où il avait, prétendait-il, encore passablement à apprendre ; je causai longuement, employai tous les arguments que je trouvai, mais ne pus le faire céder ; tout au plus, accepta-t-il d’écourter un peu ces études pour permettre à Charles de revenir un peu plus tôt. Bocage ne me dissimulait pas que l’exploitation des deux fermes ne se ferait pas sans grand-peine ; mais il avait en vue, m’apprit-il, deux paysans très sûrs qu’il comptait prendre sous ses ordres ; ce seraient presque des fermiers, presque des métayers, presque des serviteurs ; la chose était, pour le pays, trop nouvelle pour qu’il en augurât rien de bon ; mais c’était, disait-il, moi qui l’avais voulu. — Cette conversation avait lieu vers la fin d’octobre. Aux premiers jours de novembre, nous nous installions à Paris.